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Au lendemain de la COP21, la 21e Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (ccnucc), est-il encore aujourd’hui une organisation – locale, nationale ou internationale – ou un champ de l’action publique qui ne soit pas soumis à une forme d’« impératif écologique » (Bourg 2009) ? C’est, brièvement résumé, l’angle choisi par ce numéro spécial qui interroge les modalités de la rencontre entre la « question environnementale » et des organisations internationales a priori très éloignées de ces préoccupations : l’Union Internationale de Secours fondée sous les auspices de la Société des Nations (sdn) et ses homologues dans le cadre de l’onu, l’Organisation Internationale du Travail (oit), le Département des Opérations de Maintien de la Paix de l’onu (domp) et le Département de l’Appui aux Missions (dam), et l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (ocde). Mais que recouvre l’environnement dans les organisations internationales (oi) – définies au sens large comme des configurations d’acteurs multiples (Devin et Smouts 2011 : 15-16) – et en quoi remet-il en cause, voire nécessite, une adaptation des actions de ces dernières ?
Les travaux sur les oi se sont multipliés ces cinquante dernières années, d’abord sous l’impulsion du courant néo-fonctionnaliste (Haas 1964), l’institutionnaliste libéral (Keohane et Nye 1989), de l’économie politique internationale (Cox 1992 ; Strange 1996 ; Graz 2006), et puis de l’essor du courant constructiviste (Barnett et Finnemore 2004) ; cela permit l’éclosion, notamment en Europe, d’une sociologie des oi diversifiée (Reinalda et Verbeek 1998 ; Devin et Smouts 2011 ; Nay et Petiteville 2011 ; Critique internationale 2011a, 2011b, 2012).
Cette analyse sociologique a, entre autres, mis en lumière les capacités d’adaptation des oi (Nay 2011 ; Nay et Petiteville 2011 ; Schemeil 2013), qui sont régulièrement confrontées à des modifications de leur environnement externe et interne. Néanmoins, la question du rapport entre oi et environnement y reste paradoxalement encore peu étudiée.
Alors que le thème de la gouvernance globale de l’environnement est, depuis les années 2000, au coeur de nombreux débats politiques, médiatiques et académiques, les travaux à ce sujet aspirant à théoriser la gouvernance et son évolution (Bodansky 2001 ; Dimitrov 2006 ; Young 2008, Andonova et Mitchell 2010 ; Keohane et Victor 2011 ; Devin et Smouts 2011 ; Aykut et Dahan 2015), ou à analyser les projets de réforme (Najam 2003 ; Le Prestre 2008), ne proposent qu’un regard limité sur la place des oi dans ce processus d’appropriation des enjeux environnementaux à l’international. Les travaux sur le traitement de l’environnement par les oi s’interrogent principalement sur l’histoire et les activités des organisations explicitement mandatées à se saisir de ces enjeux – comme le Programme des Nations Unies pour l’environnement (pnue) ou Greenpeace, pour citer deux cas connus (Tamiotti et Finger 2001 ; Andresen et Rosendal 2009 ; Ivanova 2009) –, ainsi que sur leur efficacité (Moltke 2001 ; Ivanova 2009). Si ces différentes études nous éclairent sur les activités des oi en matière d’environnement et sur les grands défis de la mise en oeuvre de leur mandat, les travaux qui traitent simultanément et de manière problématisée de l’environnement et des organisations internationales au-delà des institutions spécialisées dans ce domaine sont plus limités.
Depuis les années 1990, différentes études ont soulevé la question du verdissement des oi à partir de cas précis, plus particulièrement sur la Banque mondiale (Goldman 2005 ; Keck et Sikkink 1998 ; Park 2007 ; Wade 1997), sur l’Organisation Mondiale du Commerce (omc) (Anderson et Blackhurst 1992 ; Neumayer 2004), l’Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel (onudi) (Luken 2009), et certains accords commerciaux comme l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain (alena) (Charnovitz 1993 ; Zhang 2010). Alors que les derniers travaux mentionnés proposent principalement une analyse juridique de la place de l’environnement dans les traités commerciaux, les précédents travaux n’éclairent pas l’ensemble du phénomène de verdissement des oi, ce que ce dossier vise à étudier. D’une part, ces études sont monographiques et ne permettent donc pas de comparer les processus à l’oeuvre au sein des oi analysées. D’autre part, les cas d’étude choisis touchent exclusivement aux problématiques commerciales et économiques. Enfin, bien qu’elles mettent en avant le rôle des facteurs internes et externes pour expliquer le degré d’intériorisation du verdissement et offrent une conceptualisation heuristique de l’environnement à la fois comme menace et opportunité (Luken 2009 ; Morin et Orsini 2015), les montées en généralité proposées sur le verdissement des oi l’abordent principalement sous un angle normatif visant à déterminer le degré de verdissement et concluent le plus souvent à la superficialité du « vernis vert » ou « greenwashing » apposé aux oi (Anderson et Blackhurst 1992 ; Wade 1997 ; Neumayer 2004 ; Delmas et Toffel 2008 ; Morin et Orsini 2015 : 167-168). D’autres encore utilisent le terme d’« environnementalisation » en tant que processus à la fois discursif (adoption d’un discours environnemental) et pratique (incorporation de justification environnementale dans les pratiques institutionnelles, politiques et scientifiques) dans des contextes localisés (Acselrad 2010).
Tout en étudiant les enjeux d’intériorisation des manoeuvres de verdissement, ce dossier approfondit ces différents travaux en s’interrogeant sur l’ensemble du processus, à travers l’identification des acteurs clés, des instruments de diffusion et des conséquences de la mise à l’agenda de l’environnement au sein d’oi non environnementales. Il examine la place des questions environnementales dans le coeur d’activité de l’organisation et dans les pratiques des acteurs, au sein des secrétariats des oi ainsi que sur le terrain local de leurs interventions. Il vise ainsi à prolonger les quelques travaux existants en traitant de la façon dont des oi qui n’ont pas de mandat en matière de protection de l’environnement y ont été sensibilisées, se sont transformées et par quels moyens. En filant la métaphore de la rencontre, ce dossier vise également à montrer l’intérêt de faire dialoguer différents sous-champs de la science politique (sociologie des relations internationales, des institutions et de l’action publique) et de l’histoire (histoire des relations internationales, sociohistoire des organisations internationales) pour comprendre les logiques à l’oeuvre dans ce processus d’appropriation des questions environnementales.
Dans un tel contexte, le processus d’intégration de l’environnement au sein du mandat et des activités des oi non environnementales peut prendre différentes formes que nous proposons de penser comme s’inscrivant dans un continuum allant du verdissement superficiel à l’environnementalisation des activités des oi, soit un mouvement plus profond de redéfinition du mandat de l’organisation comme véritable problématique environnementale (Maertens 2015 : 32).
Dès lors, ce numéro soulève plusieurs questions : quand, pourquoi et comment les oi se mettent-elles au vert ? Selon quelles modalités et dans quelle temporalité se déroule la mise à l’agenda des questions environnementales ? Comment interpréter cette adaptation de leur mandat en faveur d’une prise en compte des questions environnementales ? Quels effets cette appropriation a-t-elle pour les organisations et leurs activités ? Quels résultats plus généraux peuvent être tirés de ces évolutions récentes pour la sociologie des oi et l’étude des politiques environnementales ?
Dans la lignée du constat d’une gouvernance éclatée de l’environnement à l’international (Devin et Smouts 2011 : 209 ; Aykut et Dahan 2015 : 105), ce dossier propose d’approfondir les connaissances sur le traitement de la question environnementale par les oi, en revisitant, au-delà des spécificités du cas environnemental, les modalités de l’appropriation d’une thématique nouvelle par ces acteurs des relations internationales. Par appropriation de la question environnementale, nous entendons ici, a minima, la prise de conscience de l’empreinte écologique des activités de toute organisation, pouvant conduire à une modification plus substantielle du mandat de l’organisation.
Les articles du dossier permettent de dégager trois grandes modalités d’appropriation : par des logiques institutionnelles de légitimation des oi, par des mobilisations d’acteurs internes ou externes aux oi favorisant la mise à l’agenda, et par des processus d’appropriation de la question environnementale à la fois globaux, mais aussi locaux, ces trois modalités n’étant pas exclusives les unes des autres. L’objet de cette introduction est donc de s’appuyer sur différents cas pour proposer une grille d’analyse sur les modalités d’appropriation de la question environnementale au sein des oi. Dans une perspective empirico-inductive, celle-ci permet d’identifier les jeux d’échelles et d’acteurs, les instruments de diffusion et les enjeux en termes de changements organisationnels.
Chaque article apporte des éléments sur les multiples façons dont les oi appréhendent et définissent l’environnement (sous l’angle humanitaire et scientifique des catastrophes naturelles, sécuritaire du maintien de la paix, ou encore économique et social sous celui de l’emploi et du développement) ainsi que sur les causes et conséquences de ces représentations sur les pratiques des acteurs et les dispositifs mis en oeuvre par les oi. De même, ils interrogent les limites de l’intégration des problématiques environnementales, notamment dans la mise en oeuvre à l’échelle locale des directives élaborées au niveau des sièges des oi. En dépit de nombreuses différences tant en matière d’histoire, d’objectifs, de composition, et de statut, les organisations dont il est question dans ce numéro partagent toutes cet éloignement pour les questions environnementales, ces dernières ne figurant pas dans leur mandat original. C’est, de manière faussement paradoxale, cette distance qui les rapproche[1]. L’étude de ces différentes organisations permet par ailleurs de couvrir des champs d’action qui sont le plus souvent étudiés séparément : la sécurité, l’économique et le social, et enfin l’humanitaire. La confrontation de ces cas est donc doublement heuristique par rapport à notre question de recherche.
Une comparaison systématique des cas en présence supposerait de restreindre le champ de l’analyse à des périodes, à des acteurs et à des processus préalablement identifiés et de recourir à une grille d’analyse et d’hypothèses communes à tous les cas. Étant donné le caractère encore embryonnaire de la littérature sur le sujet, l’originalité des cas traités et le positionnement épistémologique et méthodologique interdisciplinaire de ce dossier (voir infra), nous avons privilégié la confrontation d’études de cas unique, au prisme de trois aspects récurrents dans la sociologie des politiques publiques (Boussaguet 2014) : les acteurs, les instruments et les effets, et ce afin de trouver un juste milieu entre comparaison stricte et juxtaposition d’études de cas.
En plus de son caractère exploratoire, cette grille d’analyse vise à stimuler une réflexion plus générale sur les oi et à encourager, par la suite, à des comparaisons plus systématiques. Après avoir remis la question de la mise à l’agenda international de l’environnement dans son contexte historique global à partir de la littérature existante et de données empiriques sur le verdissement plus général des Nations Unies, nous présenterons le positionnement théorique et méthodologique de ce dossier et exposerons les principaux résultats tirés de la confrontation de ces quatre études de cas.
I – Contextualiser la mise à l’agenda international de l’environnement
A — Avant et après Stockholm
La Conférence des Nations Unies qui s’est tenue à Stockholm en 1972 est considérée comme le moment où l’environnement, entendu dans sa définition la plus large à savoir « la biosphère dans laquelle êtres humains et autres espèces habitent » (Grant 2011 : 777), accède au rang de catégorie d’action publique internationale (Mahrane et al. 2012 : 127). Néanmoins, l’intérêt porté pour l’environnement est tangible dès le début du 20e siècle par le prisme des catastrophes naturelles, et connaît une internationalisation précoce due en grande partie à des oi intergouvernementales comme non gouvernementales. Les recherches sur la biosphère menées par des communautés épistémiques au sein de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (uicn) créée en 1948, ou encore de l’unesco créée en 1945 dans le cadre des Nations Unies (Ollitrault 2008 ; Woebse 2012 ; Maurel 2013), s’avèrent décisives dans cette période de gestation de l’environnement comme problème public international.
Si la conférence de Stockholm fait figure de tournant, notamment parce qu’elle débouche sur la création du pnue qui se positionnera comme un acteur majeur du processus de dissémination des préoccupations environnementales – et notamment l’idée de « protection de l’environnement » (Maertens 2015 : 149- 150) –, son importance pour les organisations qui nous préoccupent, à savoir les oi non environnementales, doit être relativisée.
En effet, en matière d’appropriation des questions environnementales hors des milieux écologiques, gouvernementaux et non gouvernementaux, ce sont les décennies 1990-2000 qui se révèlent cruciales. La Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, tenue à Rio en 1992, marque en effet une nouvelle étape dans ce processus. Dans un contexte post-Tchernobyl et de fin de guerre froide, cette rencontre aboutit à l’institutionnalisation du concept de « développement durable », issu du Rapport Brundtland de 1987, qui fut par ailleurs central dans la préparation de ces négociations. Cette conférence marque également la reconnaissance de la possible compatibilité entre économie de marché et protection de l’environnement, ce qui va s’avérer décisif pour des organisations comme l’oit ou l’ocde.
La Conférence de Rio conduit également à l’adoption de l’Agenda 21 – un plan d’action pour l’intégration du développement durable au sein des différents secteurs de l’activité humaine – et de trois grandes conventions portant sur les thèmes suivants : changement climatique, biodiversité et désertification. À la suite de ce sommet, d’autres accords tels que la signature du protocole de Kyoto concernant les émissions de gaz à effet de serre en 1997 ou la Déclaration du Millénaire de 2000 dont l’un des objectifs concerne la soutenabilité environnementale révèlent la pérennité de l’environnement sur le programme politique international.
La décennie 1990 ouvre également un cycle de conférences pour la réduction des catastrophes naturelles : la Conférence de Yokohama en 1994, fortement influencée par le rapport Brundtland et l’Agenda 21, la Conférence de Kobe en 2005 et celle de Sendai en 2015. La multiplication d’événements climatiques extrêmes et de désastres naturels – on pense notamment au tsunami en Asie du Sud-Est en 2004 – et la récurrence d’accidents écologiques tels que la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011, maintiennent une attention constante sur ces problématiques, mais n’empêchent pas les blocages de l’action multilatérale en la matière, particulièrement mis en évidence lors du Sommet de Copenhague de 2009. Le Sommet de Rio+20, plus attendu que son précédent en 2002 à Johannesburg, n’a également pas permis de résoudre les problèmes de gouvernance si souvent signalés, en particulier en termes de cohérence, de coordination et de leadership en matière d’environnement à l’échelle internationale.
Pour toutes les oi qui nous intéressent dans ce dossier, les décennies 1990-2000 s’avèrent donc décisives en matière de sensibilisation, mais aussi en matière de tentatives d’appropriation institutionnelle des problématiques environnementales.
B — Les oi non environnementales : du verdissement à l’environnementalisation
Si certaines organisations comme la Banque mondiale (Keck et Sikkink 1998 ; Goldman 2005 ; Park 2007 ; Wade 1997), l’omc (Anderson et Blackhurst 1992 ; Neumayer 2004) ou l’onudi (Luken 2009) ont été exhaustivement analysées en ce qui concerne leur rapport à l’environnement, d’autres institutions, telles que celles traitées dans ce dossier, ont été peu étudiées.
Pourtant, dans un contexte global de montée de l’environnementalisme (Mahrane et Bonneuil 2014), les exemples empiriques révélant une inclusion progressive et croissante des enjeux environnementaux au sein des oi – selon un effet de contagion – ne manquent pas. La problématique de l’impact environnemental des activités des oi comprend trois volets. Premièrement, pour certaines organisations, le rapport entre leurs activités et les conditions environnementales a toujours été à l’agenda comme cela est le cas pour l’Organisation mondiale de la Santé (oms). Les conditions d’hygiène ayant un lien intrinsèque avec les enjeux sanitaires, l’oms a, dès sa création, intégré des ingénieurs à ses équipes, développant plus particulièrement son expertise en matière de gestion des eaux usées et d’assainissement dans les années 1960 et 1970 (Entretien 2012a). Dès sa création en 1945, l’unesco s’intéresse, sous l’impulsion de son directeur général (le scientifique Julian Huxley) aux questions environnementales sous l’angle de la conservation de la nature. Cette prise de conscience précoce, associée à des alliances avec des mouvements écologistes et des réseaux scientiques, mène l’unesco à organiser la Conférence de la Biosphère en 1968 (Maurel 2013). Impliquée dans la protection des écosystèmes et dans la prévention des catastrophes naturelles, l’unesco s’inscrit ainsi quasiment d’emblée dans un processus d’environnementalisation de ses activités.
Deuxièmement, la question des dégâts environnementaux causés par des oi telles que l’onu est de plus en plus récurrente. Par exemple, la question de l’empreinte environnementale des activités du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (hcr), et en particulier des camps de réfugiés dont il a la responsabilité, s’est posée dès la fin des années 1980. Selon un ancien fonctionnaire de l’organisation, il s’agissait avant tout d’une question pragmatique : l’empreinte environnementale des réfugiés nuit à leur protection, car elle conduit les gouvernements hôtes à leur refuser le droit d’asile (Entretien 2012b). D’ailleurs, afin de répondre aux différents enjeux environnementaux, le hcr a mis en place une unité environnementale rattachée au service opérationnel de l’organisation (Entretien 2012c).
Troisièmement, dans un contexte plus récent de changement climatique, certaines organisations s’intéressent à leur bilan carbone. Le 5 juin 2007, le Secrétaire général de l’onu Ban Ki-moon a appelé publiquement les agences et programmes du système des Nations Unies à devenir « vertes » – « go green » – et à atteindre l’objectif de la « neutralité climatique »[2], soit le fait de ne pas contribuer, de par leurs activités, aux changements climatiques (réduction et compensation des émissions de gaz à effet de serre). Le programme intitulé « onu – Du bleu au vert » – Greening the Blue – a ainsi été lancé avec le soutien du pnue qui a mis en place une unité pour une « onu durable », selon la responsable de la gestion environnementale des activités au sein du Secrétariat général. Ce projet s’articule autour de trois activités principales : (i) calculer les émissions de gaz à effet de serre des organisations de la famille de l’onu, (ii) mener des efforts pour réduire les émissions et l’empreinte environnementale dans son ensemble, (iii) gérer les modalités financières et les implications budgétaires pour compenser les émissions par l’achat de crédits carbone (Entretien 2013).
Enfin, des exemples d’efforts visant à construire le « coeur de métier » d’une oi comme relevant du champ spécifique des politiques internationales environnementales – processus d’environnementalisation ou la construction d’une question comme un enjeu environnemental – complètent les différentes formes de verdissement. Les cas étudiés dans ce dossier montrent précisément le déploiement de ces modalités, révélant, comme dans les cas du domp et de l’oit, la juxtaposition de manoeuvres complémentaires tant de verdissement superficiel que d’environnementalisation.
C — Cadre théorique et méthodologique
Le présent dossier regroupe des articles qui proposent des études de cas inédites sur la question de l’appropriation de la question environnementale par des oi. Toutes les contributions réunies dans ce dossier adoptent une posture sociologique empirico-inductive (Becker 1998 ; Devin 2013 ; Siméant 2015), qui part du terrain, passé ou présent, global ou local, constitué par ces oi, pour en tirer des conclusions plus générales sur les modalités d’appropriation de la question environnementale à et par l’international. Ce raisonnement sociologique s’adosse à la connaissance des théories existantes autant qu’à l’observation de faits empiriques. Étant donné la variété des cas et des contextes traités ainsi que du caractère encore récent et surtout peu documenté du phénomène étudié, il apparaît plus judicieux de ne pas s’enfermer dans un cadre théorique unique, et de faire dialoguer l’analyse sociologique des faits avec des propositions théoriques plus générales formulées notamment dans plusieurs sous-champs de la science politique : la sociologie des relations internationales (concurrence interinstitutionnelle, interdépendances, dynamiques internes/externes du changement, autonomie bureaucratique, bonnes pratiques), la sociologie des institutions (apprentissage institutionnel, path dependency) et l’étude des politiques publiques (mise à l’agenda, dépolitisation, gouvernance par les instruments).
Les contributions ont recours, pour ce faire, à des méthodes qualitatives variées comme la sociohistoire, l’observation participante et la conduite d’entretiens semi-directifs. Les méthodes utilisées sont fonction des contextes sociohistoriques de production de ces institutions ainsi que de la façon dont elles ont investi la thématique environnementale. À côté des instruments normatifs (résolutions, déclarations, conventions, accords-cadres, etc.) qui permettent de retracer, pour chaque organisation, l’émergence de l’environnement comme problème organisationnel et sa mise à l’agenda, les archives et la littérature grise des organisations (comptes rendus de réunions, rapports, bulletins d’information, etc.) ont été mobilisées dans chaque contribution. Ces sources permettent d’aller plus loin dans l’analyse des dynamiques de politisation de l’environnement et surtout de sa perception différenciée en fonction des acteurs qui constituent l’organisation. En outre, afin d’analyser des dynamiques plus fines et plus concrètes de l’appropriation de la question environnementale, notamment au niveau des acteurs individuels et sur les terrains locaux, le recours à l’observation participante et aux entretiens avec les acteurs impliqués s’est avéré nécessaire.
II – Les acteurs et les niveaux multiples de la mise à l’agenda
A — Ouvrir la boîte noire des oi
S’interroger sur l’appropriation de la question environnementale par les oi implique une analyse précise des acteurs à l’origine de ce processus, c’est-à-dire ouvrir la boîte noire des oi. Dans le contexte de ce numéro spécial, nous envisageons quatre acceptions au terme d’acteur.
Premièrement, il est question des membres des oi étudiées. Si dans la majorité des cas, les États constituent les seuls membres officiels, le cas de l’oit, qui est une organisation tripartite, invite néanmoins à explorer de manière détaillée les différentes positions, mais aussi les capacités d’influence de ses trois catégories de membres : les États, les représentants du patronat et les représentants des syndicats. Pour étudier cette première catégorie d’acteurs que sont les membres, nous prenons principalement en considération les discours officiels tenus par le biais de leurs délégués, les résolutions, principes et autres instruments normatifs adoptés.
Deuxièmement, il s’agit des organisations appréhendées dans leur totalité, telles qu’elles se donnent souvent à voir lorsqu’il est question de « la sdn », de « l’oit », du « domp » et de « l’ocde » et dont les positions sont le plus souvent incarnées dans les déclarations émises par le secrétariat général, mais transparaissent également dans leurs productions écrites et dans les décisions prises par la majorité, voire l’unanimité de leurs membres. Tout en reconnaissant les tractations internes masquées par le discours officiel, cette deuxième catégorie d’acteurs permet de rendre compte des stratégies propres à chaque organisation dans l’appropriation de l’environnement.
Troisièmement, il s’agit des agents qui travaillent au sein des oi, les fonctionnaires internationaux qui, comme le note Thomas Weiss, « ne se contentent pas de suivre à la lettre les ordres des gouvernements » (Weiss 2013 : 300 ; Reinalda et Verbeek 1998 ; Mathiasion 2007 ; Bauer et Weinlich 2011). Les entretiens auprès de ces fonctionnaires, notamment en contrat permanent, permettent d’étudier cette dernière catégorie d’acteurs et d’analyser les débats internes et les divisions parmi le personnel au sein des organisations.
Quatrièmement, il s’agit des acteurs qui gravitent autour des oi, sans en être formellement membres : entreprises, ong, réseaux d’experts, individus. Ils désenclavent l’organisation en la réinscrivant dans les terrains locaux. Par exemple, bien que l’ocde soit une organisation intergouvernementale, l’étude de ses Principes directeurs en matière de responsabilité sociale et environnementale des entreprises, pose également et surtout la question du rapport entre une organisation intergouvernementale et des acteurs nationaux et transnationaux implantés localement (entreprises, ong).
Les articles visent ainsi à comprendre le fonctionnement des oi, notamment dans l’ouverture à de nouveaux domaines d’activités, et proposent des analyses qui articulent les niveaux micro, méso et macro. Cette approche est cohérente avec une définition des oi comme des configurations d’acteurs, des construits sociaux et des solutions provisoires à des exigences d’action collective à l’international (Devin et Smouts 2011 : 8). En outre, nous estimons que, bien qu’utiles pour spécifier le niveau d’analyse, ce découpage est souvent artificiel empiriquement dans la mesure où les niveaux de pouvoir et d’action se chevauchent et se répercutent les uns sur les autres et que les dynamiques de changement s’exercent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation.
B — Mobilisation et mise à l’agenda : des dynamiques internes et externes
Les articles de ce dossier étudient les mobilisations d’acteurs qui conduisent à la mise à l’agenda de l’environnement au sein d’oi non environnementales. Les acteurs amorçant l’appropriation de la question environnementale des oi se positionnent comme des entrepreneurs, soit des « groupes d’acteurs qui revendiquent l’intention et sont en position de transformer les règles d’une institution en faisant montre de compétences et de ressources pour élaborer les diagnostics, promouvoir des solutions et constituer des coalitions favorables à leurs projets » (Bezes et Le Lidec 2010 : 58). Ces entrepreneurs interviennent tant dans des dynamiques internes aux organisations que dans le cadre de démarches externes.
Dans le cadre des logiques internes d’appropriation de l’environnement, deux types d’acteurs se sont distingués. D’une part, les membres, et notamment les États membres, se sont montrés tant moteurs que freins au processus de verdissement, comme c’est le cas des États-Unis à l’ocde qui ont limité l’institutionnalisation de codes de conduite pour les firmes multinationales. D’autre part, les fonctionnaires ont parfois joué un rôle clé dans la mise à l’agenda. Ainsi, Juan Somavia, directeur général de l’oit de 1999 à 2012, a influencé l’extension de l’agenda de l’organisation. De même, John Ruggie, représentant spécial du Secrétaire général sur la question des droits de l’homme, des sociétés transnationales et autres entreprises depuis 2005, a pour sa part créé un cadre d’une influence considérable sur la responsabilité des entreprises. Des individus clés – Raoul Montandon au sein de la branche scientifique de l’Union Internationale de Secours (uis) et Fournier d’Albe à l’unesco – ont aussi considérablement affecté la mise à l’agenda de la gestion des catastrophes naturelles à l’international.
À l’externe, deux dynamiques se déploient également. Si le cas de l’ocde et notamment la saisine du Point de contact national (pcn) français par un consortium d’ong met en lumière le rôle de la société civile dans le processus d’appropriation des questions environnementales par les oi, les cas de l’oit et du domp soulignent aussi l’intervention d’autres oi dans la mise à l’agenda de l’environnement. En effet, dans ces deux cas, le pnue a considérablement facilité, voire initié, les manoeuvres de verdissement de ces deux organisations non environnementales, d’une part, par le biais de collaborations inter-agences sur des formations conjointes avec l’oit, et d’autre part, grâce à la publication d’un rapport portant sur le travail environnemental des Casques bleus.
Enfin, ces dynamiques tant internes qu’externes de mise à l’agenda peuvent fusionner dans le cadre de réappropriation des problématiques environnementales comme c’est le cas du domp, qui vise à reprendre le discours environnemental impulsé par le pnue.
Ces résultats empiriques confirment le rôle de la « contrainte environnementale », entendue en sociologie des organisations comme une pression exercée par les acteurs qui gravitent autour d’une organisation particulière ainsi que par le système au sein duquel elle s’inscrit (Rojot 2005).
C — Croisement des logiques bottom-up et top-down
Au-delà de l’identification des acteurs – donc de l’unité d’analyse – se pose la question du niveau auquel leurs efforts de verdissement sont mis en oeuvre. En effet, les oi, comme de nombreuses autres institutions publiques, se caractérisent par cette multiplicité des échelles d’action, ce qui requiert un aller-retour permanent entre le niveau des membres et du secrétariat d’où sont déterminées les normes et politiques de l’organisation, et le niveau local de mise en oeuvre de ces procédures. Dans le cadre du verdissement des oi, les deux logiques bottom-up et top-down ont été identifiées.
D’une part, l’environnement est introduit dans les activités des oi non environnementales au travers de dynamiques bottom-up, allant du terrain localisé des activités de l’oi vers le siège central. Alors que les premières inquiétudes en matière d’environnement au sein des opérations de maintien de la paix (omp) de l’onu sont apparues sur le terrain en marge de l’explosion quantitative et qualitative des omp, la multiplication de catastrophes naturelles de grande ampleur à dimension transnationale a contribué à l’intégration de la gestion des désastres naturels dans les secours humanitaires onusiens par la constitution de régimes circulatoires (Saunier 2008). De même, si l’exemple de la saisine du pcn français par une coalition d’ong n’a pas conduit à des modifications profondes des normes de l’ocde en termes de responsabilité environnementale des entreprises, ce système – offrant la possibilité pour les acteurs locaux de saisir les instances plus centralisées – permet la diffusion des préoccupations locales au niveau des États membres et du secrétariat.
D’autre part, des logiques top-down interviennent dans le verdissement des oi par la production, au siège, de discours, pratiques et normes, visant à l’intégration de la question environnementale. Les directives promues par l’ocde, la politique environnementale établie au siège du domp et du dam, les efforts de coordination par le Bureau du Coordinateur des Nations Unies pour les secours en cas de désastre (undro) en matière de gestion des désastres naturels et les résolutions votées dans le cadre de la Conférence internationale de travail (cit) de l’oit mettent en évidence cette dynamique top-down qui tend à verdir les oi par le haut.
Les différents articles de ce dossier montrent finalement la complexité de ces logiques inextricables les unes des autres et comment les efforts bottom-up et top-down s’enchevêtrent, pouvant créer des effets d’entraînement. En effet, plutôt que de les opposer, les différents cas étudiés révèlent la complémentarité des approches bottom-up et top-down dans la production d’instruments de diffusion du verdissement à tous les niveaux d’intervention des oi.
III – Les instruments de la diffusion : discours, pratiques et normes
A — Des discours pour penser l’environnement
Dans chacune des contributions, l’accent est mis sur les discours formalisés dans des résolutions, des déclarations ou encore des programmes, pour penser l’environnement. Ces discours sont la base de « référentiels », concept emprunté à l’analyse des politiques publiques (Muller 2005) qui désigne des visions du monde, des systèmes de représentations partagées qui structurent les comportements et les choix des acteurs impliqués, ici en matière d’action environnementale. Toujours dans une perspective d’analyse des politiques publiques, ces discours renvoient à la fois à des idées, c’est-à-dire à des contenus substantiels, ainsi qu’à des modes d’interactions entre acteurs politiques et sociaux par lesquels les idées sont véhiculées (Schmidt et Crespy 2014 : 351).
Si ces discours et les instruments à travers lesquels ils se stabilisent n’accèdent pas nécessairement tous au statut de référentiels à proprement parler – dans la mesure où ils ne débouchent pas nécessairement sur des actions concrètes – ils permettent néanmoins à l’institution de construire un langage sur l’environnement, ce qui constitue une première modalité de l’appropriation de la question environnementale.
Le discours autour des désastres et des catastrophes naturels est ainsi une manière à la fois précoce et commune pour penser l’environnement dans les oi : que ce soit à la sdn ou à l’onu, y compris à l’oit. L’environnement est ainsi envisagé dès le début du 20e siècle comme un enjeu humanitaire, moral, scientifique et de sécurité (au sens de sûreté physique) pour les populations.
La décennie 1970 voit, quant à elle, émerger un discours plus écologique autour de la préservation des écosystèmes, articulé à une critique des modèles de croissance fondés sur l’amélioration de la productivité. Ce discours, majoritairement porté par des organisations non gouvernementales (Ollitrault 2008), perce inégalement dans le milieu des oi, notamment à l’oit et à l’ocde qui fondent en grande partie leur légitimité sur la défense de la croissance et de l’emploi.
Avec les années 1990, comme rappelé dans la première section, le concept de « développement durable » s’impose et permet de réconcilier, a priori, environnement et économie de marché. Cependant, l’un des traits saillants de la décennie 1990 et des années 2000, perceptible à travers les différents cas analysés, consiste en la multiplication des expressions usitées pour désigner l’environnement. Chaque organisation construit ainsi « son » discours sur l’environnement en l’articulant souvent à l’idée d’une « mise au vert » (le greening du domp, les emplois verts de l’oit), de durabilité et de responsabilité (responsabilité sociale et environnementale des entreprises, entreprises durables) et en le rapportant au « coeur de métier » de l’institution en question : la réduction des risques, l’humanitaire, la sécurité, l’emploi et le développement.
On assiste ainsi à un processus de multiplication et de superposition des discours sur l’environnement, dont certains constituent la base de véritables référentiels d’action publique, multiplication qui fait écho aux analyses sur l’absence de gouvernance unifiée en matière d’environnement au niveau international (Devin et Smouts 2011 : 209 ; Aykut et Dahan 2015 : 105).
B — Dissémination et formation en passant par les « bonnes » pratiques
La notion de « pratique(s) » entendue comme des dispositifs d’action qui incarnent, transforment, voire réifient des ressources cognitives et discursives (Adler et Pouliot 2011 : 6), connaît un regain d’intérêt dans l’étude des relations internationales ces dernières années. Sans avoir besoin d’entrer ici dans les détails de ce « tournant pratique » (« practice turn ») (Adler et Pouliot 2011 ; Bueger et Gadinger 2014), les études de cas proposées dans ce dossier insistent toutes sur les pratiques d’appropriation de la question environnementale. Ces pratiques, qui sont aussi de façon très générale des « manières de faire », sont diverses et surtout spécifiques aux oi concernées et aux contextes dans lesquels ces dernières déploient leur action. Elles peuvent découler d’un savoir « expert », c’est-à-dire fortement technicisé et nécessitant une formation scientifique, utile à l’organisation et a priori non politisé (Saint-Martin 2014 : 268-269) comme les recherches académiques en matière de désastres naturels. Concernant plus spécifiquement le droit ou l’environnement en général, elles peuvent déboucher sur des principes directeurs (tels que ceux de l’ocde), des programmes d’action, des standards, mais aussi des formations pour les membres et les fonctionnaires des institutions en question (comme la formation en ligne portant sur l’environnement et le maintien de la paix à destination des Casques bleus ou bien les formations sur les emplois verts organisées par l’oit à destination des fonctionnaires).
Mais elles peuvent aussi s’exprimer de manière pragmatique dans le quotidien de l’organisation, qui met notamment à disposition de ses membres des codes de conduites, tels que la politique environnementale commune au domp et au dam, qui sont des instruments normatifs non contraignants, dispensant des « bonnes pratiques » définies de la façon suivante :
[R]éférentiels dépourvus d’obligation juridique contraignante, les bonnes pratiques sont utilisées à la fois comme guides pour l’action, répondant au principe de l’efficacité, et comme instruments du changement, basés sur la valorisation des connaissances et des pratiques internes, au service de la légitimation des organisations internationales.
Klein, Laporte et Saiget 2015 : 31
C’est donc autant par le biais de pratiques expertes, conçues et impulsées par des individus qui « savent ce qu’ils font » et qui se sont soit d’emblée, soit progressivement, spécialisés sur les questions d’environnement, que de pratiques plus routinières intériorisées par l’ensemble des acteurs qui composent et gravitent autour des oi que ce processus d’appropriation de la question environnementale se développe.
C — La place indéterminée de l’action normative
L’adoption d’une déclaration, d’une résolution, d’un accord-cadre, voire d’une convention pose les jalons et le rythme, depuis plusieurs décennies, de la gouvernance mondiale de l’environnement : le repérage de ces instruments constitue un bon outil d’analyse de la mise à l’agenda de la question environnementale au sein des oi.
Les contributions réunies dans ce dossier posent néanmoins toutes, explicitement ou en creux, la question de la place de l’outil normatif dans l’appropriation de la question environnementale par les oi. S’il n’est pas dans l’objet du dossier de revenir sur le débat entre « soft law » (droit mou, peu ou pas contraignant) et « hard law » (droit dur et contraignant) (Abbott et Snidal 2000), la place des normes juridiques reste difficile à cerner dans les instruments de l’appropriation. Ces normes sont à la fois omniprésentes – toutes les contributions y font référence – mais font aussi l’objet d’usages différenciés. Elles sont ainsi au coeur de l’action de l’ocde à travers les pcn, mais leur efficacité s’avère limitée. Dans le cas de l’oit, alors qu’elles revêtent une place prééminente dans l’histoire de l’organisation, elles se retrouvent marginalisées dans le cadre de la stratégie des emplois verts. De même au sein du domp et du dam, si le cadre légal est loin d’être absent, il est, comme son nom l’indique, avant tout là pour « encadrer » l’action et fournir des repères aux acteurs impliqués dans le verdissement de leurs activités. En matière de prévention des catastrophes naturelles, en dépit de la convention de 1927 obligeant les États à se porter secours, tous les instruments normatifs adoptés par la suite, et notamment dans les années 1990, le sont sous une forme peu contraignante.
Si ces normes sont donc, dans l’ensemble, peu contraignantes, le cas de l’ocde et du système de recours mis en place par les pcn sur la base des principes directeurs suggère toutefois, en dépit des résultats limités des premières saisines contre les entreprises transnationales, d’être relativement prudent en matière d’anticipation des effets des normes et de leur caractère stratégique en matière de protection de l’environnement.
IV – L’environnement comme ressource : changements organisationnels et résistances
A — Des stratégies organisationnelles : l’appropriation par la différenciation
Les différents cas d’étude analysés dans les articles de ce dossier permettent dans un dernier temps de s’interroger sur les motivations des acteurs moteurs des processus de verdissement ainsi que sur les effets en termes de changement organisationnel. Tout en reconnaissant la triple nature des intentions à l’oeuvre au sein d’une oi, à savoir les objectifs des membres de l’organisation, les objectifs de l’organisation même et les objectifs individuels de son personnel, l’unité d’analyse privilégiée dans ce dossier concerne les organisations dont nous avons identifié les différentes stratégies de verdissement.
Dans la lignée de la typologie des stratégies de changement dans les oi développées à partir des cas de l’oit et du hcr (Louis et Maertens 2014), deux stratégies – de reconnaissance et d’expansion – sont particulièrement ressorties des cas étudiés.
Premièrement, les efforts de verdissement des oi non environnementales s’inscrivent dans des stratégies de reconnaissance, soit le : « fait pour une organisation de mettre en avant, voire de revendiquer, sa place au sein du système multilatéral » (Louis et Maertens 2014 : 190). En effet, en particulier dans la production de référentiels visant à définir l’environnement comme relevant du mandat de chacune des oi concernées, il s’agit d’une forme d’appropriation par la différenciation. Alors que l’oit montre dans un premier temps que l’environnement est une problématique touchant la sécurité des travailleurs, justifiant tacitement la pertinence de l’organisation à investir la question, le domp tend à construire ses activités comme des problématiques environnementales – processus d’environnementalisation – à des fins stratégiques de rapprochement des enjeux de sécurité et d’environnement.
Deuxièmement, le processus d’appropriation de la question environnementale par les oi non mandatées s’inscrit dans des stratégies d’expansion visant à étendre le champ d’action des organisations. L’inscription des catastrophes naturelles (qui constitue un processus d’appropriation paradoxale de l’environnement, davantage tournée vers le secours humanitaire que vers la protection de l’environnement) à l’agenda des acteurs humanitaires onusiens permet ainsi d’étendre leurs activités aux secours en cas de désastres. De même, les emplois verts promus par l’oit et les directives de l’ocde en matière de responsabilité environnementale des entreprises leur permettent de légitimer leur intervention dans le champ de l’environnement et d’élargir ainsi leur domaine de compétences.
Ainsi, bien que dans certains cas, l’environnement s’impose comme une contrainte accentuant des cahiers de charges déjà difficiles à remplir comme dans le cas des missions de maintien de la paix et conduisant à la responsabilisation environnementale comme dans des directives de l’ocde, il s’agit également d’une opportunité pour une oi d’élargir son mandat et de promouvoir la coopération inter-agences, notamment avec le pnue comme le montrent les exemples du domp et de l’oit.
B — Politisation et dépolitisation de l’environnement
Alors que la partie précédente s’interrogeait sur les effets du verdissement sur les oi concernées par le processus, les articles du dossier nous éclairent également sur la portée de ces changements sur l’environnement sur la scène internationale en matière de politisation et de dépolitisation. Si l’appropriation de l’environnement par les oi non environnementales conduit à son inscription sur le programme politique d’un secteur thématique non directement concerné par les questions environnementales, elle peut également s’inscrire, souvent volontairement, dans un mouvement de dépolitisation de l’environnement par une forme d’appropriation par la technique.
Tout d’abord, l’appropriation de l’environnement par les oi non environnementales participe à sa politisation, soit « l’inscription d’un problème social, médical, culturel, voire “purement technique” (du point de vue des techniciens s’entend) dans la liste des questions traitées par les institutions explicitement politiques » (Lagroye 2003 : 367). Par le discours, les oi fixent une définition et produisent des outils conceptuels pour penser l’environnement à l’international. Dans l’ensemble des cas que nous avons étudiés dans ce dossier, nous observons ainsi une définition restreinte, centrée sur les activités humaines, l’environnement étant considéré en termes de sécurité professionnelle (oit et domp), de sécurité économique (ocde) et de sécurité humaine, du moins telles qu’on les entend aujourd’hui (services humanitaires de la sdn et de l’onu). Le prisme par lequel les oi non environnementales construisent l’environnement comme problème public est donc extrêmement limité.
En outre, le verdissement des oi s’inscrit dans un double mouvement de politisation et de dépolitisation dans la mesure où l’environnement peut être considéré dans sa dimension technique et pragmatique – notamment en matière d’empreinte écologique des activités – pour traiter d’enjeux profondément politiques, comme le rôle de l’environnement dans les conflits et la nécessité de repenser notre système de production économique à l’aune de la crise climatique. L’environnement est à la charnière entre low – politiques ayant peu d’enjeux, touchant souvent à des aspects techniques et de régulation – et high politics – politiques considérées de la plus haute importance. Or, si l’aspect opérationnel de l’empreinte environnementale des oi constitue une problématique de low politics, l’environnement en soi peut être perçu comme un outil de liaison, passant par l’opérationnel pour atteindre le politique. L’environnement peut donc être dépolitisé dans le cadre d’un système technocratique fondé sur l’expertise et la technique (Wood et Flinders 2014), afin d’intervenir dans des domaines extrêmement politiques.
L’environnement constitue ainsi une ressource politique pour les oi qui s’en saisissent afin de s’emparer d’enjeux politiques épineux, et ce par le biais d’une façade technique et opérationnelle.
C — Résistances au changement
S’il fallait caractériser de manière générale le changement à l’oeuvre dans les oi étudiées dans ce dossier, le trait commun résiderait sans doute dans le caractère incrémental et marginal de ce changement, allant plutôt dans le sens des thèses néo-institutionnalistes historiques du « path-dependence » (ou dépendance au chemin emprunté) (Pierson 2000 ; Palier 2014). Les résistances restent en effet fortes dans ce mouvement progressif d’appropriation de la question environnementale par des oi non environnementales.
Dans tous les cas étudiés, l’environnement reste une question « à la marge ». Paradoxalement, le fait qu’il soit considéré comme une question transversale tend à le reléguer aux marges de l’activité de chaque organisation ou de chaque département au sein de l’oi concernée. Une distinction continue d’être faite entre le « coeur de métier » de l’organisation en question (le secours et la prévention des risques, le maintien de la paix, l’emploi et le travail décent, le développement économique) et l’environnement qui apparaît toujours comme une préoccupation exogène qui se « greffe » plus ou moins facilement aux activités routinières de l’oi. On retiendra également deux autres éléments récurrents freinant l’intégration de l’environnement, et plus généralement de nouvelles thématiques, dans l’agenda des oi : les limites de la mise en oeuvre dévoilant un décalage entre les décisions prises au sein du Secrétariat et les actions déployées sur le terrain ; et les divisions entre les multiples acteurs – États membres, fonctionnaires, ong, etc. – qui gravitent dans et autour des oi avec des stratégies et intérêts parfois divergents.
À ce processus classique de résistance institutionnelle au changement, s’ajoutent par ailleurs des résistances qui tiennent plus spécifiquement à la nature de la question environnementale : son déploiement sur le long terme, la difficulté à anticiper les conséquences tangibles du changement climatique et la question de la compatibilité entre croissance économique et environnement à l’ère de l’anthropocène (Bonneuil et Fressoz 2013).
Néanmoins, ces résistances connaissent également des inflexions dans les années 2000. La survenue de catastrophes naturelles réinscrit l’environnement dans une temporalité immédiate, celle de « l’urgence », et ôte à la question environnementale son caractère abstrait et diffus dans le temps. L’augmentation et la diffusion considérable de l’expertise et de la documentation sur les conséquences du changement climatique, y compris auprès des opinions publiques, rendent certains changements plus prévisibles et facilitent la conception et la mise en oeuvre de programmes d’action, voire de véritables politiques environnementales. Enfin, et à défaut d’un consensus sur la compatibilité entre croissance économique et protection de l’environnement, la reconnaissance de la « profitabilité » de la mise au vert des économies a permis de rallier à la cause environnementale, au moins sur le papier, un nombre toujours croissant d’acteurs économiques étatiques comme non étatiques.
Au-delà des effets concrets et des limites des programmes entrepris par les oi, sous la pression de multiples entrepreneurs de changement, cette rencontre entre oi et environnement génère un processus d’hybridation tangible sur la durée et surtout objectivable. Il conviendra donc de poursuivre les recherches en la matière, en les élargissant à d’autres organisations et en mettant en oeuvre un processus de comparaison plus systématique. Une comparaison avec des organisations dont l’environnement fait leur raison d’être (comme l’uicn ou le pnue) permettrait notamment d’interroger directement la spécificité ou non des oi environnementales et non environnementales dans la gouvernance de l’environnement. Dans le prolongement des conclusions tirées par Jean-Frédéric Morin et Amandine Orsini sur l’influence décisive des facteurs externes comme élément déclencheur du verdissement par rapport aux facteurs internes (Morin et Orsini 2015 : 168), on pourra également se demander si les effets limités en matière d’environnementalisation ne sont pas dus à un déséquilibre initial entre facteurs externes et facteurs internes. Pour l’énoncer sous la forme d’hypothèse exploratoire, indépendamment du type d’organisation (environnementale ou non), moins le changement est initié de l’intérieur (donc imposé de l’extérieur), plus il serait superficiel.
En guise de conclusion, nous proposons une brève présentation des articles qui constituent ce dossier.
Lukas Schemper propose d’analyser la mise en place des programmes de prévention des catastrophes naturelles du temps de la Société des Nations jusqu’à la Décennie internationale de la prévention des catastrophes naturelles (dipcn) des années 1990, s’interrogeant sur l’internationalisation et l’institutionnalisation (souvent irrégulières) de la gestion des événements environnementaux extrêmes. L’apport de cette contribution consiste à éclairer, sur le temps long, la façon dont l’environnement, perçu sous l’angle des catastrophes naturelles, est décliné en programmes et politiques conçus par l’uis, puis plusieurs organisations onusiennes de manière transnationale, dans un aller-retour permanent entre global (conférences, secrétariats) et local. L’auteur met ainsi à jour le rapport complexe entre environnement et catastrophes naturelles au sein de la sdn et de l’onu en rappelant que le processus d’environnementalisation des oi n’est ni systématique ni linéaire.
À partir d’une enquête menée au sein du domp et du dam de l’onu, Lucile Maertens met également en évidence un processus d’environnementalisation des opérations de maintien de la paix. Ce processus procède d’une dynamique bottom-up s’inscrivant dans les préoccupations environnementales croissantes qui se développent sur le terrain, et d’une logique top-down qui se matérialise par la mise en place, au secrétariat, d’une politique environnementale pour l’ensemble des missions. En dépit d’une mise en oeuvre inégale et d’un verdissement limité illustrant les contraintes institutionnelles classiques qui freinent le changement au sein des oi, l’appropriation de l’environnement par les Casques bleus répond à des objectifs stratégiques de mise à l’agenda de l’environnement auprès des acteurs sécuritaires et des objectifs de rapprochement entre environnement et sécurité à l’onu. En d’autres termes, le verdissement superficiel des missions facilite une environnementalisation plus complexe des activités sécuritaires de l’onu.
Marieke Louis analyse pour sa part l’insertion problématique de la question environnementale à l’agenda de l’oit de la fin des années 1970 à l’adoption en 2013 d’une résolution sur le développement durable, le travail décent et les emplois verts. D’abord décliné comme un enjeu de sécurité pour les travailleurs, l’environnement va peu à peu être défini, sous la pression d’acteurs multiples, internes et externes, à l’aune du concept de développement durable à partir des années 1990. L’adoption du concept d’emplois verts dans les années 2000 permet d’arrimer l’environnement à l’Agenda du travail décent – promu par l’oit depuis 1999 – et d’inscrire plus clairement la question environnementale dans le mandat de l’oit. L’article identifie ainsi un processus d’appropriation de la question environnementale à mi-chemin entre verdissement et environnementalisation, en revenant d’abord sur l’émergence du concept d’emplois verts comme référentiel dominant en matière environnementale, en abordant ensuite les logiques d’acteurs dans la mise à l’agenda de l’environnement et en étudiant enfin les instruments mobilisés et leurs effets attendus et inattendus.
Dans une perspective plus centrée sur la production de normes comme mode d’appropriation de la question environnementale par les oi, Swann Bommier aborde la mise en oeuvre des Principes directeurs de l’ocde sur la responsabilité des entreprises multinationales. Après avoir montré l’insertion de la question environnementale dans le mandat de l’ocde, l’auteur étudie la saisine déposée au pcn français en 2012 par un syndicat et des ong indiennes et françaises à l’encontre de l’entreprise Michelin. Il décrit un processus de « judiciarisation informelle » qui oscille entre médiation et incrimination, et qui ne permet pas aux acteurs locaux – publics et privés – de s’approprier la question environnementale. L’article met ainsi en lumière une dynamique originale à travers laquelle le verdissement initial et superficiel de l’ocde peine à se convertir localement en un véritable processus d’environnementalisation.
Parties annexes
Remerciements
Les auteures tiennent à remercier l’ensemble des participant-e-s de la journée d’étude sur les organisations internationales et l’environnement, tenue à Paris en juin 2015, et notamment Amandine Orsini et Sandrine Revet pour leurs précieux commentaires.
Notes biographiques
Lucile Maertens est postdoctorante et chercheuse invitée à King’s College à Londres (avril-décembre 2016), ainsi que docteure associée au ceri/Sciences Po. Elle est financée par le Fonds national suisse.
Marieke Louis est maîtresse de conférences en science politique à l’iep de Grenoble/pacte, ainsi que chercheuse associée au Centre de recherches internationales (ceri/Sciences Po).
Notes
-
[1]
Les nombreux travaux sur l’analyse comparée insistent sur le caractère fondamentalement construit de ce type de raisonnement : en d’autres termes, la comparabilité ne va jamais de soi (Hassenteufel 2005). Il est donc nécessaire de ne pas se limiter, dans le choix des études de cas, à ceux qui paraissent soit similaires, soit différents (chacune de ces deux stratégies de comparaison étant par ailleurs légitime [Bloch 1928]) dans la mesure où similitudes et différences sont toujours fonction des critères choisis (Sartori 1991 ; Vigour 2005). C’est au chercheur qu’il revient, en fonction de son questionnement, d’identifier ce qui relève du commun ou, au contraire, du particulier et de justifier la comparabilité des cas sélectionnés.
-
[2]
Site Internet de la campagne Greening the Blue. Page consultée le 24 novembre 2015.
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