Corps de l’article
L’ouvrage que Douglas Little, professeur d’histoire à la Clark University (Worcester, Massachusetts), consacre à la politique américaine au Moyen-Orient depuis 1945 tombe à pic après les attentats du 11 septembre, la campagne contre Al-Qaida et la guerre contre le régime de Saddam Hussein. Il permet de mieux comprendre les ressorts de la stratégie américaine dans une région considérée comme d’intérêt vital du point de vue stratégique. Il montre surtout la complexité des relations entre les États-Unis et un monde arabo-musulman pris entre tradition et modernité.
L’auteur consacre son premier chapitre à la dimension culturelle du problème. Il part du constat qu’on ne saurait comprendre la politique américaine dans cette région sans faire référence aux stéréotypes qui circulèrent sur les musulmans et les juifs aux États-Unis pendant près de deux siècles. Il montre à l’aide de nombreux exemples tirés de la culture populaire combien les uns et les autres ont été perçus pendant longtemps comme appartenant à un autre monde, arriéré et décadent, le monde exotique du despotisme oriental. Au début du xxe siècle, beaucoup d’hommes d’affaires, de missionnaires et d’archéologues continuent d’entretenir d’une certaine manière cette vision simpliste, portée également par des films à succès et des magazines populaires comme National Geographic. Dans les années trente, les perceptions évoluent même si les préjugés demeurent tenaces. Avec la Seconde Guerre mondiale, l’holo-causte et la création de l’État d’Israël, l’auteur acte le recul de l’antisémitisme tandis que les Arabes et les musulmans seront progressivement « diabolisés » et présentés comme des adversaires du Monde libre, notamment lors de la flambée des nationalismes dans les années cinquante et soixante.
Dans son deuxième chapitre, Douglas Little aborde le problème du pétrole qui symboliquement représente le Moyen-Orient aux yeux de la majorité des Américains. Dans ce chapitre dense et intéressant, il analyse en détail comment se structure l’industrie pétrolière au plan international ; le rôle et l’influence des grandes compagnies comme Exxon et Texaco ainsi que leurs liens étroits avec certains pays arabes ; l’émergence de l’opep et son influence sur les cours du baril de pétrole après la crise de 1973. Enfin, comment les diverses administrations américaines concilient les intérêts pétroliers avec le special relationship avec Israël.
Dans le troisième chapitre, l’auteur revient sur cette question en détail. Il montre combien cette alliance étroite avec Israël constitue dès le départ un handicap dans les relations avec le monde arabe. Après avoir longuement analysé les racines de cette alliance, l’auteur insiste particulièrement sur le potentiel nucléaire israélien qui a servi les intérêts stratégiques des États-Unis pendant la guerre froide. Il montre également combien les intérêts des uns et des autres sont liés même si les Israéliens n’ont jamais considéré que ce qui était bon pour les États-Unis l’était nécessairement pour l’État hébreu.
Le quatrième chapitre s’efforce d’expliquer les efforts déployés pour contenir et endiguer l’influence soviétique dans la région après le vide laissé par le décrochage de la Grande-Bretagne. L’auteur montre notamment comment les États-Unis s’efforcent de mettre sur pied un système de sécurité régional s’étendant de la Turquie au Pakistan. Il revient également sur la crise de Suez pendant laquelle les intérêts de la Grande-Bretagne et ceux des États-Unis divergent. Au passage, l’auteur s’attarde sur les diverses doctrines qui serviront à justifier la politique américaine menée au Moyen-Orient, celle d’Eisenhower notamment, puis celle des présidents Kennedy et Johnson, avant d’analyser la doctrine Nixon des « deux piliers » (l’Iran d’un côté, l’Arabie saoudite de l’autre) destinés à contenir l’expansionnisme soviétique. L’auteur montre qu’après la révolution islamique en Iran et l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979, deux événements qui révélèrent les faiblesses du dispositif, les responsables américains renouent – c’est le sens de la doctrine Carter – avec l’approche développée par le président Harry Truman.
Le cinquième chapitre revient longuement sur la montée des nationalismes dans la région et s’attarde en particulier sur le cas de l’Égypte nassérienne. L’auteur suggère que les États-Unis ont mal jugé l’importance et la nature du nationalisme nassérien parce que les officiels américains avaient une vision du radicalisme politique datant du xixe siècle. En 1952, après l’arrivée de Gamal Abdel Nasser au pouvoir, ils voient en lui une sorte de Thomas Jefferson moyen-oriental. Lorsque Nasser nationalise le canal de Suez et se rapproche du Kremlin à la suite de l’intervention anglo-française, l’administration Eisenhower voit en lui au mieux l’équivalent égyptien de Kerensky, au pire celui de Lénine. Par la suite, le président Kennedy cherchera à rétablir des liens avec le leader égyptien mais ses efforts échoueront. Nasser et les nationalistes arabes seront alors diabolisés et la victoire israélienne de 1967 accueillie avec soulagement.
Le sixième chapitre analyse longuement et avec finesse les efforts déployés par les États-Unis en vue de moderniser et de réformer les sociétés musulmanes traditionnelles de l’Afrique du Nord au golfe Persique, afin d’éviter la répétition du scénario égyptien. L’auteur analyse les conceptions des décideurs américains, notamment celles qui favorisent les évolutions pour contrecarrer les révolutions. Il rappelle les efforts de l’administration Eisenhower visant, avec l’aide de la Grande-Bretagne, à réformer la monarchie hachémite en Irak précisément dans le but d’éviter l’instabilité et les coups d’État révolutionnaires. Il rappelle également les pressions exercées sur le roi Idriss en Libye afin d’éviter l’arrivée au pouvoir de nationalistes hostiles à l’Occident. Enfin, le cas de l’Iran est longuement analysé. Ici encore, l’auteur apporte quelques lumières sur le soutien apporté par les présidents Kennedy, Johnson et Nixon à la « révolution blanche » du Shah. Tous ces efforts échoueront malgré les pressions en tout genre parce que les responsables américains sont obnubilés par l’antagonisme avec l’Union soviétique et ne saisissent pas la nature profonde des changements en cours dans le monde arabo-musulman, tant sur les plans religieux que politiques.
Dans le septième chapitre, Douglas Little s’interroge longuement sur l’engagement militaire américain dans la région. L’envoi d’un demi-million de soldats américains pour libérer le Koweït envahi par l’Irak, vise certes à défendre les intérêts américains dans la région mais doit être interprété, selon l’auteur, comme une réaction au « syndrome vietnamien » qui a empêché toute forme d’intervention militaire directe dans les conflits régionaux pendant deux décennies. L’auteur revient en détail sur la doctrine de la « guerre limitée » mise au point en 1958 lorsque le président Eisenhower envoya les Marines à Beyrouth pour une période de 100 jours. Cette doctrine expérimentée au Moyen-Orient conduisit au désastre dans le Sud-Est asiatique. Il faudra près de deux décennies pour surmonter cette épreuve qui paralysa l’activisme américain. Le président Reagan tentera, sans grand succès, de changer cette mentalité. Avec la victoire éclatante dans la guerre du Golfe en 1991, le président George Bush affirma que l’Amérique avait surmonté le « syndrome vietnamien ». Sa retenue à marcher sur Bagdad de même que la politique menée par son successeur, le président Clinton, dans les Balkans huit ans plus tard, démontrent que les réserves à l’égard d’une politique résolument interventionniste demeuraient vivaces à Washington.
Le dernier chapitre est entièrement consacré au conflit israélo-palestinien. L’auteur y démontre une connaissance pointue du problème. Il rappelle notamment que pendant près de cinquante ans, les États-Unis se sont efforcés de rechercher un règlement basé sur l’acceptation par les deux peuples du principe peace for land. Il analyse par le menu les politiques menées par les diverses administrations et s’étend particulièrement sur l’action du président G. Bush et le volontarisme de l’administration Clinton. Les obstacles rencontrés, les propositions américaines et les ultimes tentatives pour sauver le processus de paix sont finement analysés.
Dans ses conclusions, l’auteur s’interroge sur la capacité des États-Unis à établir une relation normale avec le Moyen-Orient et en général avec le monde arabo-musulman. Les attentats du 11 septembre ont montré que ce ne sera pas chose facile. Les récents développements en Irak et au Moyen-Orient inciteront tous ceux qui s’intéressent à la politique internationale à lire attentivement le livre de Douglas Little qui s’efforce, de manière honnête, critique et intelligente, de décrypter les mystères de l’orientalisme américain. Ce livre bien écrit est complété par des notes, une bibliographie et un index.