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De la puissance naissent des droits, mais aussi des responsabilités. Telle est l’idée qui constitue le fil rouge intellectuel de l’ouvrage de Nick Bisley. Des discussions sur la structure des futures Nations Unies à Dumbarton Oaks et San Francisco aux débats contemporains sur l’accès des puissances émergentes au Conseil de sécurité, le professeur à l’Université La Trobe (Victoria, Australie) dresse un argumentaire convaincant centré sur une conception managériale de la puissance. Pour Bisley, en effet, ce qui distingue les grandes puissances de tous les autres acteurs internationaux, c’est qu’elles se voient investies de responsabilités particulières dans la gestion des affaires du monde. D’emblée, l’auteur prend ainsi ses distances avec les approches réalistes et néoréalistes qui, en se focalisant sur les attributs matériels et capacitaires de la puissance, négligent sa dimension fonctionnelle et managériale. Une grande puissance ne l’est vraiment que si elle est regardée par les autres comme dépositaire d’une fonction managériale – plus ou moins institutionnalisée – et qu’elle assume cette fonction. Cela n’est possible que si le système international intègre cette norme politique, légale et diplomatique fondamentalement inégalitaire comme une nécessité visant à une gestion efficace des relations internationales en situation d’anarchie et d’inégalité des puissances.
Le premier chapitre de l’ouvrage remonte aux sources de cette idée, à savoir la période qui s’écoule entre le traité de Westphalie (1648) et le congrès de Vienne (1815). C’est au cours de ces décennies que s’affirme la conception d’un ordre international où certains acteurs bénéficient de privilèges et de responsabilités particulières. Dans le chapitre qui suit, le 20e siècle est passé au crible de cette grille de lecture. On y comprend ainsi que, si la Société des Nations a échoué, c’est d’abord parce qu’elle manquait d’un mécanisme pour impliquer davantage les grandes puissances dans la responsabilité du maintien de la paix et de la sécurité internationale. Après la Seconde Guerre mondiale, les fondateurs des Nations Unies retiendront la leçon. La Charte peut ainsi être vue comme l’oeuvre des grandes puissances de l’époque. Elle reflète leur intérêt, certes, mais surtout elle incorpore leur compréhension de ce que l’ordre international requiert leur implication.
C’est sans surprise que l’auteur consacre quelques dizaines de pages à la question particulière du véto octroyé aux membres permanents du Conseil de sécurité de l’onu. Si les critiques – caractère inégalitaire, risque d’usage abusif et de paralysie institutionnelle – sont bien connues, l’ouvrage insiste aussi sur les raisons pour lesquelles le véto est d’une certaine façon consubstantiel au système de maintien de la paix et de la sécurité internationale formalisé dans la Charte de l’onu. Il symbolise et permet de rendre opératoire le compromis entre droits particuliers et responsabilités particulières accepté par les grandes puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale. Il permet en outre à ces dernières d’agir à l’unisson pour une plus grande efficacité. Enfin, le véto permet d’éviter qu’en agissant contre les intérêts d’une grande puissance le Conseil ne menace la paix et la sécurité internationale dont il est précisément le gardien. On se méprendrait cependant en rattachant le travail de Bisley à l’institutionnalisme libéral. Pour l’auteur, qui semble davantage s’identifier à l’école anglaise, la dimension légale et institutionnelle ne constitue qu’un aspect parmi d’autres du statut particulier auquel ont accédé les grandes puissances depuis le congrès de Vienne.
Bisley procède ensuite à un examen critique de l’axiome sur lequel le système managérial repose, à savoir que le système peut être géré par les grandes puissances. Cet examen passe d’abord par la mise à plat du concept de grande puissance et de la pertinence de ce dernier dans le monde contemporain. Puis l’auteur identifie le principal défi au fonctionnement d’un tel système : l’absence de consensus clair entre les grandes puissances sur les finalités politique et morale de la société internationale. Ces réflexions trouvent un prolongement logique dans les chapitres qui suivent, consacrés respectivement aux États-Unis et aux puissances émergentes.
Les réflexions de Bisley débouchent sur trois conclusions majeures : 1) La conception classique de la grande puissance en tant que génératrice et gardienne de l’ordre international est obsolète. 2) La vision statocentrée de la gouvernance mondiale est confrontée à ses limites face aux défis mondiaux contemporains. 3) Toute réforme du système, en particulier du Conseil de sécurité, doit non seulement envisager la participation des puissances émergentes, mais aussi un élargissement de son champ d’action ainsi que de sa base sociale en associant certains acteurs non étatiques
Great Powers in the Changing International Order est un livre important, parce qu’il place la notion de grande puissance dans une perspective originale, à savoir la fonction managériale qui est reconnue à ces puissances depuis le congrès de Vienne. Du coup, bien que centré sur le concept de grande puissance, l’ouvrage s’écarte des voies réalistes ou néoréalistes pour explorer des terrains moins amplement labourés par les chercheurs en relations internationales. Outre l’originalité de son approche, l’étude de Bisley a pour précieuse qualité son écriture claire, simple et donc accessible à tous ceux qui ne maîtrisent pas le jargon des spécialistes des théories des relations internationales. On pourra ainsi conseiller ce livre à de jeunes étudiants dans la discipline sans crainte de les rebuter. On notera pour conclure que cette importante contribution à la compréhension des dynamiques à l’oeuvre dans le monde contemporain ne s’encombre pas d’un appareil formel sophistiqué, démontrant si besoin en était que le raisonnement discursif non formalisé a encore de beaux jours devant lui au sein de la discipline.