Résumés
Résumé
L’éducation inclusive prône la prise en compte de la diversité des besoins de tous les élèves pour permettre à chacun de développer son plein potentiel (Conseil supérieur de l’éducation [CSE], 2017). Or, les champs d’action de plusieurs acteurs et actrices qui contribuent à sa mise en oeuvre sont plus ou moins étanches, dont ceux de l’orthopédagogue (CSE, 2017). Cette situation se traduit par des pratiques variables d’un milieu à l'autre, ce qui occasionne des iniquités et des difficultés d’accès aux services (Office des professions du Québec [OPQ], 2014; Prud’homme, 2018). Cet article expose les résultats d’études québécoises récentes ayant porté sur les rôles et les fonctions des orthopédagogues. Grâce à une méthodologie inspirée de la démarche de recension intégrative (Whittemore et Knafl, 2005), la mise en commun de ces études vise à faire ressortir les principaux enjeux liés à l’exercice de l’orthopédagogie en contexte d’éducation inclusive. Les résultats mettent en lumière différentes tensions de rôles qui ont une incidence sur le déploiement des compétences professionnelles des orthopédagogues en milieu scolaire. Des perspectives de recherche à prioriser pour soutenir ce processus sont proposées pour la prochaine décennie.
Abstract
Inclusive education advocates for considering the diverse needs of all students in order to enable each individual to develop their full potential (Conseil supérieur de l'éducation [CSE], 2017). However, the areas of action for many contributors to its implementation, including that of the special educator (CSE, 2017), are more or less delimited. This situation results in variable practices from one environment to another, leading to inequities and difficulties in accessing services (Office des professions du Québec [OPQ], 2014; Prud’homme, 2018). This article presents the results of recent Quebec studies that focused on the roles and functions of special educators. Through a methodology inspired by the integrative review approach (Whittemore and Knafl, 2005), the synthesis of these studies aims to highlight the main challenges linked to the practice of special education in the context of inclusive education. The results shed light on various role tensions that impact the deployment of professional skills of special educators in a school setting. Research perspectives to prioritize in order to support this process are proposed for the next decade.
Corps de l’article
INTRODUCTION
Le milieu éducatif québécois se veut de plus en plus ouvert à la diversité des besoins des apprenants et des apprenantes (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2020) et des élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage [EHDAA], qui représentent environ 20 % de l’effectif scolaire (ministère de l’Éducation, 2022). Il y a un désir d’offrir de meilleures conditions d’apprentissage et un environnement scolaire plus supportant à tous les élèves, dont à ces derniers. Or, ces intentions ne sont pas simples à opérationnaliser. Le CSE (2017) affirme que : « la croissance du nombre d’élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage conjuguée à la rareté de certaines ressources spécialisées créent une forte pression sur les services d’aide à l’élève, qui ne suffisent plus à la demande » (p. 15). Dans ce contexte, le mode d’intervention basé sur une individualisation des mesures d’aide ne permet plus de répondre à l’ensemble de ces besoins, faute de temps et de ressources humaines et matérielles (CSE, 2017). Plus largement, depuis les deux dernières décennies, un mouvement vers une éducation inclusive s’installe. Celui-ci vise à éliminer l’exclusion sociale de tous les élèves en s’appuyant sur le droit de chaque enfant à fréquenter un établissement scolaire régulier, ainsi que sur les apports d’un modèle de service inclusif pour offrir à tous une éducation de qualité (Fortier et al., 2018). Pour l’ensemble de ces raisons, il convient donc d'adopter une vision de l’éducation qui permet de prendre en compte tant la diversité individuelle de l'apprenant et de l’apprenante que son environnement scolaire (MEES, 2017). Le travail de l'orthopédagogue s'ancre dans cette vision, puisqu’il souhaite permettre à chacun de développer son plein potentiel.
L’orthopédagogue joue un rôle clé au sein de l’environnement scolaire dans le déploiement de cette vision de l’éducation inclusive. L’orthopédagogue est une personne professionnelle en sciences de l’éducation spécialisée dans l’évaluation-intervention auprès des apprenants et apprenantes susceptibles de présenter ou présentant des difficultés d’apprentissage (Association des orthopédagogues du Québec [ADOQ], 2018 ; Brodeur et al., 2015;). Au sein des milieux scolaires, les orthopédagogues ont également la responsabilité de soutenir le développement de compétences et de favoriser la réussite de tous les élèves, puisqu’ils contribuent à la prévention des difficultés d’apprentissage et à la mise en oeuvre de la différenciation pédagogique (Brodeur et al., 2015; ADOQ, 2018). Bien que l’orthopédagogue apparaisse comme un acteur ou une actrice pouvant jouer un rôle déterminant dans la réussite de tous les élèves dans une perspective inclusive, plusieurs défis sont à surmonter en lien avec l’accomplissement de son rôle et de ses fonctions.
Un rôle à clarifier
Les études laissent entrevoir que le rôle et les fonctions de l’orthopédagogue varient en fonction de l’évolution des politiques éducatives et qu’ils s’articulent de manière variable au sein des milieux éducatifs (OPQ, 2014; Prud’homme, 2018; Tardif et Lessard, 1992). Un certain flou entoure les pratiques orthopédagogiques, et il existerait une confusion quant aux responsabilités attribuées à l’orthopédagogue dans les différentes conventions collectives au Québec (OPQ, 2014). Cette situation est en partie explicable par la création d’une nouvelle appellation pour désigner les orthopédagogues, celle des personnes orthopédagogues professionnelles. Cette appellation créée au début des années 2000 était destinée à l’intervention individuelle hors de la classe dans une approche clinique qui se centre davantage sur la rééducation des processus déficitaires chez l’élève (Prud’homme, 2018). Puis, les termes désignant les personnes orthopédagogues-enseignantes ou enseignantes en orthopédagogie ont été créés dans les années 2000 pour représenter les orthopédagogues travaillant davantage au sein des classes et s’inscrivant plutôt dans une posture pédagogique. Prud’homme (2018) précise que « la frontière est poreuse, mais réelle » (p. 150) entre les différents postes, puisque certaines personnes orthopédagogues souhaitent intervenir directement en classe, alors que d’autres préfèrent faire de la rééducation à l’extérieur de la classe, et ce, peu importe leur statut. À cet effet, le dilemme ne serait pas nouveau puisque la profession de l’orthopédagogue oscille entre la vision clinique et la vision pédagogique depuis les années 1970 (Tardif et Lessard, 1992). Cette réalité en lien avec l’accréditation syndicale en contexte québécois, qui est sous-tendue par la présence de ces deux visions de l’orthopédagogie, a des répercussions sur la perception que l’orthopédagogue a de son rôle. Pour cette raison, il « devient impératif [...] de clarifier le rôle et les compétences attendues des orthopédagogues au sein de différents milieux de pratique et d’encadrer l’exercice de cette profession » (OPQ, 2014, p. 38).
L’orthopédagogie en contexte d’éducation inclusive
Dans le contexte inclusif décrit précédemment, le rôle et les fonctions de l’orthopédagogue sont aussi appelés à évoluer et même à se transformer (Dubé et al., 2020; Mérini et al., 2011; Rousseau et al., 2017; Simonsen et al., 2010). L’altération des frontières du champ de pratique, exposée dans la section ci-haut, participe également à provoquer diverses tensions de rôles. Selon Fortier et al. (2018), le passage vers une éducation inclusive peut s’observer à travers trois marqueurs de changement paradigmatique. Il est possible de voir des liens entre ces marqueurs paradigmatiques et l’évolution du travail orthopédagogique.
Le premier marqueur est l’abandon d’une conception médicale au profit d’une approche biopsychosociale qui tient davantage compte des interactions individu-environnement (Fortier et al., 2018). La vision médicale des difficultés scolaires, qui est encore présente dans les milieux, détourne l’attention de l’environnement social et des enjeux collectifs sous-jacents aux problèmes et encourage l’individualisation des problèmes sociaux (Brault et al., 2022; Lavoie et al., 2013). Aussi, la vision médicale fait reposer la responsabilité des difficultés scolaires sur les caractéristiques personnelles de l’apprenant ou l’apprenante (Fougeyrollas et al., 2018). Cette vision encourage très peu les acteurs et les actrices scolaires à adapter les conditions de l’environnement scolaire pour limiter les obstacles et ajouter des facilitateurs aux apprentissages (Ruberto et al., 2023). En ce qui concerne le rôle et les fonctions des orthopédagogues, il est possible d’émettre l’hypothèse que cette vision médicale des difficultés scolaires oriente essentiellement leurs services vers l’extérieur de la classe, ce qui constitue effectivement le modèle de services dominant actuellement au Québec (Gaudreau, 2010; Tremblay, 2012; Trépanier, 2005; Trépanier et Beaulieu, 2019), tout en générant un grand volume de demandes d’évaluation et d’individualisation des mesures d’aide.
Le deuxième marqueur vise à délaisser une perspective individuelle pour adopter une perspective communautaire où des approches pédagogiques à visée universelle sont implantées pour répondre aux besoins de tous les élèves (Fortier et al., 2018) en agissant sur les obstacles à l’apprentissage (CSE, 2017). L’utilisation d’approches à visée universelle, telles que la pédagogie universelle et la différenciation pédagogique, permettent aux intervenants et intervenantes scolaires d’agir dans une logique proactive et collective plutôt que réactive et individuelle (Bergeron, 2016; Desmarais et Flanagan, 2023). Cette perspective communautaire réaffirme l’importance des actions préventives de l’orthopédagogue destinées à tous les élèves ainsi que le soutien à l’enseignement-apprentissage, puisque les stratégies visant à aider certains élèves peuvent bénéficier à tous et à toutes (Fortier et al., 2018). Les orthopédagogues maitrisent les approches pédagogiques à visée universelle permettant de répondre aux besoins diversifiés des élèves, et leur expertise en évaluation, en différenciation et en individualisation peut se révéler très utile pour le personnel enseignant (Murawski et Hughes, 2009). Toutefois, les orthopédagogues se sentiraient peu efficaces dans ce travail de soutien auprès du personnel enseignant puisque la plupart n’ont pas reçu de formation pour exercer ce rôle (DeVore et al., 2011; Saint-Laurent et al., 1995). De plus, le soutien offert en classe peut amener un inconfort ou même de l’anxiété chez le personnel enseignant, notamment en raison de la peur du jugement et la peur de se sentir observé (Rousseau et Thibodeau, 2011; Rousseau et al., 2014).
Le troisième marqueur de ce changement paradigmatique est l’engagement des communautés éducatives dans un processus réflexif et transformationnel (Fortier et al., 2018). Ce ralliement autour d’une perspective inclusive nécessite une mise en commun des expertises et des ressources qui devrait dépasser la seule coordination de l’action pour réellement « agir ensemble » (Bélanger et al., 2018). Pour ce faire, la clarification des rôles et des fonctions des actrices et acteurs concernés, dont fait partie l’orthopédagogue, est primordiale puisque celle-ci figure parmi les facteurs les plus influents pour améliorer le travail collaboratif (Baron et al., 2019; Baron et al., accepté; Boudreau, 2018; Consortium pancanadien pour l’interprofessionnalisme en santé [CPIS], 2010; Robidoux, 2007). En effet, le manque de clarification du rôle influence l'identité professionnelle (Gohier et al., 2001), mais aussi la collaboration interprofessionnelle (Baron et al., accepté). Cette clarification permettrait d’optimiser le potentiel de son champ de pratique, favoriserait une utilisation plus appropriée des professionnels et des professionnelles et une répartition plus équitable de la charge de travail (CPIS, 2010). Cette situation met de l’avant l’importance de dissiper les confusions autour du rôle et des fonctions de l’orthopédagogue.
CADRE CONCEPTUEL
À l’instar des thématiques exposées dans la section précédente, le cadre conceptuel permet d’approfondir les différents rôles et fonctions de l’orthopédagogue, ainsi que les tensions qui sous-tendent ces rôles.
Le rôle et les fonctions de l’orthopédagogue
Moreau (2015) explique que le concept de « rôle » se construit dans une perspective du « vouloir » s’accomplir comme personne et du « pouvoir » agir comme professionnel ou professionnelle selon les fonctions attribuées à sa profession. Le concept de rôle est étroitement lié aux diverses fonctions qu’une personne assume dans une organisation. Moreau (2015) explique que ces fonctions sont attribuées et reconnues par le milieu au regard de compétences professionnelles. Les compétences professionnelles de l’orthopédagogue ont été définies dans deux référentiels de compétences, soit le Référentiel de compétences pour une maîtrise professionnelle en orthopédagogie (Brodeur et al., 2015) et Le référentiel des compétences professionnelles liées à l’exercice de l’orthopédagogue au Québec (ADOQ, 2018). Le contenu de ces référentiels étant à la fois différent et complémentaire a été pris en compte dans le présent article pour assurer une analyse fine et élargie des fonctions de l’orthopédagogue. Plus précisément, les huit compétences suivantes ont été retenues. Elles sont présentées dans le tableau 1.
Les tensions de rôles
Comme il a été démontré dans l’introduction, il arrive que l’orthopédagogue ne soit pas en mesure de répondre pleinement aux attentes du milieu éducatif. Cette situation correspond aux tensions de rôles qui se définit comme : « le sentiment qu’éprouve un individu qui se trouve dans une situation où il lui est difficile [...] de répondre à toutes ces attentes de façon satisfaisante tant à ses yeux qu’aux yeux des personnes qui les formulent » (Royal et Brassard, 2010, p. 27).
Royal et Brassard (2010) identifient quatre types de tensions de rôles. La surcharge fait en sorte que la personne éprouve le sentiment qu’elle ne dispose pas de temps suffisant pour répondre à l’ensemble des attentes qui lui sont formulées ou qu’elle se sent trop fortement sollicitée dans des situations complexes sur le plan émotif et cognitif. Les conflits de rôles sont liés au fait que la personne doit satisfaire des attentes qui sont incompatibles ou en contradiction avec ses valeurs et la conception de son rôle. L’incapacité de remplir les rôles peut s’expliquer par une insuffisance de ressources personnelles ou de moyens techniques pour répondre aux attentes à son égard. La personne peut également juger qu’elle manque d’informations cruciales ou encore d’autorité pour exercer son rôle. Enfin, l’ambigüité des rôles fait en sorte que la personne ne connait pas ou ne comprend pas les standards à atteindre, les procédures et les manières de faire pour exercer ses rôles.
MÉTHODOLOGIE
Cet article a pour but de mettre en commun les résultats d’études portant sur le rôle et les fonctions de l’orthopédagogue afin de faire ressortir les principaux enjeux liés à l’exercice de l’orthopédagogie dans une perspective d’éducation inclusive au Québec. Il constitue un texte réflexif appuyé par la documentation scientifique récente et s’inscrit dans une démarche méthodologique inspirée de la recension intégrative (Whittemore et Knafl, 2005).
La première étape sous-jacente à la démarche employée consiste à identifier le problème à l’étude (Whittemore et Knafl, 2005). Dans le présent article, le problème concerne le flou existant autour du rôle et des fonctions de l’orthopédagogue dans une perspective inclusive. La deuxième étape vise à relever les écrits en lien avec le problème étudié grâce à des critères prédéterminés (Benshila, 2014). Ici, il a été choisi de mettre en commun les résultats d’études menées par les auteures du présent article dans un mouvement de collaboration et de réflexion collective puisqu’elles ont mené des recherches portant sur les rôles et les fonctions des orthopédagogues au cours des cinq dernières années. Des critères ont permis de sélectionner les écrits analysés. Les écrits devaient porter sur des recherches récentes ayant : 1) Étudié le rôle et les fonctions de l’orthopédagogue au cours des cinq dernières années pour refléter la réalité la plus actuelle possible; 2) Été menées en contexte québécois pour tenir compte de la spécificité de la profession; 3) Été menées dans des contextes organisationnels variés pour dresser un portrait global de la situation. La troisième étape, qui vise à évaluer les écrits recensés, a été effectuée à la lumière des trois critères évoqués. Les écrits recensés sont regroupés dans le tableau 2.
La quatrième étape correspond à analyser des données issues des écrits. Selon Witthermore et Knafl (2005), les méthodes d’analyse des recherches qualitatives sont tout à fait applicables aux recensions intégratives puisqu’elles permettent des comparaisons itératives des sources de données. Un corpus réunissant tous les écrits sélectionnés a été constitué à partir du logiciel QSR NVivo 1.7.1 pour faciliter la codification et l’analyse (Roy, 2009). Une analyse de contenu (Bardin, 2013) recourant à une codification mixte est privilégiée pour se baser sur les concepts inhérents à l’étude, tout en laissant de la place à des codes émergents (Gendron et Brunelle, 2010). Une analyse verticale a été effectuée en considérant chaque source dans son intégralité, suivie d’une analyse horizontale ayant pour but de dégager une cohérence thématique entre les différentes sources (Blanchet et al., 2005). La cinquième étape de la recension intégrative consiste à diffuser les nouvelles connaissances issues de la recension intégrative des écrits auprès des personnes concernées (Benshila, 2014).
RÉSULTATS
La présentation des résultats est structurée à partir de deux grands thèmes. Le premier vise à décrire le rôle et les fonctions de l’orthopédagogue, alors que le deuxième a pour but de relever les tensions de rôles existant dans la profession, au regard des compétences dégagées dans les référentiels en vigueur.
Une description du rôle et des fonctions de l’orthopédagogue
Les résultats révèlent que le rôle de l’orthopédagogue est associé à une variété de titres et de contextes. L’étude de Granger et al. (2021) fait ressortir les différents titres correspondant aux profils des personnes répondantes : orthopédagogue, orthopédagogue professionnelle, enseignante orthopédagogue, enseignante, etc. Ces titres d’emploi sont variés, mais ne témoignent pas nécessairement d’une expertise spécifique et seraient plutôt tributaires du fonctionnement différent des centres de services scolaires (CSS). Les données mettent également en évidence que l’orthopédagogue oeuvre dans une variété de contextes professionnels en fonction notamment du niveau scolaire, du secteur de travail (public ou privé), de la région administrative et du nombre d’écoles assignées qui peut aller jusqu’à trois (Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2021).
Les résultats apportent également un éclairage spécifique en lien avec quatre fonctions assumées par l’orthopédagogue : l’évaluation, l’intervention, la collaboration et la gestion. Les recherches recensées dans le cadre de cet article ont porté un regard sur ces quatre fonctions en particulier. En ce qui concerne l’évaluation, trois thèmes sont ressortis de l’analyse : les objectifs, les outils, les tâches et les élèves ciblés. Les objectifs des évaluations orthopédagogiques sont divers. Le plus souvent, ces évaluations visent à dépister et à prioriser les élèves qui ont de plus grands besoins en termes de soutien à l’apprentissage pour déterminer le service adéquat (Boily, 2020; Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2021). Elles contribuent également à faire le portrait de la situation de l’élève et à planifier et ajuster la démarche d’évaluation-intervention (Boily, 2020; Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2022). Dans l’étude de Granger et al. (2021), les objectifs des évaluations s’inscrivent dans une perspective de soutien au transfert des apprentissages pour observer le réinvestissement des stratégies travaillées en orthopédagogie dans la salle de classe. Dans l’étude de Boily (2020), des évaluations orthopédagogiques ont pour objectif de pister les progrès afin de quantifier l’amélioration de la réponse à l’intervention. Ensuite, l’analyse des données montre que les outils utilisés sont variés. Les résultats révèlent une utilisation d’outils standardisés (Boily, 2020; Ruberto et al., 2021) ou encore d’outils conçus par les orthopédagogues (Boily, 2020). De plus, il semble que l’évaluation porte principalement sur le niveau de développement des compétences des élèves et tienne peu compte des caractéristiques présentes dans les environnements pouvant entraver le développement de ces mêmes compétences (Ruberto et al., 2023a). Pour ce qui est des tâches en lien avec la compétence à évaluer, elles se résument principalement à l’analyse et à la priorisation des demandes d’évaluation (Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2023a), ainsi qu’à la passation, l’analyse et l’interprétation de l’évaluation (Boily, 2020; Granger et al., 2021). Enfin, les élèves ciblés par ces évaluations sont les élèves à risque et en difficulté d’apprentissage (Boily, 2020; Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2023a) ou encore l’ensemble des élèves d’un niveau scolaire lorsqu'il s'agit de brosser un portrait d'une cohorte (Boily, 2020; Granger et al., 2021).
Les analyses portant sur l’intervention permettent de mettre en lumière trois thèmes : les objectifs, la cible d’intervention et le choix de la cible d’intervention. Tout d’abord, l’objectif des interventions orthopédagogiques correspond au soutien à l’apprentissage (Boily, 2020; Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2021). Ce soutien peut prendre différentes formes (p. ex. à l'intérieur ou à l'extérieur de la classe, individuelle ou en sous-groupe) et s’inscrit dans divers contextes (p. ex. soutien aux transitions scolaires, soutien en lien avec les aides technologiques, intensification des interventions, etc.) (Boily, 2020; Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2021). Ensuite, les principales cibles d’intervention orthopédagogique sont la lecture, l’écriture, les mathématiques (en moins grande proportion), les stratégies d’autorégulation et les outils d’aide technologique (Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2023b). L’étude de Ruberto et al. (2023a) fait ressortir également le rehaussement des compétences d'ordre méthodologique, telles que les stratégies d’études, la préparation aux évaluations, la gestion de l’anxiété et l’autorégulation. Pour sa part, l’étude de Granger et al. (2021) mentionne le langage oral comme levier à la compréhension lorsqu'il est intégré dans une séquence d'enseignement-apprentissage comprenant de la lecture et de l'écriture. Cette donnée est ressortie à une seule reprise dans le corpus. En ce qui concerne le choix de l’objet d’intervention, plusieurs orthopédagogues se basent sur des observations et sur des interventions antérieures, alors que d’autres s’appuient sur le diagnostic de l’élève (Ruberto et al., 2022).
Pour ce qui est de la collaboration, trois thèmes ont émergé de l’analyse : le contexte, les acteurs et actrices et les motifs. Sur le plan du contexte, il semble que les pratiques de collaboration des orthopédagogues soient le plus souvent réalisées de façon informelle et spontanée, par exemple entre deux cours en marchant dans le corridor (Boily, 2020; Ruberto et al., 2023b). Certaines rencontres s’effectuent dans des contextes formels, comme des rencontres prévues à l'horaire qui impliquent souvent la présence de la direction d’établissement (Boily, 2020; Ruberto et al., 2023b). Les orthopédagogues collaborent avec divers acteurs et actrices, notamment la direction d’établissement, le personnel enseignant, les autres professionnels et professionnelles scolaires et les parents (Boily, 2020; Ruberto et al., 2023b). Les principaux motifs de collaboration concernent l’accompagnement des élèves et le soutien au personnel enseignant en lien notamment avec l’implantation de nouvelles pratiques (Boily, 2020; Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2021). Les orthopédagogues jouent parfois un rôle pivot ou de personne-ressource auprès des directions d’établissement concernant certains dossiers d’élève (Ruberto et al., 2022).
En ce qui concerne la gestion, quatre thèmes ressortent : le plan d’intervention, les aides technologiques, le matériel pédagogique et la planification du service. Les orthopédagogues participent aux différentes étapes de la démarche du plan d’intervention (collecte de données, planification, rédaction, révision) et il semble que cette implication soit très variable selon les milieux (Ruberto et al., 2022). Elles s’occupent également de la gestion des aides technologiques et du matériel informatique (distribution, installation, soutien technique, coordination des prêts, etc.) (Ruberto et al., 2022). De plus, la gestion du matériel pédagogique engendre un travail de recherche, d’adaptation et de conception (création d’outil de pistage de progrès, adaptation de matériel, etc.) (Boily, 2020). Enfin, la planification du service amène également plusieurs tâches de gestion (p. ex. microplanification, macroplanification, organisation de l’horaire) (Boily, 2020).
Tensions de rôles vécues par l’orthopédagogue dans l’exercice de ses fonctions
Comme démontré dans la section précédente, les orthopédagogues assument différentes fonctions dans des contextes variés. Les analyses mettent également en lumière des défis relatifs à l’exercice de leur rôle et de leurs fonctions. Ceux-ci ont été catégorisés selon les quatre tensions de rôle (Royal et Brassard, 2010).
Le premier type de tension de rôle est occasionné par les résultats de l’analyse qui démontrent que les orthopédagogues font face à une situation de surcharge. Il apparait que des personnes orthopédagogues ayant participé aux études consultées ont un trop grand nombre de tâches à réaliser pour le temps dont elles disposent (Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2023b). Le nombre important d’élèves à suivre combiné à la lourdeur des tâches administratives, dans un contexte de manque de ressources et d’effectifs, complexifie grandement l’exercice de la profession (Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2023b). Il en résulte une difficulté à assumer des fonctions aussi importantes que l’évaluation (Ruberto et al., 2023a) et l’intervention (Granger et al., 2021), ainsi qu’un manque de temps pour échanger et se concerter avec les collègues (Boily, 2020; Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2022).
Le deuxième type de tension concerne les conflits de rôle. Les résultats de l’analyse révèlent que des personnes orthopédagogues se retrouvent en situation de conflits de rôle, puisqu’elles doivent satisfaire des attentes qui sont en contradiction avec leur propre conception de leur rôle (Granger et al., 2021). Cette situation est en partie explicable par la méconnaissance et l’incompréhension du rôle et des fonctions de l'orthopédagogue par les diverses personnes intervenantes dans le milieu scolaire (Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2023b). Les données révèlent que cette méconnaissance du rôle et des fonctions de l’orthopédagogue s’observe notamment auprès du personnel enseignant, ce qui peut entrainer chez l’orthopédagogue une difficulté à assumer, entre autres, les fonctions de collaboration et d’intervention. Certaines personnes enseignantes ont la perception qu’elles pourraient être jugées par l’orthopédagogue (Ruberto et al., 2023b) et refusent d’intervenir conjointement en classe (Granger et al., 2021). D’autres personnes orthopédagogues dénoncent qu’elles doivent laisser les personnes enseignantes dicter leurs tâches, puisque ces dernières peuvent décider, par exemple, qu’un de leur élève ne peut pas sortir de la classe pour voir l’orthopédagogue lors du moment proposé (Granger et al., 2021). Les résultats mettent également en lumière que cette incompatibilité dans la compréhension du rôle et des fonctions s'observe dans les exigences de certaines directions d’établissement. Des personnes orthopédagogues doivent entre autres assumer des tâches de gestion jugées non essentielles dans le cadre de leurs fonctions pour réaliser leur travail, et d’autres ne sont pas consultées pour structurer leurs tâches (Granger et al., 2021). L’étude de Boily (2020) montre pour sa part que ce conflit de rôle peut parfois être engendré par une orientation des services éducatifs. Par exemple, dans un CSS, un programme « clé en main » pour les interventions intensives en lecture est fortement suggéré. Le rôle de l'orthopédagogue se trouve alors assujetti à un rôle technique et requiert moins de jugement professionnel et de créativité selon une orthopédagogue participante.
Le troisième type de tension est provoqué par une incapacité à remplir les rôles en raison d’une insuffisance de moyens. Les résultats démontrent que des orthopédagogues dénoncent le manque de ressources humaines et matérielles pour soutenir pleinement l’apprentissage des élèves (Granger et al., 2021; Ruberto et al., 2023b). La pénurie de personnel qui sévit actuellement dans les écoles entraine la relocalisation d’orthopédagogues en vue de combler les besoins de personnes enseignantes dans les classes, ce qui complexifie le travail de l’orthopédagogue (Granger et al., 2021). Les données révèlent aussi que certaines personnes orthopédagogues dénotent un manque de soutien de la direction d’établissement, ainsi qu’un manque de cadre de fonctionnement clair pour structurer leur travail (Granger et al., 2021). Dans certaines situations, les attentes sur la nature des interventions seraient non spécifiées et un manque de cohérence serait parfois observé par rapport à l’attribution des tâches (Granger et al., 2021). Le manque de soutien et de formation à propos des approches à visée universelle est également apporté par des participantes de l’étude de Boily (2020). De surcroit, cette étude révèle que des orthopédagogues peuvent ressentir un certain inconfort à assumer une fonction de rôle-conseil auprès du personnel enseignant sans avoir la pleine autorité pour le faire, faute d’appui ou de moyens.
Le quatrième type de tension est occasionné par une ambigüité des rôles faisant en sorte que la personne ne connait ou ne comprend pas pleinement les standards ou les procédures pour exercer sa profession. L’étude de Granger et al. (2021) révèle le fait que l’orthopédagogue doit conjuguer plusieurs rôles qui ne sont pas toujours bien définis, tels que ceux d’évaluateur, d’intervenant, d’agent de changement ou de leader pédagogique. L’étude de Boily (2020) met en lumière certaines ambiguïtés en lien avec la fonction de collaboration, ainsi qu’avec celle d’intervention. En ce qui concerne la collaboration, les résultats dénotent que l’orthopédagogue apporte un soutien au personnel enseignant, mais celui-ci n’est pas clairement établi (Boily, 2020). Bien que ce rôle de soutien semble appuyé par les orientations des CSS ainsi que par la direction d’établissement, et que les orthopédagogues aient une propension naturelle à assumer ce genre de rôle, celui-ci est très peu formalisé dans les milieux étudiés (Boily, 2020). Cela fait en sorte que les orthopédagogues n’ont pas de temps et de reconnaissance attitrés à cette fonction, ce qui crée une confusion dans l’exercice de leurs fonctions. Pour ce qui est de l’intervention, cette même étude fait ressortir l’existence d’une incompréhension en lien avec les paramètres d’intensification des interventions rééducatives et individualisées (Boily, 2020). L’analyse des données révèle que les trois orthopédagogues participantes ont des visions différentes de ce qui caractérise les interventions de nature rééducative et individualisée. Pour une orthopédagogue, il s’agit du choix du matériel, alors que pour une autre, il s’agit de la fréquence et de la spécificité des objectifs d’intervention. La dernière se fie plutôt sur le nombre d’élèves assistant à la séance d’intervention. Cette situation occasionne donc de l’ambigüité dans la mise en oeuvre des interventions spécifiques et intensives.
DISCUSSION CONCLUSIVE
L’objectif de cet article est de faire ressortir les principaux enjeux liés à l’exercice de l’orthopédagogie dans une perspective d’éducation inclusive. À la lumière des résultats présentés précédemment, il est possible de dégager deux grands enjeux.
Un enjeu de clarté
Le premier enjeu relevé à travers l’analyse des résultats est le manque de clarté en ce qui concerne le rôle et les fonctions des orthopédagogues, et cette situation occasionne diverses tensions de rôles. Dans un premier temps, les résultats démontrent que ce manque de clarté a une incidence sur la représentation que l’orthopédagogue a de sa profession. Cette représentation de « soi comme orthopédagogue » est d’ailleurs intimement liée au processus de construction de l’identité professionnelle (Gohier et al., 2001). Les données analysées mettent en lumière le fait que certaines personnes orthopédagogues auraient besoin de balises plus claires pour structurer leur travail, ce qui peut contribuer à expliquer le flou entourant les pratiques orthopédagogiques (ADOQ, 2018; OPQ, 2014; Prud’homme, 2018; Tardif et Lessard, 1992). Les résultats révèlent que le flou se reflète dans plusieurs fonctions de l’orthopédagogue, que ce soit l’évaluation, l’intervention, la collaboration ou la gestion. Il concerne aussi les interventions rééducatives et individualisées, ce qui constitue pourtant une expertise spécifique à l’orthopédagogie. Cela réitère l’importance de formaliser davantage le rôle et les compétences attendues des orthopédagogues afin de mieux encadrer l’exercice de cette profession, comme suggéré par l’OPQ en 2014. D’ailleurs, dans une étude menée par Royal et Brassard (2010), l’absence de description formelle de la profession constituerait une caractéristique susceptible d’augmenter les tensions de rôles. Il existe pourtant deux référentiels de compétences qui définissent les compétences professionnelles en orthopédagogie (ADOQ, 2018; Brodeur et al., 2015). Il serait approprié de se demander si ceux-ci sont utilisés dans les milieux de pratique et s’ils reflètent toujours la réalité actuelle. La présence de deux référentiels, un destiné à la formation de deuxième cycle universitaire et l’autre destiné aux personnes praticiennes, contribue peut-être à cette difficulté d’établir des points de repère communs. Enfin, il convient de se demander si ces référentiels ne devraient pas être accompagnés d’outils de soutien pour éclairer davantage la profession, comme des guides de pratique. Ces derniers sont d’ailleurs déjà utilisés au sein d’autres professions, notamment dans le secteur des services sociaux (Fédération québécoise des centres de réadaptation, 2010).
Dans un second temps, ce manque de clarté teinte aussi les rapports entre l’orthopédagogue et ses collègues. Les résultats mettent en lumière la présence d’une méconnaissance du rôle et des fonctions de l’orthopédagogue chez les collègues, ce qui provoque différentes tensions de rôles. La personne orthopédagogue se doit de conjuguer avec une diversité de demandes qui ne sont pas toujours compatibles avec la conception qu’elle a de son rôle, et celles-ci ne sont pas toujours cohérentes entre elles. Dans certains cas, la faible reconnaissance de l’expertise des orthopédagogues amène ces dernières à jouer un rôle plus technique et limite les possibilités d’actions orthopédagogiques, notamment en salle de classe. Pourtant, les pratiques collaboratives en classe constituent un élément clé pour soutenir une éducation universelle, équitable et accessible à tous les élèves (Dubé et al., 2020). Dans d’autres cas, les orthopédagogues doivent soutenir le personnel enseignant dans l’implantation de nouvelles pratiques, sans avoir de temps, de reconnaissance et de ressources pour le faire. Or, ce travail de soutien à l’enseignement mériterait d’être davantage formalisé, comme recommandé par Thomazet et al. (2014), puisque les interactions dans le seul mode informel ne suffisent pas pour assurer une véritable collaboration interprofessionnelle (Beaumont et al., 2010). La présence d’une diversité de titres et d’affiliations syndicales doit également contribuer à exacerber la confusion (OPQ, 2014; Prud’homme, 2018; Tremblay et Granger, 2018). Cette difficulté à comprendre la profession de l’orthopédagogue a sans contredit une incidence sur son identité professionnelle qui se construit au contact de l’autre et des demandes sociales (Gohier et al., 2001).
Un enjeu d’équilibre
Les résultats obtenus mettent également en évidence la présence de déséquilibres pouvant nuire à l’exercice de la profession d’orthopédagogue. Le premier déséquilibre est lié à la quantité de demandes par rapport à la capacité réelle des orthopédagogues, qui crée une surcharge de travail importante. Les personnes orthopédagogues des études consultées auraient souvent un trop grand nombre d’élèves à suivre et de tâches à réaliser pour le temps et les ressources dont elles disposent. Il y a lieu de s’interroger à savoir si la perspective communautaire est adoptée dans ces différents milieux éducatifs, ce qui correspond à un marqueur de changement paradigmatique vers l’éducation inclusive (Fortier et al., 2018). En effet, le déploiement d’approches à visée universelle présentées précédemment, telles que la différenciation pédagogique et la pédagogie universelle, pourrait potentiellement réduire les obstacles à l’apprentissage et ainsi, réduire le nombre d’élèves ayant besoin de services spécialisés. Cette situation de surcharge peut également être renforcée par le phénomène de médicalisation des difficultés scolaires, qui est associée à un autre marqueur de changement paradigmatique vers une éducation inclusive (Fortier et al., 2018). Cette vision médicale des difficultés scolaires peut générer un grand volume de demandes d’évaluation et d’individualisation des mesures d’aide, tout en menant à un morcellement des interventions (CSE, 2017).
Le deuxième élément concerne la recherche d’un plus grand équilibre entre les différentes fonctions. À cet effet, il semble y avoir un déséquilibre engendré par la lourdeur administrative. Ce déséquilibre peut être en partie explicable par l’approche centrée sur la quête du diagnostic pour l’obtention du financement : « Ce processus est jugé très lourd par les milieux scolaires. Il n’est pas rare qu’il mobilise les ressources professionnelles (ex. psychologue, orthophoniste, orthopédagogue) une bonne partie de l’automne au détriment du service direct au personnel enseignant et aux élèves. » (CSE, 2017, p. 27) Le temps passé à accomplir ces tâches administratives ne peut donc pas être attribué à l’exercice d’autres fonctions comme l’évaluation et l’intervention, qui sont des services directs à l’élève. Ces tâches administratives peuvent également empiéter sur la fonction de collaboration. Les orthopédagogues des études recensées dénoncent d’ailleurs le manque de temps pour échanger et se concerter avec les collègues, ce qui représente pourtant une condition favorable au développement de pratiques plus inclusives (Rousseau et al., 2014).
Un troisième déséquilibre s’observe dans les dynamiques de pouvoir, qui ont une incidence sur l’exercice du rôle de l’orthopédagogue. D’un côté, les données démontrent que des orthopédagogues se trouvent dans un flou caractérisé par le manque de soutien de la part de la direction d’établissement et par le manque de balises claires. D’un autre côté, les résultats révèlent que d’autres orthopédagogues se situent dans un cadre contraignant altérant leur autonomie professionnelle en raison de l’ajout de tâches de gestion jugées non essentielles. Ce déséquilibre sur le plan du pouvoir s’observe également auprès du personnel enseignant. Les données mettent en évidence le fait que certaines personnes orthopédagogues ont de la difficulté à intervenir conjointement en classe puisque des personnes enseignantes ont la perception qu’elles pourraient être jugées, ce qui est corroboré dans d’autres études (Rousseau et Thibodeau, 2011; Rousseau et al., 2014). D’autres personnes orthopédagogues expriment leur mécontentement quant au fait qu’elles sont contraintes de suivre les directives du personnel enseignant pour définir leurs missions. Cette situation engendre un quatrième déséquilibre, soit un déséquilibre entre le désir de répondre aux demandes sociales et l’affirmation de soi, qui est au coeur du processus de construction identitaire. Gohier et al. (2001) expliquent que la rencontre avec l’autre (direction d’établissement, collègue, etc.) provoque des moments de remise en question qui amènent la personne à établir des compromis entre les demandes sociales et son affirmation de soi. Malgré le fait que ce processus est déséquilibrant, ces auteurs et auteures affirment que c’est à travers celui-ci que l’identité professionnelle se transforme et se redéfinit.
Synthèse et perspectives de recherche pour l’avenir
En définitive, les enjeux décrits précédemment ont sans contredit une incidence en contexte d'éducation inclusive. La figure 1 illustre cette incidence.
Les enjeux de clarté et d’équilibre provoquent d’importantes tensions de rôles qui empêchent les orthopédagogues d’exercer pleinement leurs fonctions. Ces tensions sont des facteurs de stress susceptibles d’occasionner entre autres de l’insatisfaction, de la fatigue, ainsi que des absences fréquentes et prolongées du travail (Royal et Brassard, 2010). Les tensions de rôles nuisent au déploiement des compétences en situation de travail, ce qui affecte négativement l’agir compétent des orthopédagogues (Le Boterf, 2015). En ce sens, si l’orthopédagogue n’arrive pas à actualiser pleinement ses compétences professionnelles, cela a sans doute une incidence en contexte d’éducation inclusive. En effet, le changement de paradigme vers une éducation inclusive provoque divers ajustements dans la pratique orthopédagogique au regard des trois marqueurs présentés précédemment (Fortier et al., 2018) : évaluation des élèves dans une perspective biopsychosociale tenant compte des interactions individu-environnement; participation à l’implantation d’approches à visée universelle; engagement dans un processus réflexif et transformationnel. Les tensions de rôles présentées dans le cadre de cet article peuvent sans contredit nuire à l’ajustement de ces pratiques nécessitant une collaboration accrue et davantage de présence en classe. Il devient donc nécessaire que de futures recherches se penchent sur cet enjeu conceptuel pour assurer une plus grande reconnaissance de l’expertise des orthopédagogues dans les milieux scolaires, et ce, au service d’une vision plus inclusive de l’éducation. La double expertise de l’orthopédagogue, qui est à la fois basée sur des savoirs en enseignement ainsi que sur des savoirs spécialisés et cliniques (ADOQ, 2018), pourrait être davantage mise à profit dans la recherche de solutions collectives pour répondre aux besoins individuels des élèves, et dans l’analyse fine et élargie des situations pédagogiques. En ce sens, la clarification des rôles et des fonctions pourrait s’effectuer notamment par des recherches théoriques, ainsi que par la recherche-développement ayant pour but, entre autres, d'améliorer les référentiels existants. Il serait également possible de produire des outils pour guider la pratique, comme le manuel définissant les rôles et responsabilités des orthopédagogues en milieu scolaire inclusif d’Éducation et Enseignement supérieur du Manitoba (2011). En ce sens, les avancées des autres provinces et pays en matière d’éducation inclusive pourront être éclairantes dans cette réflexion. Il pourrait même être judicieux de développer des outils d'information sur les rôles et fonctions de l’orthopédagogue destiné aux acteurs et actrices scolaires et au grand public afin que tout un chacun puisse se faire une idée claire de cette profession.
D’autres recherches pourraient s’intéresser à la résolution de certains déséquilibres entravant l’exercice de l’orthopédagogie et altérant ainsi la mise en oeuvre d’une organisation des services plus inclusive. Les recherches empiriques recensées dans notre article se situent essentiellement dans une visée descriptive et permettent donc de dresser un portrait de la situation. Néanmoins, pour pouvoir agir efficacement sur la situation, il devient nécessaire de mener des recherches ayant une visée transformationnelle. D’autres recherches-actions – comme celle de Dubé et al. (2021) et celle de Rousseau et Thibodeau (2011) – visant à expérimenter des pratiques inclusives en orthopédagogie sont nécessaires pour accompagner les milieux scolaires dans une planification et une organisation des services plus synergiques et adaptées à la diversité des personnes apprenantes. Cette explicitation du rôle et des fonctions, ancrée dans une vision inclusive et fondée sur la double expertise de l’orthopédagogue, combinée à une recherche d’équilibre et de synergie sur le plan de l’organisation du travail et des services, pourrait contribuer à dénouer l’impasse théorique dans laquelle se trouve la profession depuis sa création, et ce, au grand bénéfice de la réussite éducative de tous les élèves.
Parties annexes
Notes biographiques
Élisabeth Boily est professeure au département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Chicoutimi. Elle a également été orthopédagogue-conseil au Centre de services scolaire des Rives-du-Saguenay. Elle détient un doctorat en éducation et ses travaux de recherche portent sur l’organisation des services en orthopédagogie, ainsi que sur le rôle de l’orthopédagogue.
Noémia Ruberto est professeure au Département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec en Outaouais (campus de Saint-Jérôme). Elle détient un doctorat et une maitrise en didactique du français ainsi qu’un baccalauréat en enseignement en adaptation scolaire. Elle a travaillé comme orthopédagogue dans le milieu scolaire pendant une dizaine d’années. Ses recherches actuelles portent sur les difficultés associées à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture du français ainsi que sur la description du travail de l’orthopédagogue.
Myriam Fontaine est professeure au Département d’éducation et formation spécialisées de l’UQAM. Elle est professeure associée à la Chaire de recherche sur les apprentissages fondamentaux en littératie et membre du groupe de recherche Apprenants en difficulté et littératie et du Centre d’études sur l’apprentissage et la performance de l’UQAM. Ses travaux de recherche se situent dans le domaine de l’éducation et de l’orthopédagogie. Ses principaux champs d’intérêt en recherche sont la didactique et l’orthodidactique de la lecture-écriture ainsi que la formation des maîtres et les technologies éducatives.
Nancy Granger est vice-doyenne à la formation continue et aux études supérieures et professeure au département de gestion de l'éducation et de la formation à la Faculté d'éducation de l'Université de Sherbrooke. Elle s'intéresse, entre autres, à l'organisation des services à l'école, aux dispositifs de soutien à l'élève, aux rôles et fonction des différents intervenants scolaires et à l'école inclusive. Elle a été enseignante au secondaire pendant plus de 20 ans et se préoccupe du soutien offert aux élèves à besoins particuliers.
Judith Beaulieu s'intéresse à l'interaction entre les outils pédagogiques, les pratiques d'enseignement et les caractéristiques des élèves dits handicapés. Dans une perspective d'interaction entre l'individu et son environnement, elle s'intéresse plus précisément à l'utilisation de la littérature de jeunesse pour l'enseignement de la lecture et de l'écriture auprès d'élèves et d'enfants dits en situation de handicap.
Marie-Pierre Baron est professeure à l’unité d’enseignement en adaptation scolaire et sociale de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Directrice de la clinique universitaire d’orthopédagogie de l’UQAC, elle s’intéresse à la formation à l’orthopédagogie en contexte universitaire, notamment en ce qui a trait au développement de l’identité professionnelle, ainsi qu’aux compétences propres à la collaboration interprofessionnelle. En équipe interprofessionnelle et interculturelle, elle s’intéresse aux transitions vers les études supérieures vécues par les personnes étudiantes autochtones, notamment en ce qui a trait à l’autonomisation, à la persévérance et à la réussite éducative.
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