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Né le 7 mai 1892 d’un père croate et d’une mère slovène, Tito (Josip Broz de son vrai nom) ne passe que quatre ans sur les bancs d’école. Apprenti serrurier de 1907 à 1910, puis ouvrier spécialisé en métallurgie, il prend part à la Grande Guerre en tant que sous-officier dans l’armée austro-hongroise. Fait prisonnier sur le front russe en 1915, il revient en Yougoslavie en octobre 1920, communiste convaincu. Dès son retour, il s’implique à fond dans le mouvement ouvrier, engagement qui lui vaut, à partir de janvier 1929, un long séjour en prison. En août 1935, Tito devient membre du Politburo du Parti communiste yougoslave (pcy) et, après plus de deux années d’intrigues, de manoeuvres et de débats au sujet de l’attitude à adopter à l’endroit des socialistes, il consolide sa position en tant que leader du pcy.
La Seconde Guerre mondiale met à rude épreuve ses talents de chef, les Partisans étant confrontés à la double opposition des envahisseurs italien et, surtout, allemand et des četniks de Dragoljub Mihailović. Une action prématurée de la part de la Résistance aurait conduit inévitablement à de terribles représailles de la part des Allemands. Quoique privés pendant plusieurs mois de toute aide matérielle en provenance de l’Union soviétique, Tito et ses camarades libèrent peu à peu leur pays, puis organisent un premier gouvernement communiste en Yougoslavie. Le tout premier objectif de ce dernier est, sans grande surprise, la construction d’un socialisme à saveur stalinienne. En récompense pour cette loyauté idéologique, Belgrade devient le siège du Kominform.
La lune de miel ne dure cependant pas très longtemps. Déjà agacé par la conviction de Tito que la Seconde Guerre mondiale allait conduire, avec l’aide de l’Union soviétique, à une révolution sociale sur une grande échelle, Staline désapprouve complètement la décision de Tito de déployer l’armée yougoslave en Albanie : pour le leader soviétique, un tel choix politique risque d’entraîner, dans le contexte tendu de l’après-guerre, de dangereuses répercussions pour son pays sur le plan international. Le châtiment ne tarde pas à venir : en juin 1948, une résolution du Kominform expulse la Yougoslavie. Qui plus est, Tito fait l’objet d’une virulente campagne de diffamation de la part des pays du bloc soviétique. Il n’en décide pas moins de poursuivre la construction du socialisme dans son pays, sans l’aide de l’Union soviétique. Cet isolement diplomatique explique le rapprochement avec l’Occident qui, dans le contexte de la guerre froide, s’empresse de faciliter l’ouverture d’une première brèche dans la zone d’influence soviétique en Europe centrale. Sur le plan intérieur, les autorités yougoslaves, maintenant convaincues que Staline a abandonné le marxisme-léninisme alors qu’elles y sont restées fidèles, lancent l’idée d’une route yougoslave vers le communisme. Ainsi, Tito introduit une politique de collectivisation des terres qui accorde des concessions aux paysans et un système d’autogestion limitée censé offrir une solution pratique à l’aliénation de la classe ouvrière.
La mort de Staline en mars 1953 modifie sensiblement les règles du jeu. En effet, de tous ses héritiers, Nikita Khrouchtchev, l’ultime vainqueur de la lutte à la succession, est le plus chaud partisan d’une amélioration des relations avec la Yougoslavie. Une quadruple visite diplomatique des deux leaders en 1955-1956 et 1962-1963 scelle la réconciliation entre les deux pays. Cette dernière apparaît à juste titre comme une victoire pour le camp yougoslave, puisque les deux parties en cause acceptent maintenant le principe d’égalité, de souveraineté et de non-ingérence comme pierre angulaire de leurs futures relations bilatérales. Il est regrettable, par ailleurs, que le rôle non négligeable joué par Tito au sein du mouvement des pays non alignés, si important dans le contexte du mouvement de décolonisation, ne reçoive pas dans l’ouvrage toute l’attention qu’il mérite.
Ces succès diplomatiques, si impressionnants soient-ils, ne parviennent toutefois pas à dissimuler l’existence de réels problèmes à l’intérieur du pays. Le véritable défi pour Tito consiste alors à concilier le rôle de dirigeant du parti – incontournable pour cet homme, dont les velléités réformistes s’atténuent dans le sillon de l’intervention militaire soviétique en Tchécoslovaquie en août 1968 – et une bonne dose d’autonomie pour les conseils d’ouvriers. À titre d’exemple, le débat tourne autour de l’approche à adopter – centralisée ou décentralisée ? – en ce qui concerne l’allocation des fonds d’investissement, en particulier les devises étrangères générées par un important tourisme sur la côte de Dalmatie. La réponse n’est pas simple, en raison d’un lourd passé imprégné de suspicions et de violences meurtrières ainsi que de l’inégal développement économique des différentes régions du pays, elles-mêmes habitées par des populations (Slovènes, Serbes, Croates, Albanais, Macédoniens et Bosniaques) qui ne partagent pas les mêmes vues en cette matière. En fait, l’impuissance à résoudre ce problème, longtemps atténué par le charisme de Tito lui-même, encourage, une fois le leader disparu en mai 1980, le développement puis l’exacerbation de tensions ethniques, qui mènent au démantèlement de la Yougoslavie dans les années 1990.
Dans sa brève conclusion, Swain situe habilement la place du leader yougoslave dans l’histoire du communisme au 20e siècle. Tito fut, d’abord et avant tout, un homme dévoué à la cause communiste jusqu’à la fin de sa vie. Cependant, à la différence d’autres communistes, son séjour en Union soviétique en tant que fonctionnaire du Komintern lui fit prendre conscience de la véritable nature du régime soviétique et, du même coup, lui fit perdre toute illusion à son sujet. En outre, quoique moins violent que plusieurs de ses semblables et plus ouvert au dialogue qu’eux, Tito n’en fut pas moins un dictateur qui, « in preventing the democratic evolution of the self-management system », « created a state that was more alienating than disalienating and which bottled up the nationalist, social and intellectual tensions which would ultimately explode » (p. 191). Milovan Djilas, un intellectuel communiste profondément convaincu qu’aucun appareil bureaucratique, si élaboré soit-il, ne peut construire le socialisme, avait, dès 1953, identifié la nature du danger qui risquait un jour de mettre en péril le succès de l’expérience communiste en Yougoslavie, lorsqu’il décrivit Tito, son ancien compagnon d’armes, comme « le porte-étendard de la bureaucratie ». Malheureusement pour la Yougoslavie, il fut expulsé du Parti en 1954.
Certains lecteurs regretteront sans doute l’absence d’images et de cartes qui auraient facilité la compréhension du texte. Ce livre n’en demeure pas moins la meilleure biographie politique de Tito (le qualificatif est important, car il révèle de la part de l’auteur un intérêt beaucoup plus marqué pour le titisme que pour la vie personnelle de l’homme).