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« La mère est la femme qui accouche » est une affirmation bien enracinée dans les représentations occidentales de la famille. Instituée par le droit, la maternité est assignée et reconnue à la naissance par le ventre de la personne qui porte et accouche de l’enfant (Bureau et Guilhermont, 2011). Ce fondement de l’institution familiale est cependant mis à l’épreuve par la grossesse pour autrui (GPA). Bien que cette dernière soit considérée comme une pratique de procréation assistée, les règles de filiation dites « par le sang » sont pourtant celles qui s’appliquaient à la naissance, et ce, peu importe, si la femme qui accouche de l’enfant en est la génitrice ou non (Malacket, 2015). Lorsqu’un enfant naît d’une GPA au Québec, il a initialement comme parents la femme porteuse et l’homme (ou l’un des hommes) à l’origine du projet parental. Pour régulariser la situation, c’est-à-dire pour que la filiation de l’enfant soit établie avec ses deux parents d’intention, le recours à l’adoption par consentement spécial a été la voie utilisée jusqu’en 2023, soit au moment de l’adoption de la plus récente réforme du droit de la famille venue encadrer la GPA (Assemblée nationale du Québec, 2023). Pour ce faire, la femme ayant donné naissance et le père d’intention devaient consentir à ce que le ou la partenaire de vie de ce dernier puisse devenir le deuxième parent de l’enfant et, ce faisant, détenir tous les droits et devoirs associés à ce statut (Giroux, 2011).

Le recours à l’adoption par consentement spécial en contexte de GPA soulevait différents enjeux en matière de filiation. Par exemple, la femme porteuse ne pouvait pas forcer un parent d’intention n’ayant pas un lien génétique à adopter l’enfant et à s’en occuper si l’entente était dissoute en cours de grossesse ou à la naissance du bébé. Dans de telles circonstances, l’enfant devenait soudainement la responsabilité de la femme porteuse. D’une entente de procréation assistée avec autrui, on passait alors à une filiation dite « naturelle » qui pesait entièrement sur ses épaules. Si la femme porteuse changeait d’avis et décidait de garder l’enfant, les parents d’intention n’avaient aucun recours juridique pour la contraindre à respecter l’entente de départ. Les travaux empiriques sur la question montrent que l’absence d’encadrement législatif de la GPA qui prévalait jusqu’à tout récemment au Québec fragilisait l’expérience des personnes concernées, puisque les parents et les femmes porteuses naviguaient à travers les systèmes juridiques, hospitaliers et étatiques qui ne reconnaissaient pas d’emblée leur place ni leur rôle respectif dans le projet parental (Côté et Sauvé, 2016 ; Lavoie et Côté, 2018). Des situations récentes d’exclusion ou de discrimination ont aussi été rapportées dans les médias, notamment en ce qui concerne l’accès aux prestations familiales et aux congés parentaux pour les parents d’intention (Larocque, 2023).

Cet imbroglio sociojuridique a fait en sorte que plusieurs spécialistes ont revendiqué pendant longtemps une réforme du droit de la famille au Québec (Carsley, 2018 ; Langevin, 2010 ; Tremblay, 2018), afin que ce dernier reflète davantage les réalités familiales contemporaines et assure de manière adéquate le meilleur intérêt de l’enfant et la protection de la femme porteuse. Le débat qui entoure la GPA indique néanmoins qu’il s’agit toujours d’un sujet sensible, voire polémique. La question de la filiation y est prégnante, comme en témoigne la parution au cours de la dernière décennie de volumineux rapports consacrés exclusivement ou en partie à cette question, dont le rapport du Comité consultatif sur le droit de la famille (2015) et les deux avis du Conseil du statut de la femme (2016 ; 2023). Dans la foulée des dépôts du projet de loi 2 en 2021 et du projet de loi 12 deux ans plus tard à l’Assemblée nationale, plusieurs propositions à ce sujet ont fait l’objet de discussions dans le cadre des travaux des commissions parlementaires.

En tant que révélateur d’une certaine conception de la parenté, le recours à l’adoption par consentement spécial en contexte de GPA met en lumière l’assignation à la maternité par la grossesse et l’accouchement de la femme porteuse comme élément central de la filiation au Québec, et non le projet parental formulé au départ par les parents d’intention. Le présent article vise à restituer le point de vue des familles pendant le processus d’enfantement par GPA avant l’adoption du projet de loi 12 en 2023, mais aussi les enjeux que ce mode de filiation peut engendrer dans l’organisation de la vie familiale en période postnatale.

Projet parental et recours à l’adoption par consentement spécial en contexte de GPA

Le projet parental en tant que nouveau fondement de la filiation est un principe défendu par Marcela Iacub (2004) dans son livre L’empire du ventre, où elle fait l’apologie du corps comme outil permettant l’accès à la parenté pour des couples hétérosexuels infertiles et des couples de même sexe. Elle estime d’ailleurs que la GPA offre la possibilité de rendre la maternité sans « fraude », en l’affranchissant des considérations charnelles liées à l’accouchement, ou de ce qu’elle qualifie de « sacralisation du ventre maternel ». Selon la juriste, les techniques de reproduction assistée redéfinissent la maternité en séparant les deux principes corporels que sont les ovules et la grossesse, et en unissant le parent et l’enfant par une relation purement morale basée sur l’intention :

« Rien n’est plus contraire à cette mystique de la grossesse que de mettre à l’origine de la maternité non pas ces forces psychiques qui s’affrontent entre le placenta et le cordon ombilical, mais une décision, prise par un être en peine possession de ses moyens, de faire venir au monde un enfant, quitte pour cela à en passer par le ventre d’une autre femme » (Iacub, 2004 : 256-257).

Malgré la reconnaissance par l’État québécois du recours à de tiers donneurs pour la concrétisation d’un projet parental porté par une personne seule ou un couple, les contrats impliquant une GPA n’avaient aucune validité et étaient considérés « nul de nullité absolue » selon l’article 541 du Code civil du Québec. L’indisponibilité du corps humain et le maintien de l’ordre public étaient les deux principes qui motivaient une telle position (Moore, 2013). Pour autant, cela ne signifiait pas que la pratique était illégale, mais bien que les conventions n’étaient pas reconnues au Québec, contrairement aux autres provinces canadiennes (Busby, 2013).

Une femme qui accouche au Québec est désignée comme la mère de l’enfant. Le constat de naissance est ainsi combiné à la déclaration de naissance. Le premier est un formulaire rempli par le médecin ou la sage-femme qui confirme l’identité de la personne qui vient d’accoucher, puis transmis au Directeur de l’état civil. Ce constat est nécessaire pour faire une demande de prestation auprès du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP)[1] pour le congé parental et de paternité, par exemple. La seconde doit être envoyée directement au Directeur de l’état civil au plus tard 30 jours après la naissance de l’enfant pour l’inscrire dans le registre. Cette inscription est obligatoire pour établir l’identité de l’enfant – prénom(s) et nom(s), marqueur de sexe (homme ou femme) – ainsi que sa filiation, de même que pour obtenir un certificat d’acte de naissance lui permettant d’accéder à différents programmes et services gouvernementaux.

La femme ayant donné naissance devait consentir à l’adoption de l’enfant pour rendre possible l’adoption par consentement spécial. Elle disposait d’un délai de 30 jours pour retirer son consentement. Une demande d’ordonnance de placement pouvait ensuite être déposée, permettant au parent non statutaire de se prévaloir d’un congé d’adoption. Lorsque les conditions étaient remplies et qu’aucune demande de restitution de l’enfant n’avait été émise, le tribunal prononçait une ordonnance de placement valable jusqu’à la fin du processus d’adoption pouvant durer entre trois à six mois. Cette ordonnance accordait à la conjointe ou au conjoint du père l’exercice de l’autorité parentale à l’égard de l’enfant. Après ce délai, un jugement d’adoption pouvait être rendu. La figure suivante, adaptée du Manuel de référence sur la protection de la jeunesse (Gouvernement du Québec, 2010 : 50), présente les étapes du processus d’adoption par consentement spécial au Québec.

Figure 1

Processus d’adoption par consentement spécial au Québec

Processus d’adoption par consentement spécial au Québec

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Au regard des décisions rendues depuis 2007, deux courants jurisprudentiels s’affrontaient sur la question de l’établissement de la filiation d’un enfant né par GPA (Giroux, 2014 ; Tremblay, 2015). La position majoritaire soutenait que le placement pour adoption constituait le meilleur intérêt de l’enfant. La seconde position affirmait plutôt que de faire droit au placement pour adoption dans un tel contexte portait atteinte à l’ordre public (Giroux, 2011). En 2014, la Cour d’appel, dans l’arrêt Adoption – 1445, a statué qu’un couple hétérosexuel pouvait procéder de cette façon pour faire reconnaître la filiation d’un enfant né par GPA, bien qu’il s’agît selon elle de la « solution la moins insatisfaisante » (Langevin, 2015).

Le recours à l’adoption par consentement spécial en contexte de GPA a surtout été étudié sous l’angle juridique, à travers l’analyse de jugements en matière familiale. Or, ce processus d’enfantement à plusieurs auquel contribue une femme qui accepte de porter un enfant pour autrui recèle des aspects relationnels inédits, qu’il convient de documenter à partir des expériences des personnes directement concernées.

Méthode

Les données présentées dans cet article proviennent de deux études qualitatives, l’une sur les maternités et les paternités assistées par GPA ou par don d’ovules[2] et l’autre sur les représentations et les trajectoires familiales de pères gais ayant fondé leur famille par GPA[3]. Ces deux projets de recherche ont en commun de documenter de manière complémentaire le point de vue des personnes impliquées dans une telle entente (parents d’intention et femmes porteuses), notamment sur la question du recours à l’adoption par consentement spécial au Québec pour établir la filiation de l’enfant ainsi né.

Recrutement et collectes de données

Trois stratégies de recrutement ont été déployées de manière similaire dans le cadre des deux projets. Différentes organisations québécoises offrant des services aux parents et aux familles, soit à l’intention des couples infertiles ou de la communauté gaie, ont d’abord été approchées afin qu’elles sollicitent leurs membres par le biais de leurs réseaux socionumériques ou de leur infolettre. Les médias sociaux ont ensuite été utilisés pour diffuser nos appels à participation respectifs, notamment à travers divers groupes Facebook voués à la procréation assistée. La méthode « boule de neige » nous a enfin permis de compléter nos échantillons. Cette méthode est jugée utile et pertinente dans le cadre de recherches portant sur des sujets sensibles (Boeije, 2010), et pour le recrutement de populations difficiles à rejoindre (Browne, 2005). Les entrevues se sont déroulées à la résidence de la personne ou dans un local d’une université québécoise, ainsi que par téléphone ou à l’aide d’une plateforme numérique (Skype ou Zoom).

La collecte auprès des parents d’intention hétérosexuels et des femmes porteuses a été menée en deux vagues. La première vague s’est déroulée de septembre 2016 à avril 2018, où sept mères d’intention et 15 femmes porteuses ont été rencontrées à une ou deux reprises dans le cadre d’une recherche doctorale (Lavoie, 2019). La deuxième vague a eu lieu en 2021 et a été l’occasion de rencontrer trois conjoints de participantes de la première vague, ainsi que deux nouvelles mères d’intention.

La collecte de données auprès des pères gais s’est effectuée lors de deux périodes distinctes. La première, qui s’est déroulée entre novembre 2012 et avril 2013, a permis de recruter treize participants alors que quatre participants se sont ajoutés en mai 2016. Deux pères de la première cohorte, dont la femme porteuse était enceinte au moment de l’entretien de 2013, ont de nouveau été rencontrés en 2016 afin d’avoir un éclairage plus complet sur leur expérience. Ces participants font partie de dix familles distinctes alors que dans sept situations, les deux membres du couple ont accepté de participer à la recherche, et dans trois situations, un seul des pères a été rencontré.

Portrait des personnes participantes

L’échantillon global des deux études est composé de 47 personnes participantes (n = 47) que nous avons choisi de répartir et de présenter en trois groupes distincts.

L’échantillon des parents hétérosexuels regroupe neuf mères et trois pères d’intention (n = 12), soit neuf situations familiales de couples ayant formulé un projet parental par GPA, étant donné l’infertilité ou la stérilité de la femme. Ce groupe est relativement homogène : hormis deux personnes racisées, elles sont toutes cisgenres blanches vivant majoritairement en milieu urbain. Au moment de la première entrevue, les mères et les pères étaient âgés de 29 à 56 ans (âge moyen de 36,7 ans). À l’exception d’une femme séparée, les personnes participantes sont en couple depuis plus d’une dizaine d’années, en moyenne ; cinq sont en union libre et six sont mariées. Huit couples ont eu leur enfant dans le cadre d’une GPA gestationnelle : cinq avec un embryon conçu avec les ovules de la mère d’intention, et trois avec les gamètes d’une donneuse. Les membres d’un couple sont quant à eux devenus parents dans le cadre d’un arrangement de type « génétique », c’est-à-dire que leur enfant a été conçu à partir de l’ovule de la femme porteuse.

L’échantillon des pères gais est composé de 17 hommes québécois cisgenres blancs (n = 17), âgés de 26 à 56 ans (âge moyen de 42,2 ans). Ils occupent tous des professions libérales ou dans le monde des affaires leur permettant, pour la plupart, de compter sur un revenu familial conséquent. À l’exception de deux d’entre eux, ils étaient tous résidents de la région métropolitaine de Montréal. Au moment des entretiens, la durée moyenne de leur union était de 10,4 ans. Ils étaient pères de 17 enfants (11 filles et 6 garçons) âgés de quelques semaines à 10 ans. Tous les pères ont fait affaire avec une agence de GPA, hormis un couple s’étant fait proposer par une amie de les aider à réaliser leur projet parental. Quatre enfants sont nés d’une GPA génétique, trois sont issus des gamètes de la sœur du père non biologique, cinq enfants sont nés grâce à des donneuses d’ovules à identité fermée et cinq autres de donneuses à identité ouverte.

Le troisième groupe réunit 18 femmes porteuses canadiennes (n = 18) ayant été impliquées dans un projet de GPA formulé par un couple d’intention québécois. Les participantes sont des femmes cisgenres blanches âgées de 23 à 42 ans (âge moyen de 34 ans), à l’exception d’une femme porteuse d’origine asiatique. Douze sont hétérosexuelles, tandis que les six autres s’identifient comme lesbienne, pansexuelle ou queer. Au moment de leur premier projet de GPA, toutes étaient multipares, sauf une femme qui n’avait encore jamais vécu de grossesse. La plupart d’entre elles ont porté un enfant pour autrui à une reprise, mais huit qui l’ont été à plusieurs occasions (deux à quatre grossesses pour autrui au moment des entrevues). Cinq femmes ont vécu cette expérience au sein d’une agence ontarienne, tandis que sept ont pris contact avec des couples par le biais d’un groupe Facebook. Six femmes connaissaient déjà les parents d’intention avant le début du processus, puisque cinq ont accepté de porter un enfant pour un couple d’amis et une autre pour un cousin gai et son conjoint. Douze femmes porteuses ont vécu une GPA gestationnelle, c’est-à-dire que l’embryon implanté dans leur utérus par fécondation in vitro avait été conçu à l’aide des spermatozoïdes du père biologique et des ovules de la mère d’intention ou d’une donneuse. Six femmes ont porté un fœtus conçu à partir de leurs propres gamètes dans le cadre d’une GPA traditionnelle (ou génétique).

Traitement en analyse des données

Parmi les thèmes abordés lors des entrevues se trouvent les motivations à réaliser leur désir d’enfant par l’entremise de la GPA ou à s’impliquer dans un tel processus, les représentations des figures maternelles et paternelles, l’impact de ces représentations sur les relations unissant – ou non – les parents aux femmes qui ont porté leurs enfants et enfin, les difficultés liées à la reconnaissance sociale et juridique de leur famille. Les entrevues ont duré entre 45 minutes et trois heures, pour une durée moyenne de deux heures. Elles ont été retranscrites intégralement, puis codifiées à l’aide du logiciel NVivo. Pour la préparation du présent article, les données ont fait l’objet d’une analyse secondaire par thématisation (Paillé et Mucchielli, 2021).

Résultats

Les récits des parents d’intention et des femmes porteuses montrent que le recours à l’adoption par consentement spécial pour établir la filiation de l’un des parents d’intention soulève différents enjeux sociojuridiques, lesquels ont des répercussions sur le plan de la trajectoire parentale et sur l’organisation de la vie familiale. Nous déclinons les résultats en trois moments qui ponctuent le processus de GPA, soit 1) le sentiment de filiation des parents d’intention et le refus de la femme porteuse d’un statut de mère exprimés dès la formulation du projet parental et réitérés pendant la grossesse ; 2) la désignation de la mère légale au moment de l’accouchement ; et 3) le vécu des familles face aux institutions publiques en période postnatale.

S’identifier ou non comme le parent de l’enfant à naître

Le projet parental formulé par les parents d’intention représente la pierre angulaire de l’ensemble du processus d’enfantement par GPA ; sans lui, point de procréation assistée avec autrui. Avoir un enfant de cette manière n’est pas le chemin d’entrée en parenté le plus simple pour les couples, considérant la variabilité des régimes de filiation à travers le pays. De fait, le statut de mère accolé automatiquement à la femme porteuse et les procédures requises au Québec pour établir la filiation avec le parent non biologique étaient l’objet de préoccupations diverses chez les personnes participantes.

« J’ai été obligé d’adopter les filles. Parce qu’au Québec, celle qui accouche… c’est son nom qui apparaît sur le certificat de naissance, que ce soit la mère porteuse ou que ce soit la mère biologique, peu importe. C’est elle qui “sort le bébé”, donc c’est la mère. Il a fallu signer [les papiers], le lendemain de l’accouchement. » (Daniel, père)

Si le sentiment de filiation de la mère ou du père non statutaire précède la reconnaissance légale de son rôle, il n’en demeure pas moins que sa position incertaine affecte grandement le parcours familial, et ce, dès les premiers moments de la grossesse. Par exemple, les congés réservés pour les rendez-vous médicaux de suivi de grossesse sont un sujet de préoccupations pour certains parents d’intention, dont la convention de travail prévoit une banque de congés pour ce type d’absence. N’étant pas elles-mêmes enceintes, les mères rencontrées ne peuvent pas s’en prévaloir, puisqu’elles ne sont pas considérées comme des mères selon leur employeur. Or, une absence à ces rendez-vous est inconcevable à leurs yeux. Judith en témoigne :

« Pour les congés, ils me disaient : “Ce n’est pas toi qui es enceinte”. “Oui, mais les suivis, c’est pour mon enfant. C’est mon enfant qui va naître. Je me dois d’être là”. Les mères ont droit à quatre journées, huit demi-journées pour leurs rendez-vous médicaux. L’agente me disait : “Oui, mais si on ouvre cette porte-là, tous les conjoints auraient alors le droit d’être présents pour les rendez-vous”. J’ai dû négocier. » (Judith, mère)

Outre le pouvoir décisionnel et les responsabilités parentales, la filiation authentifie le rôle de parent en l’instituant dans la sphère publique, ce qui rejaillit sur la construction identitaire de la mère ou du père. La question filiative en contexte de GPA vient toutefois rappeler aux couples hétérosexuels que leur décision de recourir à une autre femme pour porter leur enfant découle de leur incapacité à concevoir étant donné l’infertilité de la mère. Être privées d’une telle reconnaissance légale fait en sorte que les mères d’intention rencontrées se sentent « incomplètes », « vulnérables » ou comme « des mères de seconde zone », ce qui contraste avec le discours des pères gais qui est dépourvu d’une telle détresse associée au deuil de la grossesse. Étant toujours la mère légale de l’enfant qu’elle a porté pour autrui au moment de l’entrevue, Isabelle émet l’hypothèse que la distance relationnelle entre elle et la mère d’intention depuis l’accouchement découle du sentiment de vulnérabilité que cette dernière ressent au regard de son absence de statut.

« Tant qu’elle [la mère d’intention] n’aura pas en main le nouveau certificat de naissance, elle ne pourra pas dire : “C’est mon bébé. Voici la preuve : mon nom est là, je suis la mère”. Je pense que tant que ce n’est pas réglé, elle ne va pas sentir cet apaisement-là. Je sens toute sa gratitude, mais j’ai l’impression qu’il y a une petite distance entre nous depuis l’accouchement, à cause de ça. » (Isabelle, femme porteuse)

Les femmes porteuses rencontrées veulent dissocier leur engagement dans le processus d’enfantement de toute connotation maternelle. Comme le précise Zoé, ce positionnement en tant que tierce vise à ne pas usurper la place de la mère d’intention comme seule et unique femme pouvant prétendre au titre de mère : « Pourquoi accoucher d’un enfant qui n’est pas le mien ferait automatique de moi une mère ? Est-ce que je pourrais avoir mon mot à dire ? », se demande-t-elle. Pour cette dernière, le terme « mère porteuse » ne correspond pas à son expérience ni ne restitue de façon adéquate la nature de son geste posé pour autrui, puisqu’il contient justement le mot « mère » :

« Le terme “mère porteuse” m’irrite, m’arrache les oreilles. Ça m’agace beaucoup. Juste “porteuse” tout court, c’est bien en masse. Ça dit ce que ça veut dire : j’ai porté un enfant pour une autre. Ce n’est pas moi la mère. Sinon, on vient déposséder la véritable mère de son titre. » (Zoé, femme porteuse)

Certaines femmes vont décrire leur geste avec des verbes d’action pour éviter de s’aventurer sur le terrain idéologique des termes à utiliser, plutôt que de le résumer par un statut identitaire pouvant être sujet à interprétation. S’engager dans le processus d’enfantement en tant que femme porteuse implique ainsi un état d’esprit correspondant à la nature de cette implication bien particulière. Pour plusieurs, cette capacité à distinguer les formes d’attachement permet à certaines femmes d’être en mesure de vivre sereinement cette expérience. Ayant vécu l’expérience à deux reprises pour des couples gais, Anne précise qu’elle ne s’est jamais projetée comme la mère des enfants :

« Ce ne sont pas mes bébés, pas mon projet. Je ne suis jamais partie de l’idée que je veux les avoir. Même quand tu as une grossesse naturelle non planifiée, ce qui n’a pas été mon cas, durant la grossesse, tu te mets en “mode maman”. Tu sais que tu vas garder le bébé. Tu prépares son arrivée. Tout ça fait partie du lien d’attachement dans ma tête. Quand tu magasines un petit pyjama, tu vois le bébé dedans, tu te projettes. Je pense que toute cette préparation-là durant une grossesse va venir beaucoup jouer avec le lien d’attachement que tu as avec l’enfant. » (Anne, femme porteuse)

Donner naissance à une famille : autour de l’accouchement

Donner naissance à l’enfant tant attendu représente l’aboutissement de plusieurs mois d’efforts. Les femmes porteuses réfèrent toutes à leur satisfaction du devoir accompli et à leur fierté d’avoir « créé » des parents grâce à leur contribution singulière. Loin de l’angoisse appréhendée de remettre l’enfant à ses parents, elles parlent plutôt du bonheur immense que leur a procuré ce geste, lequel est à la base de leur motivation initiale à s’engager dans le projet parental d’autrui.

« C’était le sentiment du devoir accompli. La fierté, c’était énorme ! Ce n’est pas une question de leur “redonner” l’enfant, puisqu’il n’est pas à moi. Je l’héberge, mais c’était justement cela mon but en acceptant de leur faire : pouvoir leur remettre leur bébé et ainsi créer une famille. » (Patricia, femme porteuse)

Bien que le sentiment d’être mère ou père émerge dès l’annonce du succès de la fécondation, pour certains parents d’intention rencontrés, il se concrétise tout à fait à la naissance de l’enfant lorsque le parent d’intention le prend dans ses bras. De manière similaire, les parents non statutaires évoquent ce premier contact charnel leur permettant de matérialiser un rêve qu’ils vivaient jusqu’à maintenant par procuration.

« Je me suis sentie mère à partir du moment où j’ai senti son cœur battre, mais ce n’était pas concret pour moi. À partir du moment où je l’ai eu dans mes bras, vraiment, c’est là où je me suis dit : “Je suis devenue une maman” ». (Sofia, mère)

« Le biologique là-dedans, ce n’était vraiment pas important. […]. Moi, j’étais convaincu – et ça s’est confirmé – que je pouvais être père à la première minute de vie de l’enfant. À la naissance, je pouvais être père immédiatement, comme la majorité des pères qui sont là à la naissance de leur enfant. On dit souvent que le père “se sent père” quand il prend l’enfant dans ses bras pour la première fois. La mère, elle a pris de l’avance, mais le père c’est souvent à ce moment-là. À l’échographie, ça ne fait pas le même effet sur le père que sur la mère. […] Le père se construit vraiment à la naissance. » (Jérôme, père)

La remise de l’enfant après la naissance est un sujet sensible ; toutes les personnes participantes se positionnent, d’une façon ou d’une autre, la possibilité qu’une femme retire son consentement et garde l’enfant qu’elle a porté pour autrui. « C’est l’ultime tabou », concède Isabelle, évoquant un tel scénario du bout des lèvres. Ce scénario cristallise les plus grandes craintes des parents d’intention et représente un préjugé tenace auquel sont confrontées les femmes porteuses au quotidien. Ces dernières sont soucieuses de distinguer la remise d’un enfant à ses parents légitimes, du geste de confier son propre enfant en adoption. Selon elles, l’adhésion au projet parental de départ dans le cas de la GPA ferait en sorte d’éliminer la pertinence d’une période de réflexion de trente jours après la naissance de l’enfant, comme le prévoit le processus d’adoption par consentement spécial au Québec.

« Dans le cas d’une femme qui devient enceinte et qui ne sait pas si elle veut garder l’enfant ou non, elle mène sa grossesse à terme et se demande : “Est-ce que je mets cet enfant-là en adoption ?” Là, je vois la pertinence d’une période de réflexion. Mais dans la mesure où une femme s’engage dans un processus pour porter un enfant pour le compte d’autrui, je pense que c’est un pensez-y-bien avant, pas une fois que c’est arrivé. » (Élise, femme porteuse)

Une période de réflexion après la naissance de l’enfant implique que le consentement de la femme porteuse à l’adoption soit revalidé trente jours après l’accouchement. Zoé, une femme porteuse ayant vécu l’expérience à une reprise et qui compte le refaire à nouveau pour le même couple, estime que cette période de latence n’est pas aussi menaçante qu’il y paraît. Selon elle, il s’agit plutôt d’un aménagement sensible à l’égard du processus de détachement dont pourrait avoir besoin une femme porteuse qui vient tout juste d’accoucher, et chez qui la période postpartum s’avère particulièrement intense en émotions.

« Même si je n’ai jamais ressenti ce besoin-là, je pense que le “trente jours” est nécessaire. Oui, ça peut générer beaucoup d’incertitude pour les parents d’intention. Mais pour la porteuse, ça lui donne juste une période pour faire cheminer l’idée au complet. Je ne pense pas qu’elle va vouloir ravoir le bébé au bout de trente jours, puisque ça fait déjà un mois qu’il vit chez ses parents. » (Zoé, femme porteuse)

Les femmes porteuses sont extrêmement sensibles à la souffrance vécue par les mères d’intention qui cumulent souvent plusieurs années de tentatives infructueuses pour concevoir. La peine et la détresse que leur causerait une rétractation amènent ces femmes à balayer du revers de la main une telle éventualité. Pour plusieurs, il s’agit même d’une obligation morale.

« Pendant neuf mois, les parents ont assumé les coûts de la grossesse, ils se sont mis en tête qu’ils allaient avoir un enfant, ils ont assisté à l’accouchement… pour perdre leur enfant juste après ? Voyons, ça serait atroce pour les parents biologiques ! La mère porteuse sait dès le départ dans quoi elle s’embarque. Elle ne devrait pas pouvoir reculer à ce moment-là. C’est son devoir. » (Virginie, femme porteuse)

La majorité des personnes participantes critiquent véhément la disposition des 30 jours, sous prétexte qu’elle fragilise la relation de confiance qu’elles peinent à construire pendant la grossesse. Les mères d’intention rencontrées sont horrifiées à l’idée, plusieurs confiant que « ça [leur] fait mal dans les tripes juste à y penser ». D’autres soulignent également les risques de chantage et de manipulation que ce flottement quant à la filiation de l’enfant peut entraîner. En cas de mésentente entre les parents d’intention et la femme porteuse, cette période de réflexion pourrait être utilisée par cette dernière pour les forcer à respecter leur entente sur le plan financier, voire même à les extorquer.

« Admettons qu’un couple refuserait de rembourser les frais, ne dédommagerait pas mes pertes de salaire, mes frais de stationnement quand je vais aux rendez-vous…là je serais exploitée. Et les 30 jours [après la naissance de l’enfant] pourraient servir à cela, justement : “Rembourse ta facture si tu veux que je signe”. Ça peut aussi amener des mères porteuses à faire du chantage. C’est un risque dont personne ne parle, mais ça existe quand même. » (Anne, femme porteuse)

En cas de dissolution du projet parental des parents d’intention pendant la grossesse ou à l’accouchement, l’enfant devient soudainement la responsabilité de la femme porteuse. Véritable épée de Damoclès, ce risque pend au-dessus de leur tête tant et aussi longtemps qu’elles conservent leurs droits maternels.

« On s’entend que la loi ici, elle ne reconnaît pas les contrats. Donc si je vais en cour en disant : “Ils [les parents d’intention] m’avaient juré qu’ils prendraient l’enfant handicapé” ou encore “Ils avaient dit qu’ils paieraient les frais funéraires et ils ne les ont pas payés”, c’est moi qui me retrouve avec les frais si l’enfant meurt à la naissance. » (Anne, femme porteuse)

Même si rare, le scénario évoqué par Anne représente tout de même un risque bien réel, et non uniquement une spéculation théorique. À titre d’exemple, Karen a appris au moment de l’accouchement, lors de sa toute première GPA pour un couple européen, que les parents n’avaient pas l’intention de venir chercher l’enfant. Elle s’est résolue à confier l’enfant à un couple en vue d’une adoption locale puisqu’elle n’a jamais eu le désir de le garder. Outre les bouleversements émotionnels qu’un tel dénouement inattendu provoque, le caractère exceptionnel de la situation a alerté les services fédéraux ; une enquête policière pour trafic humain a été menée, causant un stress énorme pour Karen et sa famille.

« After it was born, the family said they no longer wanted the child. So, I had the option to either keep it, or either give it up for adoption. And I knew that I only wanted two kids; to add a third in the picture was not going to happen. But I didn’t want social services involved. […] They wouldn’t let me go home. I was very frustrated. And finally, the next morning, I had two people from RCMP walking into my room. They’re doing an investigation on me for human trafficking! I was stressed, because I didn’t want to go to jail. It’s not what I signed up for. » (Karen, femme porteuse)

Le cas de Karen montre les risques et les enjeux que soulève l’absence de régulation de la GPA à l’échelle internationale, ainsi que les recours limités, voire inexistants, dont dispose une femme porteuse lésée par des parents d’intention ressortissants d’un autre pays. L’expérience de Karen rappelle que, à l’instar de l’incertitude entourant la remise de l’enfant aux parents d’intention par la femme porteuse, l’inverse est tout aussi plausible, mais rarement nommé. Le lien de confiance est l’un des seuls remparts dont disposent les personnes concernées pour prévenir une telle situation. En ce sens, un bris de l’entente peut remettre en question les objectifs du projet. Florence, par exemple, évoque un tel point tournant dans sa relation avec le couple, lequel a eu une incidence majeure sur le reste du processus :

« J’étais rendue à 20 semaines, et ils m’ont annoncé qu’elle [la mère d’intention] aussi était enceinte. Je me suis dit : “Non, cela ne se peut pas !” Dans le fond, trois semaines après que moi je sois tombée enceinte, ils sont allés dans une clinique faire un transfert, le dernier qui était couvert par la gratuité. Je me suis dit : “J’espère que cet enfant-là ne sera pas la cinquième roue du carrosse”. Après ça, je n’avais plus du tout confiance. » (Florence, femme porteuse)

Le sentiment d’avoir été trahie a rompu le lien de confiance entre elle et le couple, envenimant par le fait même leurs rapports pendant la grossesse. Lorsqu’une telle fracture survient dans la relation, les recours possibles sont limités. Pour sa part, Florence a décidé de conserver sa filiation maternelle en tant que femme porteuse, non pas pour revendiquer un statut de mère, mais pour avoir l’assurance de maintenir un contact avec l’enfant après sa naissance et être témoin de son développement – une condition sine qua non établie au départ avec le couple avant d’accepter de porter un enfant pour eux. Puisque l’adoption plénière rompt complètement les liens d’origine, il s’agissait de la seule option possible à ses yeux.

« Je ne fais pas ça parce que je ne veux pas leur donner. Je fais ça parce que c’est ma seule façon d’être sûre de la revoir, d’avoir mes visites auxquelles je tiens vraiment, de ne pas être rayée de sa vie. Je ne veux pas prendre le risque de la faire adopter et qu’après cela, je ne la verrai plus jamais et je ne pourrai plus rien faire. » (Florence, femme porteuse)

Les familles face aux institutions en période postnatale

Une fois que l’enfant est né, la vie reprend son cours. « L’après-GPA » prend une tournure différente pour chacun ; les parents d’intention sont plongés tout de suite dans l’affolement de leur nouvelle vie familiale tout en amorçant les démarches d’adoption pour le parent non biologique, tandis que les femmes porteuses s’occupent de leur propre famille, reprennent tranquillement leurs activités et préparent leur retour au travail après leur congé de maternité, le cas échéant. Néanmoins, le rapport aux institutions publiques complique la donne pour les familles. La dissociation entre l’accouchement et la prise en charge de l’enfant provoquée par la GPA est difficilement conciliable avec l’état du droit et de l’organisation des politiques familiales et des programmes sociaux en matière de parentalité qui prévalaient au moment de la collecte de données.

Le principe de droit civil « La mère est la femme qui accouche » est unanimement critiqué par les personnes participantes. En effet, elles considèrent que cela complique inutilement le processus de GPA pour les parents d’intention, en plus de ne pas correspondre au statut identitaire et aux sentiments de la femme porteuse qui ne s’identifie pas comme la mère de l’enfant qu’elle a porté. Moment de réjouissance pour tout le monde, la naissance de l’enfant et la période postnatale sont néanmoins empreintes de tracas légaux et administratifs.

« Après la naissance, c’était l’enfer. D’habitude, quand une femme accouche, elle remplit un formulaire simplifié qui fait en sorte que tout est fait dans le même formulaire : le numéro d’assurance sociale, la carte d’assurance maladie, les crédits d’impôt des deux gouvernements et tout cela. Mais nous, il ne fallait pas remplir ça, parce qu’il ne fallait pas que ce soit au nom de [nom de la femme porteuse], il fallait que ce soit au nom de mon chum, qui est le père. C’est ce que je trouve plate au Québec, ça complique les choses pour rien. » (Sofia, mère)

La question des procédures d’adoption et des prestations gouvernementales demeure en suspens pendant plusieurs mois, ce qui complique encore une fois la période post-naissance, tant pour les parents que la femme porteuse. Marilyne et Anne, deux femmes porteuses ayant donné naissance au Québec, partagent leurs insatisfactions :

« Pour que l’autre papa puisse l’adopter, moi je dois m’enlever de là. On ne sait pas trop comment s’y prendre. On ne sait pas si c’est la DPJ ou pas, mais c’est ce qu’on avait entendu dire. Je ne sais pas. Le mot “DPJ” me fait peur. Je n’ai pas envie d’avoir un dossier. Le gouvernement n’a pas l’air de comprendre. » (Marilyne, femme porteuse)

« J’ai reçu des prestations automatiques. Ma prestation a été ajustée “Vous avez un nouvel enfant…”. Je les ai appelés pour leur dire que je n’avais pas la garde. D’habitude les gouvernements communiquent entre eux, mais là, pas du tout. J’ai reçu plein d’affaires, et je n’avais fait aucune demande. J’ai même reçu la carte d’assurance maladie. Eux [les parents d’intention] ont fait une demande, mais le gouvernement a tout envoyé… à la mère, c’est-à-dire moi. » (Anne, femme porteuse)

Considérant la complexité du processus au Québec et leur compréhension profane du droit, plusieurs couples doivent s’en remettre entièrement à l’expertise des juristes en la matière pour les guider dans les dédales juridiques menant à la reconnaissance du parent non statutaire.

« Il fallait qu’elle [la femme porteuse] signe le papier comme quoi elle abandonnait ses droits parentaux. Elle avait un mois pour revenir sur sa décision et après ça, nous on adoptait l’enfant. Il y a des gens qui disent que le juge pouvait refuser d’accepter que j’adopte l’enfant. Moi, personnellement, ça ne m’aurait pas dérangée de ne pas avoir mon nom, que ça soit juste mon chum. Mais lui, ça l’achalait plus. Il pensait aux inscriptions à l’école, chez le médecin et tout. […] Si on se séparait, on aurait fait un papier notarié précisant que lui, il considérait que j’étais la mère de cet enfant-là, et que j’avais autant de droits que lui. L’avocat nous avait parlé de ça. » (Élisabeth, mère d’intention)

Le fait qu’un seul parent d’intention puisse être sur l’acte de naissance de l’enfant rappelle aux parents non statutaires qu’ils devront tôt ou tard se tourner vers les tribunaux pour adopter leur propre enfant, ce dont plusieurs s’insurgent. Pour certaines mères comme Sofia, cela est d’autant plus incohérent que plusieurs peuvent attester d’un lien génétique avec leur enfant pour revendiquer leur statut maternel :

« Dans mon cœur, je sais que je suis la mère de mon enfant. Si on fait des tests d’ADN, c’est mon petit garçon. Je ne peux pas prendre de décision médicale ni de décision scolaire, je ne peux pas l’amener voir ma famille au [nom d’un pays du Maghreb]. Cela va être beaucoup plus simple dans la vie de tous les jours lorsque ça sera moi la mère légale sur son certificat de naissance. » (Sofia, mère)

Outre les papiers à signer et les délais d’attente, cette procédure d’adoption requiert un passage devant le juge. Si certains couples ont pu établir au Québec la filiation de leur enfant avec chaque parent, d’autres se sont butés à certaines résistances. L’apparente inconstance des tribunaux quant à la reconnaissance du parent non statutaire observée il y a une dizaine d’années a fait en sorte que le mot d’ordre retenu par les couples de la part des avocats est de ne pas mentionner qu’ils ont eu recours à la GPA.

« Dans les papiers, on n’avait pas dit clairement que c’était une mère porteuse, parce que c’est une zone grise. On disait que j’adoptais l’enfant de mon conjoint, ce qui est vrai. C’est juste qu’on n’avait pas dit qu’il était né d’une mère porteuse. » (Josée, mère)

« On voulait qu’avant qu’ils rentrent à l’école, ça soit réglé. Le premier juge qu’on a eu, c’était un vieux juge qui ne connaissait pas trop ça. Il avait l’air un peu perdu, puis il ne comprenait pas [rires]. Finalement, on a demandé un autre juge. Là, c’était une juge qui était plus ouverte. Ça été plus vite. » (Marc, père)

L’arrivée de l’enfant à naître amène des préoccupations liées à sa prise en charge et, conséquemment, du congé d’adoption dont veulent bénéficier les parents d’intention non statutaires. L’obtention de ce congé est tributaire du dépôt de la requête en adoption à la Chambre de la jeunesse, lorsque la femme porteuse est inscrite sur l’acte de naissance de l’enfant. Combinées aux règles de filiation différentes d’une province à l’autre, la lourdeur et l’imprévisibilité des démarches administratives et légales fragilisent les familles. Ces dernières doivent évaluer les scénarios et s’astreindre à de savants calculs pour prévoir adéquatement les premiers mois de la période postnatale.

« On a essayé d’être stratégique, ce qui n’est pas nécessairement le moins compliqué. À cause du flou juridique, ce qu’on pouvait faire, c’est de demander que leurs noms à eux [les parents d’intention] soient directement sur le certificat de naissance de l’enfant en Ontario, sans passer par l’adoption ici au Québec. Mais si on faisait ça, la mère n’aurait pas eu de congé d’adoption ; elle aurait juste été déclarée la mère de l’enfant. Le reste aurait été en sans solde. Alors que si j’accouche en Ontario, je résilie mes droits, mon nom est sur le certificat et je vais avoir droit au congé de maternité [en tant que femme qui a donné naissance]. La mère peut avoir son congé, et le père bénéficie du congé de paternité et du congé parental. C’était la formule gagnante pour nous. » (Élise, femme porteuse)

Selon les personnes participantes, les régimes de congés parentaux n’étaient pas adaptés aux situations familiales associées à la GPA. Les parents et les femmes porteuses devaient se dépêtrer eux-mêmes dans les dédales administratifs. Pour ce faire, ils et elles ont sollicité les avis d’experts des milieux médicaux et juridiques, lesquels se sont avérés souvent contradictoires, ce qui a accentué leur confusion.

« À chaque fois qu’on pose des questions [soupire], ça dépend qui répond à la RAMQ, ça dépend du médecin ou de l’avocat à qui tu parles [rires]. Je trouve que c’est un peu embêtant. On se fait dire une chose, puis on se fait dire le contraire. Et les deux sont vraies, finalement, parce qu’il n’y a pas de bonne réponse. C’est vraiment mêlant. […] Et peu importe avec qui tu vas en parler autour de toi, il n’y a pas personne qui connaît ça non plus. Ça fait qu’on se fait notre propre système, et on l’invente un peu au fur et à mesure. » (Élise, femme porteuse)

Cette confusion de la part des institutions publiques est exacerbée en contexte de GPA transnationale, comme le rapporte André, un père gai dont l’enfant est né aux États-Unis :

« Une journée avant de commencer mon congé de paternité de huit mois, je reçois une lettre qui me dit que je dois rembourser mon mois et qu’on annule mes prestations à venir parce que, pour eux, c’est une adoption internationale. […] Pour eux, étant donné que l’adoption s’est tenue aux États-Unis, c’est une adoption internationale. […] Malgré tous les arguments qu’on leur a donnés, que c’est une adoption par consentement spécial, qu’on est les parents sur l’acte de naissance, que c’est un enfant canadien dès la naissance… je ne sais pas comment j’aurais pu adopter internationalement un enfant canadien. » (André, père)

Enfin, plusieurs parents estiment avoir été discriminés par rapport aux autres parents de configurations familiales plus conventionnelles, puisqu’ils n’ont pas eu accès à un plein congé d’un an, ou encore, parce que les deux parents dans le couple se sont vu octroyer des modalités de congés parentaux différents à partir de la présence ou non d’un lien biologique avec leur enfant.

« On m’avait dit au téléphone : “Vous allez être un parent avec la prestation d’adoption”. […] Il dit : “Bien… vu que vous, vous avez adopté… vous allez avoir un régime d’adoption et votre conjoint, vu que c’est le père biologique, il va avoir un congé parental” ». (André, père)

Discussion

En contexte de GPA, la transition à la parentalité est un processus singulier qui se vit aux côtés de la femme porteuse. Devenir parent et accueillir son enfant est néanmoins décalé sur le plan légal pour l’un des membres du couple, puisque la femme qui accouche est reconnue automatiquement comme la mère. Dans les circonstances, et avant l’adoption du projet de loi 12 en 2023, l’un des parents devait alors adopter son propre enfant, tandis que la femme porteuse devait consentir à l’adoption d’un enfant qu’elle n’avait jamais voulu reconnaitre comme le sien. Le « sentiment de filiation » théorisé par Pagé (2015) pour les parents adoptifs précède la parenté légale chez la mère ou l’un des pères d’intention. Contrairement à l’adoption d’un enfant confié aux services sociaux, le projet parental par GPA est formulé avant même la conception et la naissance de l’enfant.

Pourtant, l’assignation à la maternité par l’accouchement ne correspond pas aux aspirations des femmes porteuses qui ne se considèrent généralement pas comme les mères de l’enfant qu’elles ont porté (Lance, 2017 ; Teman et Berend, 2018). Les femmes porteuses rapportent ne pas ressentir d’attachement maternel particulier envers l’enfant qu’elles ont porté, que ce dernier ait été conçu avec leurs propres gamètes ou non (Jadva et Imrie, 2014 ; Lamb et al., 2018). Pour certaines, le fait que l’embryon ne soit pas issu de leurs gamètes dans le cas de la GPA gestationnelle conforte leur conviction de « redonner » l’enfant à ses parents légitimes (Berend, 2010 ; Fisher et Hoskins, 2013 ; Jadva et Imrie, 2014 ; van den Akker, 2017). Ce détachement apparent ne signifie pas que les femmes porteuses sont en rupture totale ou qu’elles occultent leur grossesse, tel que le rappellent Lavoie (2019) et Malmanche (2014), puisque les femmes porteuses incluent les membres de leur propre famille tout au long de la grossesse, notamment leur partenaire de vie et leurs enfants.

Le principe de droit civil « La mère est la femme qui accouche » est battu en brèche par le processus d’enfantement par GPA. La période de flottement menant à l’adoption par consentement spécial a fragilisé l’expérience des parents d’intention rencontrés, en plus de comporter des risques pour les femmes porteuses et les enfants ainsi nés en cas de conflits ou de dissolution de l’entente. Étant donné la nullité des conventions et les régimes de filiation de l’époque, les parents d’intention devaient vivre avec la crainte que leur enfant ne leur soit pas remis à sa naissance ou encore, qu’il soit ardu de voir leurs liens de filiation être établis. Ils étaient également soumis à différentes tracasseries administratives qui s’ajoutaient à l’adaptation associée à l’accueil d’un nouveau-né. Les femmes porteuses, quant à elles, n’étaient pas assurées que les parents prendraient l’enfant à charge à sa naissance. Cette situation représentait une épée de Damoclès pendue aux dessus de leurs têtes jusqu’au jugement d’adoption.

Dans la nouvelle réforme du droit de la famille, deux voies sont proposées pour l’établissement de la filiation de l’enfant né par GPA, soit la voie légale et celle découlant d’une procédure judiciaire. La proposition procédurale concernant la voie légale prévoit une période de latence minimale de sept jours avant que la femme porteuse puisse consentir à ce que son lien de filiation avec l’enfant soit réputé n’avoir jamais existé et à ce qu’un lien de filiation soit établi à l’égard de la personne seule ou des deux conjoints ayant formé le projet parental. Selon le Législateur, cette période s’avère nécessaire pour s’assurer qu’aucune « fibre maternelle » ne se développe chez la femme porteuse en période postpartum et qu’elle renonce à ses droits filiaux de façon libre et éclairée. Dès lors, le Législateur réaffirme la grossesse et l’accouchement comme fondements de la parenté assistée à l’aide d’une tierce personne, et non le projet parental comme il en est pourtant le cas pour les couples ayant recours au don de sperme (Côté et al., 2015).

Cette possibilité offerte à la femme porteuse de rétracter son consentement est problématique, puisqu’elle ouvre la porte à des conflits potentiels entre les adultes impliqués dans l’entente, qui ne seront évidemment pas dans l’intérêt de l’enfant (Côté et Lavoie, 2021). Dans un tel contexte, on peut présumer que le père biologique de l’enfant, de même que la femme porteuse pourraient se disputer la garde d’un enfant devenu, malgré lui, le sujet d’une lutte de pouvoir entre les deux parties. On peut également se demander comment un enfant issu des gamètes de son père et de sa mère d’intention vivrait cette situation d’avoir été privé d’un lien avec ses parents biologiques. Comme relevé par l’opposition lors de l’étude détaillée du projet de loi 12, les besoins de ces enfants se trouvent subordonnés aux besoins projetés de la femme porteuse. Le fait que les enfants nés par GPA puissent en être privés apparaît pour le moins contradictoire, dans un contexte où le Législateur a consacré un droit aux origines dans la Charte des droits et libertés du Québec.

Ce type de clause est basée sur la fausse prémisse que les femmes porteuses puissent regretter leur choix ou vivre de la souffrance à la suite de la remise de l’enfant. Les données empiriques démontrent, au contraire, que la remise de l’enfant est un moment heureux et perçu comme l’élément culminant du processus de GPA (Fantus, 2021 ; Ferolino et al., 2020 ; Lavoie, 2019 ; Yee et al., 2019). Le postulat voulant que les femmes porteuses soient des personnes vulnérables, incapables d’autodétermination et en besoin de protection, ne représente pas la façon dont elles se perçoivent elles-mêmes. De fait, la notion de « pouvoir » est au cœur de leur réflexion, puisqu’elles se rendent rapidement compte que leur désir de porter un enfant pour un couple est fort recherché (Berend, 2016 ; Jacobson, 2016 ; Teman, 2010), augmentant ainsi leur sentiment de contrôle de la situation. La révocation du consentement est excessivement rare ; au Canada, seules deux situations concernant des conflits de garde ont été recensées[4], dont une seule impliquant une femme porteuse canadienne. Cette situation s’est réglée hors cour en faveur des parents d’intention. Deux rapports produits dans la foulée d’une réforme visant à réexaminer les modalités de GPA au Royaume-Uni recommandent que les parents d’intention soient légalement reconnus par les parents de leur enfant dès sa naissance, à moins que la femme porteuse y mette son véto, et ce, pour une durée limitée (Percy, 2020 ; Horsey, 2015).

Par ailleurs, le recours à l’adoption pour établir la filiation du parent non statutaire a aussi des incidences en période postnatale, en ce qui a trait au Régime québécois d’assurance parentale (RQAP). Ce dernier vise à soutenir financièrement les nouveaux parents, de telle sorte qu’ils puissent être présents auprès de leurs enfants pour une durée maximale d’un an. Dans un contexte de GPA, la durée des prestations était moins longue, puisque les dix-huit semaines associées aux prestations de maternité étaient retranchées du total. Les parents d’intention devaient se partager un maximum de trente-sept semaines, et ce, s’ils optaient pour ne pas prendre de semaines de prestation concurremment. Pourtant, les bénéfices pour les nourrissons de pouvoir rester avec leurs parents pour une période d’un an sont bien établis (Vallières, 2016). Dès lors, l’enjeu demeurait entier d’assurer aux enfants les mêmes droits de bénéficier de la présence continue d’au moins un parent pour la première année de leur existence. Le Législateur en a pris acte et dorénavant, les femmes porteuses peuvent bénéficier de prestations pour se remettre de l’accouchement alors que les parents auront accès à des prestations distinctes leur permettant de rester avec leur bébé pendant sa première année de vie.

À partir de récits de parents et de femmes porteuses, cette étude a permis de saisir les enjeux sous-jacents au recours à l’adoption par consentement spécial comme modalité de filiation mobilisée durant une certaine période en l’absence d’encadrement légal de la GPA au Québec. Avec la réforme du droit de la famille présentement en chantier et le nouvel encadrement de la GPA dont s’est doté le Législateur en 2023, il sera pertinent de documenter le point de vue des personnes et des familles concernées au regard des nouvelles possibilités d’établissement de la filiation.