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L’ascension de la Chine au rang de grande puissance économique et l’accroissement de ses investissements à travers le monde ont suscité l’attention grandissante des chercheurs et des décideurs politiques. Pourtant, les travaux existants omettent souvent le fait que la plupart des transactions économiques internationales, par exemple l’achat ou la vente de matières premières, les investissements ou bien la construction d’usines, sont généralement réalisées par des entités commerciales, notamment des multinationales, et non par les États eux-mêmes. Par conséquent, lorsqu’une politique étrangère parvient à atteindre ses objectifs, ces études ne parviennent pas à y saisir complètement la complexité des aspects économiques de la puissance des États ou le rôle des acteurs commerciaux. S’inscrivant dans la lignée de travaux récents dans le domaine, Norris cherche à combler ces lacunes en se penchant sur l’economic statecraft, qu’il définit comme « la manipulation par l’État des activités économiques internationales à des fins stratégiques » (p. 3). Plus particulièrement, Norris souhaite comprendre les raisons qui sous-tendent la capacité variable de l’État lorsqu’il s’agit de mobiliser des acteurs commerciaux, par exemple des multinationales, des entrepreneurs ou des fonds d’investissement. L’auteur se concentre sur l’enjeu du contrôle : pourquoi et quand l’État chinois est-il capable de mobiliser ou de façonner le comportement de certains acteurs commerciaux afin que ceux-ci contribuent à ce que la Chine atteigne ses objectifs stratégiques ?
Pour répondre à cette problématique, l’auteur développe dans les deux premiers chapitres un cadre analytique inspiré de la théorie de l’agentivité (agency). Selon Norris, la capacité d’un État de contrôler des acteurs commerciaux dépend de cinq facteurs : le degré de concentration du marché, l’unité du gouvernement (qui découle elle-même de la relation entre le gouvernement central et les paliers locaux, du degré de factionnalisme au sein des élites et de l’unité de la bureaucratie), la compatibilité entre les objectifs de l’État et ceux des acteurs commerciaux, la nature du lien hiérarchique qui les unit et, finalement, l’équilibre relatif entre les ressources à leur disposition. Par exemple, un État « divisé » aura de la difficulté à contrôler le comportement d’un acteur commercial, surtout si leurs intérêts divergent. Évidemment, un État « unifié » pourra plus facilement façonner le comportement d’une firme dont les intérêts commerciaux sont compatibles avec ceux de l’État. Selon Norris, le cas de figure le plus intéressant survient lorsqu’un État unifié, dont les objectifs en matière de politique étrangère sont jugés incompatibles avec ceux d’une entité commerciale pouvant compter sur de vastes ressources, souhaite mobiliser (« contrôler ») cette dernière.
L’analyse empirique repose sur sept études de cas très différentes, mais hautement pertinentes, chacune disposant d’un chapitre entier. Les études de cas sont rassemblées autour de trois thèmes principaux. Tout d’abord, Norris examine les investissements de compagnies étatiques chinoises dans le secteur des ressources naturelles (c’est-à-dire le pétrole et le minerai de fer). Ensuite, l’auteur considère les préférences politiques d’exportateurs de fruits et d’entrepreneurs taiwanais partisans de l’indépendance en réponse à l’évolution des politiques économiques de la Chine. Enfin, Norris consacre trois chapitres aux fonds d’investissements souverains chinois (dont la conception et le but diffèrent considérablement) : la Caisse nationale de sécurité sociale, l’Administration nationale du contrôle des changes et la Société chinoise d’investissement.
Il s’agit indubitablement d’un ouvrage remarquable par l’ambition et la qualité de son effort théorique, sa richesse empirique et l’élégance de son dispositif méthodologique, qui permet à l’auteur d’effectuer une analyse rigoureuse, basée sur deux ans de travail de terrain en Chine continentale et à Taïwan. Néanmoins, il faut noter que Norris s’inscrit de façon générale dans une approche des Relations internationales qui vise l’élaboration d’explications issues d’un raisonnement logique et insistant sur la logique rationnelle des acteurs. Bien que cette approche épistémologique soit souvent critiquée, l’auteur déploie toutefois dans cet ouvrage un cadre analytique solide et des plus pertinents et l’utilise de façon généralement convaincante. Cela dit, l’analyse effectuée par Norris n’est pas sans lacunes.
Tout d’abord, on pourrait reprocher à l’auteur de conceptualiser les variables clés de son cadre analytique en termes dichotomiques. Par exemple, le fait de caractériser le contrôle étatique de façon binaire (succès ou échec du contrôle étatique) simplifie la configuration complexe des relations entre les acteurs étatiques et commerciaux opérant dans l’économie politique de la Chine contemporaine et dans l’économie mondiale globalisée. Bien que Norris reconnaisse l’impact de ce choix méthodologique (p. 23), il n’en reste pas moins que cette simplification affaiblit légèrement l’analyse. De plus, le lien de causalité supposé par Norris entre la mise en oeuvre de politiques commerciales favorables aux agriculteurs taïwanais par Pékin et le déclin de la performance électorale du Parti démocrate progressiste (pro-indépendance) après 2004 n’est pas totalement établi, en raison, notamment, du fait que l’auteur omet de prendre en considération d’autres facteurs, tels que l’inculpation du président de l’époque, Chen Shui-Bian, pour corruption, et l’insatisfaction des électeurs envers ce dernier. En fait, il faut noter le manque de données corroborant l’affirmation que ces agriculteurs auraient modifié leur comportement électoral en raison des politiques économiques de Pékin. Enfin, l’auteur n’accorde pas toujours suffisamment d’attention au contexte dans lequel opèrent certains des acteurs commerciaux considérés – notamment les fonds d’investissement souverains – et les relations variées qu’ils peuvent avoir avec différents acteurs gouvernementaux chinois.
Ces critiques ne diminuent pas pour autant la pertinence ou la valeur de cet ouvrage et sa contribution. Davantage d’analyses comparatives de l’usage de l’economic statecraft par d’autres pays permettraient de mieux cerner son importance dans la politique étrangère et les échanges qui animent l’économie politique internationale.