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Depuis le sommet de Prague, et sur une scène internationale fortement marquée par les effets des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, la fonction même de l’otan et son élargissement à l’est de l’Europe fait partie des grands sujets de relations internationales.
Mais Explaining nato Enlargement semble nous parler d’un autre temps. Un temps dominé par la campagne de raids aériens de l’otan sur la Serbie et le Kosovo et par l’administration Clinton aux États-Unis. L’ouvrage pose toutefois des problèmes toujours d’actualité, bien que certains extraits soient à analyser à la lumière des événements survenus depuis 2001 (en particulier en ce qui concerne la Russie et ses relations avec Washington).
Dans son introduction, l’éditeur Robert W. Rauchhaus, après avoir rappelé les principales étapes de l’évolution de l’otan après 1989, pose les problématiques principales que l’ouvrage souhaite traiter. Il propose d’utiliser les questions qui pèsent sur l’élargissement de l’otan comme « l’opportunité parfaite d’appliquer les théories des relations internationales à un problème qui est à la fois actuel et important ». Le but est de comprendre, à partir des théories comme outils d’analyse, pourquoi l’otan s’est lancée dans l’élargissement. Les analyses les plus fréquemment utilisées dans le livre sont présentées (pp. 11-18), et on peut dire qu’elles couvrent un champ analytique assez large. Le rappel de ces grandes tendances et de leur vision sur l’évolution de l’otan dans les années 90, avec pour certaines leurs erreurs d’évaluation, est très intéressant. Un des grands enseignements de ce livre, que Rauchhaus reprend dans sa conclusion, découle de ce vaste éventail d’outils d’explication. On est loin ici, comme on le verra, d’un ouvrage dogmatique.
La première contribution (pp. 23-38) vient de Kenneth N. Waltz, un des praticiens du néoréalisme. Waltz doit d’abord expliquer l’erreur des néoréalistes sur l’otan après 1989-1992 : sa survie contredit en effet ce qu’ils en disaient après la chute de l’urss. Waltz admet l’erreur, et avance certaines raisons précises, basées sur des termes surtout néoréalistes. Lui-même consi-dère l’élargissement de l’otan comme une « folie » américaine, folie dont l’incapacité des néoréalistes à prévoir l’ampleur serait leur plus grande erreur en la matière. On voit donc ici Waltz reconnaître l’erreur de jugement des réalistes sur le problème de la survie de l’otan. Mais il essaie aussi de conserver intacte la capacité de compréhension et d’explication des postulats néoréalistes. « L’autocritique » reste donc limitée.
Beverly Crawford (pp. 39-59) constate elle aussi que l’otan a surpris par sa survie et ses développements dans les années 90. Elle écrit que, entre une ue impuissante, une Russie obstructionniste et des problèmes de sécurité toujours présents, l’Europe et le monde ont encore besoin de l’otan (la plus pratique des organisations de sécurité) et des États-Unis (le pays le plus efficace de cette organisation).
Vivod K. Aggarwal (pp. 63-82) utilise la théorie des jeux à l’intérieur de l’otan afin d’expliquer le nato expansion game. Son analyse, très fouillée, est peut-être la plus dense du livre. L’auteur montre en fait, sous un certain angle, comment l’administration Clinton a choisi l’élargissement limité plutôt qu’une autre option (démantèlement, statu quo...), alors même que la théorie des jeux montre, d’après Aggarwal, que le statu quo était la meilleure solution. Sa conclusion est intéressante, puisqu’il écrit que la décision d’élargissement limité n’a fait fondamentalement que reporter le problème du devenir de l’otan. Ernst B. Haas, pour sa part, utilise la théorie des organisations dans un texte très court (pp. 83-90). Sur le plan théorique, il prévient contre l’erreur qui consisterait à traiter les organisations internationales comme des organisations normales. Il considère que l’otan s’est élargie, essentiellement poussée par des États-Unis persuadés d’être les hérauts du libéralisme et les garants de la sécurité européenne (p. 85). Il se prononce pour une forte csce, la mise en sommeil de l’otan et le retrait des États-Unis d’Europe.
Steven Weber (pp. 91-106) présente une vision plutôt constructiviste. À la question de la survie de l’otan, il répond qu’une « highly bureaucratized organization » (p. 91) trouve souvent les moyens de se perpétuer : nouvelles missions, nouvelles structures, et nouveaux membres. Il écrit que l’élargissement « ...est survenu car des États puissants souhaitaient qu’il survienne » (p. 91), afin de se prémunir de l’incertitude future, surtout en ce qui concerne la Russie.
Gale A. Mattox (pp. 107-124), dans son texte, représente ce que Rauchhaus appelle l’institutionnalisme néo-libéral. Le point principal de Mattox est que l’élargissement va attirer dans une sphère libérale des pays neufs, et ainsi aider à stabiliser la région. On touche ici à des problèmes importants liés au libéralisme politique et économique et à son « exportation » dans certains pays. Sur ce point, Mattox a une vision positive de l’élargissement, mais dit que celui-ci doit aller avec une réforme, à la fois de l’Alliance elle-même (pp. 116-119), mais aussi de la structure de sécurité européenne (pp. 112 et s.).
Les deux dernières contributions traitent surtout de politique intérieure. Celle de Charles A. Kupchan (pp. 127-148) apporte beaucoup à la compréhension des mécanismes qui ont conduit l’administration Clinton à choisir l’élargissement. Il évoque comment la « mauvaise idée » de l’élargissement, poussée par des hommes, a pu d’abord construire un consensus de circonstance entre des libéraux et des conservateurs. Les raisons électorales, le manque d’intérêt, les manoeuvres et « l’effet Kosovo » ont ensuite contribué à ce que le Sénat accorde à cette mauvaise idée une confortable majorité. Kupchan trace enfin des voies pour l’après-élargissement et la sécurité européenne, appelant à demi-mot les Européens à prendre enfin leur part du fardeau.
Donald J. Bee, lui, traite des intérêts nationaux divers et de leurs visions de l’élargissement (pp. 149-169). Cette contribution, présentant l’opinion sur le sujet dans divers États (France, Allemagne...), reste assez générale. On ne peut s’empêcher de penser que le livre se concentre surtout sur le débat américain, aussi bien dans le traitement des faits que dans les théories présentées d’ailleurs.
Par ailleurs, il faut noter que le livre s’adresse surtout à des spécialistes, pourvus non seulement d’un bonne connaissance des théories des Relations internationales, mais aussi de l’ensemble des événements ayant marqué l’évolution de l’otan ces dernières années. Le but de ce livre n’est en aucun cas d’être un manuel sur l’élargissement ou un ouvrage descriptif.
Au coeur même du livre, on peut aussi distinguer, sous la rigueur méthodologique, la distinction entre opposants et partisans de l’élargissement. Le fait que le livre soit construit autour de contributions rend un peu difficile l’établissement de conclusions claires. À ce titre, la partie finale de Rauchhaus (pp. 173-194) est précieuse. Rappelant la question centrale du livre « Why is nato enlarging ? », il souligne que, malgré leurs différences théoriques, les approches exposées arrivent à certaines conclusions similaires. Tout d’abord, l’otan s’est élargie, poussée par la volonté des États-Unis (p. 174). Les attributs organisationnels de l’Organisation ont également poussé à cet élargissement, mais de façon moins décisive. La question devient alors de savoir pourquoi Washington a chevauché cette politique. Rauchhaus rassemble les déterminants en déterminants internationaux (pp. 176-179) et internes aux États-Unis (pp. 179 et s.).
Malgré son niveau élevé en matière de théories des Relations internationales, ce livre reste toutefois une bonne introduction au sujet. Il présente aussi l’avantage d’avancer une conception intellectuellement honnête des possibilités offertes par les théories des Relations internationales, en basant sa méthode d’analyse sur l’utilisation des outils de différentes théories dans l’étude d’un problème précis. C’est là une des principales qualités de cet ouvrage que Rauchhaus résume bien en conclusion.