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L’évolution des opérations de paix est le plus souvent décrite sous la forme de générations successives. Cette chro-nique historique combine, d’une part, une périodisation en deux ou trois générations d’opérations et, d’autre part, une différenciation typologique basée sur des critères quantitatifs (nombre, taille, coût des opérations) et qualitatifs (mandat, caractère uni ou multidimensionnel des missions). La périodisation retenue par la grande majorité des auteurs présente les opérations de l’onu en Bosnie (forpronu), en Somalie (onusom) et au Rwanda (minuar) comme une trilogie dramatique qui est à l’origine des importants changements intervenus au cours de la seconde moitié des années 1990.
Une telle vision de l’évolution des opérations de paix tient pour acquis que les trois missions précitées constituent des échecs retentissants et contient, en creux, une appréciation inverse des autres opérations de l’époque, lesquelles constitueraient ainsi autant de succès. Pour la quasi-totalité des auteurs, ces appréciations relèvent de l’évidence. Ils se dispensent donc de les soutenir par une argumentation digne de ce nom. C’est de cette aporie de la littérature sur le maintien de la paix que partent Paul F. Diehl et Daniel Druckman en posant la question : en quoi les trois opérations en cause peuvent-elles être considérées comme des échecs ? De façon plus générale, comment évaluer le succès ou l’échec d’une opération de paix ? En effet, ceux qui décident des opérations et ceux qui les mettent en oeuvre s’efforcent de maximiser les perspectives de succès, mais s’interrogent peu sur les méthodes d’évaluation ex post. De même, les analystes et les chercheurs se sont surtout attachés à identifier les facteurs de succès des opérations (soutien des grandes puissances, déploiement précoce, mandat et moyens adaptés, etc.). En réalité, après plus d’un demi-siècle de pratique et d’analyse des opérations de paix, il n’existe guère d’outils conceptuels et théoriques relatifs à leur évaluation. C’est à cette tâche très importante que s’attèlent les auteurs de Evaluating PeaceOperations.
En accord avec son statut de pionnier sur cette thématique, l’ouvrage adopte une démarche progressive et globale qui n’élude aucune des difficultés qui jalonnent la voie vers une méthode systématique d’évaluation des opérations de paix. Lorsque l’on évalue le succès d’une opération multidimensionnelle, faut-il établir une hiérarchie entre les différentes dimensions de celle-ci ? Si l’on décide, par exemple, de considérer la dimension humanitaire comme prioritaire, faut-il évaluer le succès de l’opération sur la base du nombre de vies perdues ou, au contraire, sur la base du nombre de vies sauvées ? Comment comptabiliser ces dernières ? Lorsque l’on utilise des indicateurs statistiques, ceux-ci doivent-ils être considérés de façon absolue ou de façon proportionnelle ? Peut-on alors avancer que le décès de 1 000 personnes au sein d’une population de 100 000 déplacés est un succès, mais qu’obtenir le même résultat au sein d’une population dix fois moindre est un échec ?
Ces questions comme bien d’autres sont examinées par les auteurs, de même que celles, cruciales, de la base de référence pour la mesure de l’efficacité, de l’évaluation différenciée d’une opération en fonction de ses objectifs. On pointera encore l’important chapitre consacré aux éléments de contexte. En effet, si c’est la performance de la mission que l’on souhaite évaluer, des résultats moyens dans un contexte difficile doivent pouvoir être plus valorisés que s’ils sont obtenus dans un contexte favorable.
Au terme de cet examen exhaustif, les auteurs proposent un schéma global d’évaluation et procèdent à un test de celui-ci en l’appliquant au cas de la Bosnie. Le schéma global s’articule autour de trois groupes d’objectifs – 1) objectifs traditionnels ; 2) nouveaux objectifs ou objectifs de deuxième génération ; 3) objectifs de consolidation de la paix –, tout en proposant une conceptualisation des interactions qui existent entre ces trois dimensions des opérations de paix.
Il ne fait aucun doute que Evaluating Peace Operations constitue une avancée fort opportune dans une voie demeurée jusqu’ici étonnamment peu fréquentée. Le travail réalisé est rigoureux et il est exposé au lecteur avec une grande clarté. Bien entendu, beaucoup reste à faire et le lecteur spécialisé ne manquera pas d’objecter ici ou de relever certaines lacunes ailleurs. Il sera enfin déconcerté par la fin de l’ouvrage qui surgit de façon quelque peu abrupte. Pas de conclusion, en effet, mais seulement deux paragraphes intitulés Final Thoughts en fin de dernier chapitre. Quoi qu’il en soit, en attendant que d’autres approfondissent les travaux de Diehl et Druckman, leur livre s’impose dans la bibliothèque de tous ceux qui s’intéressent aux opérations de paix.