Résumés
Résumé
Cet article examine l’évolution du terrain d’action de l’humanitaire au cours des dernières décennies. L’analyse de cet espace conduit à réfléchir à l’avenir de l’acteur humanitaire dans le nouveau contexte international. En effet, la réticence de celui-ci à travailler dans un environnement non sécurisé le force à reconsidérer les principes qui ont édifié le mouvement humanitaire. La dilution de la rhétorique humanitariste et la politisation de son espace d’action sont les principaux défis qui se posent à lui. Ce contexte contraint l’acteur humanitaire à revoir son rôle et à remettre en question sa présence en zone de conflit.
Mots-clés :
- espace humanitaire,
- organisations humanitaires,
- responsabilité de protéger
Abstract
This article offers an analysis of the humanitarian space. This working area, which has significantly changed over the past decades, entails to take into account the future of the humanitarian actor within the new international context. The main challenges are the organisational spectrum which shapes this actor and dilutes the humanitarian rhetoric and principles and the politisation of the humanitarian space. In fact, the reticence of the humanitarian actor to evolve in harmonization with the new international reality required to reconsider his role and existence in conflict area.
Keywords:
- humanitarian space,
- humanitarian organizations,
- responsibility to protect
Corps de l’article
Depuis la publication en 1996 de l’ouvrage de Rony Brauman intitulé Humanitaires, le dilemme (Brauman 1996), d’importants bouleversements géo-stratégiques ont modifié les relations internationales. Dans cet ouvrage, Brauman soulève des questions fondamentales quant à l’avenir du mouvement humanitaire et, surtout, il établit que « l’espace d’action » de l’acteur humanitaire doit rester immuable selon ses principes et ses valeurs. Il est l’un des premiers à souligner l’importance d’un espace humanitaire impartial et respecté par tous les acteurs[1].
Parallèlement, avec la fin de la guerre froide et le début de la guerre au terrorisme qui a suivi les événements du 11 septembre 2001, les conflits, comme la réponse humanitaire qui a suivi, ont subi d’importantes mutations conceptuelles et opérationnelles. La transformation des théâtres d’opérations militaro-humanitaires ne s’est pas faite sans affecter les différents acteurs qui y participent. Cela a généré un débat qui est encore d’actualité. De nombreuses analyses critiques et craintes ont été soulevées, notamment par le secteur des organisations non gouvernementales (ong) humanitaires. Ces critiques portant sur la tendance à la politisation et à la militarisation de l’aide ont contribué au questionnement sur l’importance de ces transformations pour l’espace humanitaire[2]. En effet, l’acteur humanitaire cherche à définir la marge de manoeuvre avec laquelle il peut opérer en situation de conflit, protégeant ainsi son terrain d’action de l’influence de l’acteur militaire et de l’État qu’il représente.
Le concept d’« espace humanitaire » est complexe mais fondamental à l’intérieur du mouvement humanitaire. Il peut se comprendre comme un espace de liberté d’intervention civile, caractérisée par certains principes et normes, tels que ceux contenus dans la Charte humanitaire[3]. Dans cet environnement complexe se côtoient de multiples acteurs aux objectifs divers et parfois antinomiques. L’acteur humanitaire utilise cet espace afin de réaliser son mandat qui consiste notamment à porter assistance et à protéger les populations civiles victimes de conflits. Son objectif est d’avoir un accès direct et constant à ces victimes[4]. L’acteur militaire, quant à lui, répond aux intentions de l’État politique qu’il représente afin de défendre la sécurité et les intérêts nationaux (Forster 2005). L’espace humanitaire est donc plus qu’une zone physique. Il s’agit d’une zone symbolique déterminée par un environnement fonctionnel d’intervention dans lequel les organisations humanitaires cherchent à maintenir une action intégrée, et idéalement impartiale et non politisée (Yamashita 2004 ; Smith 2008). Il est le résultat d’une prise de conscience des multiples acteurs impliqués dans les zones de conflit qui prônent le respect des droits de l’homme et du droit international humanitaire (dih)[5].
Les relations entre les acteurs oeuvrant dans l’espace humanitaire ont déjà fait l’objet de plusieurs études. Certaines de ces analysent permettent de mieux comprendre les rapports entre acteurs humanitaire et militaire. Harmer (2008 : 528) expose entre autres les tensions qui existent entre l’humanitaire et le militaire. Il démontre qu’en situation de conflit l’acteur humanitaire tend toujours à vouloir s’isoler du militaire et de l’État politique que ce dernier représente. Schimmel (2006 : 309) conclut quant à lui que cet isolement de l’acteur humanitaire réduit les efforts de coordination opérationnelle. Donini (1995), Yamashita (2004), Cornish (2007) et Smith (2008) ont exploré la relation souvent antagoniste entre les acteurs humanitaire et militaire. Bien que cette relation soit bien documentée, peu ont exploré l’impact de leurs rapports sur la tendance à la politisation de l’espace humanitaire et ses conséquences sur l’identité et la pérennité du mouvement humanitaire lui-même. Spécifiquement, l’hypothèse de la présente étude est la suivante : la réticence de l’acteur humanitaire à évoluer dans ce nouvel environnement de travail le force à reconsidérer les principes qui ont édifié le mouvement humanitaire, tels que l’indépendance et la neutralité, qui sont à la base de son existence. Ce questionnement contraint l’acteur humanitaire à revoir son rôle et à remettre en question sa présence, voire son existence en zone de conflit.
L’espace de travail de l’acteur humanitaire s’est indubitablement métamorphosé depuis le dernier siècle et en particulier depuis les dernières décennies[6]. En effet, comme l’indique Ryfman dans Une histoire de l’humanitaire, la fin de la Deuxième Guerre mondiale et de la guerre froide aura vu « l’essor impressionnant de la Croix-Rouge […] et [l’apparition] des organismes sans but lucratif qui adopteront rapidement l’appellation d’organisation non gouvernementale » (2008 : 37). Le mouvement humanitaire, incarné par un système de valeur humaniste et opéré par des organisations non gouvernementales, comble un besoin auquel les États et les institutions internationales ne peuvent répondre.
Malgré la reconnaissance accrue du rôle de l’acteur humanitaire et des organisations non gouvernementales humanitaires, peu d’études explorent l’humanitaire en relations internationales. En effet, les études en sécurité tendent à ignorer systématiquement le secteur humanitaire et les organisations transnationales de type ong humanitaires (Lischer 2007 : 101). Les interventions militaires justifiées par des raisons humanitaires sont particulièrement documentées, mais sous l’angle éthique et légal du conflit et en utilisant une approche classique réaliste et étato-centriste (Holzgrefe et Keohane 2003 ; Farer et al. 2005 ; Pawlowska 2005 ; Bellamy et Williams 2006 ; Ayub et Kouvo 2008). Ce n’est que depuis quelques années que la littérature sociopolitique s’intéresse à l’action humanitaire de manière plus spécifique (Lischer 2007 ; Egnell 2008 ; Spearin 2008 ; Vaughn 2009)[7]. En analysant l’évolution du concept de l’espace humanitaire au cours de la dernière décennie, cet article contribue aussi à l’intégration des champs de la sécurité internationale et de l’humanitaire afin de refléter la nature changeante du concept de sécurité et d’approfondir le rôle grandissant de l’acteur humanitaire en relations internationales.
Pour faire cette analyse de l’évolution de l’espace humanitaire, nous débuterons en présentant le débat entourant le concept de l’espace humanitaire, les éléments théoriques ainsi que la problématique de la politisation de cet espace. Nous analyserons ensuite deux époques importantes, soit la période suivant la naissance du concept de l’espace humanitaire et celle de son application, du conflit au Kosovo de 1999 à son évolution après le 11-Septembre. Enfin, nous examinerons les limites du nouvel espace humanitaire qui porte préjudice à l’existence même du mouvement humanitaire. Enfin, quelques hypothèses seront émises quant à l’avenir de l’acteur humanitaire et de son terrain d’action.
I – Considérations théoriques et définition des sujets
C’est à l’intérieur de la coopération internationale que le régime de l’aide humanitaire s’inscrit, particulièrement dans le courant théorique institutionnaliste néolibéral. Singulièrement positiviste, ce courant conçoit les relations internationales comme anarchiques, mais exclut, comme le suggèrent les réalistes, que l’État en soit l’unique acteur en évoquant au contraire une multiplicité d’acteurs (Macleod et O’Meara 2007 : 97). La théorie réaliste, qui peint une vision amorale de l’action humanitaire, implique plutôt que l’humanitarisme soit un simple instrument des États pour assurer la défense des intérêts nationaux (Nishikawa 2005 : 13). Ainsi, pour ce texte, nous proposons une approche institutionnaliste qui s’exprime à travers une diversité d’acteurs pouvant faciliter la coopération internationale. Le régime de l’aide humanitaire s’institutionnalise à travers une variété d’organisations internationales spécialisées, d’organisations transnationales et non gouvernementales. Bernard Kouchner (1991 : 3) souligne que le devoir d’ingérence et l’humanitaire institutionnalisé, et de fait militarisé, figurent parmi les moyens nécessaires pour résoudre les grandes crises de ce monde et ainsi procurer de l’aide aux populations défavorisées. Duffield (2007) avance même que l’institutionnalisation de l’humanitaire est un instrument au service de l’Occident pour répandre la démocratie libérale et la civilisation moderne dans les pays pauvres. Pour Coutu (2007 : 116), l’institutionnalisation de l’humanitaire est synonyme de la reconnaissance de cet acteur transnational en tant qu’intermédiaire structurel et de son intégration dans un système de régulation qui concerne autant le niveau local, régional et national qu’international. Dans tous les cas, l’institutionnalisme humanitaire qui admet la multiplicité des acteurs en relations internationales s’inscrit dans l’école néo-idéaliste[8] qui souhaite l’émergence et la protection d’une gouvernance globale, plutôt que celles des intérêts nationaux (Knight 1998).
Suivant ce cadre d’analyse, nous nous reporterons à deux acteurs internationaux[9]. Le terme « acteur humanitaire » sera employé pour faire référence aux organisations non gouvernementales transnationales et occidentales qui oeuvrent dans l’espace humanitaire afin de porter assistance aux populations victimes de crises telles que présentées par Duffield (2007). Il faut noter que ce concept englobe une grande variété d’organisations reflétant un très large spectre opérationnel et philosophique. Il ne s’agit donc pas d’une entité homogène et indissociable. C’est d’ailleurs dans cette diversité organisationnelle que s’inscrit le défi d’uniformiser l’action et le discours humanitariste. Néanmoins, même si elles n’utilisent pas toutes les mêmes méthodes, ces organisations ont le même objectif, qui est de porter secours aux victimes des crises humanitaires, qu’elles soient d’origine humaine ou naturelle. Le second acteur que nous évoquerons est le « militaire ». Nous emploierons donc le terme « acteur militaire » pour faire référence aux institutions militaires représentant les intérêts des États occidentaux. Tout comme pour l’humanitaire, l’acteur militaire n’est pas un bloc monolithique. Même en observant les forces armées occidentales, on note une grande variété de positions institutionnelles et de productions doctrinales, qui, même si elles tendent à s’estomper à travers des missions intégrées, n’ont pas d’identité homogène[10]. Néanmoins, pour les besoins de notre recherche, nous définirons l’acteur militaire comme étant les institutions engagées dans les situations de crises humanitaires, représentées par les armées nationales ainsi que par les coalitions internationales (otan), telles que définies par Macleod et al. (2002 : 14).
II – La politisation de l’espace humanitaire
Les praticiens et les chercheurs s’entendent généralement sur la tendance à la politisation et à la militarisation de l’espace humanitaire (Krahenbüel 2004 ; msf 2004 ; Kleinfeld 2007 ; Cornish 2007 ; Egnell 2008). Par exemple, Harmer (2008 : 529) conclut que la politisation de l’action humanitaire est également généralement admise. Makki (2004 : 9) indique quant à lui « [qu’]en décidant de réinvestir [dans] les activités de terrain pour superviser les opérations et s’assurer de la rentabilité des financements aux ong et aux autres acteurs du secteur privé, il [le gouvernement américain] comble des vides dans les dispositifs de renseignement humain et d’influence stratégique au sein de l’architecture de sécurité nationale ». Cette tendance force l’acteur humanitaire à remettre en question son intervention dans les conflits tels que ceux vécus en Irak, au Darfour, au Tchad et en Afghanistan (Lischer 2007 ; icrc 2008 ; Karlsrud et da Costa 2009).
La politisation de l’espace humanitaire se matérialise de plusieurs façons. Dans les conflits en Afghanistan et en Irak, par exemple, les politiques d’aide humanitaire sont prédéterminées par les objectifs de politique étrangère des gouvernements de la coalition occidentale, plutôt que sur la base des besoins des populations et des principes du mouvement humanitaire (Olson 2006 ; Lischer 2007). Cette problématique de la politisation de l’humanitaire a été décrite par Curtis (2001), qui en définit six vecteurs.
Premièrement, la situation géopolitique, qui a profondément changé depuis la fin de la guerre froide, a laissé l’acteur humanitaire à la merci de l’Occident. L’ancien monde polarisé lui permettait d’avoir une certaine neutralité, car il pouvait défendre une position « entre » les deux superpuissances.
Deuxièmement, la dénaturation des conflits depuis la fin de la guerre froide a entraîné une augmentation du nombre d’acteurs transnationaux. Ce contexte aura modifié les cibles militaires et l’intervention humanitaire dans son ensemble. Ainsi transformé, l’espace humanitaire n’est plus le lieu de prédilection de la défense des principes humanitaires et ceux-ci ont perdu en crédibilité.
Troisièmement, la modification de la nature des conflits a contribué à faire évoluer le concept de sécurité. Ainsi, Curtis (2001) soutient que le sous-développement est maintenant perçu comme une menace, puisqu’il peut engendrer le terrorisme, la violence et le trafic illégal. Les approches d’aide humanitaire sont donc maintenant considérées comme un moyen d’assurer la sécurité par les États occidentaux. L’aide humanitaire n’est désormais plus motivée par les besoins des victimes, mais par les impératifs des politiques de sécurité internationale de l’Occident.
Quatrièmement, l’humanitaire doit dresser un certain constat d’échec. En effet, des études indiquent que l’aide humanitaire peut parfois exacerber ou prolonger les conflits, incitant ainsi les pays occidentaux à prendre un certain contrôle sur les approches et les conditions de l’intervention humanitaire dans l’hypothèse d’améliorer l’efficience de l’intervention (Lischer 2007 : 100).
Cinquièmement, la mise en oeuvre des politiques pangouvernementales des pays donateurs influe directement sur les zones de travail des humanitaires. Cette intégration crée un flou sur les différents rôles des acteurs dans les théâtres d’opérations humanitaires. L’impact des approches intégrées sur l’espace humanitaire sera examiné plus loin dans ce texte.
Sixièmement, la recherche d’un ordre global et d’une gouvernance libérale est le dernier vecteur de politisation de l’espace humanitaire. De fait, les pays occidentaux voient dans la fusion de l’humanitaire et du politique une manière d’influencer directement les comportements des pays délinquants et de favoriser les processus de démocratisation (Curtis 2001 : 6).
À cette liste s’ajoute également la dépendance grandissante des organisations humanitaires aux fonds publics. Cette dépendance financière implique la subordination des organisations aux administrations politiques des États donateurs (Frangonikolopoulos 2005). L’autonomisation du financement public reste d’ailleurs l’un des principaux défis des organisations humanitaires.
Enfin, Vaux (2006 : 240) précise un dernier facteur important de la politisation de l’espace humanitaire. Selon lui, les interventions humanitaires sont particulièrement influencées et biaisées par quelques grandes crises qui ont été façonnées par les politiques étrangères des pays occidentaux, telles que celles survenues en Afghanistan, à Haïti et en Irak. La plupart des crises humanitaires n’obtiennent pas la même visibilité ni le même financement que les régions auxquelles l’Occident accorde une attention prioritaire. En revanche, les opérations de l’acteur humanitaire y sont plus indépendantes de celles des acteurs politico-militaires. En fait, les populations affectées par des crises oubliées, recevant peu d’intérêt médiatique et par conséquent financier, obtiennent moins d’aide que les autres[11]. L’architecture du système humanitaire est donc intimement liée à l’intérêt des donateurs occidentaux pour quelques grandes crises, ce qui ne reflète pas la dynamique actuelle de l’action humanitaire et s’écarte d’une approche impartiale basée sur les besoins des populations ciblées par l’action humanitaire (Vaux 2006 : 240).
Néanmoins, certains doutent qu’un espace humanitaire impartial et dépolitisé soit réellement concevable (Eberwein 2001 ; Lischer 2007 ; Kleinfeld 2007). Plusieurs chercheurs ont également démontré que l’aide humanitaire qui se veut dépolitisée a parfois des effets pervers et paradoxaux sur les objectifs désirés (Roberts 1996 ; Campbell 1998 ; Girod et Gnaedinger 1998). Schimmel (2006 : 309) expose que certaines interventions humanitaires ont volontairement créé une distance entre l’humanitaire et les acteurs militaire et politique, et, subséquemment, ont entraîné des effets négatifs sur les victimes. Ces dernières recherchaient une protection que certains États pouvaient leur apporter, mais ces États se sont vus écartés par une action humanitaire dépolitisée. Les crises humanitaires qui touchent la République centrafricaine et le Tchad (Karlsrud et da Costa 2009), ainsi que les conflits en Bosnie et en Somalie (Hyndman 2003), sont des exemples où les interventions humanitaires ont eu l’effet inverse de celui espéré. Se retrouvant le théâtre d’opérations militaires violentes, ces interventions n’ont pu fournir l’aide et la protection souhaitées aux victimes.
Mais la politisation de l’espace humanitaire passe avant tout par celle de l’acteur humanitaire lui-même. Pour Coutu, la politisation de l’humanitaire signifie « l’arrimage de l’action humanitaire à des décisions ou des actions étatiques de différentes natures. Plus largement, la politisation de l’humanitaire est synonyme de la reconnaissance de cet acteur non étatique en tant que médiation structurelle, de son institutionnalisation et de son intégration » (2007 : 113). La politisation de l’humanitaire est alors synonyme de sa militarisation, d’où l’arrivée du concept de New Humanitarianism apparu dans la dernière décennie. Cette politisation confère à l’acteur humanitaire un statut paradoxal où, incarné par des organisations transnationales non gouvernementales, il se retrouve le substitut de l’État qui donne, comme celui qui reçoit. Siméant et Dauvin ajoutent que l’humanitaire s’inscrit « dans les champs de forces plus larges qui sont à la fois ceux de l’action publique, du monde du travail et du militantisme, […] des administrations gouvernementales, en matière d’aide, voire de politique étrangère, comme dans d’autres domaines » (Siméant et Dauvin 2004 : 20).
Mouffe suggère que les tentatives de scinder l’influence politique des autres sphères environnantes restent pertinentes, mais visent un idéal utopique. Elle explique que lorsqu’un universalisme dépolitisé est promu et que les pratiques apolitiques sont encouragées, les luttes de pouvoir sont inévitablement dissimulées, renvoyant à une logique d’hégémonie politique (Mouffe 1993). En utilisant le cadre d’analyse critique de Mouffe, Natter et Jones (1997) ont proposé une approche basée sur le postulat que les « espaces » sont toujours politisés. Suivant cette approche, Kleinfeld (2007) conclut que le discours dominant des acteurs humanitaires désirant créer une zone dépolitisée n’est simplement pas réalisable. Schimmel confirme justement que le politique et l’humanitaire doivent au contraire travailler en proximité pour assurer une meilleure coordination des opérations humanitaires complexes (Schimmel 2006 : 314).
L’humanitaire apolitique semble donc irréaliste. Plusieurs auteurs soutiennent en effet que l’acteur humanitaire et son espace de travail doivent être implicitement subordonnés, voire instrumentalisés à des fins politiques. Même si le débat est encore en cours, Eberwein (2001), Frangonikolopoulos (2005), Kleinfeld (2007) et Egnell (2008) exposent des exemples d’instrumentalisation. Duffield (2007) explique que l’aide humanitaire occidentale est le reflet des politiques publiques intérieures et sert les intérêts des pays riches qui désirent se libérer de certaines fonctions du secteur public. Selon Kennedy (2004), l’humanitaire fut en tout temps une activité hautement politique. Bensaïd ajoute que « l’humanitaire c’est encore de la politique qui ne veut pas dire son nom » (1999 : 77). Coutu conclut que « la politique phagocyte l’aide humanitaire en la subordonnant à la logistique technico-communicationnelle militaire, transférant ainsi l’humanitaire de la sphère privée à la sphère publique tout en le transformant en une pratique d’intervention et non plus seulement d’aide ou d’assistance, les trois n’étant pas des équivalents conceptuels » (2007 : 115).
La subordination de l’humanitaire au politique semble donc faire consensus. Non seulement l’acteur humanitaire agit sous l’influence des intérêts politiques, mais plusieurs pays instrumentalisent et institutionnalisent délibérément l’action humanitaire au sein même de leurs politiques étrangères. Ainsi, certains États prennent de telles initiatives depuis déjà quelques années. C’est le cas de l’Australie, du Canada, des États-Unis[12] et de la France, qui utilisent dans leur politique internationale des approches intégrées basées sur le trio humanitaire, militaire et commercial (Smith 2008 ; Gouvernement du Canada 2009 ; Kelleher 2006 ; Gouvernement français 2008 ; uk Ministry of Defence 2006). Si l’on constate que cette approche intégrée semble trouver un certain consensus au regard des politiques d’intervention des pays occidentaux, tous ne sont pas d’avis que l’harmonisation de l’humanitaire et du militaire soit une option souhaitable, tant pour la préservation des principes humanitaires que pour les objectifs stratégiques d’efficacité opérationnelle[13]. Par exemple, Egnell (2008 : 397) indique qu’il ne faut pas présupposer que l’intégration de l’humanitaire et du militaire rende les opérations de paix plus efficaces. Une clarification de la définition des mandats respectifs des acteurs humanitaire et militaire est nécessaire. Tony Blair a lui-même défendu que « l’utilisation de la force était un instrument imparfait pour répondre aux détresses humanitaires » (Blair 1999).
Les organisations humanitaires, quant à elles, continuent de plaider pour la préservation d’un espace humanitaire, libre d’interférences politico-militaires, qui, par le fait même, assure la promotion des principes humanitaires et facilite l’accès aux victimes (msf 2004 ; ccci 2006 ; icrc 2007). Pour l’acteur humanitaire, préserver l’impartialité de son espace de travail de toutes violations des principes fondamentaux humanitaires est essentiel à la poursuite de son mandat et au respect son identité[14].
III – L’interprétation polarisée du concept de sécurité
Comme il a été mentionné précédemment, le principal argument avancé par l’acteur humanitaire pour justifier la préservation de son espace est que l’influence politique nuit au respect de ses principes et engendre une dégradation de la sécurité de ses opérations (Krahenbuhl 2004a ; Cornish 2007). En fait, puisque les attaques contre les organisations humanitaires menacent leur sécurité et implicitement le succès de leurs programmes, elles mettent en péril leur existence ainsi que les principes qu’elles défendent. Si les incidents de sécurité provoquent des pertes humaines et matérielles au sein des organisations humanitaires, il existe une menace encore plus insidieuse et bien réelle, soit la détérioration des normes internationales concernant l’impératif de leurs principes (Vaughn 2009). Des attaques répétées contre l’acteur humanitaire affectent directement les fondations de l’identité et de l’existence du mouvement lui-même. Son espace de travail est ainsi devenu une zone où la sécurité de l’acteur humanitaire est de moins en moins assurée (Krahenbuhl 2004a ; Vaughn 2009).
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de constater que les acteurs humanitaire et militaire interprètent à leur manière la notion de « sécurité », complexifiant davantage la coordination entre eux. Sans être en rupture, leur interprétation du concept de sécurité éloigne davantage les acteurs d’une approche concertée, surtout d’un point de vue opérationnel. Pour l’acteur humanitaire, la sécurité renvoie aux conditions de travail nécessaires pour réaliser leur mandat de protection des populations civiles victimes d’une crise dans le cadre du respect du dih. Pour l’acteur militaire, la sécurité fait référence à une dimension matérialiste, essentiellement traditionnelle et réaliste du concept et implique de prendre les mesures nécessaires pour assurer l’intégrité de l’État représenté (Lott 2004). Selon Baudonnière, officier de l’armée française, « le rôle des forces armées dans cette mission de sécurisation (de l’espace humanitaire) a lui-même évolué […]. L’action militaire vise aujourd’hui autant à contenir la violence pour maintenir et rétablir la paix qu’à détruire des forces adverses clairement identifiées » (2005 : 2).
Ce discours est renforcé par le gouvernement français qui souligne dans son Livre blanc que sa « politique de sécurité doit inclure les exigences, souvent longues et ingrates, de la reconstruction des États et de la consolidation de la paix : aide humanitaire, reconstruction économique, stabilisation sécuritaire, transition politique, réconciliation des sociétés. […] Elle implique de nouveaux acteurs et une dimension élargie à la sécurité humaine » (2008 : 44).
C’est avec la fin de la guerre froide que le bien-fondé du concept classique de sécurité, centré sur l’État, a été remis en question. La situation politique de la fin de la bipolarisation et de la multiplicité des conflits intra-étatiques a fait en sorte qu’un consensus s’est progressivement dégagé sur la nécessité d’élargir et d’approfondir la notion de sécurité[15]. Mais l’élargissement du concept de sécurité a généré une controverse quant à son élasticité (Williams 2003). Cette controverse oppose, d’un côté, les partisans de l’approche sécuritaire traditionnelle réaliste dans laquelle l’acteur militaire joue un rôle central et, de l’autre, les adeptes d’une approche plus humanisée qui considèrent les dimensions non militaires de la « sécurité ». Les deux acteurs, militaire et humanitaire, se trouvent à des pôles opposés de la définition du concept de sécurité.
C’est dans leur discours respectif, alors que la notion de sécurité est interprétée selon les intérêts propres des acteurs, qu’il est possible de constater cette polarisation. La nature paradoxale du discours militaire est notable. Celui-ci se justifie comme étant essentiel à la sécurité nationale, tout en alléguant une action à caractère humanitaire. Mais la remise en question de la primauté de l’État comme acteur central affaiblit l’argument du discours militaire (Smith 2008). En effet, avec la multiplication des sujets de sécurité et des acteurs engagés dans les relations internationales, le discours réaliste de la sécurité nationale s’affaiblit. Celui-ci perd sa légitimité lorsqu’il prétend vouloir défendre les intérêts de l’État, alors que ses fonctions dépassent maintenant largement les intérêts nationaux, pour intégrer des composantes à caractère humanitaire. Il revendique maintenant un rôle plus vaste que la sécurité nationale et élargit son champ d’intervention à des actions de protection civile, de reconstruction et de maintien de la paix ainsi que d’aide humanitaire (Capstick 2007). Ce nouveau rôle ne fait pas consensus, comme le souligne le général américain Rupert Smith (2007) en déplorant que les forces armées outrepassent leur mandat original et fonctionnel en s’impliquant pour résoudre de multiples problèmes ne relevant pas nécessairement de leur ressort.
Quant au discours humanitaire de la sécurité humaine préconisant la primauté des individus, il agit comme contrepoids à la vision réaliste traditionnelle de la sécurité. Cornish, de l’organisation humanitaire care, indique que « […] la notion de sécurité humaine [implique] que la population civile a le droit de vivre en sûreté et [que] leurs besoins humains fondamentaux [sont] garantis… » (Cornish 2007 : 1). Utilisant le dih et les conventions de Genève comme assises à son argumentaire, l’acteur humanitaire désire assurer une aide aux victimes du conflit, leur protection et leur sécurité (Grombach-Wagner 2006).
IV – Première expérience pour l’espace humanitaire : la crise dans les Balkans (1999)
L’acteur humanitaire a toujours cherché à se définir un espace d’intervention neutre et impartial, mais c’est surtout après la guerre froide qu’il a été contraint de formuler un argumentaire plus élaboré. Les différentes interventions, telles que Lifeline Sudan en 1989, les crises en Angola (1990) et en Éthiopie (1990), et plus spécialement les opérations au Kurdistan irakien (1991) puis en Somalie (1992-1995), ont fait émerger une volonté de préserver le caractère d’impartialité de l’acteur humanitaire face à l’acteur militaire. Mais c’est avec l’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) dans les Balkans et surtout au Kosovo (1999) qu’est véritablement née l’idée d’un espace humanitaire.
Quelques années plus tôt, l’otan avait modifié sa mission pour inclure de nouvelles missions dites humanitaires. En 1992, lors d’une réunion de l’Alliance atlantique à Oslo, les ministres des Affaires étrangères des États membres annonçaient ainsi leur volonté d’élargir le mandat de l’Alliance aux activités de maintien de la paix (Dufour 2002). L’expérience de l’otan en tant qu’acteur militaire en Bosnie-Herzégovine lui a fait prendre conscience qu’en matière d’opérations de maintien de la paix elle devait non seulement prendre en charge le volet militaire, mais aussi une variété d’activités civiles, dont la mise en oeuvre d’activités d’aide humanitaire. L’intégration de la composante humanitaire fut justifiée en fonction d’objectifs stratégiques et fondée sur l’hypothèse que la complémentarité des opérations militaires et humanitaires faciliterait l’intervention, augmenterait les chances de gagner la sympathie de la population et pourrait réduire la durée du conflit (Regan et Aydin 2006). Brigety soutient qu’à l’ère des communications instantanées et de la guerre au terrorisme, « démontrer la capacité de soulager la souffrance de la population civile en plein coeur du conflit […] permet d’atteindre des objectifs stratégiques pour le gouvernement américain, soit de décourager les intentions violentes contre l’Amérique et ses citoyens » (Brigety 2004 : 2).
Néanmoins, l’efficacité de cette stratégie reste à démontrer. Selon Egnell (2008 : 398), confier une mission humanitaire aux militaires est potentiellement dangereux et contre-productif. Il conclut que peu d’études étayent l’hypothèse que la vocation humanitaire des militaires est bénéfique. De leur côté, Regan et Aydin (2006) estiment que les missions de maintien de la paix tendent au contraire à prolonger les conflits. Quoi qu’il en soit, le rôle de l’acteur militaire s’est clairement modifié pour répondre aux nouveaux défis de son mandat et aux demandes de l’État qu’il représente. Face à ces nouvelles missions de paix qui obéissent à des principes complètement différents de ceux de la guerre, l’acteur militaire n’est plus le combattant conventionnel, mais devient un acteur aux rôles multiples. En référence aux Balkans, Baudonnière estime que « l’espace humanitaire passe par une modification du rôle du militaire […]. Il est impératif que le militaire prenne conscience que son engagement dans les crises du 21e siècle comprend nécessairement un volet humanitaire » (2005 : 2)[16].
Il faut comprendre que, dans la situation de l’intervention du Kosovo en 1999, l’acteur militaire, en l’occurrence l’otan, jouissait d’une nouvelle légitimité. Quoique très controversée, l’intervention de l’Alliance atlantique avait été justifiée par des considérations humanitaires. De fait, lors du conflit au Kosovo, l’otan a officiellement adopté pour la première fois un rôle humanitaire. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a demandé aux parties un cessez-le-feu et leur accord pour la présence d’une force internationale de contrôle dans la province[17]. C’est ainsi qu’a été consacré le « droit d’ingérence humanitaire » utilisé pour justifier cette intervention militaire visant l’arrêt de ce que plus d’un qualifiait de génocide (Brunel 2001 ; Sulyok 2003). Le droit d’ingérence humanitaire signifie que, si un État n’a plus la capacité de prendre en charge ses responsabilités, la communauté internationale a alors le mandat et la légitimité d’intervenir à sa place (Baranyi 2008). Il permet aux États souverains de mener une action militaire pour protéger les populations civiles de la violation des droits humains et des crimes contre l’humanité (Marclay 2005). Dès lors, les principes fondamentaux du mouvement et de l’espace humanitaire furent confrontés à un devoir d’intervention militaire pour protéger les populations civiles.
Cependant, l’arrivée de ce concept est venue affaiblir l’espace humanitaire, en allant à l’encontre de la préservation de celui-ci. Communément retrouvée dans la littérature anglophone en relations internationales, cette nouvelle norme a généré le développement du concept d’« intervention humanitaire ». Ce nouveau concept, qui fait référence aux opérations militaires justifiées par des raisons humanitaires, suggère un paradoxe conceptuel (Holzgrefe et Keohane 2003 ; Farer et al. 2005 ; Glanville 2006 ; Lischer 2007 ; Ayub et Kouvo 2008) que la crise au Kosovo a mis en lumière. À l’époque, l’otan faisait la promotion de la stratégie d’une guerre sans victimes (zero casualty) et espérait démontrer que les objectifs humanitaires du conflit seraient respectés[18]. Pourtant, si cette guerre était à la base sanctionnée comme un acte humanitaire de responsabilité de protéger, l’intervention dite humanitaire de l’Alliance atlantique a fait des milliers de victimes civiles (Gardam 2006). Mais, que cette action soit justifiée ou non, il s’agit ici d’une instrumentalisation de la notion d’humanitaire par l’acteur militaire en vue de légitimer un acte de guerre qui, par définition, cause des victimes civiles et de la souffrance humaine. Ce qui est en opposition directe avec les principes d’origine prônés par l’acteur humanitaire (Brunel 2001 ; Glanville 2006 ; Vaughn 2009).
Étant donné cette nouvelle cohabitation avec l’acteur militaire dans l’espace humanitaire, l’acteur humanitaire a adopté un discours très critique sur l’importance du respect des principes du mouvement humanitaire dans les Balkans, et en particulier des notions d’impartialité et de neutralité (Yamashita 2004 ; icrc 2007). Les critiques des humanitaires étaient principalement générées par le fait que l’acteur militaire a régulièrement abusé du flou entourant la notion d’espace humanitaire lors de l’intervention dans les Balkans. Cela est particulièrement dû au fait que la notion d’intervention humanitaire ne lui appartenait plus (Mégevand-Roggo 2000 ; Makki 2004). Qui plus est, la multiplication des interprétations de l’épithète « humanitaire » au moment de cette intervention militaire s’est depuis normalisée dans les discours de l’acteur militaire. Cette confusion a contribué à la perte de légitimité de l’acteur humanitaire, puisqu’elle s’est dorénavant généralisée dans le discours de tous les acteurs (Ambrosetti 2006 : 11). La résolution 836 du Conseil de sécurité de créer un espace humanitaire pour protéger la région de Srebrenica en 1995 est un autre exemple de cette confusion. L’espace humanitaire qui avait été créé constituait effectivement un élément de protection autorisé par les Nations Unies, mais qui obligeait l’acteur humanitaire à collaborer étroitement avec le militaire, voire à s’y subordonner (Yamashita 2004). En effet, grâce au laborieux processus de dialogue civilo-militaire qui aura fait émerger le concept de responsabilité de protéger[19], l’acteur militaire a été invité à élargir son mandat et à intervenir dans un théâtre d’opérations où les populations civiles et l’ennemi ne sont plus discernables (Steinberg 2008). À la suite de l’arrivée de l’acteur militaire, l’humanitaire s’est retrouvé dans une situation d’inconfort et de non-respect de son espace de travail. S’il reconnaissait l’utilité de l’acteur militaire, cela entachait forcément l’impartialité nécessaire pour intervenir en situation de conflit.
Depuis la crise dans les Balkans, les relations entre les acteurs militaire et humanitaire sont demeurées difficiles dans l’enceinte de l’espace humanitaire. L’acteur humanitaire a particulièrement critiqué l’acteur militaire pour cette intrusion dans son univers qu’il désirait inviolable (Mégevand-Roggo 2000). Pour l’un, il s’agit de la militarisation de l’aide et, pour l’autre, de la civilianisation des opérations militaires (Makki 2004). Les défis de ces relations sont multiples. Certains y voient une obligation de collaboration dans un même espace (Smith 2008). Cette collaboration suscite évidemment des questions quant à la perte possible d’indépendance de l’acteur humanitaire. De plus, l’indépendance est une condition particulièrement difficile à atteindre en situation de conflit et elle est intrinsèquement liée aux relations entre les acteurs (Slim 1997). Pour les humanitaires, les défis associés à cette relation doivent être analysés dans la perspective où la neutralité et l’impartialité sont maintenant en évolution. Selon les humanitaires, cette progression de l’idéologie humanitariste a créé une brèche dans les fondements normalement solides de l’impératif humanitaire (Cornish 2007)[20]. C’est dans ce contexte controversé que les attaques du 11 septembre 2001 sont survenues.
V – Nouveau contexte de sécurité, nouveau défi pour l’espace humanitaire
Les conditions de travail de l’acteur humanitaire se sont grandement complexifiées avec l’arrivée de la nouvelle norme de « responsabilité de protéger », qui rend dorénavant légitime la présence de l’acteur militaire dans l’espace humanitaire. Mais, avec les attaques de New York et de Washington de septembre 2001 et la guerre contre le terrorisme qui a suivi, les conditions des interventions militaro-humanitaires ont été une fois de plus complètement bouleversées. Même si le concept de « guerre contre le terrorisme » est utilisé, c’est encore sous le titre d’« intervention humanitaire » qu’une coalition internationale a lancé et justifié son intervention en Afghanistan (Ayub et Kouvo 2008). L’après-11-Septembre a fourni un second souffle aux partisans de « la sécurité à tout prix » et de la vision réaliste traditionnelle de sécurité prônée par l’acteur militaire.
En effet, dans le discours stratégique américain, les États dits défaillants abritent potentiellement des réseaux terroristes. Ces États, avec lesquels il n’est pas possible ou souhaitable de négocier, constituent une nouvelle menace. De cette nouvelle conception de la menace et de la sécurité, on observe une véritable mutation des relations civilo-militaires (Blanchet et Martin 2006). Plusieurs États, comme la France et les États-Unis, engagés dans la lutte contre le terrorisme, ont revu leur approche humanitaire et l’intégration de celle-ci aux autres composantes de leur politique internationale, dans les domaines diplomatique, commercial et militaire (Baudonnière 2005 ; Capstick 2007). La mise en oeuvre d’une coopération entre acteurs sur le terrain, particulièrement dans l’espace humanitaire et à un niveau politico-stratégique, est jugée nécessaire par les États concernés et certains estiment qu’il s’agit de l’unique manière de régler un conflit (Smith 2008). Le ministre de la Défense britannique indique que la coordination entre les acteurs militaire et humanitaire va au-delà de la simple cohabitation dans un espace de travail ; elle implique un processus stratégique de développement démocratique dans les zones d’intervention qui ne peut se faire que si les actions des acteurs sont cohérentes et subordonnées à une seule et même source (uk Ministry of Defence 2006).
Ces nouvelles approches pangouvernementales ont eu plusieurs conséquences, dont l’accroissement de la prise en charge d’activités humanitaires par l’acteur militaire[21]. Aux États-Unis, en 2006, le Département d’État rapporte plus de 556 projets humanitaires mis en oeuvre par l’armée américaine dans plus de 99 pays (Kelleher 2006). De son côté, le Canada s’est doté en avril 2004 d’une nouvelle politique internationale qui englobe les dimensions commerciale, diplomatique, de défense et de développement. L’un des résultats de cette révision a été l’établissement du modèle d’intervention 3D, axé sur le développement, la défense et la diplomatie. Cette approche s’est ensuite étendue à l’échelle pangouvernementale[22].
L’Afghanistan est sans contredit le principal pays où cette nouvelle approche a été instaurée. Les rapports trimestriels sur les résultats et les engagements du Canada en Afghanistan sont d’ailleurs signés par cinq ministères, soit ceux de la Défense nationale, de la Coopération internationale, du Commerce international, des Affaires étrangères et de la Sécurité publique (Gouvernement du Canada 2009). Par conséquent, au cours de la dernière décennie, ce pays a été et est encore à ce jour le principal bénéficiaire de l’aide canadienne[23], dont les budgets substantiels ont permis l’ouverture de nouveaux mécanismes de financement. L’acteur militaire s’est vu octroyer des fonds pour des interventions humanitaires normalement réalisées par l’acteur humanitaire. En 2006-2007, l’Agence canadienne de développement international (acdi) a octroyé plus de 14 millions de dollars aux équipes provinciales de reconstruction (épr) mises en place en Afghanistan par le ministère de la Défense (Audet et Desrosiers 2008). Les organisations humanitaires ont réagi à cela en voyant dans ce soutien la normalisation de financements civils pour l’acteur militaire. De ce fait, les acteurs militaires et humanitaires se retrouvent maintenant en concurrence pour obtenir des financements de projets découlant des budgets votés en chambre pour des activités civiles.
C’est pour ces raisons que plusieurs efforts de pourparlers ont été entrepris afin de faciliter, sur place, le dialogue entre les acteurs humanitaire et militaire (Rehse 2004). Mais les différences d’intérêts et d’approches entre les acteurs sont notables et les rapports restent complexes. Les humanitaires utilisent l’expression « coordination entre les acteurs » qui vise essentiellement l’amélioration de la réponse multidimensionnelle à la crise (Eriksson 2000 ; Cornish 2007). La coordination implique l’acte volontaire de communiquer des rapports d’activités afin d’améliorer les processus d’intervention. Quant à l’acteur militaire, il utilise la terminologie d’« intégration des processus civils et militaires » (Baudonnière 2005). Dans ce cas, l’acteur militaire fait référence aux épr mises en place en Afghanistan. À travers les épr et leur objectif d’intégration, les coalitions militaires internationales ont institutionnalisé et fusionné le militaire et l’humanitaire. Dans ce nouvel espace humanitaire après-11-Septembre, l’acteur humanitaire perd ainsi complètement son impartialité et sa neutralité.
VI – Les limites du nouvel espace humanitaire
Alors que le cadre normatif entourant l’espace humanitaire après-Balkans était relativement indéfini et que le discours de l’acteur militaire gagnait en légitimité, le cadre d’intervention après-11-Septembre lui permet maintenant de mettre en oeuvre des actions humanitaires financées par l’aide civile et normalisées par de nouvelles structures telles que les épr.
L’acteur militaire assume désormais son nouveau rôle, étant donné qu’il s’agit d’appliquer la stratégie demandée par les États qu’il représente. La « sécurité » est au centre de son intervention. En effet, la coalition militaire de l’isaf et de l’oef a, plus que n’importe quelle autre mission internationale à ce jour, intégré l’aide humanitaire et celle de reconstruction aux interventions militaires de sécurité (Dufour 2002). Il en résulte que l’acteur militaire considère les autres acteurs comme étant des instruments nécessaires au succès de sa mission.
Ce contexte a suscité un nouveau débat déclenché par l’acteur humanitaire et motivé principalement par trois arguments. Premièrement, puisque l’acteur militaire n’est pas un spécialiste de l’action humanitaire, l’impact découlant des programmes d’aide qu’il gère en est réduit (Egnell 2008 : 411). En cette époque où le concept d’efficacité de l’aide est devenu une norme, cet argument a beaucoup de répercussions au sein des agences d’aide internationale (Olson 2006). Qui plus est, la démonstration selon laquelle l’intégration d’activités humanitaires rend l’acteur militaire plus efficace reste à faire (Egnell 2008).
Ensuite, l’acteur humanitaire estime que l’acteur militaire n’a pas les compétences nécessaires pour la mise en oeuvre d’activités humanitaires. Les militaires poursuivent l’objectif de « sécuriser » la région par une action armée. Qu’il soit justifié ou non, l’usage de la force déstabilise nécessairement l’environnement socioéconomique et augmente les risques pour la population civile.
Enfin, l’acteur humanitaire déplore l’instrumentalisation des actions humanitaires par les militaires (von Pilar 1999). En effet, l’acteur militaire a maintes fois utilisé des activités et une rhétorique humanitaires dans le but de gagner des adeptes chez la population locale et les belligérants des conflits en indiquant même que les ong américaines constituaient des « multiplicateurs de force » et étaient des « agents de la politique étrangère américaine » et « des instruments de combat contre le terrorisme » (Powell 2001 ; Lischer 2007). Ce discours a été repris par le directeur d’usaid, l’agence d’aide internationale du gouvernement américain, concernant l’aide humanitaire en Irak qui maintient que « les ong doivent obtenir de meilleurs résultats et mieux promouvoir les objectifs de la politique étrangère des États-Unis » (Natsios 2003). Le commandant militaire britannique de Mazar-i-Sharif a repris les mêmes propos lorsqu’il a demandé aux organisations humanitaires de collaborer avec les épr en partageant leurs informations. Dans l’éventualité où il y a résistance à la divulgation d’informations de la part des ong, cela pourrait avoir des conséquences fâcheuses sur le financement qui leur est accordé (Bercq 2005).
Les cas de cette instrumentalisation sont multiples en Afghanistan et exacerbent la tension entre les humanitaires et les militaires. Par exemple, des organisations humanitaires ont accusé la coalition militaire d’avoir volontairement violé les frontières de l’espace humanitaire en dispersant délibérément des explosifs d’aspect visuel identique à celui des stocks alimentaires. Les soldats étaient déguisés en civils et fournissaient une aide alimentaire aux populations locales, conditionnellement à la transmission d’informations stratégiques (Hanlon 2005 ; Vaughn 2009). Dans cette confusion des genres, un représentant des talibans a même stipulé que les organisations humanitaires travaillaient pour les Américains et étaient devenues des cibles légitimes pour la résistance (Owen et Travers 2007). Dans le sud du pays, l’armée américaine a distribué des prospectus demandant à la population de communiquer aux forces de la coalition toutes informations relatives aux talibans, à Al Qaïda et à Gulbuddin Hekmatyar en échange d’une aide humanitaire (Bercq 2005). Ces incidents ont été maintes fois critiqués et décriés par plusieurs organisations humanitaires (msf 2007 ; Krahenbuhl 2004b). Effectivement, ces situations engendrent une confusion dans l’espace humanitaire face aux belligérants qui considèrent maintenant l’acteur humanitaire comme partie prenante du conflit et, par le fait même, comme un ennemi potentiel. L’érosion de l’espace humanitaire a obligé plusieurs organisations à quitter certaines zones d’opération où elles travaillaient depuis longtemps, alors que d’autres ont quitté le pays de leur propre gré (Egnell 2008 : 411). Par conséquent, un vaste territoire du pays se retrouve maintenant sans aide humanitaire, ce qui laisse une population civile dans des conditions encore plus difficiles[24].
Aux yeux de l’acteur humanitaire, l’aide transmise par les militaires n’est utilisée que pour modérer les tensions sociales, gagner la sympathie des communautés locales et favoriser les relations à caractère diplomatique avec les différents groupes ethniques et religieux de la population civile (Lischer 2007 : 111). Dans le nouveau laboratoire de l’espace humanitaire que constitue l’Afghanistan de l’après-11-Septembre, Médecins sans frontières (msf), une ong humanitaire reconnue pour ses positions contre l’intervention militaire, souligne que l’acteur militaire utilise systématiquement l’aide humanitaire pour servir ses ambitions politiques et militaires. msf explique que l’acteur militaire désire gagner la sympathie des populations locales et obtenir de l’information sur les positions stratégiques de l’insurrection (msf 2004). Jean-Michel Piedagnel, le directeur général de msfuk, insiste particulièrement en indiquant qu’il ne croit pas que « […] les militaires peuvent réellement mettre en oeuvre des programmes d’aide humanitaire. […] À travers l’acteur militaire, les gouvernements peuvent prendre le contrôle d’une région et tenter de promouvoir les principes humanitaires et prendre soin de la population. Cela n’est pas une action humanitaire selon msf » (Piedagnel 2004 : 145).
Cette confusion entre le rôle des humanitaires et celui des militaires nuit donc à la perception de l’acteur humanitaire et à son action impartiale, ce qui met en danger la vie des humanitaires, réduit l’accès aux bénéficiaires et remet en question son existence. En 2006, le Humanitarian Policy Group a publié une analyse détaillée sur l’insécurité des travailleurs humanitaires. Cette analyse a été la première à faire la démonstration scientifique des conséquences de la politisation de l’espace humanitaire sur la sécurité des travailleurs humanitaires (Harmer 2008 : 528). Elle a démontré que les actes de violence à motivation politique étaient en nette augmentation et neuf fois plus nombreux que ceux à motivation économique (Stoddard etal. 2006). Selon le cas, l’acteur humanitaire est considéré comme un témoin gênant ou une monnaie d’échange. L’augmentation des actes de violence contre l’acteur humanitaire n’est donc pas due au hasard, mais cible directement la déstabilisation du mouvement humanitaire (ibid.)[25].
Dans tous les cas, les interventions intégrées comme celle de la coalition en Afghanistan sont encore au stade expérimental et les stratégies pangouvernementales génèrent des résultats indésirables sur les intervenants humanitaires et les populations civiles qui doivent être secourues dans cet espace. Si l’acteur humanitaire est demeuré campé sur sa position critique par rapport aux conditions changeantes de son espace d’action, son rôle proprement dit n’a pas encore été modifié. L’acteur militaire qui bénéficie d’un nouveau mandat à caractère humanitaire a rompu avec son rôle traditionnel de « sécurité » en envahissant peu à peu l’espace humanitaire.
VII – L’avenir de l’espace humanitaire : la légalisation
L’acteur humanitaire doit aujourd’hui relever un défi majeur : continuer à appuyer et à protéger les populations victimes de conflits, malgré l’intrusion de l’acteur militaire ainsi que les influences et les considérations politiques. Au cours de la dernière décennie, l’acteur humanitaire a dû faire face à une transformation drastique de son environnement de travail, ce qui a eu de graves répercussions sur les travailleurs humanitaires eux-mêmes. L’acteur militaire a, quant à lui, profité d’un changement dans les politiques d’intervention internationales pour jouer un nouveau rôle dans l’espace humanitaire. Devant ces constats, la question suivante doit être soulevée : la tendance à la contraction de l’espace humanitaire est-elle réversible ou, au contraire, doit-elle être considérée comme naturelle et l’acteur humanitaire doit-il forcément s’y adapter ?
En tenant compte des réalités des crises humanitaires de l’après-2001, il apparaît utopique de penser pouvoir renverser la tendance actuelle. Dans le cadre des nouvelles politiques pangouvernementales et avec la poursuite de la guerre contre le terrorisme, l’acteur militaire continuera d’utiliser des stratégies intégrées d’intervention pour mener à bien sa mission. La vision réaliste de la sécurité restera encore dominante et les politiques étrangères occidentales motiveront encore longtemps l’aide humanitaire aux pays en crise. Quant à l’acteur humanitaire, avec sa vision institutionnaliste, il est à prévoir qu’il continuera à être confronté à ces nouvelles réalités dans le futur. Il prend conscience qu’une coopération civilo-militaire renouvelée jouera un rôle essentiel dans cet espace humanitaire politisé.
Par conséquent, l’analyse de l’espace humanitaire d’aujourd’hui conduit nécessairement à réfléchir sur l’avenir de l’acteur humanitaire au sein du nouveau contexte international après-septembre 2001. Les organisations humanitaires transnationales doivent repenser leur espace de travail si elles ne veulent pas voir leur existence menacée.
En utilisant une approche comparative entre le droit et la philanthropie, Hugo Slim (2002 : 1) a exploré cette idée de légaliser l’action humanitaire. Inspiré par cette approche ainsi que par les exposés juridiques associant l’espace humanitaire et le dih, tels que celui de Grombach-Wagner (2006), il juge opportun d’étudier la possibilité de légaliser ou d’incorporer le concept d’espace humanitaire au sein même du dih ou d’amender les conventions de Genève pour que cet espace puisse se définir à travers les normes internationales en vigueur.
Une fois l’espace humanitaire légalisé par le dih ou les conventions de Genève, l’acteur humanitaire pourrait préserver sa place ou, à tout le moins, mieux défendre les principes du mouvement humanitaire qui ne repose pas sur les États, mais sur des conventions et des organisations transnationales. L’humanitaire verrait dès lors son accès aux victimes amélioré et le cadre juridique de son intervention pourrait être mieux défini. À l’humanisme et aux principes fondateurs qui construisent son discours, l’acteur humanitaire ajouterait alors un argument juridique pour faire valoir l’impératif de son action. Ainsi, le cadre d’analyse utilisé ne devrait plus être orienté vers les acteurs eux-mêmes et leur conception de la sécurité, mais vers le droit. De futures analyses devraient approfondir cette idée pour évaluer l’impact et le réalisme de la légalisation de l’espace humanitaire.
Conclusion : l’acteur humanitaire en crise existentielle ?
En attendant un changement significatif dans l’évolution du contexte actuel, l’acteur humanitaire est en crise. Une crise existentielle qui a été révélée notamment par David Rieff (2003), Randolf Kent (2003), David Kennedy (2004), Tony Vaux (2006), pour ne nommer que ceux-là. Coutu résume les trois principaux discours réalistes et néo-idéalistes qui s’affrontent : l’humanitaire doit se politiser pour faire face aux nouveaux défis imposés par la mondialisation ; l’humanitaire se politise, mais doit tout faire pour rester apolitique ; l’humanitaire est politique, la nouveauté est sa militarisation (Coutu 2007 : 114). L’une des principales conséquences de cette crise interne est l’érosion des valeurs et des principes de l’humanitaire. Comme nous l’avons démontré, l’humanité, la neutralité et l’impartialité semblent maintenant s’être perdues à travers les nouvelles politiques intégrées d’intervention. Le mouvement humanitaire est issu de l’émergence de la conscience sociale des pays occidentaux. Certaines de ces organisations sont la création même des États. Une organisation comme la Croix-Rouge, par exemple, est, selon les conventions de Genève, l’auxiliaire unique et privilégié de l’État en situation de crise. Mais l’empiétement sur l’espace humanitaire par l’acteur militaire crée une érosion des valeurs humanitaires qui ne sont plus respectées par les institutions créées par l’État lui-même.
La crise d’identité que traverse l’acteur humanitaire lui impose de se pencher sur un dilemme fondamental : doit-il rester indépendant ou être en accord avec les politiques nationales d’intervention ? Pour rester indépendant, l’acteur humanitaire doit être en mesure d’évaluer cette « indépendance » de manière à comprendre s’il perd ou non sa légitimité, de même que son efficience. D’autres recherches devraient tenter de mesurer cette perte d’indépendance, d’en comprendre les risques réels et, surtout, d’évaluer si l’acteur humanitaire est conscient de cette perte d’identité.
L’acteur humanitaire est donc à la croisée des chemins : résister aux changements en cours en maintenant le statu quo tout en sachant qu’il est en train de perdre la bataille de l’espace humanitaire ou redéfinir son action et sa mission dans le nouveau paradigme sécuritaire. Il devra réagir rapidement, car, pendant qu’il s’interroge sur son avenir, des sociétés militaires privées commencent déjà à prendre la relève pour récupérer le marché lucratif de l’aide humanitaire (Spearin 2008)[26]. Certaines organisations, comme le cicr, maintiennent la ligne dure concernant l’inviolabilité de l’espace humanitaire (icrc 2008). Ce n’est cependant pas le cas de toutes, puisqu’il existe une très grande variété d’organisations qui se déclarent humanitaires, mais qui ont des modes opérationnels divers et des interprétations plus ou moins vagues des principes du mouvement humanitaire. Les organisations dites humanitaires partagent donc une vaste gamme de missions et de mandats, qui vont des activités classiques urgentistes aux rôles diplomatiques et d’intervention en résolution de conflits, notament. Ce large spectre organisationnel dilue l’identité de l’humanitaire, qui a du mal à se faire entendre dans cette époque de « sécurité ».
La divergence d’interprétations de l’espace humanitaire chez les acteurs humanitaires eux-mêmes met en relief des modes opérationnels qui, bien qu’ils puissent parfois s’avérer contradictoires, sont souvent complémentaires. Par exemple, le mouvement de la Croix-Rouge ne pourrait envisager une intervention politisée et il privilégie la négociation à huis clos pour s’assurer d’avoir accès aux bénéficiaires. Du côté de Médecins sans frontières, même si cette organisation adhère aux principes humanitaires, elle ne pourrait réaliser une intervention sans livrer de plaidoyer ou en ne dénonçant pas les violations des droits humains, même si cela implique une prise de position politique et, éventuellement, son exclusion d’une région ou d’un pays en crise. Mais ce large spectre organisationnel nuit directement aux efforts de l’acteur humanitaire, qui n’arrive pas à dégager un consensus opérationnel et conceptuel. L’acteur humanitaire devra harmoniser son discours pour empêcher que ses arguments et ses principes se dissipent. Enfin, l’acteur humanitaire doit éviter à tout prix de perdre sa crédibilité tout en étant capable, comme nous le suggérons, de reconsidérer son espace de travail par la légalisation de l’espace humanitaire.
Parties annexes
Remerciements
L’auteur tient à remercier Stéphane Roussel, Nicolas Lemay Hébert, Vincent Romani et Nancy Thede pour leurs commentaires sur une version préliminaire du texte.
Note biographique
François Audet
Directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire de l’Université de Montréal et doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal.
Notes
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[1]
La paternité du concept « espace humanitaire » est généralement attribuée à Rony Brauman, président de Médecins sans frontières de 1982 à 1994. Selon lui, « [l]’espace humanitaire [est un] espace symbolique, hors duquel l’action humanitaire se trouve détachée [de son] fondement éthique et qui se constitue à l’intérieur des repères suivants : accès, dialogue, indépendance, impartialité » (Brauman 1996 : 43).
-
[2]
Plusieurs organisations ont réagi fortement à cette situation. Notamment care, le Conseil canadien pour la coopération internationale (ccci), Médecins sans frontières (msf) et le Comité international de la Croix-Rouge (cicr).
-
[3]
Voir entre autres le projet Sphère.
-
[4]
Il faut noter que dans le droit humanitaire la responsabilité première de répondre aux besoins de la population et d’assurer leur protection relève de l’État. Dans le contexte qui nous intéresse, le concept d’espace humanitaire se réfère à l’utilisation qu’en font les ong humanitaires lorsqu’elles se substituent aux responsabilités étatiques dans les cas où le contexte ne permet pas aux États d’assumer leurs responsabilités.
-
[5]
Le dih comprend deux éléments de droit distincts. Le droit de la guerre traite de la conduite des hostilités et limite les moyens de nuire à l’ennemi. Le droit de Genève, constitué par les conventions de 1864, 1906 et 1949 et leurs protocoles de 1977, concerne la protection des militaires blessés, des prisonniers de guerre et des personnes civiles en cas de conflits armés ainsi que des naufragés (Wembou et Fall 2000). Voir aussi la liste des traités mise en ligne par le cicr.
-
[6]
Pour une revue de l’histoire de l’humanitaire, voir Ryfman (2008).
-
[7]
Notons quelques exceptions importantes, comme les publications de Minear et Weiss (1995), Roberts (1996), Slim (1997, 1998), Duffield (1997), Steele (1998) et Brunel (2001).
-
[8]
Les approches idéalistes s’inscrivent dans une longue tradition de réflexion sur la dimension humaine dans les relations internationales, qu’il s’agisse de forces morales ou de la force des valeurs démocratiques, en référence entre autres au républicanisme de Kant ou à l’idéalisme wilsonien. Ces approches furent longtemps éclipsées par l’essor de l’école réaliste aux États-Unis, particulièrement favorisé par l’échec de la Société des Nations. Les auteurs néo-idéalistes s’accordent en outre pour attribuer une autonomie aux « idées » de la politique internationale en se demandant comment des identités et des normes influencent la manière dont les États définissent leurs intérêts (Lindemann 2000).
-
[9]
Selon Macleod et al. (2002), un acteur international peut être défini comme un individu, un groupe, une classe, une institution, un État ou une organisation dont on peut affirmer qu’il exerce une action intentionnelle au sein du système international.
-
[10]
Pour la dimension doctrinale des variations identitaires de l’acteur militaire, voir entre autres le texte de Hoffmann (2001) ; pour le débat sur les variétés d’interventions militaires pour des raisons humanitaires, voir le texte de Holzgrefe (2003).
-
[11]
Médecins sans frontières publie régulièrement des données et informations sur certaines des crises humanitaires dites « oubliées ». Voir aussi la publication de crash.
-
[12]
Sous l’impulsion du secrétaire à la Défense Robert Gates, l’administration Obama semble engagée dans ce que Sami Makki appelle une « révolution dans les affaires civilo-militaires ». L’administration Obama vient de réaffirmer la volonté de diversifier et d’intégrer les capacités civiles et militaires. C’est le sens du concept smart power ou des « 3D » (défense, diplomatie et développement), concepts encore à la mode à Washington (Makki 2010).
-
[13]
Par un consensus des acteurs humanitaires européens, le Plan d’action de Plaisians (PAP) propose un mécanisme de veille multi-acteurs qui vise à promouvoir la protection de l’espace humanitaire. Établi en 2008, ce Consensus européen sur l’aide humanitaire porte notamment une attention « aux situations complexes induites par l’existence de missions intégrées, où le risque d’instrumentalisation de l’action humanitaire à des fins politiques ou militaires est fort ».
-
[14]
Ces principes qui caractérisent l’identité du mouvement humanitaire sont : 1) l’humanité (toutes les victimes de la crise ont le droit de recevoir une assistance sans discrimination) ; 2) l’impartialité (assistance basée uniquement sur le besoin) ; 3) la neutralité (aide humanitaire exempte de favoritisme envers les parties impliquées dans le conflit) ; et 4) l’indépendance (action humanitaire exempte d’influence et d’objectif politique, économique, militaire ou autre) (icrc 2007).
-
[15]
C’est dans ce contexte particulier que le concept de sécurité humaine est apparu dans le Rapport sur le développement humain du PNUD de 1994, pour intégrer progressivement l’agenda politique mondial du développement. Ainsi, la sécurité humaine fait maintenant partie de la politique d’aide au développement de plusieurs pays (Audet et Desrosiers 2008 ; Smith 2008). C’est également dans ce contexte que la notion traditionnelle de sécurité de l’État prônée par les réalistes et l’acteur militaire s’est graduellement transformée en une notion plus large de « sécurité des collectivités humaines », que Barry Buzan (1991) subdivise en cinq secteurs dans lesquels quasiment tous les défis sécuritaires, anciens et nouveaux, trouvent leur place.
-
[16]
À l’origine, c’est la notion de la « guerre à trois volets » (three block war concept), élaborée en 1999 par le général Krulak de l’armée américaine, qui a défini les bases du rôle de l’acteur militaire dans l’espace humanitaire (Krulak 1999).
-
[17]
Cette résolution précisait que la République fédérale de Yougoslavie « facilite, en accord avec le unhcr et le cicr, le retour sains et saufs des réfugiés et des personnes déplacées, et permet un accès pour les organisations humanitaires au Kosovo » (The Security Council 1998). Comme lors de la guerre du Golfe, le Conseil de sécurité n’a pas explicitement autorisé l’utilisation de la force. Celle-ci fut justifiée en partie pour atteindre les objectifs humanitaires. En 1999, une résolution supplémentaire fut adoptée par le Conseil de sécurité qui décidait du déploiement d’une présence civile internationale, avec le soutien de l’otan. Les principales tâches étaient « d’établir un environnement sans danger, dans lequel les réfugiés et les personnes déplacées peuvent retourner à leur lieu d’origine [...] une transition administrative peut être entamée, et une aide humanitaire peut être délivrée » (The Security Council 1999). C’est ainsi que les forces de l’Alliance atlantique répondaient aux deux objectifs humanitaires de façon simultanée.
-
[18]
La stratégie zero casualty fait référence au désir de ne faire aucune victime civile lors des bombardements effectués par l’Alliance atlantique (Fenrick 2001).
-
[19]
Le concept de la responsabilité de protéger est apparu en 2002, dans la foulée du rapport Brahimi sur les opérations de paix. L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté le principe de la responsabilité de protéger, sous le titre « Devoir de protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité », lors du 60e sommet mondial de 2005. Pour en savoir plus, voir le lexique du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix (rop).
-
[20]
L’impératif humanitaire est un concept utilisé pour signifier l’obligation de l’acteur humanitaire de soulager la souffrance humaine (Schloms 2005).
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[21]
L’approche pangouvernementale (ou son équivalent anglophone whole of government framework) vise l’intégration des politiques commerciales, diplomatiques, de défense et de développement international. L’une des principales conséquences de cette politique a été de donner un pouvoir légitime et un financement à l’acteur militaire pour la réalisation d’interventions pour des raisons humanitaires.
-
[22]
Le cadre pangouvernemental a été instauré dans le document intitulé Le rendement du Canada 2002, et il a évolué au fil des consultations ministérielles tenues au cours des années. Le terme « pangouvernemental » remplace désormais l’approche 3D, car il embrasse un plus large spectre d’institutions gouvernementales maintenant impliquées dans les conflits.
-
[23]
De moins de 7 millions de dollars en 2000, l’aide canadienne en Afghanistan a atteint plus de 100 millions de dollars en 2008. Cette stratégie du gouvernement du Canada a uni les fronts diplomatiques, du développement et de la défense par l’intermédiaire du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (maeci), de l’Agence canadienne de développement international (acdi) et du ministère de la Défense nationale (mdn) (Audet et al. 2008). Avec les investissements promis pour la reconstruction en Haïti, cette situation pourrait être appelée à changer.
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[24]
À titre d’exemple, le 28 juillet 2004, msf annonçait la fermeture de tous ses programmes et son retrait d’Afghanistan après 24 ans de présence, à la suite de l’assassinat de cinq de ses volontaires (Makki 2004).
-
[25]
Notons entre autres les attaques contre le siège de l’onu à Bagdad le 19 août 2003, qui a fait 27 morts et 426 blessés ; et l’attaque contre le siège du cicr, toujours à Bagdad, le 27 octobre 2003 (Makki 2004). Ces données comprennent l’ensemble des travailleurs humanitaires nationaux et internationaux, d’ong des Nations Unies et du mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (Stoddard et al. 2008).
-
[26]
Bien que les sociétés militaires privées aient presque toujours été présentes sur les champs de bataille, elles sont maintenant devenues des acteurs à part entière des conflits contemporains. L’évolution de la privatisation de la violence introduit la perspective d’une révolution de l’identité des acteurs actifs dans un conflit (Charlier 2009).
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