Corps de l’article

L’Iran est un pays exceptionnel, par sa dimension perse ou chiite, bien sûr, mais également et surtout par l’ancienneté et la richesse de sa civilisation, sa position géographique et l’extraordinaire dynamisme de sa vie politique. Dans son ouvrage Iran’s Long Reach, Suzanne Maloney examine les dilemmes politiques, économiques, sécuritaires et théologiques auxquels doit faire face la République islamique. En explorant les sources et les conséquences de cet exceptionnalisme iranien, elle offre une analyse succincte mais riche et dense de la place qu’occupe l’Iran au Moyen-Orient.

Le chapitre introductif propose un survol de la dynamique politique iranienne. La République islamique doit en partie sa longévité au difficile équilibre qu’elle assure entre théocratie et démocratie, soit entre les institutions cléricales combinant autorité divine et politique et les institutions élues par le peuple. C’est de la lutte constante entre les différentes factions au sein du régime qu’a émergé, en 1997, l’expérience réformiste, avec l’accession à la présidence de Mohammed Khatami. Les espoirs de changement d’une proportion importante de la population ont toutefois été écrasés par le retour du balancier, amorcé dès 1999 et confirmé par la victoire du tenant de la ligne dure, Mahmoud Ahmedinejad, lors de l’élection présidentielle de 2005.

Dans le second chapitre, Maloney examine l’influence de l’Iran au sein du monde musulman. Cette influence s’explique d’abord par ses succès dans l’établissement d’alliances avec des acteurs non étatiques tels que le Hezbollah libanais. Non seulement cette alliance offre-t-elle à Téhéran une porte d’entrée sur la scène politique libanaise, mais elle crée également pour le régime clérical un intérêt dans la perpétuation de l’instabilité dans le pays du Cèdre. En effet, la stabilisation éventuelle du Liban impliquerait probablement le désarmement du Hezbollah, ce qui coûterait à l’Iran son principal véhicule d’influence dans ce pays. Il en va de même, à différents degrés, de la présence iranienne en Irak, dans les Territoires palestiniens et ailleurs : Téhéran tire avantage de l’instabilité à laquelle contribuent ses alliés locaux, et donc a un intérêt dans la perpétuation de cette instabilité – un intérêt directement contradictoire avec les objectifs américains au Moyen-Orient.

Maloney poursuit avec une analyse de la primauté de l’intérêt national sur l’idéologie dans la politique étrangère iranienne. En Irak, par exemple, Téhéran a calculé après l’invasion américaine de 2003 que ses intérêts seraient mieux servis par un soutien au développement démocratique du pays – qui mènerait immanquablement à la prise du pouvoir par des partis chiites qui lui sont généralement sympathiques – que par la promotion agressive de son idéologie révolutionnaire. Même les déclarations anti-israéliennes et anti-américaines de plusieurs de ses dirigeants peuvent être considérées sous un angle stratégique. En effet, les nombreuses controverses qui en ont découlé permettent à Ahmedinejad et à ses alliés de s’afficher en tant que leaders de la « résistance anti-impérialiste » et de gagner en influence tant au sein du régime iranien qu’auprès de l’opinion publique au Moyen-Orient.

Dans le chapitre suivant, Maloney explore les principales forces sociales, économiques et politiques qui pourraient pousser l’Iran vers le changement. La démographie postrévolutionnaire, en particulier, pourrait provoquer d’importants bouleversements au cours des prochaines années. Les deux tiers des Iraniens ont en effet aujourd’hui moins de 30 ans, et n’ont donc pas connu l’euphorie de la révolution. Ces nouvelles générations sont frustrées par les restrictions sociales et politiques ainsi que par l’absence de débouchés économiques. La révolution de 1979 et l’ascension des réformistes deux décennies plus tard ont suscité d’énormes espoirs de réforme, de justice sociale et de développement économique. Cependant, par deux fois ces attentes ont été largement anéanties, avec pour résultat que les Iraniens sont aujourd’hui peu enclins à la mobilisation.

L’auteure considère que les politiques de l’administration Bush fils à l’endroit de l’Iran ont échoué. Elle conclut donc en formulant quelques recommandations à l’endroit de l’administration Obama. Premièrement, la diplomatie représente la seule voie alternative viable, puisque les coûts associés aux autres options, y compris l’option militaire, dépassent largement les bénéfices possibles. Ensuite, toute approche doit être construite autour d’un engagement à l’égard du dialogue. Troisièmement, la nouvelle administration doit abandonner le mythe du changement de régime orchestré de l’extérieur, une politique qui n’a aucune chance de réussite et qui discrédite tout opposant au régime soutenu par Washington. Enfin, Washington doit reconnaître que le moment idéal pour approcher Téhéran ne viendra jamais ; il appartient à la nouvelle administration de créer les meilleures conditions possible.

Maloney parvient avec succès à présenter l’extraordinaire complexité de la scène politique iranienne. Sans pour autant prendre la défense de la République islamique, elle accepte que cette dernière se trouve dans une situation géostratégique excessivement complexe, et que nombre de ses actions souvent perçues comme hostiles, voire fanatiques, en Occident sont en fait compréhensibles d’un point de vue stratégique. Elle réussit également à capturer avec toute la nuance requise l’extrême dynamisme de la scène politique domestique iranienne. Le système islamique instauré par la révolution, inspiré de la doctrine khomeyniste du velayat-e faqih, par exemple, accumule peut-être les contradictions en combinant de manière si alambiquée pouvoirs temporels et spirituels, mais il n’est pas (encore) au bord de l’effondrement.

La critique que fait Maloney de la politique étrangère de l’administration Bush fils à l’endroit de l’Iran démystifie avec justesse les fausses prémisses qui ont guidé Washington entre 2001 et 2008, tandis que les principes qu’elle propose pour guider la prochaine administration sont raisonnables et modérés. Toutefois, les recommandations de l’auteure demeurent très générales, et celle-ci ne soumet pas de propositions concrètes sur ce à quoi devrait ou pourrait ressembler une éventuelle entente entre les deux rivaux. Il s’agit ici d’une des rares faiblesses de cet excellent ouvrage, et également d’une vivide illustration de l’extrême complexité de la tâche qui attend l’administration Obama, au moment où elle propose de s’engager dans la voie du dialogue avec Téhéran.