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Le titre de l’ouvrage du professeur Sai-wing Ho donne le ton au document tout entier. De fait, l’auteur a voulu ouvrir une réflexion sur les mérites des théories du commerce international et des politiques commerciales dans une perspective de développement économique. De façon très méticuleuse, Sai-wing Ho présente les grands courants de ces théories, qu’il répartit en deux groupes : i) l’analyse classique du libre-échange et ii) les promoteurs d’une politique active de développement, d’où la structure de l’ouvrage en ces deux parties constituantes assez bien équilibrées. Le volet captivant de cet ouvrage est le fait que l’auteur ne se contente pas de décrire les fondements de ces deux grandes écoles de pensée ; il prend également soin de préciser leurs failles d’analyse, qu’il qualifie d’« éléments distillés » (distilled elements), ou leurs fausses représentations. Plus précisément, si le credo libre-échangiste est attribué aux classiques, on oublie trop souvent que les points de vue de ces derniers sont beaucoup plus nuancés. Avec une lucidité qui ne lui fait pas défaut, l’auteur cherche à expliquer que de nos jours les promoteurs du libre-échange ne se réfèrent qu’à une interprétation très étroite des travaux des classiques et ignorent par le fait même la composante d’une approche de développement économique que ces classiques ont longtemps défendue. Parallèlement, les idées des grands penseurs historiques associés au protectionnisme n’ont pas été rapportées intégralement. C’est dire que les deux grandes écoles de politiques commerciales doivent faire face à de sérieux problèmes de mauvaises interprétations, d’omissions délibérées, et ce, avec pour conséquence ultime de renforcer le clivage qui les oppose.
Comment s’y prendre pour mieux appréhender la profondeur de chacune de ces deux écoles de pensée ? L’auteur retourne tout simplement à l’original des travaux des divers penseurs tout en pourvoyant l’ouvrage d’une riche bibliographie qui occupe 30 pages. La sélection des auteurs représentatifs de chacune des écoles n’est pas laissée au hasard, mais clairement expliquée. Du côté des classiques, Sai-wing Ho retient Adam Smith, David Ricardo, Robert Torrens et John Stuart Mill. Chez les promoteurs du protectionnisme, il s’intéresse à Alexander Hamilton, Friedrich List, Mihaïl Manoïlesco, Raúl Prebisch, Gunnar Myrdal et Hans Singer.
La première partie de l’ouvrage offre une analyse minutieuse et chronologique de la pensée classique, d’abord dans sa genèse, puis dans son raffinement et sa consolidation et, enfin, dans ses interprétations appropriées. Cette première partie est constituée de quatre chapitres. Dans le premier, l’auteur expose clairement la théorie classique des échanges basée sur l’hypothèse que le travail est le principal facteur de production, avec un rendement d’échelle constant, et qu’il existe des différences de productivité entre les pays, tout en rappelant l’exemple souvent cité du modèle de Ricardo de commerce bénéfique entre la Grande-Bretagne et le Portugal. L’auteur dresse un tableau on ne peut plus critique de cette thèse classique à l’aide d’une bibliographie sélective. Un autre chapitre reprend l’analyse d’Adam Smith et de David Ricardo dans une perspective de développement économique. L’auteur insiste sur le principe de la division du travail d’Adam Smith selon lequel le secteur manufacturier est plus à même que l’agriculture d’en bénéficier sur le plan de la productivité. Il met également l’accent sur l’opposition de Ricardo aux corn laws en raison du coût de renchérissement de la production de céréales au Royaume-Uni (la législation britannique entre 1773 et 1815 a un caractère très protectionniste en matière de commerce des céréales) ; d’où le renforcement du principe des avantages comparatifs. Le quatrième chapitre offre au lecteur une perspective encore plus intéressante sur l’épineuse question du développement, ou plus exactement sur les relations entre pays de développement inégal. Ici, l’auteur se reporte à l’analyse de Torrens dont la pensée se distingue clairement de celle de Smith. En effet, alors que Smith tient particulièrement à son principe de division du travail et que Ricardo se préoccupe de la hausse exorbitante de coût de travail, Torrens s’attarde à deux déterminants majeurs du taux de profit, soit le degré de compétence des travailleurs et le rendement naturel de la terre, pour justifier la liberté des échanges. Cependant, Torrens reconnaît que le libre-échange en soi ne pourrait pas garantir la prospérité du Royaume-Uni ; d’où sa proposition d’adoption d’une politique de réciprocité commerciale (une sorte d’union douanière) et aussi de colonisation (pour écouler dans les colonies des produits manufacturés et y acheter des matières premières comme le préconise le mercantilisme). Enfin, un chapitre est consacré à l’analyse de John Stuart Mill. L’auteur explique bien que Mill, auteur plus que souvent associé au protectionnisme par sa thèse du développement de l’industrie naissante, épouse tout autant le point de vue de la liberté d’échange prôné par Smith, Ricardo et Torrens.
La deuxième partie de l’ouvrage présente d’une manière éclairée la pensée des auteurs qui prônent une politique active de développement. Sa structure est semblable à celle de la première partie, à savoir, au départ, un exposé clair et surtout bien documenté, comme en témoigne l’abondance des références biobibliographiques, de la genèse de politiques interventionnistes face au scepticisme des classiques. La politique de l’industrie naissante développée par Mill y occupe une place centrale. La suite de l’ouvrage cherche à expliquer que les promoteurs d’une politique de développement ne sont pas des protectionnistes purs et durs, mais bien souvent aussi libre-échangistes. Par exemple, le lecteur verrait à travers les écrits de Hamilton Alexander comment les États-Unis ont cherché à stimuler leur décollage industriel pour rattraper le Royaume-Uni. L’analyse de l’auteur montre à quel point Hamilton a rejeté le point de vue d’Adam Smith et des physiocrates français relatif au développement du secteur manufacturier sans l’aide du gouvernement. Mais, alors, Hamilton est tout aussi conscient des effets pervers des mesures tarifaires. L’ensemble de ces considérations amène l’auteur à conclure qu’il existe de profondes raisons d’ordre historique et pragmatique pour que le développement économique d’un pays ne résulte pas d’un ajustement automatique et spontané dans ses échanges avec le reste du monde, mais dérive d’une politique commerciale et industrielle bien orchestrée. En conséquence, les négociations multilatérales actu-elles et futures de l’omc devraient pouvoir servir davantage les pays en développement.
Rethinking Trade and Commer-cial Policy Theories est un ouvrage bien fait, qui a le mérite d’être organisé autour d’une thèse centrale : les politiques commerciales à des fins de développement. Sai-wing Ho encourage la réflexion du lecteur par une présentation minutieuse des écrits des classiques et des promoteurs de développement, tout en insistant sur la nécessité d’en avoir une vision complète. Ceux que ce sujet de politiques commerciales intéresse sauront véritablement apprécier à leur juste valeur les grands courants de pensée dans ce domaine.