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La question de la prolifération nucléaire transcende l’étude des relations internationales. Prenant racine durant la guerre froide, cette problématique est encore aujourd’hui au coeur de l’actualité internationale par les enjeux qui sont associés au programme nucléaire iranien et à la bombe nord-coréenne. Ces cas de figure nous montrent une fois de plus que les armes nucléaires sont toujours le fruit du monopole étatique. L’armement nucléaire ne semble s’acquérir qu’à la suite d’un long engagement financier de la part d’un gouvernement afin de surmonter ses nombreux défis technologiques.
Politics and the Bomb expose une perspective qui dépasse le cadre étatique. Cette perspective met en lumière un phénomène mésosociologique qui aurait permis d’enrayer la prolifération nucléaire en Argentine, au Brésil ainsi que dans trois ex-républiques soviétiques à travers une collaboration avec les États-Unis au lendemain de la guerre froide (Biélorussie, Kazakhstan et l’Ukraine). Dans un premier temps, ce livre pourrait susciter l’intérêt des chercheurs qui se penchent sur la prolifération nucléaire, la coopération internationale, la Track Two Diplomacy, puis, dans un deuxième temps, ceux qui sont intéressés aux théories en relations internationales et en politiques publiques de manière générale.
Selon Sara Z. Kutchesfahani, des communautés épistémiques, plus communément appelées des groupes d’experts, auraient joué un rôle clé dans la formulation des politiques de non-prolifération nucléaire étudiées. Plus particulièrement, l’auteure propose une exploration des contextes, de la composition et de l’influence des communautés épistémiques à travers deux ententes de non-prolifération nucléaire (p. 2) : la Brazilian-Argentine Agency for Accounting and Control of Nuclear Materials (abacc) et le Nunn-Lugar Cooperative Threat Reduction Programme (ctr). D’entrée de jeu, il est convenu que l’objectif n’est pas de démontrer un lien de causalité directe entre les communautés épistémiques et les résultantes politiques, mais d’exposer que ces dernières ont favorisé l’innovation et la mise en oeuvre des deux ententes (p. 9).
Kutchesfahani expose dans les règles de l’art son cadre théorique construit principalement à partir de l’approche développée par Peter Haas sur la communauté épistémique. Néanmoins, la question se pose : cet ouvrage apporte-t-il une contribution théorique originale ? Bien que l’auteure démontre l’applicabilité de cette approche à l’élaboration de ce type de politiques, celle-ci n’apporte pas de nouvelles dimensions à la théorisation sur la communauté épistémique et ne fait pas de rapprochement avec une autre théorie pour parer à ses limites. De plus, Kutchesfahani relève et discute les critiques et les limites de l’approche de Haas qui ont été avancées dans la littérature, mais n’y apporte que des réponses sommaires. Enfin, l’auteure n’évoque pas les raisons de n’utiliser qu’une seule approche. Il n’y a aucune trace de ce rituel théorique qui expose les motivations permettant d’écarter d’emblée les autres approches qui auraient pu être utilisées pour expliquer les ententes ainsi que leur mise en oeuvre.
Ensuite, nous savons bien que la section exposant la méthodologie méthode est souvent la première évacuée ou réduite lors de la publication d’une thèse de doctorat. Dans l’ouvrage de Kutchesfahani, l’approche de recherche ne fait que deux pages. Pourtant, il est évoqué dans une section précédente (p. 17) que la méthode de process tracing pourrait être utilisée afin de démontrer l’influence particulière d’une communauté épistémique dans le temps. Il aurait été profitable que l’auteure discute davantage des implications de cette méthode systématique et que celle-ci soit, au final, véritablement appliquée à travers sa démonstration. De même, les raisons qui poussent l’auteure à sélectionner l’abacc et le ctr comme études de cas restent nébuleuses. Est-ce que les cas n’ont été choisis qu’en raison de leur réussite ? L’auteure nous a toutefois convaincus de la justesse dans le traitement de ses données en expliquant et en appliquant la triangulation.
D’ailleurs, les données sont à notre avis le point de départ de la contribution de l’ouvrage de Sara Kutchesfahani. Cette dernière a mené plus d’une cinquantaine d’entrevues inédites avec des individus formant les communautés épistémiques qu’elle analyse. Les entrevues permettent d’expliciter les mécanismes d’influence qui sont animés par les individus composant les communautés épistémiques. L’auteure a aussi pris le soin de décrire en profondeur les circonstances entourant l’émergence de ces communautés épistémiques dans des chapitres distincts. Les résultats de la recherche sont clairs, ne tenant que sur une seule page (p. 126). En contrepartie, la section des leçons apprises reste générique. Il nous apparaît évident qu’il faut bâtir la confiance, favoriser le dialogue et assurer la présence d’une quelconque volonté politique pour en arriver à conclure et à mettre en oeuvre une entente conjointe de non-prolifération nucléaire. Il aurait été intéressant d’y retrouver une recommandation pratique se basant directement sur le concept de communauté épistémique. Malgré les imperfections de cet ouvrage, nous croyons qu’il représente une contribution non négligeable et stimulante qui n’est pas cantonnée à un seul champ d’études.