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Voilà un livre inquiétant, et qui pourrait l’être davantage si l’auteur avait osé aller jusqu’au bout de son raisonnement. Daniel Verdier compare deux périodes d’expansion accélérée de la finance mondiale. La première va de 1850 jusqu’à la Première Guerre mondiale. La seconde, commencée en 1960, n’aurait pas encore pris fin, même si l’auteur arrête son analyse en 2000. Si le passé est garant de l’avenir, comme Verdier semble lui-même le suggérer, pourquoi la seconde période, à l’instar de la première, ne se solderait-elle pas, à la longue, par un krach gigantesque ? Les prévisions sont certes difficiles à établir mais, pour écarter tout mauvais présage, Verdier néglige d’explorer les crises financières de la fin du xxe siècle ainsi que les fraudes comptables et boursières plus récentes. Il ne s’intéresse pas non plus au lien entre l’augmentation des activités spéculatives et la libre circulation des capitaux, que les gouvernements osent à peine contrôler pour ne pas effaroucher les investisseurs potentiels.
Cette lacune est d’autant plus étonnante que l’objectif du livre est de démontrer que l’organisation des systèmes financiers est conditionnée par des décisions politiques. Verdier rappelle, à juste titre, que la plupart des études sur la mobilité des capitaux se limitent à analyser les circuits financiers, le marché des changes et l’investissement étranger direct. Son travail, en revanche, souligne le fait que « la politique est omniprésente » : pour assurer le bon fonctionnement de l’économie, les gouvernements doivent gérer les conflits engendrés par la distribution inégale de la richesse. Autrement dit, une économie de marché ne saurait pas fonctionner en l’absence d’une autorité politique qui réussit à neutraliser, d’une manière ou d’une autre, les mécontents et autres « perdants ». Assez curieusement, Verdier néglige plus tard cette approche – à la fois complexe et prometteuse – et réduit le politique à la régulation des institutions financières, bancaires et non bancaires. L’hypothèse de départ est en apparence simple : la mise sur pied de contrôles centralisés favorise l’apparition de banques de grande taille, qui assèchent les marchés financiers régionaux, et, inversement, la décentralisation favorise l’épanouissement d’une myriade de banques locales, plus petites.
Pour tester son hypothèse, Verdier met en évidence quatre variables : la concentration géographique des institutions financières, la dépendance du marché national des capitaux envers les flux financiers transfrontaliers, l’importance relative du système bancaire et du marché boursier en matière de financement des entreprises et, enfin, la spécialisation fonctionnelle des banques.
Suivant au pied de la lettre la démarche proposée, la première section du livre analyse l’évolution de ces quatre variables au cours de la période 1850-1913. Verdier constate que l’accumulation des richesses en pleine révolution industrielle bouleverse aussi bien l’épargne que le crédit. Les banquiers disposent d’une masse auparavant impensable d’argent, dont ils se servent pour accorder des prêts aux entrepreneurs. Dans les pays où le gouvernement central contrôle de plus près l’activité financière, à l’instar du Royaume-Uni et de la France, les grandes banques sont d’ailleurs autorisées à ouvrir des succursales en région ou à acheter des banques locales. Avec ce réseau de filiales, elles peuvent désormais collecter l’épargne et se donner des crédits sans effectuer des transferts d’argent. Les banques locales, beaucoup plus petites, sont impuissantes devant l’ampleur et l’efficacité de ce système de paiements internes. Leur déclin est accéléré par l’incapacité de profiter d’une nouvelle manne, que les grandes institutions financières exploitent sans entraves : l’internationalisation des marchés monétaire et obligataire, provoquée par l’acceptation généralisée de l’étalon or et la diminution conséquente du risque de change. Cette concentration du système bancaire s’approfondit davantage au moment où les entreprises se constituent en sociétés de capitaux et remboursent leurs dettes en émettant des actions et autres instruments négociables, dont seules les grandes banques sont en mesure de profiter.
Si ces faits démontrent que de 1850 à 1914 la centralisation des contrôles financiers favorise directement ou indirectement la concentration, l’internationalisation et l’affairisme des banques – des phénomènes liés par un puissant effet de rétroaction –, la relation entre la centralisation et la spécialisation fonctionnelle des services bancaires est moins facile à déterminer, reconnaît Verdier. En principe, le niveau de spécialisation dépend du degré de centralisation déjà atteint. Un système fortement centralisé encourage la spécialisation : quelques grandes banques se partagent l’offre des services suivant une logique monopolistique, qui leur évite les affres de la concurrence. En revanche, dans un marché financier fragmenté, peu contrôlé par le gouvernement central, les banques offrent à leurs clients une vaste gamme de services sous un même toit. Ce dernier modèle, connu sous le nom de banque universelle, a cependant prospéré dans les pays où un État centralisé a mis sur pied des outils permettant aux banques plus petites de maintenir le niveau nécessaire de liquidités en temps de crise. Mais ce système de réescompte a sauvé la banque universelle – précise l’auteur – uniquement dans les pays où le processus de centralisation n’était pas trop avancé.
En appliquant la même grille d’analyse à la deuxième période d’expansion de la finance internationale (1960-2000), Verdier affirme tout d’abord que « l’histoire se répète », après une étape de reflux. Les incertitudes provoquées par la Première Guerre mondiale et la crise de 1929 avaient forcé les banques centrales à délaisser les marchés internationaux, car trop instables. Parallèlement, les États ont dû intervenir dans des secteurs où la discipline de marché avait régné en maître (comme le crédit à moyen et long terme). Cette étape de contraction financière – que l’auteur analyse dans deux autres travaux – prend fin avec le processus de dérégulation qui débute dans les années 1960. Les grandes banques regagnent alors rapidement le terrain perdu. Simultanément, l’internationalisation atteint de nouveaux sommets avec la mise sur pied des euromarchés, qui autorisent les opérations effectuées à l’extérieur de la zone de circulation légale de la monnaie utilisée (cette dernière n’est donc plus soumise à la législation du pays émetteur). Cette transformation majeure du marché monétaire, appuyée par les gouvernements qui veulent assurer l’efficacité de leurs systèmes financiers, bouleverse profondément le milieu bancaire. En effet, la mission des banques change de manière radicale : la gestion financière prend définitivement le dessus sur le soutien à long terme de la croissance. Et les banques ne cherchent plus à financer leurs activités en collectant l’épargne : elles puisent leurs ressources dans les bons et autres titres dont regorge le marché monétaire international.
Verdier signale que cette tendance à l’internationalisation est moins marquée dans les pays qui protègent la décentralisation du système financier (l’Allemagne, l’Italie et surtout les États-Unis). Mais, depuis quelques années déjà, la croissance et la dérégulation des marchés boursiers éliminent les derniers obstacles à l’internationalisation et à la concentration géographique des banques. Ces dernières peuvent aujourd’hui offrir des services aussi variés que le courtage en valeurs mobilières et la vente d’assurances, une polyvalence qui finira par provoquer, prévoit Verdier, un nouveau clivage entre la banque de détail – plus pauvre, avec des assises régionales et plutôt fragmentée – et la banque d’affaires – plus riche, fortement internationalisée et concentrée.
Ce livre n’est peut-être pas à mettre entre toutes les mains, mais il risque fort bien d’intéresser un public plus large que le cercle d’étudiants et de spécialistes en finance. La lecture est en effet grandement facilitée par des explications brèves et précises des termes techniques. Il ne s’agit certainement pas d’un ouvrage de vulgarisation, mais l’auteur semble avoir fait un effort considérable pour le rendre accessible à des chercheurs provenant d’autres disciplines.