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Cet essai s’inscrit dans la vaste littérature qui a émergé au cours des dernières décennies et qui entend renouveler le champ des Relations internationales en général et celui des études stratégiques en particulier. Le postulat général de cette littérature est que les paradigmes traditionnels des Relations internationales échouent à rendre compte de la réalité et de la pratique des relations internationales actuelles qui se caractérisent, entre autres, par l’émergence aux côtés des États de nouveaux acteurs tels que les firmes multinationales et autres organisations transnationales jouissant d’attributs de puissance autrefois dévolus aux seuls États, comme l’ont montré Robert Keohane et Joseph Nye en 1977. Plus particulièrement dans les études stratégiques, il s’avère désormais que les menaces auxquelles sont confrontés les États ne viennent pas seulement de leurs pairs, mais aussi d’individus ou de réseaux d’acteurs non étatiques, tels que les groupes terroristes. À cette complexité des acteurs s’ajoute la complexité même de la nature des menaces qui ne sont plus seulement militaires, mais peuvent être d’ordre économique, politique, écologique, sociétal et identitaire, comme l’ont décrit Barry Buzan, Ole Waever et Jaap de Wilde de l’école de Copenhague, qui ont proposé une redéfinition du concept de sécurité au-delà des menaces militaires. Cet ouvrage, Les études stratégiques au xxie siècle, codirigé par E. Ouellet, P. Pahlavi et M. Chennoufi, s’inscrit donc dans une longue généalogie. Quelle est alors sa contribution ? Pour mieux répondre à cette question, un bref exposé critique de l’ouvrage s’impose.
La question centrale à laquelle l’ouvrage entend répondre est, comme le formulent les auteurs eux-mêmes : « … au-delà de la perpétuation de l’usage de la force par les États, en quoi ce début de xxie siècle se distingue-t-il des époques précédentes ? » (p. 7).
Pour les auteurs, le xxie siècle se caractérise essentiellement par la révolution des médias (p. 12 et 241) qui fait que les pratiques des relations internationales sont désormais régulées à la fois par la loi du marché et par celle de l’interdépendance complexe (p. 12). Comme l’écrivent les auteurs, « [d]ans cette “jungle informatisée”, les crises locales ont des répercussions globales. Des séismes de nature socioculturelle secouent de vastes plaques tectoniques qui se fissurent à leur périphérie. Les causes qui sous-tendent les événements internationaux sont plus obscures, plus indirectes et plus lointaines qu’autrefois. Le réseau mondial des interconnexions de plus en plus denses a désormais le potentiel de générer des contradictions surprenantes dans l’espace et le temps » (p. 12). Ces grandes transformations et les enjeux qui marquent ce début du xxie siècle appellent alors un renouvellement des études stratégiques sur trois points fondamentaux :
Le premier porte sur une réévaluation critique des approches théoriques dans le domaine des études stratégiques, qui sont souvent simplifiées au point où elles sont disjointes des postulats de base sur lesquels elles avaient été érigées (p. 8). La première partie de l’ouvrage (p. 19-99) passe en revue quelques principales théories des relations internationales appliquées aux études stratégiques et notamment les approches réalistes (p. 21-44), libérales (p. 45-63), constructivistes (p. 65-86) et critiques (p. 87-99). Bien que chacune de ces approches permette d’appréhender certains aspects des études stratégiques, elles comportent toutes des limites. Aussi les auteurs argumentent-ils pour une approche holiste qui est plus herméneutique et interprétative et dont la particularité est de prendre pour point de départ « la pratique politique internationale, et non pas les postulats théoriques » (p. 11). Ce renversement de la démarche inscrit le pluralisme méthodologique au coeur des études stratégiques et ouvre celles-ci au-delà de la discipline des Relations internationales.
Le second élément de révision que proposent les auteurs est la notion traditionnelle de puissance qui s’avère inadéquate dans le contexte de la mondialisation, de l’interdépendance et de l’informatique. En effet, bien que la puissance brute (hard power) reste toujours un atout majeur dans les relations internationales, elle n’est plus le seul fondement de la puissance. Les auteurs proposent donc d’élargir le concept de puissance au-delà de son acception matérialiste traditionnelle comme ressources militaires et économiques pour inclure désormais des aspects idéationnels et notamment l’information et la culture. Dans cette perspective, « la puissance est à la fois pouvoir et interdépendance » et la norme qui sous-tend le concept et la pratique de la puissance au xxie siècle devient au sein de la mondialisation « une norme à la fois instituée et instituante, à la fois enjeu en soi et structurant les enjeux » (p. 8).
Enfin, le troisième élément est d’ordre méthodologique et il consiste à ouvrir le champ des études stratégiques à la sociologie militaire par une reconnaissance du caractère sociologique de l’usage de la force.
En somme, cet ouvrage évalue et réinterprète le champ des études stratégiques à partir d’une approche résolument herméneutique. Cependant, une approche plus ontologique aurait davantage permis de redéfinir le cadre, le contenu ainsi que les éléments qui devraient constituer désormais le champ des études stratégiques, d’autant plus que la conclusion principale de l’ouvrage revendique un élargissement du champ des études stratégiques afin de rendre compte de la réalité. Au final, cet ouvrage est moins une remise en cause des études stratégiques actuelles qu’un aggiornamento des postulats théoriques et méthodologiques de cette discipline au regard des nombreux changements qui se sont intensifiés depuis la fin de la guerre froide.