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Depuis l’échec des référendums sur la constitution européenne en France et aux Pays-Bas en 2005, de nombreux auteurs se sont mis à analyser les facteurs possibles de cette catastrophe constitutionnelle, bien que celle-ci a été précédée d’un enthousiasme indéniable autour de la création de la Convention sur l’avenir de l’Europe. Après les décennies de décisions et de négociations intergouvernementales, obscures pour la plupart des citoyens des pays membres, ce déficit démocratique européen a connu une rupture quand le gradualisme qui caractérisait le développement traditionnel des Communautés européennes – marquant d’autant les traités écrits par les diplomates et les hauts fonctionnaires – a été rejeté en faveur d’un projet devant être préparé par une assemblée beaucoup plus large, comprenant des représentants des citoyens européens. La future constitution européenne ne devait pas être négociée seulement au niveau de la conférence intergouvernementale (cig), méthode qui servit à préparer tous les traités de l’Union européenne (ue) et que Moravcsik qualifia de libéralisme intergouvernemental et dans lequel les préférences des états, tributaires de leurs situations internes, influencèrent fortement la réforme des traités. Après l’expérience positive de la Convention qui préparait la Charte des droits fondamentaux de l’Union, le Conseil européen de Laeken décida, en 2001, de recourir à une nouvelle convention sur l’avenir de l’Europe. Pourquoi donc un échec et deux référendums ratés qui coupèrent le souffle à cette nouvelle dynamique européenne ?
Est-ce une vraie catastrophe ou plutôt une continuation de la tradition européenne que celle de rejeter les projets de constitution commune ? Rappelons ceux préparés dans les années 1950 et 1980, dont le premier tomba dans l’oubli après l’échec de la Communauté européenne de défense et dont le deuxième ne fut qu’un pieux souhait du Parlement européen (pe). L’Europe est-elle capable de construire un patriotisme constitutionnel à l’américaine ? En a-t-elle besoin pour réussir son projet institutionnel ? Peut-on profiter de cet échec afin de « revenir sur le sens et la nature du projet européen » sans être contraint par l’échéance référendaire, comme le propose Magnette ?
La réflexion de Magnette est construite autour de la comparaison entre la Convention américaine de Philadelphie et la Convention européenne. Pour l’auteur, l’abandon de la tradition intergouvernementale de construction européenne ne fut pas suivi d’une rupture à l’américaine au niveau des décisions prises par la Philadelphie européenne. La Philadelphie de 1787 était possible, car la majorité des dirigeants avaient compris le besoin de déplacer la réforme constitutionnelle de l’état à la Nation, en voyant dans la modification de la structure du gouvernement central la réponse aux problèmes politiques et sociaux de l’Amérique. Alors que l’ue est victime de sa propre réussite, le succès historique de l’intégration continentale la rend décidément plus forte (en matière de coopération politique et de contraintes juridiques) en tant que communauté, que les treize colonies américaines. à Philadelphie, on n’inventa pas seulement un nouveau régime, mais on changea aussi les règles de ratification pour la faciliter. Cette nature révolutionnaire du changement revit le jour dans les années 1860 et 1930 quand on choisit d’ignorer le processus de révision établi par la Constitution afin de faire évoluer le régime. Une telle volonté de rupture avec le passé ne fut jamais présente dans l’ue qui, tout au long de son existence, se plaçait dans la continuité de la tradition diplomatique européenne.
Toutefois, en parlant constamment de la rupture entourant la Convention européenne, l’auteur lui-même fait la preuve de ses limites. Si l’on analyse le processus décisionnel, il est vrai que la Convention acquit au début une dynamique propre qui fut renforcée par sa logique délibérative, par le poids relativement petit accordé aux gouvernements, l’incertitude entourant la distribution des préférences des acteurs, la publicité des débats, ainsi que par le fait que les décisions furent prises par consensus (mais pas nécessairement à l’unanimité). Cependant, à mesure que la Convention s’approchait de sa phase décisionnelle, l’influence des acteurs non gouvernementaux s’affaiblissait de plus en plus : les représentants des principaux gouvernements négociaient principalement entre eux, forçant les autres membres à rechercher des compromis avec les gouvernements appuyant le statu quo.
La question « comment démocratiser l’ue ? » occupe une place cruciale dans la réflexion de Magnette, mais il constate qu’au lieu d’essayer de reproduire les mécanismes représentatifs de l’état à l’échelle européenne, on devrait plutôt penser la démocratie internationale comme étant « la diffusion de normes négociées sans contrainte dans les relations entre états » dont le déploiement devrait passer par « la diffusion de la négociation pacifique et des arbitrages juridiquement organisés ». C’est ce lent mouvement de juridification de conflits et de négociations de plus en plus civilisées (et qui inclut la répudiation de l’hégémonie, la création d’une communauté de démocraties et l’ambition cosmopolitique en parallèle avec la formation progressive d’une citoyenneté européenne), qui traduit les principes démocratiques dans l’ordre interétatique et qui font de l’ue « un contrepoids aux excès possibles des démocraties, à l’instar de l’état de droit ».
Mais l’ue ne devrait pas seulement éviter ce mimétisme du parlementarisme étatique ; elle devrait aussi rejeter la voie américaine d’un patriotisme constitutionnel qui reflète très mal le constitutionnalisme singulier de l’ue et risque même d’obscurcir la nature de l’Europe politique, qui, depuis le début, était une communauté basée sur la « pluralité persistante des peuples qui la composent ». La solution est donc de placer le patriotisme européen non pas au niveau affectif où il ne peut rivaliser avec des sentiments nationaux, mais bien au niveau d’un « subtil mélange de calcul et de consentement éclairé ».
Dans une situation où l’échec de la tentative constitutionnelle est incontestable et dû à la difficulté de concevoir la propre nature de l’ue, il faut agir sur la socialisation civique en plaçant l’Europe plus souvent au centre du débat public jusqu’au point de banaliser l’Union. Mais cette discussion ne doit pas avoir lieu de façon séparée au sein de chaque nation, ce qui n’aboutirait qu’à radicaliser les malentendus. L’ue a besoin de « structurer un lieu de discussion commun » en s’appuyant sur les valeurs et les aspirations communes, sur l’homogénéité de sa civilisation et sur la communauté des opinions philosophiques et morales. C’est un premier pas nécessaire, mais insuffisant. Afin de réinventer la culture politique de l’Union, les Européens doivent passer du système sophistiqué de règles tel que nous le connaissons aujourd’hui à une adhésion solide (et partagée) à ces règles.
En somme, l’essai de Magnette est une réflexion intéressante qui lui permet de remonter jusqu’aux origines théoriques et historiques lointaines de l’échec constitutionnel. Les multiples repères dans les théories politiques, philosophiques et sociologiques qui lui servent à analyser le sujet constituent la force de cette réflexion. Mais cette approche beaucoup plus globale qu’une simple analyse des derniers événements passe à côté de certaines explications. On pourrait se demander dans quelle mesure le rejet du projet constitutionnel résulte des causes politiques ou sociales exogènes à la problématique de la Constitution elle-même. En fait, on attendait de ce livre une explication plus analytique des derniers événements et du débat constitutionnel, en France par exemple, ce qui aurait en même temps permis de dessiner des solutions pour l’avenir. En fait, l’auteur semble prendre le destin de la Constitution pour scellé et n’y revient plus.
En rejetant, sous prétexte d’incompatibilité avec la tradition européenne, cette nouvelle façon de poursuivre la construction d’un éventuel fédéralisme européen qui a vu le jour avec la Convention, il adopte une position plutôt conservatrice (voire antifédéraliste). Son approche par exemple à l’égard de l’identité européenne est très positiviste, mais elle est simultanément minimaliste et risque de manquer d’ambition. Pour Magnette, l’ue n’est pas prête à abandonner l’esprit intergouvernemental qui lui a permis de progresser jusqu’à maintenant. Mais cette volonté de faire rupture est-elle la vraie cause de l’échec constitutionnel ? Nous avons vu que la logique même des négociations intergouvernementales a causé des problèmes référendaires auparavant. D’ailleurs, on pourrait se demander s’il y a vraiment eu rupture : la vieille logique classique d’échange de concessions entre les gouvernements revient à la fin de la Convention comme principale forme de prise de décision. En outre, Magnette constate lui-même que la Convention n’a pas introduit de grands changements, l’écrasante majorité des dispositions adoptées étant déjà présentes dans les débats accompagnant les révisions antérieures des traités.
Toute personne intéressée par le développement constitutionnel en Europe lira l’ouvrage de Magnette avec intérêt. Écrit d’une façon claire, il ne s’adresse pas seulement aux spécialistes, et contient également quelques études qui peuvent intéresser un public plus large, comme celle par exemple des différents processus de prise de décision par consensus au sein de la Convention. Cette analyse pourrait même être approfondie et le livre gagnerait à présenter davantage d’exemples de négociations.