Résumés
Résumé
Le mentorat, le coaching et toute autre forme semblable d’accompagnement du développement professionnel ont comme objectif, entre autres, d’aider le professionnel à mobiliser des connaissances issues de la recherche dans l’amélioration de ses pratiques. Grâce à une recension des écrits, la recherche présentée dans cet article a permis une clarification conceptuelle, notamment sur les termes connaissances, transfert et mobilisation. Elle a aussi mis en lumière les conditions favorables à cette mobilisation. Il s’agit principalement de repérer les connaissances pertinentes, notamment celles qui sont en lien avec la pratique professionnelle, et d’intégrer ces connaissances au processus réflexif et décisionnel inhérent à toute pratique professionnelle. En amont de la mobilisation, la qualité du dialogue entre les chercheurs et les professionnels a un impact – positif ou négatif – sur les retombées de la recherche dans l’expérience quotidienne des praticiens.
Mots-clés :
- Mobilisation des connaissances,
- connaissances issues de la recherche,
- collaboration chercheurs-praticiens,
- transfert des connaissances
Corps de l’article
Introduction
Appuyer sa pratique sur des résultats de la recherche scientifique doit devenir une habitude pour tout professionnel soucieux d’améliorer ses façons de faire. Ce principe est généralement reconnu dans les professions de la santé où la mobilisation des connaissances issues de la recherche représente un enjeu crucial pour améliorer les pratiques professionnelles (Braveman, 2022; Huberman, 1990; Love, 1985; Patole, 2021; Wikeley, 1998). Plus largement, les décisions et les jugements en regard des problèmes sociaux doivent être basés sur des évidences scientifiques (McQueen & Anderson, 2000). Issue principalement des pays anglo-saxons, la pratique fondée sur les données probantes (evidence-based practice) occupe désormais une place importante chez les professionnels. Les études sur la mobilisation des connaissances issues de la recherche, menées principalement dans le domaine de la santé, montrent que l’appropriation et l’intégration de ces connaissances par les intervenants, les gestionnaires et les décideurs se font dans le but d’améliorer la performance des programmes et des politiques d’intervention (Denis et al., 2005). Ainsi, les pratiques fondées sur des données probantes représentent « l’usage consciencieux, explicite et judicieux d’interventions dont l’efficacité est démontrée empiriquement dans la prise de décisions au sujet des soins des clients » (Sackett et al., 1997, p. 2).
Si l’importance des connaissances issues de la recherche est largement admise, mobiliser lesdites connaissances dans l’exercice de la profession essuie des résistances, notamment chez les professionnels des sciences humaines et sociales ou des décideurs politiques (Charlot, 2008), soit en raison du caractère intimidant de la science, soit en raison du manque de ressources et du temps pour que de telles pratiques deviennent des habitudes (Pan et al., 2014). Pourtant, il arrive des situations où ce processus devient incontournable. La pandémie, par exemple, a fait ressortir des enjeux complexes soutenant la nécessité d’appuyer toutes formes de décisions sur des évidences scientifiques. Cela comprend les décisions politiques évidemment, mais aussi les décisions et les actes professionnels des individus et des groupes sur le terrain.
Que ce soit dans le contexte de la relation mentorale, dans celui du coaching ou dans tout autre contexte de supervision ou de relation pédagogique, l’accompagnement du développement professionnel d’un praticien est un des moyens pour qu’une saine mobilisation des connaissances issues de la recherche se répande dans toutes les professions dignes de ce nom, d’autant plus que le professionnel lui-même peut présenter de la résistance face à cette exigence qui relativise la valorisation de l’expérience comme unique source de développement professionnel.
Par ailleurs, la mobilisation des connaissances issues de la recherche représente tout un défi dans le contexte où ces connaissances sont en explosion depuis plusieurs décennies (Dancause, 2021). C’est depuis le milieu des années 1960 que l’on constate une augmentation du nombre de recherches sur le sujet et l’émergence de cette problématique dans plusieurs domaines d’étude et divers secteurs d’activités (Estabrooks et al., 2008).
Sans tomber dans les débats idéologiques et acrimonieux à propos des pratiques fondées sur les données probantes, notamment chez les professionnels en enseignement (Hargreaves, 1997; Hargreaves, 1999), nous avons voulu, dans notre projet de recherche, répondre à la question suivante : à quelles conditions la mobilisation des résultats de la recherche scientifique favorisera-t-elle le développement professionnel du praticien dans la relation d’accompagnement?
Le présent article propose de faire le point sur cette question en collectant les données dans les publications sur la mobilisation des résultats de la recherche dans l’amélioration des pratiques professionnelles.
1. Méthodologie
Pour réaliser cette recherche sur la mobilisation des connaissances issues de la recherche dans l’accompagnement du développement professionnel, nous avons réalisé une recension des écrits. Nous avons procédé par méthode de mots clés dans le moteur de recherche de la bibliothèque de l’Université du Québec à Trois-Rivières et dans la base de données Academic Search Complete EBSCO. Les textes retenus sont des articles publiés dans des revues scientifiques, des rapports officiels et des livres spécialisés sur la question ou la thématique de la mobilisation des connaissances issues de la recherche.
Cette méthodologie générale nous a permis une avancée dans l’approfondissement scientifique des stratégies qui réduisent le fossé entre les connaissances issues de la recherche et la pratique professionnelle (Scott et al., 2008). Nous avons contextualisé cet approfondissement dans la relation d’accompagnement individuel du développement professionnel d’un praticien, mais le lecteur pourra le recontextualiser dans d’autres formes d’accompagnement du développement professionnel, par exemple dans la supervision professionnelle en formation initiale ou en formation continue.
2. Clarification conceptuelle
Un aspect qui retient l’attention des chercheurs demeure la question de la définition des concepts utilisés dans le domaine de la mobilisation des connaissances issues de la recherche. Dans plusieurs écrits, des concepts comme « mobilisation », « application », « utilisation », « échange », « partage » et « transfert » sont utilisés de façon interchangeable (Graham et al., 2006). Par exemple, selon Faye et al. (2007), transfert de connaissances, échange et partage des connaissances, partage et utilisation des connaissances sont des locutions qui « réfèrent toutes à du transfert » (p. 11).
Il convient donc de clarifier certains termes dans le but de mieux cerner le phénomène à l’étude (Estabrooks et al., 2006; Graham et al., 2006; Kitson et al., 1998; Sudsawad, 2007).
2.1 Connaissances
La notion de connaissance est discutée par plusieurs auteurs (Baker & Raban, 1991; Davenport & Prusak, 1998; Ermine, 2003; Estabrooks et al., 2006; Kitson et al., 2008; Roy et al., 1995) et les définitions qu’ils donnent du terme diffèrent d’un domaine à l’autre.
Ainsi, dans le domaine de la gestion des connaissances, Ermine (2003) définit ce concept simplement comme une information qui prend une signification spécifique dans un contexte donné, alors que Davenport et Prusak (1998) en donnent une définition plus explicite. Selon eux, ce serait « un mélange fluide d’expérience encadrée, de valeur, d’informations contextuelles et d’avis d’experts qui fournit un cadre pour évaluer et incorporer de nouvelles expériences et informations »[1] [traduction libre] (Davenport & Prusak, 1998, p. 5).
Par ailleurs, dans le domaine de la santé, l’accent est mis sur l’expression données probantes (evidences en anglais) pour désigner la connaissance. Les données probantes « englobent les sources de connaissances codifiées et non codifiées, y compris les données probantes de la recherche, l’expérience clinique, y compris les connaissances professionnelles, les préférences et les expériences des patients et l’information locale »[2] [traduction libre] (Kitson et al., 2008, p. 2).
Les différents courants, comme evidence-based policy, evidence-based practice, evidence-based research, se situent dans l’evidence movement. Au centre de ce mouvement se trouve une certaine façon de voir la science et la recherche scientifique, une certaine façon de voir la différence de qualité entre les différents résultats scientifiques, une certaine façon de distinguer le vrai du faux (Rey, 2014). Les positionnements se polarisent en excluant tout ce qui n’est pas expérimental ou randomisé. Tout ce qui n’est pas mesuré, reproductible, ni prédictif est aussi exclu comme étant de l’ordre de l’essai ou de la réflexion plutôt que de la recherche comme telle.
Il existe plusieurs traductions françaises des concepts autour de l’evidence-based : pratiques fondées sur les preuves, politiques basées sur la recherche, ou sur la science, ou sur les résultats de la recherche. La locution la plus utilisée pour désigner ce concept est données probantes, qui signifie littéralement « des données qui prouvent ». Les enjeux se rencontrent dans trois domaines en particulier : 1) les fondements des décisions et des actes professionnels; 2) la validité ou la valeur intrinsèque des résultats scientifiques accessibles; 3) la rigueur ou la scientificité des méthodologies de recherche (Gary & Pring, 2004; Rey, 2014).
Pour donner un exemple en éducation, Thomas et Pring (2004) font une analyse détaillée du concept de « données probantes ». Selon eux, trois critères les caractérisent : la pertinence (importance et utilité pratique), la suffisance (le fait que celles-ci corroborent les autres occurrences du même type de données probantes ou d’autres données probantes) et la véracité (le processus pour obtenir la donnée probante est exempt de distorsion ou d’intérêt partisan). Pour ces auteurs, la donnée probante est issue d’une recherche systématique, rigoureuse, méthodique.
Les débats et même les critiques virulentes réciproques entre les tenants des données probantes et les tenants de l’impossibilité d’une pratique fondée sur de telles données ont l’avantage de poser des questions que l’on ne peut pas esquiver. Qu’est-ce qu’on peut mesurer dans la vie courante par rapport aux pratiques professionnelles ou aux comportements quotidiens, par exemple, en santé ou en éducation? De quels résultats doit-on tenir compte lorsque vient le temps de trouver des solutions concrètes à des problèmes empiriques vécus par des personnes et des populations? Comment enlever les biais dans les recherches et, surtout, dans la mobilisation des résultats de recherche? Quelle est la différence entre la traduction des résultats de recherche en principes d’action et les dogmes idéologiques? Quels sont les critères de scientificité qui sont valables parmi tous ceux que l’on trouve dans les publications?
Comme on peut le remarquer dans les paragraphes précédents, connaissance, information et donnée probante sont souvent utilisées de façon interchangeable. Love (1985), dans une recension des écrits sur l’utilisation des connaissances, passe en revue les définitions du terme connaissance dans les domaines comme l’éducation, la santé, la philosophie et les sciences économiques. Il conclut que, dans la plupart des cas, les auteurs utilisent le terme données probantes seulement quand ces connaissances proviennent de la recherche scientifique.
Par ailleurs, il semble que ce soit réducteur d’amalgamer données probantes et connaissances issues de la recherche. On peut admettre aisément que toutes les connaissances ne sont pas du même ordre et qu’il peut y avoir une inégalité entre les connaissances lorsqu’on les évalue à l’aune d’un critère ou de l’autre. On peut aussi admettre qu’un critère en particulier ne donnera pas la même hiérarchie qu’un autre critère. Par exemple, si l’on prend comme critère le caractère probant des connaissances issues de la recherche, on n’arrive pas à la même hiérarchie que si l’on prend le caractère de pertinence sociale des mêmes connaissances. Il y a souvent des débats stériles et sans issue parce que les critères qui sont au fondement de chacune des positions sont différents et dans un angle aveugle du point de vue d’un côté comme de l’autre.
2.2 Transfert de connaissances
Plusieurs recherches s’intéressent au transfert de connaissances. On observe cependant une confusion entourant ce concept (Graham et al., 2006). Le transfert de connaissances réfère ici au processus par lequel des connaissances issues de la recherche ou de l’expérience font l’objet d’une réception, d’une adoption et d’une utilisation dans la pratique (Roy et al., 1995). Certaines activités favorisent la réception (en permettant à l’individu de recevoir les connaissances), d’autres la réception et l’adoption (en permettant à l’individu de se positionner pour qu’il décide d’intégrer les connaissances reçues à celles qu’il possède) et, enfin, d’autres activités favorisent la réception, l’adoption et l’utilisation (en accompagnant, en surcroît, la mobilisation des connaissances dans la pratique). Dans certains cas, ce processus s’inscrit dans une logique de cogénération des savoirs, et ce, par l’implication des praticiens dans la recherche, de telle sorte que les connaissances sont les fruits de la fusion des connaissances de tout un chacun. Dans ces cas, le processus ne comprend pas de phase de réception (puisque les connaissances sont cogénérées) et favorise d’emblée l’adoption et l’utilisation des connaissances, puisque la participation à la génération de ces dernières est reconnue comme favorisant leur utilisation (Landry et al., 2003).
La mobilisation des données probantes suscite l’intérêt à l’égard du processus de transfert entre les producteurs et les utilisateurs de connaissances. D’abord, le transfert de connaissances se fait en fonction des situations dans lesquelles sont placés les acteurs sociaux. L’origine latine du verbe transférer se décompose en deux termes, trans pour « au-delà » et ferre pour « porter ». Il s’agit de transporter au-delà du lieu d’origine, de faire passer d’un lieu à un autre. Cette approche de type unidirectionnel mise sur la transmission linéaire du savoir expert vers des utilisateurs potentiels, c’est-à-dire vers des récepteurs.
Il existe plusieurs définitions du transfert de connaissances. Elles sont connotées différemment selon la discipline dans laquelle s’opère le transfert (éducation, santé, psychologie, ergonomie, gestion, etc.). Dans le domaine de la santé, le National Institute on Disability and Rehabilitation Research (NIDRR, 2005) définit l’utilisation des connaissances issues de la recherche comme étant la collaboration et l’examen systématique, l’évaluation, l’identification, l’agrégation et l’application pratique des résultats de la recherche de haute qualité dans le domaine de la santé et de la réadaptation par les principales parties prenantes (les consommateurs, les chercheurs, les praticiens et les décideurs politiques) dans le but d’améliorer la vie des gens.
On parlera de valorisation des connaissances lorsque l’accent est mis sur la dissémination au grand public et aux utilisateurs de terrain des résultats des recherches fondamentales (centration sur les résultats du transfert). On préférera l’expression échange et partage des connaissances lorsqu’on évoque le processus même de construction des connaissances et un mouvement d’aller-retour entre utilisateurs et chercheurs (centration sur l’organisation du transfert).
Faye et al. (2007) présentent plusieurs définitions du transfert de connaissances. Dans le champ de la santé, Gupta et al. (2006, cités dans Faye et al., 2007) parlent d’un processus structuré consistant à utiliser les résultats probants de la recherche scientifique dans le but d’améliorer les effets de la pratique professionnelle. Dans le même champ, Clark et Kelly (2005, cités dans Faye et al., 2007) évoquent un processus continu d’échanges ponctué par des allers-retours entre deux communautés : les chercheurs et les utilisateurs (Clark & Kelly, 2005, cités dans Faye et al., 2007). La définition de Gupta et al. (2006) insiste sur l’utilisation des connaissances, alors que celle de Clark et Kelly (2005) insiste sur les échanges entre les acteurs du transfert. En gestion, Roy et al. (1995) évoquent un mécanisme de diffusion, d’appropriation et d’utilisation des nouvelles connaissances pouvant conduire à l’adoption de nouveaux comportements individuels et organisationnels. Ici, la notion d’appropriation est centrale. L’expression transfert de connaissances ne suppose pas nécessairement un échange, un partage, ni même une utilisation des connaissances. Elle implique, au minimum, un processus unilatéral de transmission d’une personne à une autre.
Par ailleurs, Landry et al., (2003) définissent le transfert des connaissances issues de la recherche comme étant un processus dont la finalité est l’utilisation de ces connaissances. Ils divisent ce processus en six étapes qui ne sont pas nécessairement en séquence : (1) la génération des connaissances, (2) l’adaptation des connaissances, (3) la dissémination des connaissances, (4) la réception des connaissances, (5) l’adoption des connaissances et (6) l’utilisation des connaissances. Leur définition implique un processus dynamique, itératif et interactif entre les chercheurs et les utilisateurs.
2.3 Mobilisation de connaissances
Comme le souligne Dancause (2021), on n’a pas le choix de trouver un terme qui sera polysémique et qui intégrera les notions de partage, d’échange, de passage, de diffusion, de traduction, d’utilisation, de mise en oeuvre, de vulgarisation, d’appropriation, etc. Il souligne aussi :
[…] encore à ce jour, les débats autour du terme le plus juste pour exprimer les mécanismes de partage et de diffusion des connaissances ainsi que toute la dimension sociale dans laquelle s’inscrivent ces mécanismes sont nombreux et ne semblent pas vouloir se conclure. Cela dure depuis de nombreuses années comme le signalaient déjà Graham et ses collaborateurs en 2006
Dancause, 2021, p. 8
On privilégiera l’expression mobilisation des connaissances parce qu’elle désigne un processus mental de sélection, de coordination et d’adaptation des connaissances aux diverses situations concrètes rencontrées par le professionnel dans l’exercice de sa profession. La finalité de cette mobilisation, et son résultat – du moins souhaité –, est la transformation de la situation (efficacité) et l’amélioration des pratiques (développement). On voit bien que le terme mobilisation est moins près de la notion de « déplacement » des connaissances que ne l’est celui de transfert (Perrenoud, 1999).
Une autre spécificité de cette expression est que la mobilisation est faite par le professionnel ou par les partenaires des chercheurs et non par les chercheurs qui produisent les connaissances. Le terme transfert met en exergue que ce sont les chercheurs qui agissent. Passer de transfert à mobilisation est une façon de nommer un passage qui a été vécu dans les décennies récentes et peut-être aussi une façon d’y participer (Renaud, 2004).
Ainsi, nous nous rallions à la définition que donnent Elissalde et al. de la mobilisation des connaissances dans une perspective de collaboration plutôt que dans une perspective unilatérale top-down :
L’ensemble des processus cognitifs et pratiques qui visent à l’échange de divers savoirs (recherches, pratiques, expériences et cultures) dans le but de créer de nouvelles formes de connaissances pouvant servir à l’action. La mobilisation des connaissances est la résultante des stratégies de mise en réseau, d’échange et de valorisation (diffusion et transfert)
2010, p. 138
3. Conditions favorables à la mobilisation des connaissances dans le développement professionnel
Dans la mobilisation des connaissances, il y a des conditions favorables au développement professionnel. Il y a aussi des conditions défavorables à ce développement (Buckley, 2011; Healey et al., 2010), mais pour répondre à notre question de recherche, nous nous en sommes tenus aux conditions favorables que sont le repérage des connaissances pertinentes, l’identification des liens avec la pratique et, enfin, l’intégration des connaissances dans l’exercice de la profession.
3.1 Repérage des connaissances pertinentes
Dans la relation d’accompagnement, l’accompagnateur va aider le professionnel à sortir de son biais de confirmation, c’est-à-dire à chercher, dans les connaissances issues de la recherche, autre chose que ce qui le confirme dans ses pratiques habituelles.
Il ne s’agit pas à cette étape de critiquer négativement la pratique, mais plutôt de chercher ce qui va l’améliorer et la transformer positivement. Dans ce sens, l’accompagnateur aide le professionnel à se poser ces questions et à y répondre :
À quels problèmes la recherche veut-elle s’attaquer?
Quels sont les objectifs et/ou les questions de recherche?
Quelles méthodologies ont été utilisées?
Quelle est la qualité du processus méthodologique?
À quels résultats la recherche est-elle arrivée?
Quelle est la crédibilité de ces résultats?
Quels résultats de cette recherche constituent des pistes d’action pour l’exercice de ma profession?
Toujours dans la perspective de l’esprit critique, il faut aussi dépasser la recherche de recettes. Bien sûr, on cherche ce qui a fait ses preuves – et sur une large échelle –, mais il ne faut pas retomber dans une logique applicationniste qui réduirait les connaissances à un procédurier. Il faut, en plus de chercher ce qui marche, chercher ce qui va permettre de comprendre comment ça marche et au moins un peu pourquoi ça marche. Cette compréhension est garante de la transformation des connaissances issues de la recherche en actions permettant d’améliorer la pratique du professionnel de manière pérenne.
En fait, le professionnel peut prendre différents positionnements dans son repérage des connaissances pertinentes pour sa pratique (Griffiths, 2004).
Il repère les connaissances dans les recherches qui ont été faites spécifiquement pour améliorer la pratique de sa profession.
Il repère les connaissances dans les recherches qui sont considérées comme les meilleures dans le domaine.
Il repère les connaissances dans les publications où la rigueur méthodologique est suffisamment démontrée et argumentée pour qu’il puisse y adhérer avec une certaine confiance.
Il repère les connaissances qui sont présentées dans un style « pédagogique » qui appelle en quelque sorte la participation du professionnel dans la démarche argumentative qui mène aux résultats, non pas pour le convaincre de la valeur de ces résultats, mais pour le faire entrer en discussion dans la démarche argumentative et critique (Healey, 2005).
Il ne s’agit pas de choisir un positionnement parmi ces diverses façons de mobiliser les connaissances issues de la recherche, mais plutôt de passer de l’un à l’autre en conservant un esprit critique et un certain équilibre entre l’efficacité fondée sur des recherches sérieuses et la critique essentielle à la rigueur et à la prudence professionnelle (Pan et al., 2014).
Sur la question de la pertinence des connaissances issues de la recherche, un repérage peut être fait pour des publications où les chercheurs eux-mêmes manifestent un souci de pertinence de leurs recherches pour l’exercice des professions au quotidien. On peut se poser la question, comme le font Abrami et ses collaborateurs (Abrami, Borokhovski et al., 2010; Abrami, Lysenko et al., 2010), à savoir si les chercheurs scientifiques n’ont pas, en général, davantage le souci de l’innovation scientifique et de la reconnaissance par leurs pairs que le souci de la pertinence pratique de leurs découvertes. On remarque une certaine réciprocité de cette question dans le fait que certains praticiens dénigrent la recherche scientifique en soi, sans même s’ouvrir à une éventuelle pertinence des résultats de cette recherche (Hemsley-Brown & Oplatka, 2005; Kirst, 2000).
La relation d’accompagnement peut aider grandement à chercher sans cesse un équilibre entre adhésion et critique. Elle peut aider grandement aussi à conserver une saine distance par rapport aux positions idéologiques. Par exemple, l’accompagnement favorise une certaine méfiance à l’égard des prétentions à l’évidence et une vigilance par rapport aux risques liés au biais de confirmation et aux croyances qui se déguisent en preuves scientifiques.
Par ailleurs, la mobilisation des connaissances issues de la recherche est constamment menacée par la tentation de croire que l’argument de la « preuve » scientifique est efficace pour provoquer l’adhésion à telle ou telle connaissance. Durant la pandémie, de nombreuses recherches en communication sociale ont montré que les attitudes et les comportements ne changent pas par l’adhésion à de nouvelles croyances. On l’a vu clairement dans le phénomène de la vaccination. Les parents qui ne faisaient pas vacciner leur enfant n’ont pas changé leurs comportements ni leurs attitudes par rapport aux vaccins à la faveur de la diffusion massive des études scientifiques sur l’efficacité de la vaccination pour prévenir la propagation de la Covid. Il y a même eu très souvent un recul en réaction à des stratégies de communication trop agressives (Caulfield et al., 2019).
Cette relation à la science dans la population en général se retrouve aussi chez les professionnels. Ainsi, il est nécessaire que la réflexion soit large et profonde lorsque vient le temps de mobiliser les connaissances issues de la recherche dans l’exercice quotidien d’une profession. La relation d’accompagnement favorise cet élargissement et cet approfondissement de la réflexion.
3.2 Identification des liens avec la pratique
Il s’agit probablement du point le plus important dans l’accompagnement de la mobilisation des connaissances issues de la recherche, c’est-à-dire la nécessité d’identifier des liens entre les connaissances issues de la recherche et sa pratique professionnelle.
Comme le rappelle Dancause (2021), le but fondamental de la mobilisation des connaissances issues de la recherche est l’amélioration des pratiques. C’est ce qui motive les professionnels à entrer en dialogue avec les chercheurs. Il est donc nécessaire d’avoir un espace de médiation entre la recherche et la pratique professionnelle (Rey, 2014). Levin (2013) parle d’interaction et de connexion entre la recherche et la pratique.
La relation d’accompagnement constitue cet espace de médiation et d’interaction – parmi bien d’autres – où le lien entre la recherche et la pratique se tisse de différentes manières.
Cela n’a rien d’évident : on présume souvent à tort de façon spontanée que l’enjeu principal dans ces domaines est celui de l’information, c’est-à-dire que les acteurs soient conscients de l’existence de résultats de la recherche pour agir en conséquence
Rey, 2014, p. 19
Mais dans le quotidien de l’exercice de leur profession, les praticiens fondent leurs décisions et leurs actions bien davantage sur les connaissances issues de leur expérience. La prise en compte des connaissances des chercheurs n’est pas gagnée à l’avance (Coburn, 2005).
Comprendre l’usage des résultats de la recherche nécessite d’abord de comprendre que l’activité professionnelle, quelle que soit sa nature (droit, médecine, éducation…) n’est pas une science, mais une pratique qui a à voir avec l’incertitude, le jugement, l’utilisation de la science, l’utilisation de certains outils et technologies, les valeurs, etc. Les résultats de la recherche ne sont, dans ce cadre, qu’une source d’information en concurrence avec beaucoup d’autres de nature et d’intensité différentes
Rey, 2014, p. 20
Est-il besoin de rappeler que le praticien est pris dans des enjeux concrets où le critère de l’utilité n’est jamais théorique, ni épistémologique? C’est ainsi que la question de la pertinence appelle des interactions entre les chercheurs et les professionnels qui sont faites de collaboration, de débats argumentatifs, de doute méthodique, de remises en question systématiques, de questionnements réciproques, de dialogue constant, dans une dynamique du provisoire et de valorisation des différences de points de vue (Saunders, 2007).
3.3 Intégration dans l’exercice de la profession
Il existe plusieurs manières d’intégrer les connaissances issues de la recherche à la pratique professionnelle (Gagnon et al., 2015; Markaki & Rémery, 2016); nous en présentons trois ici.
La première consiste à prendre comme point de départ les connaissances pour aller vers des décisions en planifiant le processus (objectifs ou résultats visés, moyens et stratégies, échéancier, etc.). On peut intégrer les connaissances issues de la recherche dans la pratique professionnelle dans chaque étape de la planification en se servant des connaissances comme des fondements à des décisions et à des plans détaillés. Avec cette façon d’intégrer, on considère les connaissances comme vraies, comme correspondant à la réalité. Dans le langage courant, on parle des théories au fondement des pratiques.
Une autre façon d’intégrer les connaissances dans la pratique consiste à considérer ce qui a fait ses preuves dans l’expérience, soit par des expérimentations reproduites de nombreuses fois, soit dans l’étude des « pratiques » professionnelles qui s’avèrent efficaces dans certaines conditions.
Finalement, une troisième façon propose de considérer les connaissances qui sont nuancées, qui sont interdisciplinaires, qui tiennent compte de plusieurs contextes différents, qui sont humbles et prudentes. Dans le langage courant, on parle de « sagesse » ou de « sagacité » (Bodéüs, 2004).
La relation d’accompagnement aide le professionnel à tenir compte de ces trois types de relations avec les connaissances en l’aidant à résister à la tentation de se contenter d’un seul type. Par exemple, le professionnel peut être tenté de se limiter aux connaissances qui viennent de recherches renommées, qui ont été citées des milliers de fois, qui constituent des méta-analyses ou des synthèses de nombreuses études spécifiques. Dans un deuxième cas de figure, le professionnel peut être tenté de se limiter à des recherches qui ne portent que sur l’efficacité des diverses pratiques. Ici, la tentation est l’applicationnisme comme si on pouvait faire les choses d’une manière spécifique en reproduisant des actions dont l’efficacité aurait été largement prouvée (Maulini et al., 2012). Finalement, le professionnel peut être tenté de se limiter à des recherches qui sont réalisées sur une longue période et qui intègrent des points de vue très différents, voire opposés.
Conclusion
Actuellement, plusieurs auteurs reconnaissent que les activités de diffusion sont insuffisantes pour susciter l’utilisation des connaissances dans la pratique (Bero et al., 1998; Davis & Taylor-Vaisey, 1997; Graham et al., 2006; Koutsavlis, 2001), ces activités favorisant seulement la réception des connaissances. D’autres auteurs soulignent l’importance des contacts personnels et des échanges répétés pour maximiser les chances que les connaissances soient utilisées dans la pratique sans toutefois préciser comment favoriser l’établissement de ce type de communication. De plus, les résultats de ces recherches renseignent peu sur les activités de transfert de connaissances – incluant leurs composantes spécifiques et leur contexte d’utilisation – qui favorisent plus directement l’utilisation dans la pratique. Dans le même ordre d’idées, de plus en plus de modèles conceptuels et de théories de transfert de connaissances émergent, mais plusieurs sont considérés comme inadéquats pour guider concrètement les initiatives visant à ce que les connaissances soient transférées dans la pratique. Somme toute, on dispose de peu de données sur des activités concrètes permettant que les connaissances se transfèrent dans l’action (Norman & Huerta, 2006).
Sans nul doute, la mobilisation des connaissances issues de la recherche bénéficierait grandement d’un ancrage dans une perspective de collaboration, c’est-à-dire une perspective où le travail est réalisé conjointement en vue de compléter un même ouvrage, la recherche étant alors pensée « avec » et non « sur » (Guillemette, 2017). En ce sens,
l’enjeu est un rapprochement de part et d’autre, ce qui implique une considération positive réciproque. Les chercheurs doivent considérer comme une richesse l’expérience multiforme des professionnels. En même temps, ils peuvent aider les praticiens à développer un esprit critique par rapport à l’expérience. Chacun sait que l’expérience ne mène pas automatiquement à l’expertise. Avec le temps, les pratiques peuvent s’ankyloser et la compétence, régresser
Guillemette, 2017, pp. 192-193
Nous croyons que la pratique de la recherche par, pour et avec le praticien a un rôle important à jouer dans la dynamique de développement professionnel des acteurs qu’elle implique. Elle permet la distanciation, elle aide à la compréhension et à la prise en compte de la complexité des situations, elle rend les personnes critiques quant à leurs gestes professionnels et elle oriente la formation continue. La pratique de la recherche devrait donc être en synchronie avec la pratique professionnelle et poursuivre comme but l’amélioration des gestes professionnels, afin de promouvoir la qualité de la formation initiale et continue des professionnels.
C’est dans ce sens que l’accompagnement constitue une avenue prometteuse pour aider les professionnels à apprivoiser l’univers de la recherche scientifique et, peut-être, à démystifier les étapes permettant de s’approprier les connaissances issues des recherches pour les mobiliser dans la pratique professionnelle. L’accompagnement permet en effet d’aider les professionnels dans leur processus d’amélioration continue à l’abri du caractère rigide de la transmission linéaire des connaissances. C’est une aide axée sur l’encouragement et la reconnaissance des compétences et des ressources d’une personne. Ainsi, il ne s’agit pas ici de conseiller ou de dire à quelqu’un comment il devrait pratiquer sa profession. Il s’agit plutôt d’écouter, de poser beaucoup de questions, de guider quelqu’un, et de l’encourager à trouver sa propre voie –dans notre cas, à mobiliser les connaissances issues de la recherche, à leur donner un sens et à les intégrer dans la pratique quotidienne. Cet accompagnement en reconnaissance positive peut aider à aplanir certains défis de la recherche perçus par les professionnels non chercheurs. En effet, comme nous l’avons mentionné plus haut dans cet article, la recherche est trop souvent considérée comme l’apanage d’une élite scientifique qui a le temps et les moyens pour mener des études complexes et pour partager leurs résultats dans des articles savants et des colloques scientifiques. L’accompagnement, par exemple dans la relation mentorale, aide à défaire cette perception lorsque le professionnel est encouragé sans jugement à trouver ses propres outils permettant de décortiquer les connaissances issues de la recherche et de les opérationnaliser dans sa pratique.
Pour conclure, notre objectif était de répondre à la question : à quelles conditions la mobilisation des résultats de la recherche scientifique favorisera-t-elle le développement professionnel dans la relation d’accompagnement? Nous avons proposé humblement une réponse en nous basant sur les publications scientifiques en la matière. Nous pensons qu’il serait très pertinent de mener des recherches sur le terrain pour comprendre les conditions et les conséquences de différentes formes d’accompagnement sur la mobilisation des connaissances issues de la recherche par les professionnels.
Parties annexes
Notes
-
[1]
« a fluid mix of framed experience, value, contextual information, and expert insight that provides a framework for evaluating and incorporating new experience and information » (Davenport & Prusak, 1998, p. 5).
-
[2]
« Evidence encompasses codified and non-codified sources of knowledge, including research evidence, clinical experience including professional craft knowledge, patient preferences and experiences, and local information » (Kitson et al., 2008, p. 2).
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