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Écrit à la fin des années 1980 dans un contexte d’après-guerre froide, ce livre se veut un outil de référence pour mieux comprendre l’interaction des différentes philosophies politiques depuis le 19e siècle. Cet ouvrage sera donc utile pour tous ceux qui veulent étudier l’évolution de l’Europe moderne à travers ses différents courants, qu’ils soient de nature internationale ou nationale. Tout au long de son histoire récente, l’organisation du continent a en effet été conditionnée par le croisement de courants politiques contradictoires et par différentes formes de nationalisme. Carsten Holbraad présente une typologie utile en décortiquant les trois grands courants (conservateur, libéral et socialiste) ayant à la fois une implication internationale et nationale. L’auteur rappelle toutefois qu’aucun de ces courants n’a acquis de position de domination claire sur les autres.
L’ouvrage est divisé en deux grandes sections : les courants de pensée de nature internationale et ceux qui ont puisé leur source dans les nationalismes européens. Ces deux grands courants sont eux-mêmes traversés par trois grandes écoles que sont le conservatisme, le libéralisme et le socialisme.
L’auteur commence au cours du premier chapitre par aborder le conservatisme à tendance internationale. Des trois grands courants politiques, le conservatisme international est à la fois le moins connu et le moins développé, ce qui s’expliquerait, selon l’auteur, par son caractère intrinsèquement conservateur et son refus de bouleverser les règles établies. Le conservatisme puise ses origines dans l’Europe des guerres de religion des 16-17e siècles mais aussi dans l’équilibre des puissances, facteur de stabilité politique, qui a notamment influencé l’organisation de l’Europe au 19e siècle jusqu’à la guerre de 1914-1918. Le Conservatisme à l’échelle internationale est par nature pessimiste et défend l’idée d’un équilibre des pouvoirs pour consolider la paix en Europe et dans le monde. L’émergence d’une seule ou de deux uniques grandes puissances serait un facteur de conflits et de déséquilibre. Cette idée a notamment prévalu en Grande-Bretagne tout au long du 20e siècle dans son rapport avec la construction européenne. Les idéologues conservateurs restent ainsi méfiants à toute idée de « groupe-pionnier » qui pourrait se détacher du reste de l’Europe. Le conservatisme international s’appuie également sur des organismes internationaux (otan, onu) lorsque ceux-ci permettent un équilibre des décisions, propre à rassurer les petites et moyennes puissances par rapport aux grandes puissances.
Le deuxième chapitre traite du libéralisme international. Contrairement au conservatisme international, le libéralisme, dans le cadre des relations internationales, a une vision optimiste des rapports humains et croit que le progrès économique et social présente de bien meilleures garanties de paix et de stabilité que l’équilibre des puissances. Influencés par les idées de « laisser-faire » économique élaborées dès le 18e siècle, les libéraux estiment que les États-nations devraient transférer autant que possible une partie de leur pouvoir politique au profit des organisations internationales, car celles-ci seraient moins dominées par des intérêts particuliers. Dans l’histoire de la construction européenne du 20e siècle, les idées libérales ont eu, de manière générale, peu d’influence, sauf en matière économique et financière. Le fonctionnalisme européen se base ainsi sur la promotion de programmes d’inspiration libérale visant à rassembler les Européens autour d’un projet commun sur la base du libre choix plutôt que sur des formes étatiques de coopération.
Le troisième chapitre aborde la troisième forme de pensée politique: le socialisme dans les relations internationales. Les sources du socialisme sont relativement récentes en Europe. D’abord centrées sur les luttes de classes sociales, le socialisme a évolué progressivement au 20e siècle vers l’internationalisme avec la création de l’urss et du Comecon. Le but des théories socialistes est de promouvoir les idées de justice, d’égalité et de bien-être au sein des populations. Les idées libérales du « laisser-faire » sont critiquées, parce qu’elles favoriseraient les injustices sociales, cause de troubles et d’instabilité. Le socialisme européen est à l’origine du « modèle social européen », où l’individu est davantage soutenu et pris en charge par des programmes sociaux visant à réduire les inégalités les plus criantes. Les inégalités en matière de développement sont également perçues comme un risque majeur pour la stabilité et la paix dans le monde et l’aide aux pays pauvres est encensée comme étant un outil majeur de redistribution des richesses.
De manière générale, l’auteur affirme que l’Europe a été influencée par ces trois courants de façon à peu près égale : les courants conservateurs se sont opposés avec succès à toute évolution de type fédéral des institutions européennes, les libéraux ont largement influencé les politiques économiques et le socialisme a conservé une influence certaine dans le jeu des relations sociales.
Dans le chapitre 4, Holbraad analyse cette fois les sources des différents nationalismes européens et fait le constat que le conservatisme en matière de nationalisme est sans doute le courant le plus représenté. Les exemples allemands et italiens de l’entre-deux-guerres sont bien sûr cités, mais l’auteur distingue un nationalisme défensif par rapport à un nationalisme offensif. Le premier est décrit comme une réaction à une occupation étrangère (par exemple dans les pays de l’Est sous occupation soviétique) ou une menace extérieure jugée sérieuse (par exemple la Grèce et la Turquie). Le deuxième puise sa source dans des considérations ethniques ou identitaires visant à accroître son territoire d’influence (l’ex-Yougoslavie est un bon exemple). L’auteur aborde aussi le problème de la résurgence des partis d’extrême-droite en Europe comme une conséquence du sentiment d’insécurité générale qui a suivi la réorganisation brutale du continent après la chute du mur de Berlin.
Le cinquième chapitre s’efforce de démontrer que, même récent, le nationalisme d’inspiration libérale, est un phénomène en pleine progression. Puisant sa source dans les idées du siècle des Lumières, il s’est renforcé à l’ouest du continent avec l’opposition au nationalisme socialiste inspiré par l’urss, jugé dangereux pour les libertés individuelles. Prônant un nationalisme plutôt défensif, les libéraux veulent promouvoir la décentralisation de l’État, la reconnaissance des minorités nationales, la construction européenne et les politiques de régionalisation afin de renforcer les libertés locales.
Le chapitre 6 aborde enfin le nationalisme d’inspiration socialiste. Habituellement motivé par la défense des « acquis sociaux » et des buts atteints, ce type de nationalisme s’est organisé et renforcé au 20e siècle par réaction ou rejet de toute forme de coopération internationale pouvant avoir un effet négatif sur des acquis sociaux obtenus localement. Holbraad pense qu’il est resté principalement défensif et en distingue trois courants principaux : le courant nationaliste communiste, présent dans les pays de l’Est jusqu’aux années 1990, le courant social-démocrate, opposé à toute intégration de l’Europe sur le modèle libéral, et le courant écologiste, opposé à toute forme de coopération militaire ou stratégique entre États (les Verts allemands en seraient les héritiers).
En conclusion, cet ouvrage constitue une synthèse intéressante sur l’apport des grandes doctrines de pensée dans la vie politique européenne. Les différentes tendances qui dérivent des nationalismes européens, avec leurs tendances internationales clairement explicitées, sont d’inspiration de droite comme de gauche, mais l’auteur les place dans une perspective comparative innovante en les situant dans leur contexte historique. Cet ouvrage sera un outil précieux pour tous ceux qui veulent comprendre les enjeux, les conflits et les tendances politiques actuelles qui se jouent dans le cadre de la construction européenne.