Résumés
Résumé
Le slut shaming est défini comme la stigmatisation d’un individu en raison de son apparence sexuée en tant qu’homme ou que femme, de sa disponibilité sexuelle perçue ou de ses comportements sexuels réels ou supposés et agit en tant que sanction d’une performance genrée jugée inadéquate (Almazan & Bain, 2015; Armstrong et al., 2014). À partir d’analyses thématiques menées sur les productions d’adolescents lors de groupes de discussion, nous avons exploré les représentations des jeunes autour de la responsabilisation de la victime de violence et ce que ce processus peut activer en termes de slut shaming. Le slut shaming apparaît comme une expérience sans nom, qui pourtant s’impose à eux et contribue à orienter leurs jugements par rapport à la responsabilité de la victime, laquelle peut être vue comme un « continuum de culpabilité ». Le slut shaming semble prendre place dans une culture adolescente hétérogène dans laquelle les normes et standards genrés sont coconstruits dans l’interaction entre pairs et toujours sujets à leur sanction.
Mots-clés :
- Slut shaming,
- victim-blaming,
- genre,
- adolescence,
- groupes de discussion
Corps de l’article
Introduction
L’adolescence est un âge de transformation et de changement lors duquel s’opèrent notamment la construction de l’identité genrée et l’exploration de la sexualité, performances sociales dont les pairs sont témoins (Brown et al., 1999; Weinstein & Rosen, 1991). Les nouvelles technologies proposent aujourd’hui des voies inédites pour initier et maintenir le réseau social et les rapports interpersonnels, dont les relations amoureuses et intimes.
Pourtant, l’espace virtuel peut aussi être un lieu d’extension des violences prenant place dans l’espace réel : harcèlement, violences sexuelles, discriminations sexistes et genrées (Doring, 2000; Glowacz & Goblet, 2019; Livingstone & Haddon, 2009; McCann et al., 2010; Mitchell et al., 2007; Pascoe, 2013). Le slut shaming est l’une de ces violences. Il est défini comme la stigmatisation d’un individu en raison de son apparence en tant qu’homme ou femme, de sa disponibilité sexuelle perçue ou de ses comportements sexuels réels ou supposés. Cette thématique a été amorcée par Tanenbaum en 1999 dans son livre Slut!: Growing up female with a bad reputation. Elle y définit le slut shaming comme une forme de stigmatisation genrée, proche du harcèlement sexuel, qui vise à sanctionner le comportement sexuel, réel ou supposé des jeunes filles. Tanenbaum approfondit ensuite ce concept et l’étend à l’espace virtuel dans l’ouvrage I am not a slut: Slut-shaming in the age of the Internet (2015). Il n’existe pas à l’heure actuelle de consensus quant à la traduction française du terme slut shaming, la traduction la plus proche étant « discrimination des salopes » ou « faire honte aux salopes ».
Si les études actuelles identifient des indices du slut shaming dans le vécu des adolescents, il existe encore peu de recherches sur les représentations que les jeunes entretiennent autour du slut shaming. Plusieurs disciplines permettent d’appréhender le slut shaming. Par exemple, la psychologie, et notamment le champ d’étude des processus d’exclusion ou de délinquance, approche le slut shaming en tant que forme de violence et de discrimination, alors que la psychologie développementale (dès lors que cette lecture s’applique à un public adolescent et vise à la situer dans ce contexte), ou encore les modèles sociaux et cognitifs en psychologie, permet d’appréhender les biais d’attribution et l’usage de stéréotypes. Les études de genre sont tout aussi pertinentes puisqu’il est difficile de penser le genre et ses manifestations indépendamment d’une lecture sociale, historique, culturelle, etc. Cette recherche prend place à la croisée de ces différents champs disciplinaires et vise à intégrer leurs perspectives plurielles.
Le slut shaming est une forme de sexisme ordinaire qui contribue à façonner les identités genrées en construction des adolescents (Daniels & Zurbriggen, 2016; Miller, 2016; Pascoe, 2013). Il participe à la justification et au maintien de rôles genrés rigides et de stéréotypes sexistes, et peut intervenir dans la justification des violences faites aux femmes, point sur lequel nous reviendrons lorsque nous aborderons le concept de culpabilisation de la victime de violences sexuelles, ou victim blaming (Loughnan et al., 2013). L’objectif de notre étude était d’explorer les représentations des jeunes – garçons et filles –, comment ils attribuent la responsabilité à l’un ou l’autre des protagonistes en situation d’agression sexuelle, et ce que ces processus traduisent de la manière dont ils intègrent, produisent et reproduisent les stéréotypes de genre et les discriminations genrées.
1. Recension des écrits
La structuration du cadre théorique reprendra différents points, partant de la construction et de la production du genre à l’adolescence du slut shaming. Il y est également question des mythes du viol et de la culpabilisation de la victime d’agression sexuelle, ou victim blaming, en tant que mécanisme cognitif, genré et social.
1.1 Construction genrée à l’adolescence
Le genre se manifeste au travers des interactions, des gestes et des pensées que les individus produisent et reproduisent au quotidien dans leurs échanges avec le monde. Par les propos qu’ils tiennent et par leur manière d’être au monde, les individus véhiculent et valident les prescriptions genrées qui leur ont été transmises par les différents processus de socialisation (West & Zimmerman, 1987).
À l’adolescence, période de recherche identitaire intense, les questions de définition des préférences sexuelles et du sentiment d’être un homme ou une femme sont particulièrement actives (Weinstein & Rosen, 1991). Ces questions peuvent conduire les jeunes, notamment sous la pression des pairs, à exacerber les indices genrés, parfois jusqu’à la caricature (Hill & Lynch, 1983; Priess et al., 2009). Le développement identitaire est en effet précurseur d’autonomie, signe de maturité, et gage de popularité auprès des jeunes du même âge. Autrement dit, en jouant ou en surjouant l’homme ou la femme, l’adolescent ou l’adolescente démontre une connaissance adéquate des codes sociaux et met en valeur sa progression vers l’âge adulte (Mardon, 2011).
1.2 Le slut shaming, pratique et processus genrés
Le slut shaming est à la fois une pratique et un processus genrés, actionné par les membres des deux groupes sexués (Armstrong, et al., 2014; Robinson, 2005). Par ces comportements, les jeunes construisent, expriment et réaffirment le genre, comment « faire » et comment « ne pas faire » sa féminité (Daniels & Zurbriggen, 2016; Miller, 2016; Pascoe, 2013). Le slut shaming prend ainsi fonction de rappel au genre et rappelle les jeunes filles au rôle qui leur est dévolu dans le script hétérosexuel (Almazan & Bain, 2015). L’apparence, le maquillage, la tenue vestimentaire, mais aussi les préférences sexuelles, les partenaires et les pratiques sexuelles sont susceptibles d’être sanctionnés par le slut shaming (Armstrong et al., 2014; Miller, 2016). Ces critères sont cependant fluctuants et prennent place dans un contexte donné. Ainsi, Daniels et Zurbriggen (2016) ont démontré qu’une même photo pouvait donner lieu ou non à des attributions de l’ordre du slut shaming selon le contexte. Ces auteurs ont identifié qu’il existe des normes implicites par rapport aux productions genrées et sexualisées sur les réseaux sociaux.
Filles comme garçons condamnent une exposition de soi jugée trop suggestive sur les réseaux en ligne. Régulièrement, les jeunes filles impliquées dans ces échanges en ligne de messages suggestifs à caractère sexuel, ou sexting, sont traitées de « salopes » (Bamberg, 2004; Lenhart, 2009). C’est aussi le cas lorsque les sextos initialement produits dans le cadre d’une relation intime et destinés à un partenaire sont diffusés à plus large échelle, sans leur consentement. On parle alors de sexting secondaire (Lippman & Campbell, 2014).
Cette stigmatisation ou sanction pour avoir dévié des normes attendues en matière de féminité est polymorphe. Elle se traduit par des sanctions sociales et relationnelles et des processus de mise à distance, comme les rumeurs, l’ostracisme ou encore les insultes (Armstrong et al., 2014; Robinson, 2005). L’individu qui subit le slut shaming est privé de son statut de personne, réduit à ses caractéristiques et à ses comportements sexuels, réels ou supposés (Daniels & Zurbriggen, 2016).
Le slut shaming est présent dans les discours de jeunes adolescents jusqu’à l’âge adulte (Almazan & Bain, 2015; Childnet International, 2017; Miller, 2016; Van Royen, 2017). Daniels et Zurbriggen (2016) posent l’hypothèse de son inscription dans une « culture jeune » partagée, au-delà de l’évolution développementale.
Certaines études ont constaté des processus de mise à distance des individus stigmatisés par le slut shaming. Les jeunes se présentent comme des individus matures et proches des adultes, en contraste avec des jeunes filles pointées comme immatures, en recherche d’attention et de popularité et manquant de respect envers elles-mêmes (Lenhart, 2009; Lippman & Campbell, 2014). En l’absence d’éducation sexuelle, ce discours peut remplir un rôle informatif; au travers des récits qu’il entend de ses pairs et des réactions qu’il observe de leur part, l’adolescent intègre progressivement l’image d’une sexualité normative correspondant aux prescriptions de son groupe et s’y conforme (Kimmel, 1994; Miller, 2016). Le genre se construit donc dans l’interaction et participe à la fabrique adolescente.
Les prescriptions en matière de genre et de sexualité sont différentes pour les hommes et les femmes, selon le double standard; ce terme désigne l’existence de normes et de valeurs différentes pour chaque sexe. Ainsi, multiplier les conquêtes et les partenaires sexuels est un comportement qui est valorisé pour les hommes, tandis que les femmes sont socialement punies pour la même raison (Bordini & Sperb, 2013). Le slut shaming soutient ce double standard en sanctionnant les écarts aux normes genrées et contribue de ce fait à perpétuer les inégalités et les discriminations sexistes (Hasinoff & Shepherd, 2014; Lippman & Campbell, 2014; Miller, 2016; Robinson, 2005).
1.3 Victim blaming : l’attribution de la faute à la victime
Le slut shaming influence les représentations et attributions comportementales à l’égard des individus, notamment autour des questions liées à la sexualité; ainsi, ce discours peut intervenir pour expliquer, voire justifier l’agression sexuelle qui aurait été provoquée par les comportements sexualisés de la victime (Lebowitz & Roth, 1994). Ainsi, il s’avère pertinent de mobiliser les adolescents autour de la question de la culpabilité dans les violences sexuelles pour déceler comment le slut shaming intervient dans leurs discours.
Les victimes de violence sexuelle peuvent en effet faire face à une revictimisation, celle-ci émanant de l’opinion publique et du jugement qui est porté par autrui sur leur expérience, et notamment sur leur responsabilité dans ce qui leur est arrivé (Campbell & Raja, 1999). La culpabilisation de la victime, ou victim blaming, participe notamment à estomper la culpabilité de l’auteur. Ce phénomène est entretenu par les mythes du viol, représentations culturelles partagées et entretenues par différentes instances (Stahl et al., 2010). Payne et al. (1999) en identifient sept, parmi lesquels : « elle l’a cherché »; « au fond elle le voulait »; « elle a aimé ça ». La victime apparaît coupable d’avoir dérogé, d’une manière ou d’une autre, au rôle genré qui lui est attribué et a de ce fait provoqué ou du moins précipité le viol.
1.3.1 Formation de jugements, facteurs situationnels et biais cognitifs
Différents facteurs peuvent contribuer à attribuer la faute, au moins partiellement, à la victime de violence sexuelle. Dans leur méta-analyse, van der Bruggen et Grubb (2014) recensent notamment le degré d’intoxication de la victime au moment de l’agression, la relation avec l’auteur (inconnu ou non), la tenue vestimentaire, la réputation, l’attractivité physique ou encore l’occupation professionnelle de la victime. Le sexe de la victime, mais aussi de l’auteur, l’orientation sexuelle et l’origine ethnique interviennent également dans la formation des représentations autour des victimes de violence sexuelle. Loughnan et al. (2013) soulignent l’importance des représentations qu’active l’apparence de la victime; ainsi, une femme habillée de manière jugée provocante serait susceptible d’être la cible de processus d’objectification (Fredrickson & Roberts, 1997), lesquels participeraient à l’attribution de la responsabilité dans un contexte d’agression sexuelle et à une réduction de l’empathie et des sentiments positifs à son égard dans le chef des observateurs. Cette étude nous permet de faire le lien entre le slut shaming et les mécanismes de victim blaming.
La formation d’impressions et la création de jugements sont aussi influencées par des caractéristiques propres à la personne qui observe. Ainsi, la Just World Theory (Lerner & Matthew, 1967) pose que dans les représentations des individus, le monde est un endroit juste où chacun reçoit ce qu’il mérite. Une telle croyance contribue à pointer du doigt les victimes de violence sexuelle. Une distanciation par rapport au stigma que portent les victimes de violence sexuelle peut opérer, au sens de Goffman (1963), distanciation par rapport à la peur de subir la même chose, mais aussi par rapport à la peur de subir l’ostracisme et la culpabilisation (Fonow & Wemmerus, 1992). À l’opposé, les mécanismes identificatoires contribuent à susciter davantage d’empathie envers la victime.
1.3.2 Le prisme du genre
Les jugements en matière de violence sexuelle, et notamment l’attribution de la responsabilité, se font au travers du prisme genré. Davis et Lee (1996) font état du fait que les mythes du viol sont présents dès l’adolescence chez les jeunes des deux sexes, mais particulièrement chez les garçons. Marciniak (1998) le confirme aussi dans son étude où il apparaît que les représentations concernant les rôles genrés traditionnels, mais aussi l’acceptation de la violence interpersonnelle, interviennent dans la mise en place de processus de responsabilisation de la victime. Xenos et Smith (2001) confirment ces résultats et font le lien avec les croyances conservatrices sur les femmes et les attitudes par rapport aux rôles genrés. Grubb et Turner (2012) identifient au travers de leur recension des écrits que les hommes soutiennent davantage les mythes du viol que les femmes et sont plus prompts à blâmer la victime. Ce résultat est notamment soutenu par Burt et DeMello (2003).
1.3.3 Extension à l’espace virtuel
Weber et al. (2013) ont mis en évidence auprès de jeunes âgés de 16 à 22 ans que la Just World Theory et les mythes du viol paraissaient également actifs dans l’espace virtuel. L’attribution de la culpabilité à la victime est un phénomène tout aussi bien observable lorsqu’il est question de cyberviolences, qu’elles soient sexuelles ou non. Chapin et Coleman (2017) ont constaté que 27 % de leurs participants, âgés de 13 à 18 ans, estimaient que les victimes de harcèlement l’avaient mérité en raison de leur tenue ou de leur comportement. Plus encore, Stubbs-Richardson et al. (2018) établissent une connexion entre le discours de slut shaming sur Twitter, au travers de propos haineux et sexistes envers la victime dans différents cas d’agression sexuelle, et les discours du viol.
2. Méthodologie
Afin d’explorer les représentations des jeunes autour de la question de la responsabilisation de la victime et ce que ce processus peut activer en matière de slut shaming, nous avons mobilisé leurs discours au moyen de deux capsules vidéo questionnant respectivement la coercition sexuelle dans un contexte de consommation et d’alcool et la diffusion non consentie d’images à caractère intime. Cette analyse a été menée à partir d’entretiens de groupes mixtes et non mixtes, lesquels engendrent des conditions de production de parole différentes. Ce dispositif nous permettra d’amorcer une réflexion sur la coconstruction de sens avec ou sans mixité.
2.1 Participants
L’environnement urbain ou rural dans lequel se situe l’établissement scolaire ainsi que la taille de l’établissement sont susceptibles d’orienter le rapport au monde des jeunes qui le fréquentent, notamment en ce qui a trait au climat scolaire et à la relation de proximité avec les enseignants et entre élèves. Afin de prendre en compte les expériences des adolescents dans toute leur complexité et de rendre au mieux compte de l’hétérogénéité de leurs parcours et contexte de vie, nous avons fait le choix de sélectionner une école en milieu urbain et une école en milieu rural (enseignement secondaire belge).
Avec l’accord des directions d’établissement et des parents d’élèves, huit groupes de quatre à huit jeunes tout-venant ont été constitués auprès de jeunes volontaires scolarisés en quatrième année. Ces groupes ont été composés afin de prévoir les trois conditions : groupes masculins (2), groupes mixtes (2) et groupes féminins (4).
Au total, 39 jeunes âgés de 15 à 18 ans ont pris part à cette étude, dont 28 filles. Plusieurs filles se sont spontanément portées volontaires pour participer à la recherche, quand bien même elles n’étaient pas prévues dans le plan de recrutement initial, tandis que certains des garçons ne se sont pas présentés aux séances prévues. Nous avons perçu une importante mobilisation des jeunes, et particulièrement des jeunes filles, autour de ce projet de recherche.
2.2 Procédure
Les séances ont été structurées autour des capsules vidéo. Après la présentation des objectifs de la recherche, deux vidéos ont été présentées aux jeunes, suivies d’un temps d’échange. Ces vidéos sont issues de la campagne de prévention « Arrête.be » (lancée en Belgique en 2017).
La première capsule traitait de la coercition sexuelle dans le contexte de consommation d’alcool. Cette première projection permettait de donner lieu à une première exploration du vécu émotionnel des jeunes, tel que suscité par les images qui leur étaient présentées. Étaient ensuite abordées les thématiques du consentement, de la manière et même de la nécessité de le dire, ainsi que de l’impact et de la victimisation féminine ou de la perpétration masculine.
La seconde capsule mettait en scène la diffusion d’images à caractère sexuel d’une jeune fille par son compagnon après leur rupture. Cette seconde projection était suivie d’une exploration du vécu émotionnel des jeunes et des réflexions suscitées par la vidéo. Les thématiques des nouvelles technologies et de l’impact perçu des cyberviolences étaient au centre des débats.
La mobilisation des jeunes sur ces thématiques vise à nous permettre d’investiguer leurs représentations et expériences genrées, notamment au travers des mythes du viol que ces contenus pourraient activer. Par ailleurs, les groupes de discussion constituent une excellente façon de l’interaction entre les participants; au travers de leurs échanges, le sens est coconstruit et négocié. Cette méthode permet d’observer les individus dans un contexte normatif, surtout lorsque les participants se connaissent déjà (Raby, 2010; Warr, 2005), ce qui est particulièrement pertinent pour l’étude de la production et de la coproduction des stéréotypes de genre, du slut shaming et des mythes du viol dans la culture adolescente.
La rencontre des différents groupes a pris place dans les établissements scolaires durant les heures de cours et hors présence des professeurs. Chaque session a duré moins de 50 minutes.
Pour les besoins de la recherche, ces sessions ont été enregistrées avec l’accord et le consentement éclairé de chaque participant et participante et de leurs parents. L’enregistrement a été complété par une prise de notes basées sur l’observation in vivo des interactions : prise de parole, sujets abordés dans les groupes mixtes et non mixtes, dynamiques de l’interaction.
Cette recherche a été approuvée par le comité éthique de la Faculté de Psychologie de l’Université de Liège.
2.3 Analyses
Des analyses thématiques de la retranscription des entretiens ont été réalisées afin de dégager les thèmes émergeant des productions des jeunes. Il s’agissait de répondre à la question posée par Paillé et Mucchielli (2012) : qu’y a-t-il de fondamental dans leurs propos? Que nous apprend le discours des jeunes sur leur réalité, leur vécu? L’identification de thèmes et de sous-thèmes et la mise en évidence de regroupements, de contradictions, de points de vue convergents et divergents au sein d’un même thème ou sous-thème nous ont donné accès à une représentation complexe du phénomène.
L’analyse des notes et des observations relevées au cours des groupes de discussion permettra la mise en exergue des processus genrés à l’oeuvre au sein des sous-groupes.
3. Résultats
Les productions des jeunes seront mobilisées pour illustrer ces différents thèmes tout au long de la présentation des résultats.
3.1 Le slut shaming en tant qu’expérience adolescente
Différents sous-thèmes ont émergé des analyses des propos des jeunes à partir d’une démarche inductive, au plus proche des propos des jeunes. Nous avons ainsi identifié que, dans le discours des adolescents, cette expérience n’est pas reconnue et ne peut pas être mise en mots, tant elle semble s’imposer à eux (« Une expérience sans nom… mais un processus d’étiquetage »). Elle se base sur des critères fluctuants et divers (« Sur quels critères? »). Deux autres sous-thèmes sont également apparus lors de l’analyse des propos des adolescents : la première est « L’action du double standard », la seconde « Les expériences des garçons ». Ces sous-thèmes indiquent et confirment l’existence d’expériences de slut shaming qui se déclinent au féminin, mais aussi au masculin, et que les deux sont qualitativement différentes.
3.1.1 Une expérience sans nom… mais un processus d’étiquetage
Le slut shaming n’est jamais nommé tel quel par les jeunes. Cependant, il apparaît d’autres termes dans leurs discours qui peuvent s’y rapporter. Ils parlent de « fille facile, une fille qu’on peut facilement faire des choses avec et tout ça », de « pute », de « chienne », de « chaudasse ». Ces mots n’ont pas d’équivalent direct au masculin.
Cette forme de discrimination apparemment sans nom transparaît dans les récits qu’ils peuvent faire des expériences de leur vie quotidienne. Les jeunes le nomment « jugement », « rumeur », « regard des autres ». Ils parlent de la diffusion de rumeurs, de l’ostracisme, des moqueries subies par les jeunes victimes. Ainsi, s’ils ne nomment pas le slut shaming en tant que tel, mais ils font appel à un processus d’étiquetage qui reproduit la stigmatisation des personnes qui dévient des normes attendues. Dans les termes que les jeunes emploient, la dimension violente et genrée de ce processus n’est pas perçue et n’amène pas ces jeunes à se former une représentation claire de ce qu’ils vivent.
Le slut shaming ne peut donc pas être nommé comme une forme de violence. Il apparaît comme une forme de sexisme ordinaire et diffus. Pourtant, en faire l’expérience en tant que témoin, notamment avec les capsules vidéo, a engendré de vives réactions émotionnelles chez les jeunes. La seconde capsule, mettant en scène la diffusion secondaire d’images intimes d’une jeune fille et les réactions de son entourage, les a intensément mobilisés et a activé l’empathie envers la victime. Les vécus identifiés par les jeunes par rapport aux situations dont ils ont pu être témoins sont de l’ordre de l’impuissance, de la résignation, parfois de la tristesse ou de la colère.
Ces analyses nous apprennent que les jeunes sont sensibles aux processus de discrimination, ce qu’ils nomment « jugement », et aux conditions dans lesquelles ils se produisent, qui les mobilisent sur le plan émotionnel et les incitent à se placer du côté de la victime. Le slut shaming ne peut cependant être envisagé comme une forme de violence genrée et apparaît plutôt comme une réalité diffuse qui s’impose à eux, sans pouvoir être mise en mots.
3.1.2 Sur quels critères?
Il est apparu dans le discours des jeunes que plusieurs facteurs pouvaient mener à la production du slut shaming et des processus discriminatoires.
Plusieurs jeunes témoignent d’expériences à la suite de la diffusion de messages à caractère sexuel (ou sexting secondaire). Selon eux, les partages se font à la chaîne et les rumeurs se répandent rapidement. Ils conscientisent les risques et les proportions exponentielles que le virtuel amène par rapport à ces formes de victimisation.
La discrimination ne se limite cependant pas à l’espace virtuel et aux pratiques sexuelles connectées comme le sexting. Ainsi, le nombre de partenaires est également l’un des indicateurs pouvant donner lieu à du slut shaming, comme le révèlent les échanges dans ce groupe :
- F3 : Par exemple là, on voit qu’il a beaucoup de conquêtes et tout ça, ils l’appellent le playboy alors que si c’était une fille…
- F4 : Une fille facile
Groupe 4, non mixte
Les groupes de jeunes filles nous apprennent que le slut shaming peut également porter sur la tenue vestimentaire.
- F2 :Parce que j’ai pensé au fait que c’est, ça revient toujours au même cliché que la fille met une mini-jupe ben évidemment elle va vouloir faire n’importe quoi alors qu’on s’habille juste comme on veut et… Donc voilà.
- Modératrice : Ce cliché-là c’est quelque chose que vous rencontrez dans vos vies?
- F4 :Ben oui!
- F2 :Ouais.
- F3 : Oui, moi aussi, ça m’est déjà arrivé
Groupe 7, non mixte
3.1.3 L’action du double standard
Au travers de leur discours, les jeunes mettent en évidence qu’il existe des jugements différents pour les filles et pour les garçons en matière de comportements sexuels, ce qui fait référence au double standard (Bordini & Sperb, 2013) :
- F1 : Mais pour moi ça va plus arriver à une fille parce que généralement un garçon qui fait ça on va rien lui dire, on va lui dire que c’est normal, qu’il ait fait ça, qu’il fasse ça, que c’est un homme parce qu’il a fait ça, qu’une fille on va avoir plus…
- F3 : La traiter.
- F1 : La traiter comme si elle s’était soumis quoi, comme si c’était impur qu’elle fasse ça.
- F2 : Il y a toujours un peu une différence entre un garçon et une fille.
- Modératrice : Quoi comme différences?
- F2 : On va plus juger une fille qu’un garçon
Groupe 7, non mixte
Cette action du double standard est mise en évidence dans un second groupe non mixte (Groupe 4) :
- F3 : C’est toujours en fait, dénigrer les filles alors qu’on est censées être sur une même longueur d’onde, mais c’est toujours dénigrer les filles. En fait, l’homme va faire une chose, la meuf va faire la même chose, ça va toujours être perçu différemment. La femme va toujours être plus, plus vite jugée. Oh, elle fait ça, elle a pas le droit de faire ça et tout…
Cette différence se remarque aussi dans le monde virtuel. Les jeunes disent pouvoir envisager qu’un garçon subisse la diffusion de sextos lui appartenant (sexting secondaire), peut-être en lien avec les valeurs d’égalité et de symétrie entre hommes et femmes portées dans la majorité des groupes. Cependant, nos participants avancent que les répercussions sont très différentes selon le sexe. La diffusion pourrait être moins large, nettement moins stigmatisante, et même donner lieu à certaines formes de banalisation ou de récompense sociale pour un garçon. « On n’en parle jamais. Si c’est un garçon je pense que ce serait moins grave qu’une fille, je pense que les gens s’en foutent un peu » (Groupe 6, non mixte).
Ce jugement en deux poids deux mesures apparaît aussi sur le plan des relations amoureuses et plus spécifiquement du nombre de partenaires amoureux et sexuels.
- F2 : Ben une fille a plus vite une réputation de fille facile qu’un garçon quoi. Fin, si elle va embrasser plein de gens, on va lui dire d’elle que c’est une fille facile alors qu’un garçon c’est rien, c’est drôle quoi. J’ai l’impression que c’est ça, quoi.
- F5 : C’est vrai. Maintenant c’est toujours la fille que, elle va faire quelque chose, on va l’insulter de pute, on va l’insulter de tous les noms possibles, qu’un garçon tous ses potes vont être fiers de lui et tout ça genre, c’est comme ça.
- F6 : Ouais.
- F5 : Du côté du garçon, lui il sera un piédestal, ce sera le meilleur, ce sera le plus beau…
- F4 :Populaire!
- F5 : Ce sera le plus fort, et la fille, ce sera celle qui, la pute, celle qu’on traitera de tous les noms quoi.
- F4 : Qui sera rejetée
Groupe 6, non mixte
Dans deux des quatre groupes féminins, cette différence entre les jugements portés sur les filles et les jugements portés sur les garçons est aussi identifiée pour ce qui est de la tenue vestimentaire : « Une fille va s’habiller d’une telle façon et puis si un homme se fout un short pour un garçon on ne va rien te dire mais pour une fille oh! » (Groupe 4, non mixte).
3.1.4 Les expériences des garçons
Le slut shaming est généralement considéré comme une expérience typiquement féminine. Pourtant, il est apparu que certains garçons pouvaient aussi évoquer des expériences proches de vécus de slut shaming.
Maintenant en 2019 on peut même plus avoir de potes filles. Genre là, j’ai eu l’expérience il n’y a pas longtemps, je suis pote avec une fille et ça y est on a été dire que j’ai baisé avec, que je sortais avec, quoi
Groupe 5, non mixte
Ce positionnement semble toutefois se traduire sur le plan émotionnel par un certain détachement, qui contraste avec les réactions émotionnelles fortes des jeunes filles lorsqu’est évoqué le slut shaming.
3.2 La victime et l’auteur, culpabilité et responsabilité sous conditions
L’analyse thématique des productions des jeunes a mis en évidence différents éléments quant à l’attribution de la responsabilité dans les situations d’agression sexuelle. Le thème « Tout le monde, sauf moi » traduit une distanciation par rapport au slut shaming, que les jeunes paraissent condamner et dans lequel ils ne se reconnaissent pas quand sont mobilisées leurs représentations autour de l’agression sexuelle. Ils se positionnent ainsi du côté de la victime de violence sexuelle. Pourtant, ce positionnement peut être ambivalent, ce que traduit le sous-thème « Distanciation vis-à-vis de la victime ». Les indices de slut shaming dans les échanges autour des violences sexuelles se font plus apparents dans le thème « Les filles qui le font exprès ». Ces différents sous-thèmes rendent compte des ambivalences des adolescents lorsqu’il est question de violences sexuelles. La notion de continuum de culpabilité nous permet de situer les divers degrés de responsabilité attribués à la cible du slut shaming en fonction du contexte.
3.2.1 « Tout le monde, sauf moi »
Les productions des jeunes révèlent que le slut shaming n’est pas d’emblée perçu comme une forme de violence sexiste. Nous aurions pu supposer que, dans cette lecture, les jeunes n’auraient pas de peine à reconnaître avoir déjà porté sur d’autres ce qu’ils nomment « jugement ». Or nous avons constaté d’importants processus de distanciation par rapport aux individus qui pratiquaient ces « jugements », peut-être sous-tendus par une forme de censure entre jeunes. À l’exception d’une jeune fille, personne n’a témoigné avoir déjà tenu des propos désobligeants ou répandu ce type de rumeurs, bien qu’ils soient nombreux à y avoir assisté. Les jeunes y ayant pris part sont désignés comme « les autres », « les gens qui ». Leurs productions ont amené à structurer le thème « Tout le monde, sauf moi » :
- G1 : […] mais faut pas non plus juger pour ça, quoi, moi je porte pas de jugements sur les filles.
- F2 : Ben moi, si je sais que quelqu’un fait je vais être en mode ‘ouais, mais moi je m’en fous’, tu vois, c’est pas ça qui va changer la personne.
- G1 : Voilà, ça va pas changer mon regard vis-à-vis de la personne.
- F2 : Mais y’a des gens pour eux ça change.
- F1 : J’ai des potes qui, je sais, ont déjà fait des photos comme ça, mais ça change rien pour moi tu vois.
Groupe mixte
D’autres propos illustrent ce mouvement de distanciation :
- F1 : Et ne pas, quand on va dire, celle-là elle a embrassé trois mecs, c’est une ‘nanana’, ne pas aller répéter à tout monde, c’est pas, voilà, elle embrasse trois mecs, elle embrasse trois mecs, c’est sa vie, c’est pas, pas besoin d’être dit à tout le monde, tout le monde n’a pas besoin d’être au courant.
- F4 : Chacun fait sa vie comme il veut.
- F1 : […] Et personne n’a à juger ce que t’as envie.
Groupe 6, non mixte
3.2.2 Distanciation vis-à-vis de la victime
Si des processus de distanciation vis-à-vis de l’auteur sont à l’oeuvre, on observe également des processus de mise à distance des victimes. Ces processus ressortent du discours des jeunes mais s’observent également dans les interactions entre eux (plaisanteries et rires). Les jeunes marquent leur allégeance aux valeurs du groupe qui leur apparaissent dominantes. Si la tolérance est de mise, il conviendrait cependant d’éviter la confusion et de ne pas être identifié comme l’un de ces jeunes qui ont des comportements sexuels déviants au sens des normes autour de la sexualité à l’adolescence.
3.2.3 « Les filles qui le font exprès »
Les jeunes dont les sextos ont été divulgués, et plus particulièrement les jeunes filles, peuvent subir du rejet et de la discrimination de la part de leurs pairs, cela pouvant s’exprimer par des rumeurs ou des moqueries. Il semble que ces jeunes peuvent être rendus, du moins partiellement, responsables de la diffusion de ces messages :
- Modératrice : Est-ce que ça peut arriver à n’importe qui?
- G2 : En fait non, si on réfléchit, regardez, la fille elle aurait pas dû faire la vidéo et l’envoyer à quelqu’un. OK, elle aurait dû réfléchir que voilà, peut-être qu’aujourd’hui je suis avec lui mais après, si je vais le quitter, qu’est-ce qui va se passer?
Groupe 1, non mixte
Les standards genrés attribués à chaque groupe sexué et aux normes tacites portées par la culture adolescente en termes de relation de couple, mais aussi de rapport à la sexualité, interviennent ici. Nous pourrions parler d’une « culpabilité sous conditions ».
À l’une des extrémités de ce continuum se trouve une certaine catégorie de personnes, désignées par plusieurs groupes comme « les filles qui le font exprès ». Ces filles chercheraient à attirer l’attention par leur apparence ou leur comportement sexualisé, par manque de confiance en elles ou pour d’autres raisons. Le slut shaming se trouve ainsi réactivé, malgré le fait que les jeunes affirment le rejeter.
- F1 : Et des fois, elles font exprès pour être euh… Ben… Vulgaires.
- F7 : Provocantes.
Groupe 7, non mixte
D’autres « filles qui le font exprès » sont celles qui diffusent intentionnellement des images à caractère sexuel d’elles-mêmes. Ces jeunes ne suscitent que peu ou pas de compassion de la part de nos participants. Leurs productions témoignent de cette pratique de diffusion publique et du fait qu’elle est fermement réprouvée par la culture adolescente.
- G1 : Ben non, mais je veux dire, tu vois, si la meuf, pour moi genre tranquille, t’as fait ça une fois, on te l’a partagée et tout puis t’es là ‘Ouais non’, fin t’as arrêté et tout, t’es genre ‘Ouais, ah, j’adore qu’on me les fasse tourner, nana’ et tout, et que t’aimes faire ça.
- F2 : Ouais, non là…
- G1 : Pour moi là, je suis alors, c’est de ta faute et tout, genre tu vois, tu fais une nude à quelqu’un et la personne la partage et puis tu te dis : « Oh merde j’aurais jamais dû faire ça, plus jamais je ferai ça et tout, c’était nul quoi. » Et puis t’as une autre personne qui envoie des nudes vraiment à tout le monde pour que ça tourne en fait, que ce soit le but de tourner, c’est tout, c’est de sa faute à la fille, c’est de la faute à personne, c’est juste de la faute à la fille.
- F2 : Mais alors c’est elle qui cherche
Groupe 3, mixte
Malgré ce positionnement de la part des jeunes, peu d’entre eux voient dans l’attribution de la faute aux victimes une justification de la violence et ils réaffirment pour la plupart leur désaccord par rapport à la conduite de l’auteur en premier chef.
3.3 Analyse des processus genrés dans l’interaction
L’analyse des processus genrés dans l’interaction apporte une lecture complémentaire à celle des thèmes émergents et permet d’appréhender comment se produisent ces discours et attitudes dans les groupes mixtes et non mixtes. Elle fait voir comment le genre et les dynamiques de groupe participent à la production de sens chez ces jeunes.
Ce sont les filles qui abordent le plus spontanément le slut shaming, ou du moins ce qu’elles nomment « jugement », et la question du double standard. C’est dans les groupes non mixtes que la parole autour de cette thématique est la plus fluide et permet l’accès à une diversité d’expériences et de marqueurs de stigmatisation, qu’elles rencontrent au quotidien et formulent au « nous ».
Dans les groupes mixtes, si cette thématique peut émerger, elle n’est pas formulée à la première personne. Contrairement aux discussions ayant lieu dans les groupes non mixtes, ce ne sont pas leurs expériences personnelles qu’évoquent les jeunes filles. Elles se basent plutôt sur leurs représentations concernant les personnages des capsules vidéo. Il apparaît que la mixité du groupe est propice à l’échange autour de la définition et de la négociation des standards en matière de sexualité. De la confrontation des points de vue entre les filles et les garçons émergent les conditions et critères susceptibles d’influencer l’attribution de la responsabilité à l’un ou l’autre des protagonistes. Ceci nous donne un indice de comment les filles et les garçons coconstruisent le genre à l’adolescence dans les interactions entre pairs.
Le positionnement des garçons en groupe non mixte est plus ambigu. Dans l’un des deux groupes, les expériences de slut shaming au masculin ont émergé, permettant de lever le voile sur une réalité que certains rencontrent, dans toutes ses nuances et dans un certain contraste par rapport aux expériences des filles. Les garçons de ce groupe ont adopté un positionnement assez proche de celui des groupes mixtes, reconnaissant et dénonçant la responsabilisation des victimes féminines. Dans l’autre groupe de garçons, en revanche, des dynamiques d’escalade par rapport à la responsabilisation de la victime ont marqué la discussion, jusqu’à l’émission de propos sexistes. Cette disparité reflète toute la complexité des représentations des jeunes quant à la thématique du sexisme et invite à ne pas les considérer comme un groupe homogène.
4. Discussion
L’objectif de notre étude était d’appréhender le slut shaming au travers du discours des adolescents, tel qu’ils le construisent et coconstruisent au cours d’échanges en groupe. Nous avons pu identifier les manifestations quotidiennes du slut shaming et établir des liens avec la notion de culpabilisation de la victime, notamment dans les cas de diffusion non consentie de sextos, ou sexting secondaire.
L’analyse thématique des propos des participants fait émerger que le slut shaming est une violence présente dans leur quotidien, mais ils ne le nomment pas comme tel. De plus, les termes qu’ils utilisent se rapportant à ce type d’expérience n’ont pas d’équivalent au masculin (« salope », « fille facile »). Pourtant, le slut shaming touche et formate des aspects cruciaux de leur vie sexuelle et affective en ce que la performance genrée est sanctionnée par les pairs, désignant comment « faire » et « ne pas faire » le genre et le négociant dans leurs échanges (Daniels & Zurbriggen, 2016; Miller, 2016; Pascoe, 2013).
Les résonnances émotionnelles autour de cette thématique traduisent l’impuissance des jeunes à faire face à un standard genré qui les dépasse et les contraint dans des domaines aussi personnels que leur intimité, que ce soit en ligne ou dans le monde réel; la tenue vestimentaire, le nombre de partenaires ou encore les pratiques sexuelles en ligne. Ces données rejoignent les études d’Armstrong et al. (2014) ou encore celles de Miller (2016).
Une thématique est apparue de manière inattendue dans le discours des jeunes : les expériences de victimisation des garçons en matière de slut shaming. Cependant, le slut shaming subi par les garçons apparaît différent de celui des filles tant en ce qui concerne les résonnances émotionnelles que la sanction sociale des comportements sexuels, selon le principe du double standard (Bordini & Sperb, 2013). Ce sont principalement les filles qui pointent ce mécanisme de double standard, formulé au « nous » et rendu concret par le récit d’expériences personnelles, surtout dans les groupes non mixtes. Elles témoignent de pressions à se conformer à des standards genrés, pressions qui ne concernent pas ou peu les garçons. Le double standard est présent dans chacune de ces thématiques. C’est, par exemple, le cas pour la multiplication des partenaires sexuels, sanctionnée pour les filles mais gratifiée de valorisation sociale d’une sexualité assertive pour les garçons (« ils l’appellent le playboy alors que si c’était une fille… »). En contraste, des standards de réserve, de pureté, sont attendus des filles (« … comme si c’était impur qu’elle fasse ça »).
La notion de « tout le monde sauf moi » offre pour sa part un aperçu sur l’univers et les normes adolescentes. Si les jeunes s’accordent à dire qu’ils ont déjà été témoins de slut shaming et reconnaissent que cette pratique est répandue, ils ne s’identifient pas au rôle d’auteur. Ce sont « les autres ». Le slut shaming n’a pas de nom à leurs yeux, c’est une réalité qui s’impose à eux et peut-être les dépasse. Ils témoignent de son influence dans leur quotidien sans toutefois pouvoir s’y opposer. Peut-être ont-ils la sensation de ne pas avoir de prise sur cette pratique tant elle est ancrée dans une culture genrée avec laquelle ils évoluent qui en fait une forme de violence ordinaire. Néanmoins, la distanciation prise à l’égard de la figure de l’auteur de slut shaming et la réprobation de ce qu’ils appellent « jugement » sont fermement soutenues par les jeunes, garçons et filles, ce qui rejoint les résultats de Papp et al. (2015).
Pourtant, la victime de sexting secondaire n’est pas totalement exempte de ce « jugement » qu’ils condamnent. La notion de « culpabilité sous conditions » nous permet de faire le lien avec le victim blaming. Van der Bruggen et Grubb (2014) ont mis en évidence que certains facteurs influençaient le degré de responsabilité attribué aux victimes de violences sexuelles. Si la divergence par rapport aux normes de la culture adolescente en matière de sexualité en ligne et hors ligne est tolérée (par exemple, la pratique du sexting ou la multiplication de partenaires) et ne justifie pas la victimisation, elle la rend plus compréhensible et prévisible pour les jeunes. Ainsi, d’un positionnement où la victime n’est absolument pas jugée responsable de ce qui lui est arrivé, un glissement s’opère vers une lecture selon laquelle, dans certaines conditions et par certains de ses comportements, elle a pu provoquer ce qui lui est arrivé et est donc en partie responsable. Cette culpabilisation sous conditions semble s’étendre sur un continuum, dont l’un des extrêmes correspond à la position des « filles qui le font exprès », déjà identifiées dans le discours des jeunes par d’autres auteurs (Bamberg, 2004; Lenhart, 2009). Une distanciation claire est marquée par rapport à ces jeunes filles, car elles incarnent une figure vulgaire et provocante qui suscite peu d’empathie de la part des jeunes.
Contrairement à ce qu’ont observé Grubb et Turner (2012) ou Burt et DeMello (2003), les garçons n’apparaissent pas plus prompts à exercer le blâme ou à soutenir les mythes du viol que les filles. Filles comme garçons semblent s’autoriser à porter le rejet de ces « filles qui le font exprès ». Des mécanismes de distanciation par rapport au stigma (Fonow & Wemmerus, 1992; Goffman, 1963), d’adhésion à des normes perçues comme dominantes et de pression à la normativité (Galland, 2006; Kimmel, 1994), ou encore d’objectification (Fredrickson & Roberts, 1997), peuvent être ici à l’oeuvre. Ces hypothèses gagneraient à être approfondies par des recherches ultérieures.
Ce rejet de la victime de sexting secondaire semble donc moduler les attributions de responsabilité à l’auteur ou à la victime. Par son comportement, la victime a provoqué au moins en partie ce qui lui est arrivé, parfois jusqu’à le mériter pleinement. Ce mécanisme rejoint les processus de victim blaming (Campbell & Raja, 1999) et d’activation des mythes du viol mis en évidence par Stahl et al. (2010) ou encore Payne et al. (1999). Davis et Lee (1996) constataient que les mythes du viol étaient en effet présents dès l’adolescence et Marciniak (1998) ajoute qu’ils sont actifs dans l’attribution de la responsabilité à la victime. Il semble ainsi y avoir une dissonance chez les jeunes. S’ils dénoncent ce qu’ils nomment « jugement », soit le slut shaming, des indices de distanciation et de rejet des figures qui divergent des schémas dominants en matière de genre et de sexualité restent perceptibles. Pourtant, dans chacun des groupes est réaffirmée la responsabilité de l’individu qui a diffusé les sextos plutôt que de la personne qui les a initialement produits. On se situe davantage dans le contexte d’une responsabilité plus ou moins partagée, qui est à la fois fonction de standards genrés subtilement audibles dans la culture adolescente, produits et reproduits par leurs pratiques, et fonction d’un discours qui porte des valeurs de tolérance et d’équité entre les hommes et les femmes. Ces données nous invitent à considérer une culture jeune tout en nuances, où les valeurs sont orientés vers le respect de l’autre, mais où les stéréotypes de genre sont fortement à l’oeuvre, notamment lors d’expériences qui ne peuvent être nommées car prenant forme de sexisme ordinaire, comme le slut shaming. Or, nommer socialement une réalité conduit à faire sens et à dégager des possibilités d’actions pour y faire face; il s’agit de rendre explicites ces processus sexistes diffus.
4.1 Développements cliniques
Sur le plan clinique, il serait souhaitable de déconstruire les représentations et stéréotypes genrés en s’appuyant sur les repères d’équité et de tolérance que valorisent les jeunes. Filles comme garçons semblent porter et reproduire les standards genrés, bien que les filles soient les cibles principales du slut shaming. Il apparaît donc nécessaire de mettre en place des interventions adressées à un public mixte et tenant compte de la spécificité des expériences des filles et des garçons. Étant donné la construction précoce des rôles et des stéréotypes de genre, nous recommandons l’implantation de tels programmes très tôt dans l’adolescence, voire dès la fin de l’école primaire.
Le slut shaming est une forme de violence qui, si elle est nommée dans les écrits scientifiques, ne trouve pas encore sa place dans le discours social et dans la parole des jeunes. Cette expérience fait malgré tout partie de leur quotidien et de leur vécu. L’une des premières pistes pour la prévention serait de permettre de nommer cette réalité omniprésente et diffuse qui semble s’imposer aux jeunes, de rendre explicite le sexisme ordinaire et ses manifestations. Au-delà de ce que cette prise de conscience pourrait générer auprès des jeunes qui auraient été auteurs ou victimes de slut shaming, des leviers de changement pourraient être activés en mobilisant les valeurs positives et prosociales des jeunes pour dépasser l’inconfort de s’être trouvés impliqués, sans avoir pu le dire ou le penser, dans la production de sexisme ordinaire. Notre étude vise à participer à la définition d’une réalité sociale et à agir en vue de rendre visible le slut shaming dans ses manifestations ordinaires.
Conclusion
Nos résultats ont mis en évidence une réalité difficile à mettre en mots pour les adolescents, réalité qui trouve une expression différente pour les filles et les garçons. Le slut shaming prend place dans une culture adolescente hétérogène dans laquelle les standards et normes genrés sont coconstruits dans l’action et l’interaction et toujours sujets à la sanction des pairs. Il est apparu comme une forme de discrimination difficile à nommer, basée sur des critères fluctuants portés par le principe du double standard, et donnant lieu à des expériences qualitativement différentes pour les filles et les garçons.
Le slut shaming est susceptible d’influencer les jugements des jeunes en matière de responsabilisation des victimes (victim blaming), notamment dans les cas de sexting secondaire, s’étendant sur un continuum de culpabilité sous conditions.
Enfin, les implications cliniques s’orientent, d’une part, vers la déconstruction des standards genrés que les jeunes peuvent produire et reproduire dans leurs discours, et ceux que peuvent soutenir les institutions scolaires dès la fin de l’école primaire. Elles s’orientent, d’autre part, vers l’accès à la parole dans des lieux où les jeunes pourront être reconnus dans leurs expériences et soutenus par rapport à l’inconfort qu’elles suscitent, de même que vers une conscientisation et une mise en mots d’une forme de sexisme ordinaire souvent implicite.
Parties annexes
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