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Dans la note éditoriale du premier numéro publié depuis le changement de nom de la revue – Approches inductives est devenue Enjeux et société –, nous avons présenté l’historique de la revue, fondée en 2013. Lors de cette fondation, nous désirions favoriser la diffusion scientifique en français, valoriser les approches inductives en pédagogie et en recherche, et proposer un regard transdisciplinaire sur la construction des connaissances. Avec le changement de nom, la revue Enjeux et société – Approches transdisciplinaires propose six axes différents. L’un de ces axes, les approches inductives, accueille les contributions qui étaient auparavant soumises à la revue du même nom. Les autres axes sont les cultures numériques, l’économie mondialisée, les environnements urbains, la pluralité humaine, de même que la pédagogie de l’enseignement supérieur. Les numéros passés de la revue Approches inductives sont intégrés à la revue Enjeux et société et les contributeurs peuvent soumettre leurs textes portant sur les approches inductives pour publication dans l’axe sur les approches inductives de la revue Enjeux et société.

Enracinée dans la pluralité francophone de l’Ontario et d’ailleurs, la revue Enjeux et société favorise des collaborations fécondes au sein de la Francophonie dans la diversité des domaines du savoir et de l’activité humaine. Elle met la transdisciplinarité au coeur de ses publications, car celle-ci permet d’aborder les grands enjeux du 21e siècle en reconnaissant les limites des disciplines, en prenant en compte tous les discours et en proposant l’excellence en dehors des limites disciplinaires.

Nous profitons de la publication de ce premier numéro où les articles ne sont pas fédérés par une thématique particulière pour présenter une introduction portant sur un aspect essentiel de cette revue qui continue, dans de nouvelles conditions, à être publiée sur Érudit. Nous avons fait le choix dès la fondation de la revue en 2013 de publier la revue uniquement en libre accès et c’est sur cette orientation que nous voulons proposer ici notre réflexion.

Cette orientation est fondamentale et dépasse largement les enjeux pratiques et financiers (publications davantage visibles et accessibles, nombre accru de citations et meilleur facteur d’impact, production scientifique qui se fait mieux connaitre, accès à l’entièreté des connaissances pour les chercheurs, mais aussi pour la population qui finance la recherche par ses taxes). En fait, le libre accès constitue une façon de concrétiser la liberté académique et scientifique comme une responsabilité citoyenne des chercheurs, comme une éthique de la diffusion scientifique enracinée dans les valeurs universelles de partage des ressources et de reconnaissance de la qualité scientifique, d’où qu’elle provienne. La liberté d’accès se joue sur différents plans et non uniquement sur le plan du lectorat. L’accessibilité est offerte aux chercheurs, notamment par le processus d’évaluation qui est essentiellement un processus d’aide à l’amélioration du contenu et de la forme des articles pour en arriver à de hauts standards de qualité. Ainsi, dans des conditions de liberté d’expression exempte de censure ou de contrôle institutionnel sur le contenu comme tel, la rigueur scientifique est exigée et l’aide pour l’atteindre est offerte.

Par ailleurs, la revue, parmi de nombreuses autres, donne accès à son contenu à toute la communauté scientifique qui inclut les étudiants des institutions postsecondaires de tous les pays du monde. Certains diront que tout ce qu’il faut est une connexion à l’Internet, ce qui ne constitue quasiment plus un obstacle aujourd’hui. Cela dit, la pandémie de Covid-19 a montré que la fracture numérique demeure un obstacle, notamment dans les pays d’Afrique subsaharienne, mais même dans certaines régions en occident qui ne sont pas connectées.

Ainsi, la revue Enjeux et société, en particulier dans un numéro sans thème, est là pour que, entre autres, de jeunes chercheurs « partagent » leurs résultats de recherche à d’autres jeunes chercheurs, dans une optique de transformation de la société et de prise en compte des enjeux contemporains de développement durable, d’autonomisation, d’engagement citoyen, de solidarité et de soutien aux personnes les plus vulnérables.

Cette orientation de la revue s’inscrit dans un mouvement international où les organismes subventionnaires et les institutions académiques exigent de plus en plus que les résultats des recherches soient diffusés en libre accès. Le principe est que les connaissances font partie du patrimoine immatériel de l’humanité et que personne n’a le droit de se l’approprier ou de le monnayer. En d’autres mots, les connaissances sont partagées au sens d’une propriété commune – elles appartiennent à tous –, ce qui implique que personne ne revendique un titre de propriété sur les connaissances produites. Ainsi, la propriété est détachée complètement de l’auteurité. Dans ce contexte, l’auteurité constitue une responsabilité (répondre de) qui consiste à assumer qu’on soit l’auteur d’un écrit, tout en le partageant librement avec tous.

Les institutions académiques favorisent de plus en plus la diffusion des résultats de recherche sur le seul critère de la qualité, en passant par une évaluation rigoureuse, et non sur la base de la notoriété de l’auteur ou de la revue. Ici, l’accessibilité pour les chercheurs, ce n’est pas tant une question de gratuité financière, mais une question d’absence de compétition sur des critères extrinsèques comme le facteur d’impact, par exemple.

Concrètement, l’association étroite de la revue avec le Consortium Érudit s’inscrit dans cette orientation fondamentale du libre accès. La mission d’Érudit est d’accélérer l’évolution des pratiques et champs de recherche en sciences humaines et sociales. Érudit offre un accès centralisé à travers sa plateforme de recherche à du contenu dans plus de 30 disciplines des sciences humaines et sociales : des revues savantes et culturelles, des livres, des actes, des mémoires et des thèses, ainsi que différents documents et données de recherche. C’est le plus important diffuseur de ressources francophones en sciences humaines et sociales d’Amérique du Nord. En tout, c’est plus de 250 000 documents qui sont accessibles à partir d’un point d’entrée unique. À travers son offre documentaire, Érudit appuie la recherche en sciences humaines et sociales et favorise la publication de la recherche en français. Grâce à une politique alliant libre accès et accès restreint selon le principe d’une barrière mobile de deux ou trois ans, près de 95 % des collections d’Érudit sont disponibles librement pour tous. Érudit fait rayonner au Canada et à l’international les publications savantes et culturelles diffusées sur la plateforme.

Depuis 2017, le directeur de la revue, Jason Luckerhoff, est étroitement associé au partenariat Coalition Publica qui résulte d’une collaboration rapprochée entre le Consortium Érudit et le Public Knowledge Project, les deux principaux organismes d’édition et de diffusion numériques de la recherche au Canada. Tous les deux fondés en 1998, ces organismes à vocation non commerciale sont rattachés à des universités canadiennes (Université de Montréal, Université Laval, Université du Québec à Montréal, Université Simon Fraser). Ensemble, ils ont associé leurs forces et leurs technologies pour faire avancer le libre accès au pays.

La plateforme erudit.org est le principal lieu de diffusion des revues savantes en sciences humaines et sociales au Canada. Avec plus de 20 millions de pages vues chaque année, les collections diffusées par Érudit sont consultées tant par les chercheurs et les étudiants que par le grand public. Open Journal Systems (OJS) est le logiciel phare du Public Knowledge Project qui permet la gestion et l’édition de revues savante. Développé en code source ouvert, il est utilisé par près de 275 revues au Canada et de 10 000 revues dans le monde.

Afin de répondre aux besoins de la communauté de recherche canadienne en sciences humaines et sociales, l’évolution de Coalition Publica est balisée par divers acteurs du milieu : revues savantes, bibliothèques universitaires, infrastructures de recherche et chercheurs. Quatorze organismes canadiens et internationaux participent à sa gouvernance, parmi lesquels l’Association des bibliothèques de recherche canadiennes, le Directory of Open Access Journals, le Réseau canadien de documentation pour la recherche, ou encore Données de recherche Canada.

En faveur d’un accès élargi et centralisé aux publications de recherche, Coalition Publica propose une offre de services de production et de diffusion numérique, une passerelle technologique entre OJS et la plateforme erudit.org, ainsi qu’un modèle collectif de financement du libre accès, le Partenariat pour le libre accès. Créé en étroite collaboration avec le Réseau canadien de documentation pour la recherche, le Partenariat pour le libre accès est aujourd’hui rejoint par près de 95 bibliothèques universitaires à travers le monde.

Reconnu comme l’une des 17 initiatives scientifiques majeures au pays par la Fondation canadienne pour l’innovation, Coalition Publica vient d’obtenir un financement majeur du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) dans le cadre du concours d’Initiative pancanadienne d’accès aux connaissances. Ce soutien, qui vient contribuer au fonctionnement de ses activités courantes, va permettre de poursuivre le renforcement de l’offre de services aux revues, notamment concernant l’interopérabilité et le respect des normes internationales, en plus de contribuer aux recherches sur le milieu de l’édition savante.

En février 2021, Érudit a diffusé des notes de recherche en français et en anglais sur quatre enjeux majeurs : le droit d’auteur, la science ouverte, le libre accès et les mesures d’impact. Érudit veut poursuivre et renforcer les activités de recherche visant à mieux comprendre la situation des revues savantes canadiennes.

En ce qui concerne les principes et politiques du libre accès, depuis 2015, les trois conseils de recherche du Canada ont une politique de libre accès harmonisée. Elle impose un délai maximal de 12 mois à l’accès gratuit aux résultats de la recherche subventionnée, que ce soit à travers une revue scientifique ou un dépôt institutionnel. Les Fonds de recherche du Québec (FRQ) ont fait de même en 2019.

Les premières revues en ligne étaient considérées de moindre qualité. Mais entre 28 % et 47 % de la recherche dans le monde était publiée en libre accès en 2018.

Benedikt et Friesike (2014) ont identifié cinq écoles de pensée en faveur de la science ouverte : volonté de démocratiser le savoir (Democratic School), rendre la recherche accessible aux citoyens (Public School), la rendre plus efficace (Infrastructure School), favoriser la collaboration (Pragmatic School) et mesurer l’impact de la recherche différemment (Measurement School).

Le CRSH a une politique de diffusion en libre accès depuis 2015 et les FRQ en ont publié une en 2019. Lancée en février 2020, la Feuille de route pour la science ouverte du gouvernement canadien se donne pour objectif de « guider les activités relatives à la science ouverte au Canada » (Bureau du conseiller scientifique en chef du Canada, 2020, p. 5). La feuille de route présente une série de dix recommandations, notamment concernant le libre accès, les données de recherche ouvertes, les principes de données FAIR et l’harmonisation des politiques déjà existantes.

Après cette réflexion sur le libre accès, passons maintenant à la présentation des articles qui sont justement offerts dans ce numéro où l’on découvre un contenu très varié. Une certaine unité thématique s’y laisse entrevoir autour de la recherche qualitative aves ses multiples visages et sa riche diversité de phénomènes à l’étude.

Le premier article, écrit par François Guillemette, Jason Luckerhoff, Marie-Josée Plouffe et Ousmane Thiendella Fall, propose une conceptualisation de la recherche qualitative en tant qu’analyse du vécu humain. À partir de leurs recherches avec des personnes marginalisées, les auteurs ont pu déterminer les éléments essentiels pour une définition consensuelle de la recherche qualitative, capable de réduire l’ambiguïté des nombreuses conceptions et de clarifier ses objectifs principaux. Le coeur de la recherche qualitative est ainsi présenté comme étant l’étude du vécu humain à partir de la conscience que les vivants en ont, en recueillant des données qui proviennent du phénomène étudié et en en faisant une analyse ouverte à la découverte de ce qui n’est pas encore connu.

Le deuxième article, proposé par Rosine Horincq Detournay, postule que « all is emergent-fit »! Contrairement à la plupart des travaux qui se sont intéressés au principe de l’emergent-fit et qui généralement le réservaient à la collecte des données, l’auteure affirme qu’il est plutôt une dynamique transversale, circulaire, hélicoïdale et bien présente dans les différentes étapes de l’approche inductive, notamment dans la problématisation, la théorisation et les différentes analyses. À travers ce travail de conceptualisation très minutieux, elle finit par montrer qu’il s’agit d’un mouvement double d’émergence et d’ajustement. En somme, il s’agit de toute une stratégie opératoire de production de connaissances scientifiques.

S’intéressant à l’interaction entre chercheurs et participants, Karine St-Denis et Stéphane Richard s’interrogent sur les conséquences que peuvent avoir les entretiens de recherche à propos de vécus tragiques sur le chercheur. Il s’agit de comprendre comment le chercheur s’adapte à la souffrance et aux vécus tragiques des participants tout en respectant son statut scientifique. Comment le chercheur peut-il être empathique sans tomber dans le « stress de compassion »? Autrement dit, comment concilier la nécessité humaine d’empathie et l’obligation scientifique de neutralité? L’intérêt particulier de cet article vient de son audace à faire état de cas des plus extrêmes en sensibilité, en délicatesse, en vulnérabilité et en souffrance dans les recherches qualitatives.

Le texte de Gabrielle Pelletier et Raphaële Noël porte sur la procréation médicalement assistée. Leur recherche qualitative inductive, descriptive et exploratoire tente de comprendre l’usage du jargon médical par les couples en relation avec leur vécu et leur expérience du recours au don d’ovules. Notamment grâce à l’usage de métaphores, cet article nous fait découvrir à travers les dynamiques conjugales une relation complexe et paradoxale entre technicité sophistiquée et intimité intense. C’est une forme d’interdisciplinarité réussie entre la linguistique, la psychologie et la psychanalyse.

Le travail de Stéphane Fukazawa-Couckuyt et Jean-François Robin s’inscrit dans les projets de capitalisation des savoirs issus de l’expérience et d’un processus de formalisation et modélisation. Avec l’absence de modèles théoriques préconçus, et en adaptant une approche qualitative inductive, les deux auteurs se sont interrogés sur la nature de l’expertise en passant par l’analyse des thématiques personnelles et des « îlots d’expertise ». Ils nous proposent un modèle explicatif des caractéristiques spécifiques et des thèmes les plus constitutifs de l’expertise propre aux entraîneurs experts.

L’article présenté par Anne-Marie Gagné, Normand Landry, Pascale Caïdor, Christiane Caneva, Mathieu Bégin et Sylvain Rocheleau s’inscrit dans un effort pour vaincre les préjugés et renforcer la justice sociale. Il traite du problème des pratiques communicationnelles au sein des organismes à but non lucratif à travers le cas des groupes de lutte à la pauvreté au Québec. La démarche inductive basée essentiellement sur un travail de catégorisation très pertinent aussi bien sur le plan structurel que sur le plan relationnel a permis aux auteurs d’identifier les pratiques communicationnelles, de même que leurs éléments essentiels : objectifs, besoins, stratégies, moyens et difficultés.

Parallèlement au contexte covidien actuel, Al Hassania Khouiyi propose une étude qualitative exploratoire qui porte sur la manière dont la presse canadienne francophone a couvert et cadré l’épidémie de Zika de 2016. En s’inspirant des théories du cadrage, l’auteure a pu montrer que cette couverture est basée sur un cadrage médiatique en mouvement qui passe du thématique à l’épisodique. Cet article met en lumière plusieurs défis que doivent relever les médias d’information.

De leur côté, Marie Labrousse et Marie-Claude Lapointe présentent les résultats d’une étude statistique comparative portant sur les pratiques numériques en général et la lecture de livres numériques en particulier. Les deux auteures ont réalisé un portrait éclairant sur ces pratiques culturelles au Québec en prenant en compte des variables comme l’âge, la langue, le niveau de scolarité, le genre et la résidence.

Les auteurs Jean-Marc Adjizian, Romain Roult, Bob White, Denis Auger et Dong Qi Zheng, mettent en lumière l’importance du loisir comme moyen facilitateur d’intégration en contexte interculturel, autant pour les nouveaux arrivants à Montréal que pour les Montréalais. En identifiant les défis et les promesses, ils explorent plusieurs pistes d’action pour les différents intervenants en loisir.

L’étude qualitative faite par Margot Goblet et Fabienne Glowacz, a comme visée de comprendre les différentes dimensions du phénomène du slut shaming, de même que ses liens avec le sexisme dans le discours et les représentations d’adolescents. En étudiant notamment comment ces derniers attribuent la responsabilité à l’un ou l’autre des protagonistes en situation d’agression sexuelle, les auteures ont pu montrer l’aspect hétérogène de la culture des adolescents dans leurs explorations de la sexualité et leurs constructions de l’identité de genre.

Deux notes de recherche ont été ajoutées à ce numéro. La première est de Émanuelle Maltais, Jason Luckerhoff et Olivier Bégin-Caouette et présente le contenu du document de réflexion et de consultation L’université québécoise du futur. Tendances, enjeux, pistes d’action et recommandations (Quirion, 2020). La deuxième est de Gilles Pronovost, lequel nous fait part de ses réflexions sur la participation aux activités culturelles à partir de sa riche expérience de recherche sur ce sujet.