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Introduction

Dans nos interactions quotidiennes, l’expression d’affect (l’expression des émotions, corporelle ou verbale) joue un rôle complexe et majeur dans le maintien, le développement ou la dégradation de nos relations interpersonnelles. La conscientisation des mécanismes animant nos comportements et nos façons d’être et d’agir ensemble a le potentiel d’affiner nos propres habiletés socioaffectives, et assoit alors la pertinence de telles recherches exploratoires et interprétatives. Le contexte pandémique de rédaction de cet article, où les innombrables interactions par visioconférence redéfinissent les paramètres situationnels et communicationnels de nos relations, ajoute à la pertinence d’une nouvelle compréhension de notre fonctionnement expressif, social et affectif quotidien.

Cet article aborde l’intrication théorique de diverses conceptualisations traitant d’une manière ou d’une autre du phénomène des habiletés socioaffectives afin de dégager des pistes d’articulation d’un modèle transdisciplinaire. Il pose d’abord la pertinence sociale et scientifique d’une étude transdisciplinaire des habiletés socioaffectives pour ensuite évaluer les potentiels épistémiques d’une nouvelle théorisation enracinée dans des données phénoménologiques : la compétence pathémique (Josselin, 2020). Cette compétence est issue d’une recherche doctorale réalisée dans le cadre d’une cotutelle de thèse franco-canadienne et officiellement bidisciplinaire, à la fois en sciences de l’éducation (Université du Québec à Trois-Rivières) et en sciences du langage (Université de Nantes). Ce modèle théorique visait la compréhension du fonctionnement de l’adulte dans la gestion et l’adaptation de ses expressions corporelles et verbales d’affect en situation d’interaction interpersonnelle. Dans la continuité de cette recherche doctorale, cet article poursuit la réflexion en évaluant les potentiels articulatoires et transdisciplinaires de ce nouveau modèle théorique.

1. Problématique

En réponse à l’observation des grands changements mondiaux contemporains, un rapport de l’Institute for the Future (IFTF, 2011) présentait une revue scientifique des études portant sur les spécificités de ces changements et sur les enjeux qu’ils soulèvent. La connexion planétaire généralisée (démocratisant une infinité de contenus et de services à des milliards de personnes connectées), la nouvelle écologie des médias (la transformation numérique généralisée des espaces sociaux, la variété croissante des réseaux sociaux) et l’émergence des machines et systèmes intelligents (qui automatisent une pluralité exponentielle de tâches auparavant assumées par des humains) catalysent des mutations sociétales inédites, notamment dans la dynamique des relations humaines, qu’elles soient professionnelles ou personnelles (Fidler, 2016; IFTF, 2011).

Une attention croissante est portée sur le lien entre la qualité des relations humaines et la qualité de vie. Un rapport de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Amiel et al., 2013) retrace notamment les causes d’insatisfaction de vie déclarée par des adultes français. Ce rapport visait une recension des variables influentes sur cette insatisfaction et identifiait comme tels les conditions financières, la faiblesse des liens sociaux, le stress dans la vie courante, les difficultés liées à la santé, au logement et à l’insécurité physique et économique. Ces observations sont corroborées par des sondages similaires menés pendant la pandémie de COVID-19 (Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], 2020). Cette mise en évidence du rôle majeur du stress dans la vie courante et des liens sociaux faibles sur l’insatisfaction de vie en général souligne l’importance de la recherche sur les questions des dynamiques socioaffectives chez l’humain.

En éducation, les habiletés socioaffectives ont progressivement intégré les préoccupations curriculaires. Des corrélations entre compétences émotionnelles et résultats académiques ont été mises en évidence (Gaussel, 2018; Gendron, 2011; Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 2016) et motivent les institutions éducatives à intégrer des enseignements socioaffectifs dans les curricula. C’est le cas du Programme de formation de l’école québécoise qui les aborde dans la catégorie des compétences transversales, décrites comme étant les savoirs nécessaires « pour s’adapter à son environnement, s’y développer et y intervenir efficacement » (Ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 2001, p. 1). Caractérisées comme des compétences pour la vie, ces compétences transversales « offrent […] un cadre de référence plus large en ce qu’elles traversent les frontières disciplinaires et permettent un rayon étendu d’action » (MEQ, 2001, p. 1).

Également, l’OCDE (2016) stipule que le but des systèmes éducatifs ne peut se limiter à la réussite scolaire et à l’investissement social, mais doit aussi faciliter le bien-être individuel et la cohésion sociale. Par ailleurs, la réussite scolaire, voire socioéconomique, des individus serait intrinsèquement liée à leurs habiletés socioaffectives (Burgoon & Bacue, 2003; Hochberg et al., 2010). Selon une métanalyse sur l’apprentissage socioaffectif (Taylor et al., 2017), l’amélioration des relations sociales à l’école entretiendrait une relation étroite avec la diminution de la violence et du stress, augmentant par ailleurs la cohésion sociale et les performances académiques. D’autres travaux démontrent l’impact positif des habiletés socioaffectives chez l’adulte dans les différentes sphères de sa vie et sur son accès à l’emploi (Fidler, 2016; Gaussel, 2018).

Ces observations renforcent l’argument de l’importance d’une réflexion curriculaire et pédagogique approfondie et opérationnelle sur les habiletés socioaffectives. Ce constat est en parallèle entravé par le manque de clarté et d’opérationnalité des modèles existants :

La valeur attribuée à ces compétences [socioaffectives] est variable en fonction des attentes sociales, des politiques éducatives et des contextes d’enseignement. On constate d’ailleurs une grande diversité de points de vue et des divergences dans les définitions, sans articulations évidentes entre les unes et les autres, ce qui rend difficile leur opérationnalisation (Berry et Garcia, 2016). […] les frontières de ce que ces compétences sociales recouvrent sont floues et […] de nombreuses questions restent encore aujourd’hui sans réponse

Gaussel, 2018, p. 1

La majorité des modèles théoriques décrivant les habiletés socioaffectives ne serait pas réfléchie à partir d’une identification de leurs composantes, mais développée plutôt sur la base d’études des capacités d’individus vivants avec des déficiences mentales (Guillain & Pry, 2012). Cette mise en évidence de la pertinence sociale des habiletés socioaffectives et du besoin de conceptualisations cohérentes et opérationnelles appelle à explorer cette pluralité de points de vue sur le phénomène.

Ce phénomène particulier de l’habileté socioaffective (ou de l’interagir socioaffectif) est en effet l’objet de nombreuses conceptualisations et théorisations disciplinaires. D’un côté, certains parlent de compétence sociale (Guillain & Pry, 2012), de l’autre, on débat sur l’intelligence émotionnelle (Hughes, 2009) ou on décrit la compétence non verbale (Burgoon & Bacue, 2003). En pensant traiter de choses différentes, ces réflexions rappellent une parabole hindoue abordant la question de la découverte et de l’observation de phénomène. Dans cette parabole (Saxe, 1872), six hommes férus d’apprentissage s’attellent à étudier ce qui se trouve être un éléphant. Chacun y va de sa méthode pour observer l’animal. L’un approche le flanc en le comparant à un mur, un autre palpe la défense et y voit une lance, alors qu’un tiers assimile le genou à un tronc. Ils débattent sans trouver d’accord : chacun ayant partiellement raison, mais tous ayant finalement tort, d’une certaine façon.

La question du phénomène des habiletés socioaffectives (que nous nommons ici de manière hyperonymique, en ayant conscience déjà d’une prise de position lexicale et épistémique) évoque les enjeux de cette parabole. Dans cette perspective, nombreuses sont les conceptualisations s’intéressant au phénomène des habiletés socioaffectives et/ou à leurs composantes :

La diversité des approches intensifie les incertitudes qui gravitent autour de la notion de compétence qui ne serait pas académique. On s’intéresse par exemple dans les travaux francophones aux compétences sociales (Morlaix, 2016), aux compétences comportementales (Loué & Baronnet, 2015), aux compétences émotionnelles (Mikolajczak, 2014), aux compétences socioaffectives (OCDE, 2016) ou encore aux soft skills (Bailly & Léné, 2013)

Gaussel, 2018, p. 4

À cette liste peuvent être ajoutées quantité d’autres conceptualisations pertinentes qui s’adressent d’une façon ou d’une autre à la question de l’interagir socioaffectif : l’intelligence sociale (Hughes, 2009), la compétence non verbale ou l’immediacy (Burgoon & Bacue, 2003), la théorie de l’esprit (Nader-Grosbois, 2011), l’empathie (Hoffmann, 2008), la compétence pragmatique (ou topique) (Sarfati, 2002), la compétence pathémique (Josselin, 2020), le travail émotionnel (sociologie) (Wharton, 2009) et la théorie de la politesse (microsociologie) (Goffman, 1955), entre autres. Cette liste n’est pas exhaustive, mais esquisse des réflexions théoriques évoluant au sein de disciplines telles que les sciences de l’éducation, les sciences du langage, les sciences de la communication, la psychologie et la sociologie. Elle fait également apparaître une variété de postures ou postulats sous-jacents, en parlant notamment de compétence, d’intelligence, ou même de travail. Elle met en évidence des dissociations lexicales apparentes qui pourtant dénotent un entremêlement sémantique : « Or, les compétences, qu’elles soient dites sociales ou cognitives, sont par définition sociocognitives, impliquant une intrication du social et du cognitif, constitutive du développement cognitif et des régulations sociales qui le permettent » (Drozda-Senkowska & Huguet, 2003, p. 160).

Cette discordance apparente entre les recherches gravitant autour de ce phénomène des habiletés socioaffectives, de manière plus ou moins ciblée, pourrait être évaluée d’un point de vue transdisciplinaire. Dans la Charte de la transdisciplinarité, cette dernière est ainsi décrite à l’article 3 :

La transdisciplinarité est complémentaire de l’approche disciplinaire; elle fait émerger de la confrontation des disciplines de nouvelles données qui les articulent entre elles; et elle nous offre une nouvelle vision de la nature et de la réalité. La transdisciplinarité ne recherche pas la maîtrise de plusieurs disciplines, mais l’ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse

De Freitas et al., 2016, pp. 98-99

En choisissant cette approche, nous postulons que plusieurs habiletés ou compétences[1] conceptualisées dans différents champs disciplinaires soutiennent finalement un même phénomène d’interagir socioaffectif, chacune avec un angle ou des particularités complémentaires. La transdisciplinarité permet à cet égard une expansion des connaissances, dynamique et « intégratrice des différents champs, modes et disciplines du savoir qu’elle traverse afin de mieux comprendre et d’agir sur les enjeux complexes qui sont présents dans nos sociétés » (Luckerhoff et al., 2020, p. 4).

Cette problématique sur l’interagir socioaffectif met ainsi en évidence un foisonnement de propositions conceptuelles multidisciplinaires, mais aussi un manque de dialogue et de croisement théorique entre celles-ci. Dans l’optique de cerner un modèle transdisciplinaire facilitant une articulation de cette pluralité de propositions théoriques et disciplinaires, cet article postule la fertilité d’une nouvelle habileté socioaffective enracinée dans les données : la compétence pathémique (Josselin, 2020). Il présente ainsi les résultats de la théorisation enracinée qui visait la compréhension des processus interpersonnels impliqués par l’interagir socioaffectif, et ce, dans une approche pragmatique (Josselin, 2020).

Ce faisant, les objectifs de cet article sont de 1) présenter les composantes de la compétence pathémique à partir de ses énoncés théoriques et 2) d’évaluer leurs potentiels transdisciplinaires par leur mise en parallèle avec des constructions théoriques issues de champs disciplinaires variés.

2. Clarifications théoriques balisant la compétence pathémique

L’objet principal de cette recherche étant la compétence pathémique, une habileté socioaffective nouvellement théorisée à partir de données qualitatives, cette section vise à clarifier le cadre de référence balisant la théorie enracinée sous la loupe de cet article. Dans la logique de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE), ce cadrage théorique n’a pas eu pour fonction de fournir une grille d’observation à l’analyse des données, mais clarifie les orientations théoriques et disciplinaires particulières du chercheur qui nourrissent sa sensibilité théorique. Ces balises délimitent l’objet de recherche et soutiennent l’analyse sans la forcer (Luckerhoff & Guillemette, 2012). Ces clarifications théoriques ont également une fonction didactique : ajustées de manière itérative, elles préparent la lecture des énoncés théoriques pour en faciliter la compréhension à partir des orientations disciplinaires initiales.

D’entrée, cet article évoque à la fois les concepts d’habileté et de compétence. Ici, l’acception choisie de l’habileté est volontairement vague et hyperonymique, afin d’englober les diverses conceptualisations soutenant l’idée d’une gestion habile de l’interagir socioaffectif. Par opposition, l’acception de la compétence est davantage balisée et analogue à celle de Jonnaert et ses collaborateurs (2015), désignant ainsi la mobilisation d’un ensemble de ressources via des actions dans des situations spécifiques. Elle reconnaît également la gestion socioaffective comme une compétence particulière et le développement qu’elle permet (Mikolajczak et al., 2014).

Lors d’une interaction interpersonnelle, un individu est amené à s’exprimer de façon verbale, faciale, gestuelle et posturale (à savoir multicanale), et sollicite sa compétence pathémique lorsqu’il y a un écart entre l’émotion qu’il ressent et l’émotion qu’il exprime (Tcherkassof, 2008). Cela implique que l’individu adapte (dans un but social) les émotions qu’il exprime suivant son humeur et son état psychologique (Wagener, 2012; Wood, 2010) et suivant ses intentions et motivations parfois en désaccord avec ce qu’il ressent (Tcherkassof, 2008). Par exemple, un individu peut montrer de la joie en étant pourtant attristé par un événement récent. Cet écart intentionnel entre l’affect ressenti et l’affect exprimé vise, entre autres, à soigner la relation à l’autre ou à contrôler l’effet que l’on a sur l’autre (Ekman, 2007; Wagener, 2012). Selon l’approche adoptée dans ce texte, la compétence n’est pas seulement une manifestation de cet écart, mais une disposition à s’adapter à différents contextes de façon appropriée, suivant les intentions et les objectifs de l’individu (Bronckart & Dolz, 2002). Elle est située, adaptée, et prend en compte les particularités et les valeurs propres de l’individu (Jonnaert et al., 2015). Quand l’affect survient, il agit sur la physiologie de l’individu, sur son comportement visible, de même que sur son expérience subjective et consciente (Poncin & Herman, 2015). L’affect exprimé de façon multicanale peut alors être sincère ou feint, quel que soit l’affect ressenti (Ekman, 2007; Tcherkassof, 2008).

Dans une approche pragmatique (issue des sciences du langage), tout comportement expressif (verbal ou non) est considéré comme une action dans et sur le monde environnant (sur l’Autre, sur soi) (Josselin, 2020; Scarantino, 2017). À travers le concept de compétence pathémique, l’habileté socioaffective est considérée dans une approche pragmatique et les résultats de sa modélisation mettent en évidence les actions cognitives, affectives, sémiotiques et sociales entreprises par les individus en interaction (Josselin, 2020). La compétence pathémique est en ce sens appréhendée comme une compétence pragmatique, tout en reconnaissant et en y intégrant les dimensions sociales et affectives. Cette compétence intervient lorsqu’un adulte interagissant avec d’autres individus adapte l’émotion exprimée de façon possiblement divergente de l’émotion ressentie (par exemple, en ne montrant qu’une légère frustration alors qu’il est très en colère lors d’un conflit avec un collègue ou un proche). La question de l’adultité des participants est caractérisée par une vision andragogique du sujet : 1) l’adulte est multiple et non dissocié suivant des tranches d’âge; 2) il englobe toute personne majeure motivée par une démarche développementale et capable de réflexivité (Josselin, 2020; Knowles et al., 2012).

3. Méthodologie

Pour procéder à l’évaluation du potentiel transdisciplinaire de la compétence pathémique, cet article s’inscrit dans une démarche théorique en comparant les résultats d’une recherche précédente (Josselin, 2020) basée sur la MTE avec une recension des écrits transdisciplinaires sur les théories et conceptualisations abordant l’interagir socioaffectif. Des analogies entre les énoncés théoriques de la compétence pathémique et ces théories transdisciplinaires sont ainsi explorées pour répondre aux objectifs. La section suivante revient sur le corpus dont provient la compétence pathémique.

3.1 Contexte et corpus de la compétence pathémique

Pour construire le corpus de données, des participants ont été amenés à expliciter leur propre performance pathémique (actualisation de la compétence). La population visée étant très large (les adultes), le choix d’un contexte spécifique favorable à l’observation de la compétence pathémique en action a permis de faciliter la sélection des participants en donnant accès à des groupes naturels (Karsenti & Savoie-Zajc, 2018). Un atelier intitulé Gestion de conflit, offert dans un programme de maîtrise en France, visait à former des professionnels de l’interculturel et de la communication en entreprise. Les ateliers avaient lieu trois fois durant la session et duraient cinq heures. Dans les jours suivant chaque atelier, les participants étaient amenés à réaliser une entrevue réflexive semi-dirigée, inspirée de la méthode de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 2014), qui portait sur des épisodes vécus lors des ateliers en question (par remémoration autonome). Cette méthode est appropriée pour permettre à un participant de se remémorer et d’expliciter des processus cognitifs et expressifs généralement peu conscients, notamment dans le cas de comportements non verbaux (Lapointe & Guillemette, 2012). Les participants étaient amenés à se remémorer les grandes lignes de la dernière journée d’atelier vécue. Ils choisissaient ensuite eux-mêmes les épisodes à expliciter. Les questions suivaient le flot de ce qui était raconté et accompagnaient la mise en lumière détaillée des actions, en parallèle d’un traçage nécessaire des émotions ressenties dans l’action (l’écart entre les affects ressentis et exprimés fournissant un indicateur de modulation pathémique), afin de dégager le fonctionnement socioaffectif. Ces épisodes issus des ateliers pouvaient être des jeux collectifs de début de cours (pour briser la glace), des débats soutenus, des moments de constitution de groupes pour des travaux d’équipe, des réactions face à des saynètes de conflit jouées par des camarades, des conflits vécus, etc.

Au total, 70 entretiens ont été menés avec 29 étudiants et étudiantes pour une durée de 50 heures d’enregistrement. La saturation théorique a été atteinte après stabilisation de la structure du modèle et de ses composantes. L’inclusivité du modèle quant aux nouvelles données analysées a permis d’acter la saturation au bout de 16 entretiens (restituant les explicitations de 12 étudiants et étudiantes) et d’arrêter les analyses du reste du corpus.

3.2 Analyse

Pour la modélisation de la compétence pathémique, l’analyse des verbatim d’entretien a été faite avec la MTE (Lapointe & Guillemette, 2012) en procédant par induction avec différents niveaux de codage (Lejeune, 2014). L’analyse a permis d’identifier des composantes de la compétence pathémique ainsi que leur cofonctionnement lorsqu’énactée. Le produit final est une théorie substantive décrite sous la forme d’énoncés théoriques (un énoncé central et d’autres généraux) et d’un schéma conceptuel global. Pour cet article, l’évaluation transdisciplinaire desdits énoncés s’est faite par comparaison avec des théories préexistantes. Quand certaines de ces théories étaient connues avant l’entrée sur le terrain des données, la plupart ont été rencontrées ou étudiées de manière plus approfondie a posteriori des analyses.

4. Résultats

Dans cet article, quinze énoncés sur les dix-sept originaux sont présentés, explicités, puis mis en relation transdisciplinaire avec des théories analogues issues de perspectives disciplinaires variées. Ces énoncés « sont, en quelque sorte, les conclusions que l’analyse a permis de tirer » (Guillemette & Lapointe, 2012, p. 28). Ils sont la réduction conceptuelle des résultats d’analyse en une proposition théorique basée sur une présentation plus complète des dix-sept énoncés et de leur analyse (pour plus de détails, voir Josselin, 2020).

4.1 Énoncé central

L’énoncé central est le portrait condensé de la théorie émergée des données empiriques. Il articule les composantes principales de la compétence pathémique en définissant les relations qu’elles entretiennent.

La compétence pathémique se réalise dans le carré situationnel (composé par l’environnement, l’énonciation, l’Autre et Soi) de l’interaction, qui engage l’agentivité de l’individu (à travers des objectifs et enjeux évolutifs en fonction d’une implication et d’une intentionnalité relatives) et sollicite un ensemble de ressources (les cadres personnels de référence, la tessiture attentionnelle, la réflexion, les affects et le corps) mobilisées à travers des actions (l’observation, le raisonnement et l’expression). Elle se caractérise par une potentielle tension idiosyncrasique et situationnelle entre le choix d’un comportement pathémique pro-social et d’une satisfaction personnelle à l’issue de l’interaction

Josselin, 2020, p. 354

La Figure 2 représente graphiquement cet énoncé. Dans la suite de cette section sur les résultats, les énoncés présentés décrivent les composantes de la compétence pathémique et les relations qu’elles entretiennent, telles qu’observées dans les données analysées.

Figure 1

Modèle théorique de la compétence pathémique

Josselin, 2020, p. 354

-> Voir la liste des figures

4.2 Énoncé no 1

La compétence pathémique s’actualise dans des interactions interpersonnelles multicanaux hautement dynamiques, furtives, synchrones et caractérisées par une intensité sémiotique. Ces conditions contraignent un degré variable et partiel de conscience des actions pathémiques et de leurs effets perlocutoires

Josselin, 2020, p. 350

Dans les données, il apparaît clairement que les messages sont produits dans l’interaction de façon multicanale (c’est-à-dire sur une pluralité de canaux de communication, comme la parole, le visage ou les gestes). Ces messages sont généralement brefs, produits de façon plus ou moins consciente, et se superposent ou s’enchaînent les uns après les autres. La vitesse et l’ampleur du flux d’informations produit dans l’échange interpersonnel sont constantes et demandent une gestion cognitive potentiellement exigeante suivant les circonstances de l’interaction. Cet énoncé souligne la volatilité et la complexité cognitive des échanges. Les effets perlocutoires mentionnés dans cet énoncé correspondent aux effets non intentionnels des messages produits. Ce phénomène émergeant dans les données a pu être repéré à partir d’une sensibilité théorique nourrie en partie par des approches pragmatiques en sciences du langage. L’analyse des données a par ailleurs mis en évidence comment l’individu en interaction pouvait prendre en considération les effets potentiels de ses expressions d’affects sur les Autres (conscience perlocutoire). L’intensité sémiotique intrinsèque de l’interaction pourrait alors expliquer le degré variable de conscience de ces effets perlocutoires, dépendamment de la charge cognitive ou de l’attention de l’individu.

Cet énoncé met en exergue l’intrication transdisciplinaire d’éléments conceptualisés autour des compétences non verbales (Knapp & Hall, 2010), de la compétence pragmatique (Bronckart & Dolz, 2002; Josselin, 2020) et de la linguistique cognitive, qui vise l’identification et la compréhension d’un système de règles et de processus intériorisés des procédés langagiers (Fuchs, 2004).

4.3 Énoncé no 2

L’ensemble des composantes de la compétence pathémique se forment à partir de phénomènes sociolangagiers et pathémiques intrinsèques, qui sont définis par des propriétés pathémiques systématiques telles que l’acceptabilité, l’anticipabilité, la contrôlabilité, la perceptibilité, la direction, l’intensité, la performativité, la reconnaissabilité et la vitesse.

Josselin, 2020, p. 350

Ces propriétés ont émergé progressivement des données et forment une sorte de génétique sociolangagière et pragmatique des expressions d’affect dans l’interaction. Leur apparition transversale dans l’ensemble des verbatim d’entretien et dans les composantes conceptualisées permet de faire du lien, a posteriori de l’étude, entre différentes théorisations disciplinaires. Ces propriétés font référence à la mesure dans laquelle une expression d’affect (EA) est par exemple socialement acceptable, consciemment contrôlable, perceptible par l’entourage (et par qui exactement), ou si elle est performative (quand l’EA exprimée rend concret l’effet escompté). Leur mise au jour dans les données concrétise les liens entre des théories telles que le travail émotionnel (Wharton, 2009), la régulation émotionnelle (Mikolajczak et al., 2012) et la théorie de la pragmatique affective (Scarantino, 2017), issues respectivement de la sociologie des émotions, de la psychologie affective, de la philosophie des émotions et des sciences du langage, pour ne citer que ces trois propriétés.

4.4 Énoncé no 3

L’actualisation de la compétence pathémique est déterminée par les contraintes du carré situationnel de l’interaction, par les états physiologique et psychologique de l’individu et par la relation entretenue entre son système automatique (SA) et son système intentionnel (SI)

Josselin, 2020, p. 350

De l’analyse des données a émergé un ensemble de conditions qui venaient influencer, perturber ou empêcher le processus de modulation pathémique, et plus généralement l’énaction de la compétence pathémique. Il apparaissait par exemple que l’individu était mû par deux systèmes de contrôle moteur (du comportement) : d’un côté un système intentionnel conscient, et de l’autre un système automatique non ou peu conscient. Ces systèmes peuvent fonctionner de concert (quand l’affect exprimé est en phase avec l’intention) ou entrer en tension (quand par exemple l’intention de rester sérieux lutte contre une envie irrépressible de rire). Le degré d’imprévisibilité de l’interaction ou d’incertitude des effets des messages produits (effets perlocutoires) semble conditionner l’énaction de la compétence pathémique. Ces contraintes soulignent le rôle de la cognition et de ses limites idiosyncrasiques dans la gestion socioaffective de soi et des autres dans l’interaction. La relation émergente entre la qualité de l’énaction de la compétence pathémique et les systèmes intentionnel et automatique met en évidence les liens théoriques entre la compétence pragmatique en sciences du langage (Josselin, 2020; Scarantino, 2017), la régulation émotionnelle en psychologie affective (Mikolajczak et al., 2012) et les travaux sur les processus duaux en sciences cognitives (Schröder et al., 2014).

4.5 Énoncé no 4

L’agentivité pathémique de l’individu, moteur central de la compétence pathémique, s’organise autour des enjeux qui surviennent dans l’interaction et des affects suscités (en coopération ou en opposition), se caractérise par une implication spécifique de l’individu, permet la conscientisation du comportement et son contrôle, influence la perception des situations à vivre ou vécues, qui à son tour détermine les postures attitudinale et comportementale

Josselin, 2020, pp. 350-351

L’agentivité pathémique a été conceptualisée à partir des données évoquant une capacité particulière de l’individu à exercer un contrôle autonome de ses expressions d’affect et de leurs effets dans l’interaction. Elle agglomère un ensemble de sous-composantes marquant l’intentionnalité de l’individu, son degré de conscience et de contrôle des actes langagiers qu’il performe, et son degré d’implication dans l’interaction. Cette agentivité idiosyncrasique se réalise à partir des ressources propres de l’individu (expériences passées, historiques relationnels, croyances et valeurs, compréhension personnelle de la situation, etc.).

Dans les données, les enjeux suscités par les aléas de l’interaction matérialisent les risques ou les conséquences potentiels liés à la situation d’interaction en question. Ces enjeux comme balises de l’agentivité résonnent avec les théories de la politesse issues du champ de la pragmatique et de la microsociologie (Goffman, 1973), dont la théorie des faces (Brown & Levinson, 1987). Les faces représentent la valeur sociale de l’individu, négociée dans l’interaction à travers les actions posées et perçues par lui et par les autres. Les verbatim d’entretien font en l’occurrence apparaître le potentiel menaçant ou flatteur des expressions d’affect pour la face de l’individu. Plusieurs composantes de la compétence pathémique, conceptualisées à partir des données analysées, mettent en lumière le fonctionnement entre la recherche (et l’entretien) de la valeur sociale de l’individu dans l’interaction et sa façon de moduler l’expression de ses affects.

L’énoncé met en évidence le rôle central de l’agentivité individuelle dans le développement et l’énaction de la compétence pathémique. Cette agentivité implique une forte idiosyncrasie de ce qui peut être considéré comme une forme de compétence pathémique. L’énoncé met d’ailleurs en dialogue la microsociologie et la théorie des faces (Brown & Levinson, 1987; Goffman, 1973) avec ceux de la pragmatique affective (Scarantino, 2017) et de la communication non verbale (Knapp & Hall, 2010).

4.6 Énoncé no 5

La compétence pathémique implique une capacité à se représenter les états mentaux de l’Autre (à partir des mémoires expérientielles, altérielles et relationnelles) et à agir en conséquence (quel que soit le degré de certitude des spéculations altérielles)

Josselin, 2020, p. 351

Les mémoires expérientielles, altérielles et relationnelles conceptualisent respectivement les souvenirs et les leçons tirées de ce que l’individu a vécu auparavant, de ce qu’il sait (ou pense savoir) du fonctionnement de l’Autre, et de sa vision de la relation qu’il entretient avec cet Autre. Dans cet énoncé, la capacité à se représenter les états mentaux de l’Autre est apparue dans les données quand les personnes interrogées décrivaient comment elles orientaient leur comportement (leurs expressions d’affect) en fonction du comportement perceptible des Autres, de leur relation avec eux, ou en fonction de ce qu’elles savaient de ces Autres. Cet énoncé fait un écho direct aux travaux sur la théorie de l’esprit, ou Theory of Mind (ToM) (Nader-Grosbois, 2011). La ToM conceptualise la capacité humaine (et non humaine) à interagir en fonction d’états mentaux attribués à soi et à l’Autre dans l’interaction. Elle permet d’avoir des pensées sur ce que l’Autre pense ou ressent et implique une capacité à décoder l’Autre en fonction du contexte (Josselin, 2020). Sans connaissances préalables sur la théorie de l’esprit, nos analyses ont fait émerger (et ainsi corroborer) les mêmes phénomènes cognitifs (notamment dans les énoncés 6, 12, 13, 15 et 16, avec les conceptualisations liées au perlocutoire et à l’observation de l’Autre dans l’interaction).

L’intérêt de cet énoncé réside dans la capacité à spéculer sur et comprendre ce que l’Autre pense et ressent (assurément ou supposément), qui détermine l’énaction de la compétence. Cet énoncé laisse entrevoir des liens avec l’empathie, liens déjà identifiés dans les travaux sur la ToM (Nader-Grosbois, 2011), avec la pragmatique affective (Scarantino, 2017) et les compétences émotionnelles (Mikolajczak et al., 2014), notamment avec la capacité à reconnaître et différencier les émotions chez l’Autre.

4.7 Énoncé no 6

L’agentivité pathémique se déploie en fonction de l’engagement pathémique de l’individu (du regret à l’assomption des EA, suivant la conscience et l’intentionnalité pathémiques) et de sa responsabilité perlocutoire (qu’il penche du côté de l’endossage ou du dédouanement perlocutoire, suivant son raisonnement sur soi et ses consciences altérielle et perlocutoire)

Josselin, 2020, p. 351

L’engagement pathémique est apparu dans les données lorsque les participants décrivaient comment ils se sentaient par rapport à leurs expressions d’affect produites. Leur conscience de leurs EA les amenait soit à les regretter, soit à les assumer. La conscience des effets potentiels (perlocutoires) des EA produites en question pouvait également les amener à préciser s’ils se sentaient responsables (endossage) ou non (dédouanement) des effets réels (en dépit ou en cohérence avec leur intention initiale) que leurs EA ont pu avoir sur les Autres. Cet énoncé établit un lien entre la ToM, à savoir la capacité à attribuer des états mentaux ou affectifs à l’Autre (Nader-Grosbois, 2011), la compétence émotionnelle permettant la reconnaissance des émotions chez soi (Mikolajczak et al., 2014), l’anthropologie linguistique avec le concept d’agentivité (Fornel, 2010), et la pragmatique affective, qui argumente la reconnaissance de fonctions pragmatiques aux expressions non linguistiques de l’affect (Scarantino, 2017).

4.8 Énoncé no 8

Les ressources mobilisées par la compétence pathémique englobent un ensemble de capacités et cadres cognitifs, affectifs et corporels (que sont les cadres personnels de référence, la tessiture attentionnelle, la réflexion, les affects et le corps) qui s’interinfluencent dans leur cofonctionnement lors de l’interaction

Josselin, 2020, p. 351

À travers cet énoncé, la catégorie conceptualisante « ressources » a permis d’agglomérer un ensemble de codes émergents désignant les connaissances, les cadres de pensée, les moyens et les procédés sur lesquels se base l’individu pour évoluer dans l’interaction et énacter sa compétence pathémique particulière. Au fur et à mesure des analyses, la conceptualisation a progressivement concordé avec la définition de la compétence proposée par Jonnaert et al. (2015), qui évoquait précisément les ressources comme composantes fondamentales de toute compétence. La composition de la compétence pathémique pourrait être ainsi révisée et augmentée avec une intégration et une articulation transdisciplinaire des différentes théories évoquées dans les énoncés 9 et 10.

4.9 Énoncé no 9

La tessiture attentionnelle idiosyncrasique de l’individu donne accès à un ensemble limité d’informations interactionnelles plus ou moins saillantes qui le guide dans sa façon d’aborder les interactions interpersonnelles et la modulation de ses expressions d’affect

Josselin, 2020, p. 352

La tessiture attentionnelle réfère à l’ensemble des objets potentiels de l’attention de l’individu lorsqu’il observe l’Autre et l’environnement dans lequel il évolue. Elle apparaît comme une capacité particulière à prendre conscience d’une multitude de phénomènes interactionnels pour ensuite les traiter et orienter son comportement en conséquence. Cet énoncé fait écho à la théorie de la pertinence (Wilson & Sperber, 2012), qui a pour prémisse que l’individu interagit avec une autre personne en fonction de ce qu’il a compris de ce qu’elle a voulu communiquer. La pertinence que l’individu accorde à un signal influencerait sa représentation de la situation d’énonciation, et par extension, déterminerait l’étendue de sa conscience des phénomènes interactionnels en jeu. En d’autres mots, les individus ont tendance à interagir avec leur environnement en se focalisant sur ce qui leur semble pertinent, sensé. Cette mise en parallèle de l’énoncé 9 avec la théorie de la pertinence soutient également l’idée que le niveau de capacité attentionnelle pourrait impacter ce qui a du sens pour l’individu et déterminerait comment sa compétence est énactée. La conscience (ou non) de la diversité des phénomènes interactionnels, sociaux, affectifs et langagiers serait alors intrinsèquement liée au niveau de fonctionnalité de la compétence. Cet énoncé suppose par extension logique un autre lien entre la compétence émotionnelle de reconnaissance de l’émotion chez l’Autre (Mikolajczak et al., 2014) en psychologie affective et la théorie de la pertinence (Wilson & Sperber, 2012), issue de la linguistique pragmatique et cognitive.

4.10 Énoncé no 10

Les affects forment un ensemble d’événements consécutifs et combinés, intra- et interpersonnels (circulant via les flux sémiotiques multicanaux), qui investissent toutes les composantes du carré situationnel, s’imprègnent dans la mobilisation des ressources et les actions engagées à travers la compétence pathémique

Josselin, 2020, p. 352

Cet énoncé met en exergue le rôle global des affects, qui apparaissent de façon transversale dans la grande majorité des composantes de la compétence pathémique. Dans les verbatim, les affects imprègnent tout : ils orientent notre agentivité, dirigent notre attention et nos actions, imprègnent nos cadres de pensée et de jugement (ressources), notre communication avec l’Autre (carré situationnel). Ces observations s’alignent sur des recherches identifiant déjà une pluralité de fonctions remplies par les émotions :

Les émotions facilitent ainsi la détection du danger (Ohman, Flykt, et Esteves, 2001), préparent l’organisme à faire face à une série de situations (Frijda, 1986), accélèrent et orientent les processus de prise de décision (Bechara et Damasio, 2005), guident les interactions sociales (Keltner et Kring, 1998) et améliorent la mémoire des événements importants (Luminet et Curci, 2009; Phelps, 2006)

Mikolajczak et al., 2012, p. 21

Cet énoncé renforce la piste d’une relation transdisciplinaire entre la psychologie affective (voir la citation plus haut), la théorie de la pertinence (Wilson & Sperber, 2012) et l’anthropologie linguistique avec le concept d’agentivité (Fornel, 2010).

4.11 Énoncé no 12

La compétence pathémique investie dans l’interaction interpersonnelle engage trois actions (consécutives, itératives, ou parallèles) : l’observation du carré situationnel, le raisonnement sur les informations collectées (à travers le filtre des ressources mobilisées), et l’expression d’affects différemment filtrés par les procédés modulatoires afin de produire divers actes pathémiques

Josselin, 2020, p. 352

Dans les données, différentes actions posées par l’individu ont pu être conceptualisées en trois types d’actions : l’observation (la captation d’information), le raisonnement (le traitement cognitif de l’information et de l’action, ainsi que l’inférence sur les affects, les pensées et les intentions d’autrui), et l’expression, à savoir le filtrage expressif des affects ressentis (procédés modulatoires) avec une intention d’effet (actes pathémiques). Les énoncés 13 et 14 précisent ces actions. L’énoncé 12 souligne la relation empirique entre les procédés modulatoires décrits en psychologie affective (Tcherkassof, 2008), les actes communicatifs de la théorie de la pragmatique affective (Scarantino, 2017) et les compétences émotionnelles (Mikolajczak et al., 2014).

4.12 Énoncé no 13

Dans l’interaction, l’individu sollicite divers types de raisonnement (situationnel, spéculatif, axiologique et agentif) afin de traiter les informations collectées via l’observation du carré situationnel, de gérer et diriger l’action pathémique illocutoire (procédés modulatoires et expression) et d’anticiper (de façon relative) ses effets perlocutoires potentiels

Josselin, 2020, pp. 352-353

L’analyse des verbatim d’entretien nous a amené à coder systématiquement les passages où les participants relataient les réflexions intrapersonnelles qu’ils avaient eues pendant les épisodes interactionnels qu’ils explicitaient. Ces pensées relatées ont été codées comme indicateurs de traitement de l’information et de raisonnement dans l’interaction. Progressivement, une typologie a émergé : les raisonnements situationnel (observation descriptive de la situation), spéculatif (interprétation et extrapolation sur les conséquences de l’interaction, sur les pensées et affects des Autres), axiologique (attribution d’une valeur positive ou négative aux événements de l’interaction) et agentif (pensées orientant ou incitant d’autres types d’actions). Construit à partir des données analysées, cet énoncé propose un dialogue entre la théorie de l’esprit en cognition sociale (Nader-Grosbois, 2011), différentes théories pragmatiques, à savoir la conscience perlocutoire (Josselin, 2020), la théorie du sens commun (Sarfati, 2002) et l’agentivité en anthropologie linguistique (Fornel, 2010).

4.13 Énoncé no 14

L’expression multicanale d’affect est le résultat d’un traitement de l’affect (ressenti par les systèmes automatique et/ou intentionnel) via des procédés modulatoires (transparence, inhibition, réduction, augmentation ou synthèse pathémiques) et des actes illocutoires (expressifs, assertifs, impératifs, commissifs, concertatifs et suggestifs) qui actualisent le pouvoir pragmatique de l’individu dans l’interaction interpersonnelle

Josselin, 2020, p. 353

Cet énoncé, dans sa mise en lien des procédés modulatoires et des actes pathémiques, articule indirectement des phénomènes déjà théorisés, à savoir la théorie de la pragmatique affective (Scarantino, 2017) d’un côté et les procédés de modulation de l’expression d’affect (Tcherkassof, 2008) de l’autre. La capacité de l’individu à moduler l’expression de ses affects par rapport aux ressentis réels fait aussi écho aux travaux sur la régulation émotionnelle (Mikolajczak et al., 2012) qui présentent déjà des points d’articulation avec les dimensions sociales et langagières de l’interaction. Cette modulation pathémique évoque également les travaux sociologiques sur le travail émotionnel, ou emotional labor (Hochschild, 2003). Cette théorie décrit notamment l’effort de régulation des affects et de leur expression (provoquée ou supprimée) dans le cadre d’une activité professionnelle afin de produire ou de soigner un état affectif attendu chez l’allocutaire (qu’il s’agisse d’un apprenant, d’un patient ou d’un client). Par cet énoncé, la compétence pathémique, en reconstituant une architecture générale de ces différents phénomènes expressifs et affectifs, soutient une articulation des différents types de modulation de l’expression d’affect avec les processus de régulation des affects eux-mêmes. La qualité transdisciplinaire de cet énoncé se traduit ici par une mise en lien, à partir des données analysées, de la pragmatique affective, de la psychologie affective et de la sociologie des émotions.

4.14 Énoncé no 15

La conscience perlocutoire d’un individu émerge lors de la sollicitation parallèle des consciences pathémique et altérielle. Elle provoque un raisonnement altériel portant sur les effets de l’individu sur le comportement, les pensées et affects potentiels de l’Autre et engage de manière idiosyncrasique sa responsabilité perlocutoire

Josselin, 2020, p. 353

Dans les données, la conscience perlocutoire a émergé des explicitations des participants lorsqu’ils évoquaient les conséquences possibles de leurs EA sur leur entourage. La conscience perlocutoire permet précisément au locuteur d’appréhender les effets potentiels de ses actions sémiotiques sur son environnement interactionnel. Cette conscience particulière nécessite une conscience pathémique des EA produites par soi et par l’Autre, ou une compétence émotionnelle de reconnaissance des émotions (Mikolajczak et al., 2014), et une conscience altérielle des états mentaux et affectifs probables de l’Autre, ou une ToM (Nader-Grosbois, 2011). Encore peu développée dans la documentation scientifique dans le champ de la pragmatique, la compétence pathémique et les données sur lesquelles elle repose laissent entrevoir le développement d’une théorisation approfondie du perlocutoire dans l’interaction, notamment avec les dérivés conceptuels d’engagement perlocutoire et de responsabilité perlocutoire issus des mêmes données. L’énoncé 15 approfondit ainsi l’articulation transdisciplinaire des théories issues de la psychologie affective, de la cognition sociale et de la linguistique pragmatique.

4.15 Énoncé no 16

Les conséquences perlocutoires potentielles d’une EA peuvent intégrer le champ conscient de l’individu (conscience perlocutoire) et influencer subséquemment ses intentionnalité et comportement pathémiques

Josselin, 2020, p. 353

L’analyse des données a pu mettre en évidence des fragments d’épisodes montrant comment l’individu, face à une situation donnée, pouvait rapidement réguler ses EA quand il entrevoyait les effets potentiels d’une réaction pathémique de sa part sur les Autres (énoncé 6). Cet énoncé conjugue la capacité de l’individu à se représenter les états mentaux et affectifs de l’Autre (ou ToM, énoncé 5), et la capacité à moduler et orienter ses expressions d’affect en fonction d’un résultat désiré ou esquivé.

La conscience perlocutoire évoquée ici peut être articulée aux capacités empathiques d’un même individu, dans la mesure où elle apparaît dans les données comme une capacité à imaginer, voire anticiper, ce que l’Autre pourrait ressentir si ledit individu exprimait tel ou tel affect. La ToM (en lien avec la conscience perlocutoire) a d’ailleurs été mise en relation avec les capacités empathiques (Duval et al., 2011; Premack & Woodruff, 1978). En faisant le parallèle entre la conscience altérielle (conscience des états mentaux et affectifs de l’Autre), la conscience perlocutoire (conscience des effets potentiels d’un comportement sur l’Autre) et l’empathie, l’énoncé 16 ouvre des pistes de développement socioaffectif en articulant des notions et théories transdisciplinaires telles que la compétence pragmatique (linguistique pragmatique et didactique des langues), la théorie de la politesse (anthropologie linguistique), la ToM (cognition sociale), l’empathie et la régulation émotionnelle (psychologie affective), et le travail émotionnel (sociologie des émotions).

Conclusion

Dans cet article, la présentation des résultats à partir des énoncés théoriques obtenus à l’issue des analyses a permis de mettre en évidence l’opérationnalité du modèle théorique obtenu et sa compatibilité avec une pluralité de théories existantes dans divers champs disciplinaires. Pour chaque énoncé, une explicitation a été apportée pour argumenter l’analogie avec diverses théories préexistantes et ainsi clarifier la compatibilité transdisciplinaire de ces connaissances souvent étrangères les unes aux autres.

En plus de faire émerger empiriquement la compétence pathémique, la MTE (Lapointe & Guillemette, 2012) a facilité l’articulation transdisciplinaire d’un ensemble de conceptualisations analogiques du phénomène d’interaction socioaffective. Elle facilite cette perméabilité transdisciplinaire du modèle parce qu’elle ne se focalise pas sur une variable ou une hypothèse, mais laisse émerger les complexités, ramifications et interinfluences de ses composantes. Leur évaluation transdisciplinaire a maintenant permis, par analogie théorique, d’identifier des relations empiriques entre des éléments théoriques issus de champs disciplinaires variés : didactique des langues, sciences du langage (pragmatique), microsociologie, philosophie des émotions (pragmatique affective), communication non verbale, anthropologie linguistique, sociologie des émotions, linguistique cognitive, cognition sociale et psychologie affective. À travers la compétence pathémique enracinée, ces disciplines voient plusieurs de leurs concepts et théories mis en dialogue : compétence pragmatique, théorie de la pertinence, théorie de la politesse, théorie des faces, actes communicatifs, modulation des expressions d’affect, agentivité, travail émotionnel, processus duaux, théorie de l’esprit, empathie et compétences émotionnelles (régulation et reconnaissance des émotions).

La compétence pathémique apparaît alors se situer au croisement de trois grandes compétences évoquées dans la problématique, à savoir les compétences langagière (et plus précisément pragmatique), émotionnelle et sociale (Figure 2).

Figure 2

Intégration pluridimensionnelle de la compétence pathémique

adapté de Josselin, 2020, p. 122

-> Voir la liste des figures

Maintenant, ces analogies théoriques entre la compétence pathémique et les théories identifiées dans cet article ne sont qu’une première étape vers une reconstitution et une articulation plus fines des différentes parties de l’éléphant (pour reprendre la parabole citée dans la problématique). Le modèle théorique de la compétence pathémique demeure lui-même ouvert et dynamique, puisque dans la logique interprétative de la MTE, c’est dans la recherche de variation que la complexité du phénomène pourra évoluer vers une représentativité plus inclusive de la diversité des réalités socioaffectives et langagières quotidiennes (Josselin, 2020). Cette ouverture du modèle doit continuer de le faire évoluer en cherchant, toujours dans l’émergence soutenue par la MTE, à articuler la transdisciplinarité des composantes de la compétence pathémique.

En somme, cet article s’essaye à l’exercice difficile du décloisonnement disciplinaire, à l’esquisse d’un dialogue entre théories d’horizons divers, et explore leurs points de jonction. Il aspire à faciliter l’identification de pistes praxéologiques cohérentes avec la complexité pluridimensionnelle de l’interagir socioaffectif. Enfin, nous pensons la transdisciplinarité comme une démarche nécessairement risquée et complexe, mais inéluctable et saine, parce qu’elle force un questionnement épistémologique, un dialogue ontologique même au croisement des champs qu’elle apparie.