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Dans ce livre – dont le texte est tiré du numéro de novembre 2010 de la revue Journal of Asian Studies –, Prasenjit Duara ouvre un vaste débat sur la conceptualisation de l’Asie à l’ère de la globalisation. Son chapitre éponyme est suivi d’une série de commentaires critiques fort instructifs, mais d’horizons universitaires divers, sur sa tentative d’envisager la « renaissance » de l’Asie à titre d’« entité abstraite transcendant les frontières impériales et nationales », mais où s’activent, explique-t-il en s’inspirant de la sociologie d’Henri Lefebvre, des forces régionales et des processus de régionalisation à l’intérieur d’un « espace » structuré par le mode dominant de production intégrant l’Asie au capitalisme global. Cette intégration laisse apparaître une « entité » régionale sans histoire avant l’intrusion impérialiste européenne. Se positionnant au carrefour des travaux de l’économie-monde et des analyses culturelles postcoloniales, Duara montre au contraire l’existence d’une « Asie maritime » structurée en réseaux, une zone de paix prémoderne axée sur le commerce et les échanges dans laquelle les identités s’entrecroisent et se redéfinissent sans qu’une structure politique impose des frontières et fixe ces identités. Serait-il possible alors que le régionalisme asiatique actuel, constitué en réseaux, aux frontières floues et changeantes, pluraliste et libre d’une domination hégémonique, s’inscrive dans une continuité historique et culturelle qui aurait été ébranlée, déformée, mais jamais détruite, par les impérialismes européen et japonais ? Et l’« écoumène » culturel et spirituel asiatique peut-il être la pierre angulaire de cette « nouvelle Asie » ?

Des intellectuels anticolonialistes des 19e et 20e siècles – Okakura Tenshin, Rabindranath Tagore et Zhang Taiyan – ont fondé un universalisme alternatif à l’universalisme européen sur la base d’un spiritualisme et d’une culture religieuse transcendant les rivalités impérialistes ; mais, pour ces intellectuels, l’universalisme asiatique est ancré dans l’« âge d’or » d’une civilisation prémoderne dont ils ignorent les rapports marchands. De ce fait, leur asiatisme « réconfortant » a été récupéré par l’impérialisme japonais ou par le nationalisme chinois, alors que le « cosmopolitisme spirituel » de Tagore était étranger au pouvoir politique de son époque.

La pensée de ces intellectuels indique tout de même une matrice pour conceptualiser l’Asie, tandis que la « libéralisation capitaliste » et le retrait de l’État pourraient bien empêcher de « nouveaux commencements » et pérenniser les inégalités et les injustices du colonialisme et de l’impérialisme. Cette matrice est bien celle de la « circulation de la culture asiatique sans domination étatique des identités », note Barbara Watson Andaya dans son commentaire. Elle tisse alors une conception alternative de l’espace asiatique contemporain intégrant la religion et la moralité à une « connexion supranationale » existant depuis la période prémoderne, comme en témoignent l’expansion et l’adaptation du bouddhisme à travers les âges ou bien l’asiatisme d’avant l’impérialisme japonais qui s’inspirait d’une communauté de valeurs religieuses et morales pour affirmer la possibilité de s’élever au-dessus des divisions nationales.

La revitalisation de l’Asie ne peut se faire sans la protection des « intérêts régionaux émergents », explique Duara, une tâche qui peut difficilement revenir à l’État, toujours ancré dans une modernité qui consacre une identité nationale à l’intérieur de frontières rigides. Sinon, il y a la classe capitaliste asiatique. Si elle fait preuve d’une culture et d’une identité transnationales qui rappellent ses origines prémodernes, elle demeure enchâssée dans un discours libéral inégalitaire faisant courir le risque d’une « Asie pour les riches ». Le fait que Duara se rabatte sur les ong pour protéger ces intérêts supranationaux amène l’historien Rudolph Mrazek à s’attaquer à l’« élégance » de sa perspective régionale apolitique qui envisage une Asie en flux, inter- connectée et interdépendante avec ses « villes extraterritoriales » et ses couloirs maritimes, mais qui ignore la « condition humaine asiatique » du dur labeur des populations migrantes ou de la dégradation environnementale. Une Asie post-impérialiste et post-nationaliste « doit faire mieux » et résister à l’inévitabilité des inégalités associées à la globalisation et à ses flux d’interconnexion qui réduisent l’identité des individus en des « consommateurs voraces » d’une culture asiatique transnationale qui n’est jamais à l’abri d’une forte dose d’homogénéisation politique comme en témoigne le phénomène panasiatique des téléséries coréennes. Pour Duara, par contre, ce phénomène qui existe sans projet politique congruent indique que la culture asiatique peut être un lieu de circulation et de connexion qui interroge justement l’« identité pure » du nationalisme moderne.

Il y a un non-dit puissant qui traverse le texte de Duara : une volonté normative d’exclure le politique de la renaissance de l’Asie et donc d’éliminer la congruence moderne du politique et de la culture. Il ne faut pas sombrer dans un « romantisme » qui fait de l’Asie prémoderne, avertit Tansen Sen, un modèle de « paix et d’harmonie » : les rivalités commerciales ont amené des conflits militaires par exemple entre des royaumes de l’Asie du Sud-Est pour l’accès au marché de la Chine des Song. Duara y voit cependant une exception – les conflits maritimes sont effectivement rares – et l’Asie maritime prémoderne était un « assemblage » relativement libre de la violence impériale terrestre, comme aujourd’hui, alors que l’Asie fait l’expérience d’une « paix libérale » fondée essentiellement sur l’interdépendance économique. C’est ainsi qu’on fait, selon Wang Hui, la réification d’un supposé « âge d’or maritime » où la modernité asiatique, simple miroir de la modernité européenne, devient « le début et la fin de l’histoire mondiale ». La modernité européenne n’est plus qu’une parenthèse dans cette histoire centrée sur l’Asie, voire sur la Chine, comme le suggèrent les travaux d’Andre Gunder Frank.

Si Wang Hui doute que l’expérience asiatique de coexistence comme l’entend Duara puisse surmonter les « dilemmes » du système interétatique, le politicologue Amitav Acharya affirme clairement que la « communauté régionale bona fide » de l’Asie est toujours l’objet d’une contestation entre les protagonistes d’une Asie marquée par les relents du nationalisme, un régionalisme libre-échangiste, un universalisme sociétal fondé de plus en plus sur la défense et la protection des droits de l’homme et de la démocratie, l’exceptionnalisme élitiste des valeurs asiatiques et un nouvel impérialisme chinois. Il est impossible d’ignorer les forces politiques qui s’entrechoquent dans la construction de la « région Asie » et qui détermineront, avec la culture, la nature de l’universalisme asiatique.