Résumés
Résumé
Éclectique, revanchard, réactif sont tous des traits associés à Trump, mais est-ce que sa politique commerciale raconte la même histoire ? Pour répondre à cette interrogation, nous proposons de déconstruire l’agenda de Trump selon les zones économiques concernées par les grandes décisions exécutives du président. Par exemple, la doctrine « America First » s’articule, s’applique et s’interprète différemment face au Canada que face à un opposant hégémonique comme la Chine. Cette méthode permet d’élaguer le discours de Donald Trump et ainsi d’en analyser les tendances et les incohérences. Nous en concluons que la diplomatie commerciale américaine sous Trump est structurée autour d’une ambition idéologique visant à dévaloriser progressivement l’ordre libéral et le multilatéralisme qui le sous-tend. Conjointement à notre hypothèse, nous notons aussi que les politiques commerciales détonnant avec la rhétorique du président résultent plutôt d’une structure institutionnelle, économique et politique antérieure à Trump que d’un changement d’approche.
Mots clés:
- États-Unis,
- commerce,
- politique étrangère,
- régionalisme,
- multilatéralisme,
- institutionnalisme
Abstract
Eclectic, vindictive, reactive are all traits associated with Trump and his attitude towards commerce, but does his trade policy tell the same story ? To answer this question, we propose to deconstruct Trump’s agenda according to the economic zones affected by the President’s major executive decisions. For example, the America First doctrine is articulated, applied and interpreted differently regarding Canada than in relation to a hegemonic opponent such as China. This method makes it possible to prune Donald Trump’s speech and thus to analyze trends and inconsistencies. We conclude that American commercial diplomacy under Trump is structured around an ideological ambition aimed at gradually delegitimizing the liberal order and the multilateralism that underlies it. In conjunction with our hypothesis, we also note that trade policies that are in contradiction with the president’s rhetoric are more the result of a pre-Trump institutional, economic and political structure rather than a change of approach.
Keywords:
- United States,
- trade,
- foreign policy,
- regionalism,
- multilateralism,
- institutionalism
Corps de l’article
En janvier 2017, quelques jours à peine après son assermentation, l’un des premiers gestes présidentiels importants de Trump fut de retirer les États-Unis du Partenariat transpacifique (ptp), pierre angulaire de la politique commerciale de son prédécesseur. De nombreux observateurs y ont vu une volonté populiste plus ou moins réfléchie de se démarquer de la présidence Obama qui, à terme, laissait le champ libre à la Chine en Asie, voire ailleurs. Trois mois plus tard, en mai, conformément à ses promesses électorales, l’administration Trump, par le biais du Représentant au Commerce, Robert Lighthizer, notifiait le Congrès de son désir de renégocier l’Accord de libre-échange nord-américain (aléna), le « pire accord jamais signé par les États-Unis » selon le président Trump. Le ton était donné : le libre-échange se devait de céder sa place au fair trade, aux bénéfices nets mesurables par le solde de la balance commerciale des États-Unis. Certes, la démagogie, la plupart du temps à la limite de l’insulte, et une vision manichéenne du commerce furent une composante de l’art de négocier du président américain ayant pour finalité d’alimenter sa base électorale. Nous explorons l’idée d’une rupture fondamentale quant à la vision libérale de la politique commerciale américaine qui, au-delà des circonstances du moment, a été mise en oeuvre de Truman à Obama, et pour qui la diffusion des valeurs américaines comme l’État de droit, les institutions internationales et le libre-échange constituaient une composante essentielle, à côté de la prédominance militaire, de la sécurité des États-Unis et du monde. Avec le président Trump, la politique commerciale américaine s’est inscrite plutôt dans une perspective nationaliste marquée par une orientation réaliste où prévaut un jeu à somme nulle (Mead 2017). Cette conception mercantiliste de la responsabilité américaine dans l’économie mondiale se démarque de l’approche de ses prédécesseurs : l’utilisation par Trump de l’influence présidentielle sur les problématiques liées au commerce international ne fut pas orchestrée de façon à promouvoir un modèle ou l’exportation d’un modus operandi américain. Ne semblant pas concerné par les ambitions américaines traditionnelles qui sous-tendent le commerce (favoriser l’innovation grâce aux échanges de compétences, entretenir les relations avec les alliés, promouvoir la paix), le président Trump préfèrera s’engager dans des discussions bilatérales d’une façon qui rappelle son penchant pour l’art du deal et qui, en fin de compte, reflètent la propension du président à traiter chaque dossier en vase clos.
Selon la conception qu’en avait Andrew Jackson – mais aussi George Washington –, les relations étrangères se devaient avant tout d’assurer la sécurité et la prospérité du peuple américain. En cela, pour Trump, il s’agit bien d’une rupture avec ses prédécesseurs d’après-guerre. Cette approche constitue toutefois un retour en force de la politique poursuivie depuis l’indépendance américaine jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Cette volonté de s’éloigner le plus possible des principes libéraux qui structurent l’économie mondiale d’aujourd’hui vient complexifier l’analyse de la politique commerciale sous l’administration Trump : le défi analytique tient au manque de cohérence et à l’absence de linéarité de sa politique commerciale. La relation de proximité entre le président Trump et son électorat était si forte que la politique étrangère en est devenue extrêmement volatile, assujettie aux humeurs de sa base et ce, plus particulièrement lorsqu’il était question d’économie.
Le résultat de cette tendance fut l’apparition d’une mosaïque de dossiers commerciaux dans lesquels le langage (souvent belliqueux), les objectifs et les approches de négociation divergent, se contredisent et provoquent une hétérogénéité dans l’agenda commercial américain. Les méthodes du président Trump sont celles d’un homme qui priorise les intérêts des Américains indépendamment des relations historiques et du leadership politique des États-Unis dans le monde. La doctrine « America First », qui a accompagné la majorité des décisions commerciales américaines, porte donc une logique électorale évidente, mais comment s’articule-t-elle dans le réel ? Quels sont les aspects propres au discours éclectique du président Trump qui prennent véritablement forme dans sa politique commerciale syncrétique ?
Selon nous, lors des négociations commerciales ayant une signification économique majeure, notamment avec le Canada, le Mexique, l’Union européenne (ue) et la Chine, l’attitude provocatrice, dénonciatrice et électoraliste du président se cristallise dans l’espace médiatique alors que les actions politiques concrètes sont plus modestes, plus pragmatiques. Inversement, lorsque la pression économique (générée par les entreprises américaines) est moindre, l’administration Trump paraît apte à joindre la prise de décision politique à son agenda antilibéral et antimondialisation. Ainsi, malgré la volonté du président américain, les succès de l’économie américaine découlent en grande partie des gains associés à la mondialisation, et des structures, institutionnelles et politiques, qui la supportent. Ces freins historiques, cimentés dans un modèle néolibéral prévalent au tournant du siècle, régissent fortement la direction générale de la politique commerciale américaine et ce, indépendamment de l’ardeur avec laquelle le président Trump a cherché à dévier d’une perspective multilatérale libérale.
I – Déconstruire l’ordre libéral
Depuis la création des institutions de Bretton Woods et la conclusion de l’Accord général sur les tarifs et le commerce (gatt), l’ordre libéral s’est reposé sur un large consensus parmi les élites politiques et économiques américaines. Il y a eu bien sûr des récriminations envers certaines règles commerciales ou encore des dénonciations pour pratiques déloyales (ou jugées telles) par l’un ou l’autre des partenaires commerciaux. Mais, reposant sur un appui bipartisan au Congrès, en aucun temps l’ordre libéral multilatéral n’avait fait l’objet d’une remise en cause aussi radicale que sous le Président Trump (Deblock 2021). Durant son mandat, ce consensus a été rompu sur une base partisane ; les représentants et les sénateurs républicains élus lors de l’élection de 2016 soutenaient la plupart du temps l’imposition de droits de douane (Clarke, Jenkins et Micatka 2019) – et ce, même s’il a été démontré que les mesures tarifaires ne permettent pas de gains de compétitivité –, reléguant la politique commerciale au rang de politique de la division (wedge politics). Le flair politique de Trump a été de canaliser la « gronde » sourde des classes laborieuses américaines dont l’avenir économique se trouve fragilisé par une concurrence internationale exacerbée, soutenue souvent par des conditions de travail déplorables, cet angle mort de la mondialisation (Blendon, Casey et Benson 2017). La manoeuvre fut habile : les démocrates se trouvant en quelque sorte ainsi coupés de l’une de leur base traditionnelle d’appui, les travailleurs, les employés à faible salaire et les syndicats (Bartesaghi et Melgar 2020).
À première vue, les données du commerce extérieur américain semblent donner raison aux critiques républicaines : la mondialisation se ferait au détriment de l’économie des États-Unis (Tableau 1). Durant la dernière décennie, le déficit commercial des États-Unis est passé de 501,2 à 853 milliards de dollars[1]. En fait, en 2019, les États-Unis ont enregistré des déficits commerciaux avec douze de leurs quinze principaux partenaires commerciaux, la Chine (354,6 milliards), le Mexique (101,8 milliards), le Japon (69,0 milliards), l’Allemagne (67,2 milliards) occupant la tête du peloton. Il ne faut donc pas trop s’étonner que ces derniers aient été la cible des principales récriminations du président Trump.
Pourtant, sans être fausses, les données du Tableau 1 renvoient une image très incomplète de la réalité, et cela pour au moins trois raisons. En premier lieu, suivant la théorie ricardienne des avantages comparés, les importations permettent « d’emprunter » la productivité des partenaires et ainsi de contrôler l’inflation, d’élargir la gamme des produits disponibles et de soutenir le pouvoir d’achat. En second lieu, les statistiques disponibles ne tiennent compte que du pays où a eu lieu la dernière transformation et non pas de la provenance des intrants et composants du produit. Par exemple, dans le cas du secteur automobile, secteur phare du commerce nord-américain, il a été estimé que 63 % de la valeur ajoutée des automobiles « canadiennes » exportées aux États-Unis proviendrait en fait de ces derniers. Ce serait le cas d’environ le tiers de la valeur ajoutée des automobiles « mexicaines » exportées aux États-Unis (Arès et Bernard 2021). D’une manière générale, depuis la crise économique de 2008, la part du commerce intra-firme dans les échanges commerciaux des États-Unis est en augmentation (Lakatos et Ohnsorge 2017 : 7). Dans une économie mondialisée où les chaînes de valeur et le commerce intra-industrie et intrabranche dominent, les statistiques centrées sur le territoire national paraissent désuètes. Et cela sans tenir compte du fait que le déficit commercial des États-Unis est en grande partie compensé par le rapatriement des profits réalisés par les entreprises américaines à l’étranger. Enfin, la vision manichéenne de Trump passe sous silence le fait que la mondialisation et même les délocalisations d’entreprises américaines créent souvent plus de richesse et d’emplois aux États-Unis que les pertes engendrées par le déplacement d’activités à l’étranger (Moran et Oldensky 2014). Généralement, ce sont les phases de fabrication directe, c’est-à-dire celles à forte intensité de main d’oeuvre, qui sont le plus souvent déplacées, les entreprises préférant habituellement conserver les fonctions à haute valeur ajoutée telles que la conception, le financement et la distribution dans leur pays d’origine ou dans les pays à forte intensité de capital, à forte capacité technologique et à revenu élevé (ocde 2013 ; Kreamer, Linden et Dedrick 2011). Les nouvelles réalités de la production mondialisée en réseau expliquent en grande partie pourquoi les entreprises américaines les plus dynamiques comptent parmi les plus importants opposants aux velléités protectionnistes et néo-mercantiles du président Trump.
II – Variation sur un même thème : la renégociation « du pire accord de tous les temps »
Comme nous le suggérons, il existe un important décalage entre l’art de négocier du président Trump et la mise en oeuvre des accords de commerce (Dufour et Ducasse 2019). La théorie des régimes internationaux et plus particulièrement les théories néo-institutionnelles mettent l’accent sur le caractère idiosyncrasique des institutions, leur pérennité et leur résistance au changement. À l’interne, les institutions véhiculent un certain nombre de valeurs intégrées dans leurs routines bureaucratiques qui dictent leur fonctionnement quotidien. Qui plus est, elles créent un corps intermédiaire plus ou moins cohérent, les bureaucrates, dont l’influence repose sur leur expertise technique et organisationnelle. À l’externe, l’on voit apparaître un réseau de soutien qui bénéficie directement (sous la forme d’aides et de protection et/ou encore de rentes de situation) ou indirectement de l’action institutionnelle, au minimum par une diminution des coûts de transaction et d’information quant aux règles du jeu – dans le cas qui nous concerne, la codification des traités de la gouvernance du commerce international (North 1990). Nous croyons que l’ensemble des traités commerciaux américains correspond jusqu’à un certain point à ces critères. Si puissant que puisse être un président américain, il ne peut, à court terme du moins, modifier radicalement la base institutionnelle dans laquelle l’organisation des intérêts s’exprime. Est-ce à dire que les actions du président Trump et son administration furent vaines et illusoires ? La réponse est évidemment négative. Dans le cas qui nous concerne, l’action présidentielle s’inscrit dans le moyen et le long terme par l’inflexion qu’il donne à la gouvernance des règles commerciales, les traités et les intérêts économiques et bureaucratiques préexistants constituant autant de freins à l’action présidentielle.
Traditionnellement, les équipes de négociation de l’Office of the u.s. Trade Representative (ustr) ont professé leur foi dans les vertus du libre commerce et cherché à établir la crédibilité des États-Unis auprès de leurs partenaires. Il n’en demeure pas moins qu’elles ont toujours défendu bec et ongles les intérêts américains, jouissant notamment vis-à-vis des États en développement d’un important avantage sur les plans de la préparation, de l’expertise des équipes de négociation et des liens avec les intérêts économiques nationaux, ce que Nogues (2005) appelle « l’écart de capacité » (capacity gap). Dans le cadre de la renégociation de l’aléna et de la conclusion en novembre 2018 de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (aceum), qui le remplace désormais, cela n’aurait pas été le cas (Bahri et Lugo 2020). D’une part, la plupart des observateurs s’accordent sur le fait que les équipes de négociation canadienne, mexicaine et américaine étaient bien préparées et d’un très haut niveau. D’autre part, ils s’accordent également sur le fait que les négociateurs américains ont été déstabilisés par l’approche chaotique du président Trump, eux qui ont souvent eu pour réflexe une position attentiste, craignant que les propositions avancées aux tables de négociation soient désavouées le lendemain. Plus important pour notre propos, et ainsi que nous l’avons évoqué auparavant, l’administration Trump a souvent été en contradiction directe avec l’industrie américaine, renvoyant un message ambivalent aux négociateurs américains et affaiblissant d’autant leur position (Bahri et Lugo 2020 : 9).
Cela dit, il reste que vis-à-vis l’administration Trump les négociateurs américains ont pu faire valoir que les demandes formulées se devaient d’être compatibles avec les traités commerciaux existants. Ces derniers, agissant comme un socle de la position et des demandes américaines, ont permis ainsi une certaine cohérence et une continuité de la politique commerciale américaine. Il est en cela frappant de constater la similitude de chapitres entiers entre le ptp (dont le président Trump s’était pourtant retiré) et l’aceum. Les chapitres sur la protection environnementale, la propriété intellectuelle, l’économie numérique, les sociétés d’État, les mesures de facilitation des affaires, la concurrence, la cohérence normative et technique ou encore les mesures phytosanitaires en sont de bons exemples (Gantz 2020).
Au-delà des limites institutionnelles et légales, les insultes et les menaces, voire l’imposition de droits de douane et autres représailles ne fonctionnent tout simplement pas : elles miment la crédibilité internationale des États-Unis ; elles sont contre-productives (les droits de douane en particulier, car ils punissent aussi bien les partenaires commerciaux que l’industrie et les consommateurs américains) ; ou bien, si elles peuvent impressionner les petits États, elles n’impressionnent guère des géants comme l’Union européenne ou la Chine (Odell 2019). En nous basant sur la renégociation de l’aléna, nous pourrions même ajouter qu’après avoir craint un temps que le président Trump ne donne suite à sa menace de se retirer de l’aléna, le Canada et le Mexique ont bien tenu tête aux États-Unis, rejetant complètement une clause crépusculaire, un quota minimum de 50 % de contenu américain dans les automobiles ou encore, dans le cas du Canada, refusant de renoncer au système de règlement des différends (Arès 2021). Toutefois, durant toute la durée des négociations, tant le Canada que le Mexique ont été sur la défensive, leurs principaux « gains » se résumant à ne pas avoir perdu leurs accès préférentiels aux marchés des États-Unis.
En cela, l’art de négocier du président américain fonctionne, mais jusqu’à un certain point, tant les considérations géostratégiques, géoéconomiques et, sur une base partisane, politiques impliquaient pour lui et les États-Unis une obligation de résultat, soit la ratification d’un nouvel accord. En fait, le Canada et le Mexique ont pu s’appuyer sur de puissants alliés politiques et industriels aux États-Unis mêmes. Le Canada et le Mexique constituent ensemble le principal marché d’exportation des États-Unis avec, en 2019, des achats provenant des États-Unis d’une valeur s’élevant à près de 550 milliards, soit environ 60 milliards de moins que les achats des treize autres principaux partenaires réunis (609 milliards) (Tableau 1). Qui plus est, compte tenu du très haut degré d’intégration de l’économie nord-américaine et des chaînes de valeurs régionales, l’imposition d’entraves au commerce entraînerait invariablement des fermetures d’usines aux États-Unis, une perte de compétitivité internationale, de l’inflation et un discrédit de l’image des États-Unis dans le monde, tout particulièrement auprès de ses alliés. Durant toute la durée des négociations, les délégations politiques et d’affaires canadiennes et mexicaines ne cesseront de répéter ce message auprès des gouverneurs, des sénateurs, des représentants, des chambres de commerce et autres associations d’affaires américaines. Le Canada rappellera tout particulièrement qu’il constitue le premier marché d’exportation de trente-trois des cinquante États fédérés américains et le principal fournisseur international de quinze d’entre eux (le Mexique se présente bon second, étant le principal marché d’exportation de six d’entre eux) (Kiersz 2017).
Par conséquent, la frustration du gouvernement Trudeau face aux droits de douane sur les métaux et les pièces automobiles continûment brandis par le président Trump paraît légitime. Le Premier ministre canadien se dira même insulté que l’administration Trump se soit basée sur l’article 232 du Trade Expension Act de 1962 qui justifie l’imposition de droits de douane sur l’acier et l’aluminium pour des considérations de sécurité nationale[2]. En réaction, après avoir qualifié son hôte de « personne malhonnête et faible » et refusé de signer la déclaration finale, le président Trump quitta abruptement le sommet du g7 Charlevoix (9-10 juin 2018) (Radio-Canada International, 11 juin 2018). Or, l’intégration économique nord-américaine, qui s’appuie sur le développement des chaînes de valeurs et sur une circulation libre des ressources, est essentielle à la sécurité économique régionale face aux principaux compétiteurs externes comme la Chine et le Japon. Les données présentées dans le Tableau 2 exemplifient à merveille le rôle clé des échanges transfrontaliers intra-firmes[3] dans la dynamisation de l’économie des États-Unis et de la région.
En d’autres mots, la compétitivité des entreprises américaines provient majoritairement de cette capacité de profiter des avantages comparatifs des pays membres de l’aceum (Parilla 2017). C’est dans ce point de contentieux que se situe le mécontentement du Mexique et du Canada. Les menaces de droits de douane paraissent être une preuve de force, ce qui inévitablement fait plaisir à la base électorale du président Trump, alors qu’en réalité l’accord qui a été signé solidifie, dans plusieurs secteurs, les structures d’intégration industrielles permettant aux États-Unis de se maintenir, pour le moment diront certains, au rang de première puissance économique.
La friction entre cette nécessité pour le président Trump de satisfaire son électorat et la réalité de l’économie mondiale ne fut pas une grande source de discorde au Congrès américain. Le traité a obtenu le soutien de 193 représentants démocrates et 191 représentants républicains, faisant de cette entente un accomplissement bipartisan qui lui, rompt avec les trente dernières années de va-et-vient entre les demandes de protection des travailleurs de la gauche et les ambitions libre-échangistes de la droite. Toutefois, bien que Robert Lighthizer ait décrit cet accord comme étant un retour à une époque où il y avait un consensus chez les élus américains pour promouvoir le commerce, il serait imprudent de considérer que la dynamique bipartisane de l’entente puisse évoquer un rapprochement, une dépolarisation des questions commerciales. Tout d’abord, il importe de mentionner que le processus de négociation s’est essentiellement déroulé en deux segments marqués par des objectifs différents : une première étape avec l’administration Trump pour assurer les gains américains sur des dossiers précis (secteur automobile et laitier) et une deuxième avec la majorité démocrate visant à assurer la présence de mesures importantes à ses yeux (environnement, droits des travailleurs au Mexique, etc.) (Alden 2019). Cette méthode à deux volets n’est pas novatrice, mais considérant la relation épineuse entre le président Trump et la tête de file de la majorité démocrate à la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, tout semble indiquer un certain décalage entre les objectifs conservateurs de l’exécutif et les demandes d’une Chambre des représentants à prédominance démocrate. Le conflit, ou du moins, le désenchantement, semble plutôt se situer dans la relation entre la présidence (motivée par une base partisane forte) et le législatif démocrate (Elis et Lane 2019). D’ailleurs, la pression appliquée au sein de la Chambre des représentants par les délégations mexicaines et canadiennes s’est avérée plutôt faible, car l’intention principale était de sauver l’accord. Le démocrate et président du Ways and Means Comittee, Richard Neal, l’avait lui-même souligné : les autorités du Canada et du Mexique ont fait d’importantes concessions sur la quasi-totalité de leurs demandes (Alden 2019).
Le consensus politique sur le libre-échange nord-américain n’est donc pas nécessairement le précurseur d’un réchauffement imminent des relations partisanes, mais il soulève plutôt une dichotomie qui pourrait, à son tour, venir complexifier certaines relations commerciales. Cette valse surprenante qui s’est orchestrée entre les motivations nationalistes du président Trump et le libéralisme progressif démocrate ne charme pas tous les États, et c’est particulièrement apparent lorsque la rhétorique de certains partenaires se fait moins complaisante que celle des économies voisines. Les conditions ayant mené à la ratification de l’aceum sont uniques et n’offrent pas toujours le meilleur portrait de la politique commerciale du président Trump. Nous considérons que c’est à travers les interactions avec l’Europe et la Chine que se cristallisent le mieux les grands traits de la diplomatie commerciale de Trump.
III – Le « trumpisme » en Europe : un défi posé par une économie compétitive
Tout comme avec le Canada et le Mexique, les États européens sont historiquement perçus par les Américains comme des alliés avec lesquels il est possible de coopérer pour encourager le commerce. Cette proximité est particulière : elle n’est pas teintée par cette notion de dépendance qui caractérise l’intégration économique nord-américaine. Cela ne signifie pas que l’accès au marché des États-Unis ne soit pas important pour les Européens ; c’est plutôt l’indication que l’Europe possède elle-même ses propres ambitions d’être une grande puissance économique et de servir de modèle. Ce facteur est crucial, car il altère concrètement la dynamique entre les deux économies : il est désormais question d’une relation entre compétiteurs, mais égaux.
Durant son mandat, le président Trump n’a pas su ou pu donner de direction claire à la politique commerciale américaine vis-à-vis de l’Europe. D’un côté, il n’a pu relancer les négociations du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (ptci, plus connu sous les acronymes anglais ttipa et tafta), qui aujourd’hui achoppent encore sur les questions agricoles et le système de règlements de différends entre les États et les investisseurs, deux demandes centrales des États-Unis ; et cela sans compter les débats politiques que suscitent la ratification d’un accord de troisième génération, notamment en Europe (Jacquemart 2017). D’un autre côté, le président américain n’a pas hésité à s’immiscer dans les affaires européennes et britanniques en soutenant ouvertement le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, le fameux Brexit, minimisant les coûts économiques de la mesure en affirmant que la perte d’accès au marché européen serait facilement compensée par la ratification d’un accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et les États-Unis, une formalité selon le président Trump, alors qu’il faut au moins compter un an et demi pour la négociation et trois de plus pour la mise en oeuvre d’un éventuel accord (Freund et McDaniel 2016).
Pourtant, l’ue occupe un rôle crucial dans l’économie mondiale d’aujourd’hui avec un pib d’environ 19 000 milliards, ce qui représente près de 16 % du pib mondial. La troisième économie de la planète se trouve loin devant le Japon (4971 milliards) et l’Inde (2726 milliards) (Amadeo 2020). Ces chiffres sont certainement influencés par le fait que l’ue est composée de 28 nations, mais en réalité, il s’agit principalement du résultat d’un projet d’intégration ayant bénéficié des libres mouvements de capitaux (humains et financiers) et du développement de secteurs à haute valeur ajoutée. Les difficultés fiscales et la mésentente entre certains États ont contribué à une image parfois négative de l’Union, mais le projet d’intégration est tout de même parvenu à élever l’Europe communautaire au sein des puissances économiques mondiales. Aussi le désir européen de préserver ce statut est logique et s’ancre dans la trame géoéconomique actuelle. Avec l’émergence d’un conflit commercial et idéologique opposant la Chine et les États-Unis, plusieurs pays se trouvent dans une situation où il leur sera nécessaire, à court et à moyen terme, de s’appuyer sur l’un des deux géants mondiaux. L’Europe se trouve dans une situation ambiguë, c’est-à-dire qu’elle tente elle-même de se définir et de se situer dans cette reconfiguration imminente du rapport de forces à l’échelle planétaire (Santander et Vlassis 2020). Or les autorités européennes sont non seulement conscientes du potentiel économique de l’ue, mais aussi de l’insécurité qui émane des tensions mercantiles sino-américaines. À contrario, l’Union européenne, de concert avec les autres membres du Groupe d’Ottawa[4], continue à défendre la voie multilatérale, ses institutions et le libre-échange (Affaires mondiales Canada 2018).
L’Union européenne a donc constitué un défi d’envergure pour le président Trump dans l’articulation de son agenda commercial. Contrairement au conflit avec la Chine, il n’est pas ici aussi facile d’échafauder un narratif où les Américains sont les grands perdants du commerce avec l’Europe. L’Europe étant une alliée historique et militaire des États-Unis, l’idée de s’attaquer à elle de front est très peu alléchante, tant pour les élus américains que pour les firmes qu’ils représentent (Johnson 2020). De plus, comme le soulignait Peter Katzentstein (1976), les politiques commerciales, pour fonctionner, se doivent non seulement d’être compatibles avec les politiques internationales, mais également de refléter les intérêts économiques nationaux. Or cet équilibre entre les intérêts économiques nationaux et internationaux américains aurait été à risque si une guerre commerciale de grande ampleur avec l’Europe avait été déclenchée. La zone européenne est l’un des principaux marchés d’exportations américaines et représente, par exemple, pour l’économie des États-Unis, près de 50 milliards en exportations aéronautiques, 30 milliards en instruments médicaux et 28 milliards en produits pharmaceutiques (Swanson et Chokshi 2020). Ces industries appartiennent à des secteurs à haute valeur ajoutée où les salaires sont élevés, et où les clients sont fréquemment internationaux.
L’accès au marché européen étant essentiel au développement économique des États-Unis, cette réalité a sans aucun doute limité le champ d’action du président Trump. De fait, sa méthode traditionnelle d’intimidation visant à prendre en otage l’accès au marché américain avec des mesures tarifaires s’est révélée un jeu à somme nulle, stratégiquement et politiquement. Par exemple, en réponse à l’application des droits de douane sur l’acier et l’aluminium le 8 mars 2018, l’Union européenne a rétorqué immédiatement avec ses propres droits de douane allant de 10 à 30 %. Ces tarifs douaniers ont été appliqués sur une variété impressionnante de produits, allant de la chair de homard aux jeans Levis (Alden 2020). Qui plus est, les mesures de représailles européennes ont été orchestrées de manière ciblée afin de « punir » principalement les États fédérés ayant voté républicain, ce qui explique une tarification de 25 % sur le jus d’orange de la Floride et le bourbon du Kentucky notamment (Porter et Russel 2018). Comme le soulignait la commissaire européenne au commerce, Cecilia Malmström, « [l]es règles du commerce international ne peuvent être violées sans réaction de notre part » ; elle ajoutait que l’Europe annulerait ces droits de douane punitifs après que les États-Unis auraient supprimé les leurs (citée dans End et Zampa 2018). Mais, en signe d’apaisement lors de leur rencontre de juillet 2018, le président Jean-Claude Juncker de la Commission européenne a convenu avec le président américain de ne plus imposer de nouveaux droits de douane et de reprendre les négociations du Partenariat transatlantique (Santander et Vlassis 2020 : 209).
Cette réponse quasi instantanée des autorités européennes a agi comme un rappel que la position de négociation de l’ue est forte et qu’elle requiert des Américains une approche plus nuancée, plus axée sur la coopération et le compromis. L’Union européenne ne s’est d’ailleurs pas limitée à une position défensive et réactive face aux mesures protectionnistes. Elle s’est notamment imposée dans le conflit (2019) entre Airbus et Boeing en dénonçant les subventions illégales que la firme de Seattle recevait du gouvernement américain, notamment au travers de contrats privés attribués par le Pentagone et la nasa (Alden 2020). L’Organisation mondiale du Commerce (omc) a ainsi autorisé en octobre 2020 l’application par l’ue d’une autre vague de tarifs douaniers, cette fois d’une valeur de 4 milliards de dollars américains. Ce carrousel incessant entre les tentatives d’instaurer un dialogue et les hausses des droits de douane fait cependant apparaître une évidence : affronter l’Europe de front n’est pas une stratégie pérenne et ne contribue qu’à l’attrition d’une relation historique et diplomatique vitale pour l’avenir de l’économie américaine (Johnson 2020).
Outre le fait qu’il se soit heurté à ces représailles tarifaires, le plan d’action de la politique commerciale américaine en Europe manquait de limpidité. Trump n’a jamais exprimé ses intentions à long terme pour le développement de la relation entre les deux partenaires ; il s’est cependant rapidement démarqué en critiquant ouvertement des alliés historiques. Ce flou stratégique a d’ailleurs contribué à la réputation du président Trump, voulant qu’il soit un dirigeant imprévisible, désorganisé et instinctif.
Cependant, la gestion du dossier européen par le président américain a été fidèle à une tendance qui caractérise son mandat, à savoir son acharnement à délégitimer le multilatéralisme et à vouloir compartimenter les interactions diplomatiques. La doctrine « America First » visant à sécuriser les intérêts américains à l’étranger s’applique plus aisément si les autres parties sont désunies, ce qui fait que leur capacité de négocier est moindre et affaiblie. Le soutien public apporté par le président Trump au Brexit est donc porteur d’une symbolique plus complexe et nuancée qu’un simple clin d’oeil à sa base électorale conservatrice. Certes, à court terme, une zone européenne fragmentée, affligée par des chaînes de production disloquées, pourrait générer une incertitude affectant négativement le commerce entre les deux économies. Cependant, une érosion progressive du modèle multilatéral en Europe donnerait l’occasion aux Américains d’engendrer des instances de négociations bilatérales marquées par un déséquilibre des forces. Ce scénario favoriserait le chacun pour soi au sein des membres de l’ue, et éventuellement pourrait occasionner une dilution du projet européen et de sa capacité d’être un contrepoids à l’unilatéralisme des États-Unis, mais aussi de la Chine.
L’arrêt brusque des négociations du ptci s’insère lui aussi dans cette vague d’actions présidentielles contre les engagements multilatéraux. Le processus de mise en place d’un accord de libre-échange entre l’ue et les États-Unis a précédé le mandat du 45e président et a été fréquemment ralenti par des prises de bec commerciales ; pourtant, en dépit des difficultés et des embûches, un accord unifiant à long terme les deux entités représentait pour le président Obama une étape indispensable pour assurer sécurité et prospérité au niveau mondial (Langlois 2018). Mais le président Trump s’est rapidement détaché du ptci en déclarant en 2018, au sommet de Davos, l’un des symboles de l’intégration économique, que les négociations avec l’Europe étaient obsolètes. Cette position était anticipable et cohérente avec le ton clivant du président, mais elle venait surtout confirmer la non-viabilité, aux yeux des Américains, de la coopération multilatérale. Il faut mentionner que de nombreux présidents avaient eux aussi fait preuve d’une certaine réticence vis-à-vis des négociations multilatérales et ce, surtout lorsque ces dernières venaient potentiellement déstabiliser la position hégémonique américaine dans un secteur ou une industrie. Par exemple, les Américains négligent volontairement depuis les années 1990 le rôle bénéfique que pourrait avoir l’omc dans l’élaboration des règles structurant l’Internet et le commerce numérique. Alors que le président Obama voyait le ptci comme une opportunité de solidifier la présence des entreprises américaines (porteuses de valeurs et de normes) en sol européen, l’administration Trump a fait une lecture totalement inverse de l’entente. Cette antinomie est encore une fois révélatrice d’une ligne idéologique antilibérale plus importante sous la gouverne du président Trump que la nature d’un partenaire ou de son lien historique avec les États-Unis.
IV – Les États-Unis face à l’imposante Chine : un conflit hégémonique
L’institutionnalisme libéral fut la réponse américaine au défi posé par l’urss et la menace communiste dans le cadre de la guerre froide (1948-1990). La création de l’omc et le régionalisme des années 1990 et du début du millénaire devaient non seulement servir à redynamiser les négociations multilatérales, avec un succès très mitigé il faut le dire, mais aussi à assurer, en appui aux réformes économiques internes, une transition pacifique des ex-pays socialistes et des pays en développement vers l’économie de marché, la démocratie et la croissance économique mondiale. Depuis, l’Asie de l’Est est devenue le premier pôle de la croissance mondiale ; la Chine, en particulier, se présente désormais comme l’atelier mondial et rivalise avec les États-Unis pour le titre de première puissance économique ; en outre, elle rivalise avec le Canada comme premier partenaire économique des États-Unis. Elle est un important lieu d’investissement et de production pour les entreprises américaines ainsi qu’un fournisseur stratégique non seulement dans le domaine des biens manufacturiers, mais aussi pour des biens technologiques, notamment en ce qui concerne les composants et appareils électroniques. Pour certains, en dépit de la rhétorique (reposant sur un fond de vérité, il est vrai) qui met l’accent sur le déficit commercial, les délocalisations, le dumping, les subventions à l’exportation, le soutien aux sociétés d’État et autres mesures néo-mercantiles, les griefs américains envers la Chine tiennent avant tout aux transferts forcés des secrets industriels et à l’espionnage industriel, dans le contexte d’une lutte pour la suprématie technologique (Gros 2019 ; Feldstein 2019).
Plus inquiétant pour Washington est le fait que la Chine ne se gêne plus pour contester l’hégémonie américaine et qu’elle a entrepris de construire un ordre libéral parallèle au service d’une politique de puissance et de ses intérêts économiques (Stuenkel 2016). C’est dans ce contexte d’interdépendance complexe que la politique commerciale du président Trump vis-à-vis du challenger chinois tranche radicalement avec celle de son prédécesseur, du moins sur la forme – mais pas nécessairement sur le fond. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de discipliner le challenger chinois sans pour autant tomber dans le « piège de Thucydide », qui pousserait à un conflit militaire ouvert (Allison 2015). Pour le président Obama et ses prédécesseurs immédiats, il s’agissait d’assurer une insertion en douceur de la Chine dans l’économie mondiale, avec l’idée sous-jacente que les nouvelles classes moyennes et l’économie de marché feraient évoluer le régime chinois vers la démocratie. L’admission de la Chine dans l’omc en 2001 a été la pierre angulaire de cette politique. Si cette stratégie a permis le développement accéléré de la Chine, les effets sur le régime sont plutôt mitigés, et laissent songeur, avec les nombreux contentieux en mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale, la réactivation du conflit sino-indien dans l’Himalaya ou encore la répression des habitants de Hong Kong et celle des Ouïgours. Mais ce sont sans doute les grandes initiatives institutionnelles chinoises – comme le programme « une route, une ceinture », le consensus de Beijing, la ratification du Partenariat économique régional global (perg) ou encore l’Initiative de Chiang Mai – qui seront perçues comme autant de menaces directes envers l’hégémonie américaine en Asie, voire ailleurs (Prabhakar 2018). Sous le président Obama, le rappel à l’ordre prendra la forme du « pivot asiatique », alliant réengagement militaire et diplomatie commerciale de manière à rassurer les alliés et, comme le président Obama l’avait à maintes reprises souligné, visant à « écrire les règles du commerce avant que la Chine ne le fasse » (Seib 2015). Sur le plan technique, le ptp visait par ailleurs l’interconnexion et le renforcement des chaînes de valeurs mondiales par la mise en place de mécanismes assurant la convergence normative et réglementaire tout en jetant les bases de mesures dites sociales et progressistes (Deblock et Dagenais 2015).
La suite est connue : l’approche multilatérale a été rapidement rejetée par le président Trump au profit d’une confrontation bilatérale directe (Hass et Denmark 2020). En mai 2017, lors d’une rencontre à Mar-a-Lago, le président Trump et son homologue chinois s’accordaient cent jours pour arriver à un accord pour régler leurs différends commerciaux. Le délai passé, sans grands résultats, et bien que le président américain se soit défendu d’être engagé dans une guerre commerciale avec la Chine, l’administration Trump n’en a pas moins mis en place des mesures de sauvegarde, porté plainte à l’omc contre la Chine, et menacé d’imposer des tarifs douaniers à hauteur de près de 550 milliards (les droits de douane portèrent environ sur la moitié du volume d’importations de produits chinois, soit près de 200 milliards). La riposte chinoise ne se fit pas attendre, avec l’imposition de droits de douane sur environ 70 % des produits, notamment agricoles, provenant des États-Unis. Toutefois, conformément à une politique d’apaisement et de profil bas, lors du sommet Trump-Xi à Beijing en 2017, près de 250 milliards de contrats ont été signés avec des entreprises américaines, une manière de permettre au président Trump de crier victoire. Mais la trêve espérée sera de courte durée. Les États-Unis feront tout ce qui est en leur pouvoir pour limiter la diffusion de la technologie 5g de Huawei, aux États-Unis et auprès de ses alliés, allant même jusqu’à exiger du Canada l’arrestation et l’extradition de Meng Wanzhou, une haute dirigeante de l’entreprise, avec à terme une détérioration sans précédent des relations sino-canadiennes.
Avec le début de la pandémie de covid-19, la rhétorique antichinoise du président Trump a atteint de nouveaux sommets. En mai 2020, lors d’un interview à Fox Business, il a même suggéré qu’une option « était de couper tout lien économique avec la Chine » et que cela « ferait économiser 500 milliards », alors qu’en réalité cela aurait été non seulement infaisable, mais aussi périlleux, tant l’intégration économique est forte entre les deux géants (Farrell et Newman 2020). Les premières estimations montrent ainsi que la guerre commerciale a déjà coûté environ 300 000 emplois américains et entre 0,3 et 0,7 % du pib (Hass et Denmark 2020). De deux choses l’une : ou bien le président Trump ne comprend que peu de choses à l’économie moderne, ou bien il comprend mais préfère les slogans populistes creux, faute d’avoir élaboré une politique porteuse. Sa politique de confrontation n’ayant jusqu’à maintenant guère modifié les rapports de force, le défi chinois reste entier.
Le multilatéralisme économique après Trump : décombres ou renaissance ?
L’objectif de cette analyse était de dresser un bilan de la diplomatie commerciale du président Trump. Dès le début de sa campagne électorale, il avait manifesté un intérêt marqué pour le positionnement stratégique américain dans le cadre des ententes commerciales signées par les États-Unis. Puisant dans une rhétorique antimondialisation populiste et un sentiment nationaliste bourgeonnant, Donald Trump n’a eu aucune difficulté à attiser son soutien électoral en soulignant à quel point le système de commerce mondialisé était nocif pour les Américains et leurs emplois. Une démonstration de force et la réaffirmation du statut hégémonique représentaient pour le président Trump la ligne directrice de sa politique commerciale, mais aussi un moyen efficace d’accorder ses actions à l’international avec le discours populiste ayant propulsé sa candidature.
Ce qui ressort de l’analyse, c’est que le président Trump a tout de même fait preuve de cohérence et d’un grand pragmatisme quant à son propre discours politique. Que ce soit avec une Europe compétitive, une Chine menaçante ou une Amérique du Nord docile, la méthode de Trump n’a pas vacillé d’un point de vue idéologique. Toutefois, cette croisade contre le multilatéralisme a simplement entraîné au cours des années des accrochages diplomatiques qui auraient pu être évités. Le cas européen est particulièrement parlant lorsque l’on prend en considération le passé et l’importance du marché européen pour les entreprises américaines. Malgré l’absence d’une logique économique limpide qui aurait justifié la prise d’action envers l’Union européenne, le président s’est tout de même immiscé dans le débat en soutenant le Brexit, en appliquant des droits de douane et en levant le nez sur les négociations transatlantiques. Sa démarche misant sur la division et les rapports bilatéraux s’observe dans l’ensemble de sa politique commerciale et constitue une tendance, et ce, indépendamment des partis concernés. Sa ligne idéologique résonne fortement chez ses électeurs et il s’avère qu’elle a été maintenue tant face à la Chine que face au Canada. La vision mercantile de l’administration Trump s’est imposée en déconstruisant les liaisons économiques traditionnelles pour en créer de nouvelles, élaborée selon et en faveur des États-Unis.
Il est donc juste de considérer que le recul du multilatéralisme économique est un héritage de la présidence Trump en politique commerciale, un vestige qui, à moyen et à long terme, pourrait avoir une influence majeure sur les rapports de force mondiaux. En l’absence de dialogue multipartite et d’un rôle central des États-Unis, il est légitime d’anticiper une réalité où les normes et les règles internationales se développent en vase clos, contribuant alors à l’effet bol de spaghetti de Bhagwati (1975), ou pire, un retour en force du protectionnisme et un déclin abrupt de l’ordre économique libéral multilatéral tel qu’il a été laborieusement construit depuis la Seconde Guerre mondiale. Le grand perdant dans un tel scénario serait sans équivoque l’omc. Dans ce contexte, l’organisation pourrait voir son rôle passer de laboratoire institutionnel et créateur d’avancées libérales à celui d’une simple cour d’arbitrage des différends commerciaux – et encore, les États-Unis reconnaissent de moins en moins la légitimité du système de règlement des différends de l’institution, le président Trump, comme son prédécesseur d’ailleurs, refusant de nommer de nouveaux arbitres américains au risque d’une dislocation du système d’arbitrage multilatéral (Johnson 2019). En fait, les relations commerciales seraient alors réduites à la loi du plus fort et permettraient aux États-Unis de s’imposer. « America First », l’ambition du 45e président, deviendrait en fin de compte une réalité.
Un second constat toutefois s’impose : le pouvoir exécutif du président est limité par des structures institutionnelles et par des dynamiques politiques et géoéconomiques qui doivent être prises en considération, et l’ont été. Les résultats de l’analyse de l’action présidentielle traduisent ainsi un certain pragmatisme. Le cas de la négociation de l’aceum est éloquent. Après avoir accablé ses partenaires de tous les maux et qualifié l’aléna de pire accord de tous les temps, le président Trump n’a-t-il pas conclu un nouvel accord avec le Canada et le Mexique ? Accord qui non seulement ne modifie que marginalement la dynamique intégrative nord-américaine, mais reprend aussi des pans entiers du Partenariat transpacifique tant décrié.
Reste que « l’art de négocier » du président Trump a isolé et amoindri la crédibilité des États-Unis dans le monde, notamment auprès de ses alliés historiques. Signe des temps peut-être, c’est ainsi que les orphelins du tpt, à la fois pour des raisons commerciales mais aussi dans un geste de réprobation, ont ratifié un accord sans les États-Unis, renommé Partenariat transpacifique global et progressif (ptpgp), accord qui permet à d’autres administrations américaines d’y adhérer (Arès et Boulanger 2020). Toutefois, un retour à la normale n’est peut-être plus possible tant le conflit sino-américain est annonciateur de changements profonds dans la gouvernance de l’économie mondiale. C’est sans doute là que se retrouve le legs principal du mandat du président Trump.
Parties annexes
Notes biographiques
Mathieu Arès est professeur titulaire à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Il membre du Centre d’Étude sur l’Intégration et la Mondialisation (ceim).
Charles Bernard est auxiliaire à la recherche au ceim.
Notes
-
[1]
Dans l’ensemble du texte, les sommes sont exprimées en dollars américains.
-
[2]
La mesure s’appliquait également au Mexique, à l’Union européenne et à la Chine.
-
[3]
La notion de commerce intra-firme fait référence aux échanges entre des acteurs économiques ou des filiales appartenant à une seule et même entreprise.
-
[4]
Outre l’Union européenne, le Groupe d’Ottawa se compose de l’Australie, du Brésil, du Canada, du Chili, de la Corée, du Japon, du Kenya, du Mexique, de la Norvège, de la Nouvelle-Zélande, de Singapour et de la Suisse.
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