Corps de l’article
Les travaux de Robert Wuthnow, professeur à l’Université de Princeton, s’inscrivent dans le champ de la sociologie des différences urbaines et rurales. Il analyse dans The Left Behind: Decline in Rural America la sociologie d’une Amérique rurale en perte de repères. Au fil de son ouvrage divisé en six chapitres, il tente de comprendre et d’expliquer les frustrations que vivent ces communautés qui ont voté à plus de 62 % pour Donald Trump lors des dernières élections présidentielles américaines. Wuthnow va au-delà des préjugés médiatiques et part à la rencontre de ces électeurs dans l’Amérique rurale, notamment dans les États du Texas et du Kansas. Sa méthodologie de recherche repose sur plus de 1000 entrevues conduites avec différents individus reflétant la composition de ces communautés.
L’auteur en vient à la conclusion que, pour comprendre les communautés rurales, celles-ci doivent être analysées sous le prisme des « communautés morales ». C’est par ce concept que l’auteur construit son argumentaire. Wuthnow se réfère au fort sentiment de proximité qui unit les individus à leur communauté. Les individus perçoivent leur communauté comme leur point de repère sociologique, défini par des limites géographiques et sociales en plus d’une structure institutionnelle axée sur le pouvoir local, qu’il soit formel ou informel. Ces dynamiques sont formatées par un respect des traditions et des rituels qui renforce les normes communes et distingue les individus locaux de ceux provenant de l’extérieur de ces limites. Ce fort sentiment d’appartenance fait que la communauté exerce une influence sur les individus. Ainsi, lors des élections, l’individu vote non seulement en fonction de ses intérêts personnels, mais aussi en fonction de ce que la communauté à laquelle il appartient considère bon ou mauvais.
Les communautés des zones rurales sont confrontées à de nombreux changements qui affaiblissent leur unité. Au fil de sa recherche, Wuthnow présente les facteurs qui affectent les communautés rurales, tels que le déclin démographique, l’exode des cerveaux, les grossesses chez les adolescentes, l’usage de drogues, le chômage ainsi que les différences culturelles qui remettent en question leur homogénéité.
Ces facteurs, mis en relation avec le concept de « communautés morales », créent chez les membres de ces communautés un sentiment de perte de contrôle sur la société, ce qui suscite une frustration collective. Ce sentiment influence leur regard sur la société américaine et les met ainsi en position victimaire.
Selon eux, l’Amérique d’aujourd’hui souffre de grandes lacunes morales. Ce qui suscite le plus de colère au sein des communautés rurales est leur perception du gouvernement fédéral. Les individus vivant en zones rurales perçoivent Washington, qui apporte son appui aux droits des homosexuels et au droit à l’avortement, comme étant opposé aux valeurs morales traditionnelles. Dans l’imaginaire collectif des membres de ces communautés, le gouvernement fédéral accorde plus d’importance aux groupes de pression qu’aux problèmes économiques qu’ils vivent. Selon eux, le comportement du gouvernement fédéral relève de l’absurdité, car c’est dans les zones rurales que se trouvent le coeur et l’âme de l’Amérique. En plus d’être éloigné géographiquement, Washington est aussi éloigné à leurs yeux culturellement. Ils ont la perception que Washington travaille pour les intérêts des hautes sphères économiques mondiales et non pour l’économie locale. Ainsi, les communautés morales, unies sous les mêmes traditions et normes sociales, perçoivent le pouvoir fédéral comme responsable de leurs difficultés culturelles et économiques. Ces enjeux sociaux et économiques engendrent une colère générale, si bien que les immigrants et travailleurs sans-papiers et autres minorités deviennent des cibles faciles pour expliquer les déboires de ces communautés. Les candidats populistes ont alors beau jeu de récupérer ces colères.
En réponse à ces dynamiques sociétales, les individus issus des zones rurales adoptent plusieurs solutions rapides afin de ressouder leurs communautés. L’auteur analyse quatre solutions que les communautés étudiées ont en commun : le bénévolat, l’implication citoyenne dans le développement économique, l’implication au sein d’organismes caritatifs, ainsi qu’une mise en valeur accrue de la religion.
Par sa facilité de lecture, l’ouvrage offre une bonne introduction à la sociologie des zones rurales aux États-Unis. De plus, l’auteur présente une analyse de la situation politique américaine en étudiant une base électorale souvent sous-estimée, mais surreprésentée à l’échelle nationale américaine. Grâce à de multiples indicateurs, l’auteur réussit à expliquer pourquoi la colère monte chez tant d’habitants des zones rurales, ainsi que les raisons pour lesquelles la société américaine s’est polarisée électoralement lors des dernières élections. Toutefois, la méthodologie utilisée se base principalement sur des entrevues, ce qui à certains égards donne l’impression que l’auteur présente des généralités. Une plus grande exposition théorique aurait permis à l’auteur d’appuyer davantage les propos recueillis. Mais dans l’ensemble, cet ouvrage a le potentiel de générer des discussions sur les contradictions et les divergences de la vision du monde des milieux ruraux et urbains.