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Dans le flot d’ouvrages sur la lutte antiterroriste qui a déferlé sur les tablettes des libraires après les attentats du 11 septembre, le livre d’Armand Mattelart fait figure d’exception. L’auteur n’a pas seulement pris le temps de bien ficeler son travail. Il tient à nous rappeler que les démocraties modernes ont toujours été hantées par le désir, fort paradoxal, de limiter les droits et libertés qui constituent leur fondement.
Essai ambitieux et bien documenté, la démonstration suit une démarche clairement généalogique, qui passe en revue les contributions à « l’ordre sécuritaire » contemporain d’une multiplicité de doctrines et de pratiques, aussi bien militaires et policières que managériales. Mattelart peut ainsi mettre en perspective la mécanique générale de la surveillance, dont les formes changent, mais qui n’a rien de véritablement nouveau, contrairement à ce que tant d’auteurs et d’experts « instantanés » prétendent.
Ce plongeon dans le passé est, en effet, particulièrement salutaire à une époque qui nous a habitués à entendre des opinions et des analyses dépourvues de tout sens de la chronologie historique. Mais ce n’est pas le seul atout de cette recherche. Mattelart explique bien que toute tentative d’implanter de nouveaux contrôles a des effets inattendus, implique souvent des échecs et suscite, en règle générale, des protestations et des conflits. Si Mattelart porte, par exemple, une attention particulière aux tentatives de manipuler l’opinion, de gagner la bataille « des coeurs et des esprits », il semble toujours soucieux de rapporter leurs ratés et leurs contrecoups, qui justifient la mise sur pied d’un dispositif en principe mieux adapté, « sans pour cela atteindre l’efficacité escomptée ».
Le livre commence par une explication détaillée des politiques mises en oeuvre dès la fin du xixe siècle dans le but de généraliser à l’ensemble de la société les techniques de contrôle de la délinquance. Mattelart explique ainsi les origines et la portée inquisitoriale de l’anthropométrie, de la photographie judiciaire et de l’identification par les empreintes digitales. Parallèlement, la psychologie des foules stigmatise les multitudes que les gouvernements songent à contrôler avec des techniques plus ou moins élaborées d’endoctrinement. Ces techniques, insiste le sociologue, sont loin d’être infaillibles. Même les régimes qui ne lésinent pas sur les moyens se butent à des écueils imprévisibles, voire insurmontables, qui mettent en relief les limites de la manipulation des masses. Mattelart rappelle ici le cas de la dictature brésilienne, dont la campagne axée sur le matraquage publicitaire du « miracle brésilien » n’a pas réussi à mobiliser les masses : le décalage était trop flagrant entre la rudesse de la vie quotidienne et le développement claironné par le gouvernement.
Mais c’est l’analyse des stratégies mises sur pied tout au long de la guerre froide et de la décolonisation, fondées sur les doctrines de la sécurité nationale et de la contre-insurrection, qui permet à Mattelart de montrer comment, très concrètement, les régimes d’exception façonnent un ennemi aux contours flous, facilement adaptable à une diversité de circonstances ; d’où les multiples réappropriations des techniques de surveillance, des stratégies de guerre psychologique et des arguments censés justifier la violation des droits et libertés. L’internationalisation de la torture fait aussi partie de cet arsenal, tout comme la dramatisation de la criminalité et l’instrumentalisation de la peur, qui atteignent des sommets avec la guerre contre le terrorisme du début du xxie siècle.
Le livre se termine avec un examen de l’âge technoglobal, caractérisé par une sophistication inouïe des méthodes d’identification ainsi que la métamorphose consécutive du citoyen en suspect. Traqué au nom de la sécurité planétaire, il l’est également et constamment à des fins commerciales et managériales. Une multitude d’outils numérisés assurent aujourd’hui, à très bas coût, la traçabilité des corps et biens (de l’enregistrement des parcours de l’internaute au probable contrôle génétique des populations). Même si l’éditeur se complait à signaler, dans la quatrième de couverture, que cette situation nous rapproche du monde imaginé par Georges Orwell dans 1984, l’auteur semble plus circonspect, moins intéressé à susciter chez le lecteur un sentiment d’impuissance qu’un état d’alerte.
Mattelart constate justement que, si la population semble encore tolérer largement les atteintes aux libertés démocratiques et à l’État de droit, les organisations citoyennes et certaines élites intellectuelles et judiciaires, tout comme dans les années 1970, relayées activement par les acteurs de l’Internet militant, ont déjà enclenché une nouvelle lutte pour la préservation des droits fondamentaux. C’est d’ailleurs la seule porte de sortie que l’essayiste estime prometteuse face à l’obsession sécuritaire qui a déjà gagné des pans entiers de la population : les luttes qui permettront de détacher le droit à la sécurité d’une logique purement policière, tout en le réintégrant aux droits politiques et sociaux qui en fixeraient les limites.