Résumés
Résumé
Cadre de la recherche : Le Chili et l’Argentine sont parmi les pays d’Amérique du Sud dans lesquels le nombre de personnes adoptées qui se trouvent soit en recherche de leurs origines, soit en pleine remise en question de celles-ci et des différentes données de leur identité personnelle a augmenté de manière exponentielle au cours de la dernière décennie.
Objectifs : Afin d’approfondir les connaissances universitaires sur les processus de (re)nomination, l’objectif spécifique de cette étude est d’explorer l’histoire que chaque participant a construite autour de son prénom et de son nom de famille (de naissance et d’adoption), ainsi que les significations qu’il donne aux processus de nomination et les opérations qu’il effectue activement à cet égard.
Méthodologie : Les données présentées dans cet article proviennent d’un sous-ensemble de 13 participants à une étude qualitative multisite au Chili et en Argentine menées auprès de 75 personnes adoptées (de manière légale ou illégale) au niveau national. Leurs expériences ont été recueillies par le biais d’entretiens qualitatifs et analysées selon des axes thématiques.
Résultats : Les récits montrent les perspectives uniques qu’ont les personnes adoptées sur le maintien, la modification ou la combinaison de leur nom, décisions que l’on peut considérer comme autant d’exercices d’affirmation et de transformation continue de leur sens de soi et des relations qu’elles établissent avec leur passé, leur présent et leur avenir.
Conclusion : La question du nom est au cœur du processus de construction de l’identité. Il est essentiel de comprendre les opérations identitaires que les personnes effectuent de manière active, réflexive et créative sur leur nom.
Contribution : À travers l’analyse des opérations identitaires que réalisent les personnes adoptées, notre article contribue à la compréhension du travail identitaire que celles-ci mènent tout au long de leur vie du fait de leur double filiation.
Mots-clés :
- adoption,
- origine,
- identité,
- nom
Abstract
Research Framework: Chile and Argentina are among the South American countries where the number of adoptees who are either searching for their origins or questioning them, and the various aspects of their personal identity has increased exponentially over the past decade.
Objectives: In order to deepen academic knowledge of (re)naming processes, the specific aim of this study is to explore the history that each participant has constructed around their first and last name (birth and adopted), as well as the meanings they give to naming processes and the operations they actively perform in this regard.
Methodology: The data presented in this article come from a subset of 13 participants in a multi-site qualitative study in Chile and Argentina of 75 national adoptees (legal and illegal). Their experiences were collected through qualitative interviews and analyzed along thematic analysis.
Results: The narratives show the unique perspectives that adoptees have on maintaining, changing or combining their names, decisions that can be seen as an exercise in affirmation and ongoing transformation of their sense of self and the relationships they establish with their past, present and future.
Conclusion: The question of name is at the heart of the identity-building process. It is essential to understand the identity-related operations that people actively, reflectively and creatively perform on their names.
Contribution: By analyzing the identity operations carried out by adoptees, our article contributes to the understanding of the identity work they carry out throughout their lives as a result of their dual filiation.
Keywords:
- adoption,
- origin,
- identity,
- name
Resumen
Marco de investigación : Chile y Argentina son algunos de los países sudamericanos donde el número de personas adoptadas que buscan sus orígenes o los cuestionan, así como los diversos aspectos de su identidad personal, ha aumentado exponencialmente en la última década.
Objetivos : Con el fin de profundizar el conocimiento sobre los procesos de (re)nombramiento, el objetivo específico de este estudio fue explorar la narrativa que cada participante tenía sobre su nombre y apellido (de nacimiento y de adopción), los significados que otorgaban a los procesos de nombramiento y las operaciones que activamente realizaban al respecto.
Metodología : Los datos presentados en este artículo provienen de un sub-set de 13 participantes, en el marco de un estudio cualitativo y multisituado realizado en Chile y Argentina con 75 personas adultas adoptadas nacionalmente (de forma legal e ilegal). Las experiencias fueron recogidas a través de entrevistas cualitativas y analizadas mediante análisis temático.
Resultados : Las narrativas muestran las perspectivas singulares que tienen las personas adoptadas respecto a mantener, combinar o cambiar sus nombres como un ejercicio de afirmación y transformación continua de su sentido de sí mismos y de las relaciones que establecen con su pasado, presente y futuro.
Conclusión : La cuestión del nombre propio es fundamental en el proceso de construcción de la identidad en la adopción. Es esencial comprender las operaciones identitarias que las personas adoptadas realizan de forma activa, reflexiva y creativa con sus nombres propios.
Contribución : Nuestro artículo analiza las operaciones de identidad que las personas adoptadas realizan sobre su nombre propio para contribuir a la comprensión del trabajo identitario que desarrollan a lo largo de su vida como consecuencia de su doble filiación.
Palabras clave:
- adopción,
- orígen,
- identidad,
- nombre
Corps de l’article
Introduction
Le langage occupe une place centrale dans les études sur la parenté, notamment dans la création des nomenclatures qui servent à étiqueter les relations préexistantes (Ball, 2018). Après la naissance d’un être humain, le choix et l’inscription du prénom constituent une donnée identitaire cruciale et un élément inaugural du droit à l’identité qui l’inscrit dans une société, une culture ou un réseau de parenté, en même temps qu’il le transforme en sujet. Dans les sociétés occidentales, nommer un nouveau-né relève, en règle générale, de la responsabilité des parents qui ont désiré l’enfant, signé son acte de naissance et choisi un prénom pour lui donner une identité unique (Charton et al., 2017).
L’attribution d’un prénom est directement liée à la reconnaissance de l’existence et au début de la vie d’un sujet humain, dans la mesure où la nomination fait partie de la constitution de la personne (Finch, 2008 ; Mauss, 1938). Pour Bourdieu (1986), le nom propre institutionnalise le moi et l’unifie, assignant et garantissant une identité sociale et durable à un individu biologique dans tous les domaines possibles où il intervient comme agent. Les processus de dénomination sont des symboles qui marquent et montrent des relations fondamentales (Finch, 2008), à forte valeur affective pour l’identité personnelle (Falk, 1976). Si le prénom appartient à la personne, il lui est aussi étranger, car toujours donné par d’autres, avant ou après la naissance. Nous sommes nommés par et pour les autres, raison pour laquelle les prénoms sont liés autant – sinon plus – à celui qui l’assigne qu’à ceux qu’ils désignent (Benson, 2006). Les prénoms portent également le poids du passé, notamment celui de ceux qui partagent le même prénom qu’un individu et dont l’histoire est entrelacée avec la sienne.
Au Chili et en Argentine, comme dans d’autres sociétés occidentales, l’adoption a été, d’une part, fortement marquée par la stigmatisation et le secret (Modell, 2002) et, d’une autre, influencée par un modèle biogénétique de parenté basé sur la filiation par le sang (Ouellette, 1998). Ce modèle est sous-tendu par un principe d’exclusivité selon lequel chaque enfant « n’a qu’une seule mère et un seul père » et ne peut appartenir à deux familles simultanément (Ouellette, 1998). L’autre principe sous-jacent est celui de clean break avec le passé (Duncan, 1993), c’est-à-dire une coupure nette par rapport aux origines. Ceci se traduit par la volonté d’annuler l’identité de naissance et de la substituer par l’identité adoptive, en particulier dans la plupart des pays occidentaux où la majorité des adoptions légales sont plénières (Ouellette et Méthot, 2003). Par voie de conséquence, les adoptions ont des effets directs sur les « documents d’identité » (Goffman, 1968) de l’enfant : les certificats de naissance originaux sont souvent remplacés par des certificats d’adoption et de nouveaux certificats d’identité qui traditionnellement modifient en partie ou en totalité les noms et prénoms qui y figurent. Tout comme l’acte de naissance original et détaillé indique les noms et prénoms donnés à l’enfant par les familles d’origine, l’acte d’adoption enregistre le nom et le prénom sous lesquels l’enfant sera connu après son adoption (Pilcher et al., 2020). Dans ce contexte, la question du nom propre a été débattue dans différentes disciplines en raison de ses implications éthiques, juridiques, culturelles, subjectives et relationnelles. Selon la revue critique des écrits de Pilcher et al. (2020), l’étude des noms propres en adoption n’a reçu que peu d’attention académique, bénéficiant de rares études empiriques dans le monde. Lorsque ces questions sont traitées, elles sont principalement abordées du point de vue des parents adoptifs (Horstman et al., 2018) ou des professionnels et nous en savons beaucoup moins sur la façon dont les adoptés les perçoivent directement. Cet aspect n’a pas encore été exploré dans les processus de recherche des origines dans les adoptions nationales qui ont été réalisées dans le Sud. En réponse à ce manque de connaissances et dans le cadre d’une étude multisite menée au Chili et en Argentine avec des adultes adoptés au niveau national – légalement et « illégalement »[1] – avec une perspective essentiellement anthropologique, cet article examine les différentes pratiques liées à leurs noms et prénoms et la manière dont elles sont liées à leurs processus de construction identitaire et aux relations de parenté plus larges.
Pour situer le contexte de notre étude, la dernière dictature argentine (1976-1983) a été marquée par l’enlèvement et la disparition d’environ 30 000 personnes, principalement des militants politiques, qui ont été détenus illégalement dans des centres clandestins où ils ont été torturés et tués. En outre, on estime qu’environ 500 enfants de ces militants ont été volés et placés dans d’autres familles. Cette pratique a été appelée « appropriation d’enfants » par les Abuelas de Plaza de Mayo (ci-après Abuelas). L’appropriation criminelle des enfants pendant la dictature et le travail des Abuelas ont produit différentes innovations légales parmi lesquelles se distingue la construction du droit à l’identité dans la Convention relative aux droits de l’enfant (1989). Ce droit a été incorporé en 1997 dans la réforme de la loi sur l’adoption, engageant les adoptants à révéler l’origine biologique de leurs enfants (Villalta, 2012 ; Gesteira, 2016). Par la suite, le Code civil et commercial (2014) a réglementé l’adoption par mariage mixte, qui autorise l’adoption de l’enfant du conjoint ou du concubin. L’Argentine connaît de nos jours trois types d’adoption : simple, plénière et d’intégration, uniquement nationale. L’adoption internationale d’enfants nés sur son territoire est interdite. L’adoption simple crée un lien de parenté entre les adoptants et l’adopté sans perdre la filiation antérieure. Parce qu’elle était considérée comme « fragile » et offrant peu de garanties aux adoptants et peu de droits aux adoptés, l’adoption plénière, exclusive et irrévocable, qui remplace et élimine la filiation d’origine par la filiation adoptive, a été réglementée en 1971.
Pour sa part, le Chili a participé activement au circuit mondial de l’adoption internationale pendant la dictature de Pinochet. Selon Selman (2012), il a été l’un des six premiers pays à envoyer des enfants à l’adoption internationale entre 1980 et 1989. Le crime d’enlèvement d’enfants pendant la période dictatoriale (1973-1990) a été observé dans une bien moindre mesure qu’en Argentine. Il existe des dossiers sur neuf femmes détenues et disparues alors qu’elles étaient enceintes, mais il n’y a aucune certitude quant à ces naissances ni quant au lieu où se trouvent les enfants, si elles ont eu lieu. Cependant, le phénomène connu localement sous le nom d’« adoptions irrégulières » (Salvo Agoglia et Alfaro Monsalve, 2019) est resté silencieux pendant des décennies et n’est devenu visible qu’en 2014, lorsque de nombreuses allégations ont été révélées. Actuellement, le Chili a un modèle d’adoption fermée et plénière, et sa législation en vigueur en matière d’adoption permet la recherche à partir de l’âge de 18 ans. En outre, une réforme juridique qui supprimerait l’âge minimum pour la recherche et inclurait l’adoption ouverte a fait l'objet d'un débat ces dernières années au Parlement chilien.
Nous approfondirons tout d’abord certains éléments théoriques et empiriques portant sur les processus de dénomination, en nous concentrant sur l’adoption. Ensuite, nous analyserons les récits et les opérations que les participants effectuent sur leurs noms, prénoms et surnoms. Enfin, nous discuterons de la façon dont ces pratiques linguistiques maintiennent, transgressent, transforment et/ou resignifient de manière dialectique les normes culturelles hégémoniques sur l’identité et les relations de parenté.
Cadre de la recherche
Le nom propre dans la construction de l’identité et des relations de parenté
Le fait biologique de la naissance s’accompagne d’une série de rituels qui formalisent l’entrée des nouvelles générations dans le groupe social auquel elles appartiennent. L’un d’eux se réfère à l’acte de nommer le nouvel individu, qui aura alors une existence sociale. L’usage et la distribution des noms propres peuvent varier d’une société à l’autre. Néanmoins, toutes les sociétés occidentales désignent les individus qui les composent par un nom qui lui est propre. Comme l’a analysé Mauss (1938) dans le cas des peuples zuñi, chaque personne est pensée dans sa relation au clan, à tel point que son nom propre est défini par celui-ci, tout comme le rôle qu’elle aura au sein du clan. Lévi-Strauss (1997) affirme que le nom propre classe le sujet dans un clan, ce qui implique des mandats et des interdits : « Certaines sociétés gardent jalousement les noms et les rendent pratiquement inutilisables. D’autres les gaspillent et les détruisent à la fin de chaque existence individuelle ; puis elles s’en débarrassent en les interdisant, et fabriquent d’autres noms à leur place » (Lévi-Strauss, 1997 : 289).
En outre, l’identité, bien que complexe, peut être encodée dans un prénom (Seeman, 1980). Une fois le prénom d’origine choisi, donné et reçu, l’enfant doit décider de se l’approprier, de l’incarner ou de le rejeter, voire d’en changer, en répondant aux questions identitaires : qui suis-je ? Qui veux-je être ? Qui dois-je être pour porter ce prénom ? (Van Effenterre et al., 2014). Le nom propre procure une identité individuelle unique et inscrit simultanément chaque sujet dans une chaîne de lignage, remplissant ainsi une double fonction, distinctive et assimilatrice (Zonabend, 1977). Pour Zonabend « Avant d’être soi-même, on est “fils” ou “fille” de X ou de Y, on est né dans une “famille”. Avant d’être socialement quoi que ce soit d’autre, on est identifié par un “nom de famille” » (Zonabend, 1986 : 18). Le nom fonctionne comme une marque familiale. De la même manière, l’auteur soutient que « donner » un nom est un acte de transmission (Zonabend, 1988).
Les relations de parenté sont actuellement analysées à partir des effets performatifs de la création de relations par la seule utilisation du langage (Ball, 2018). La notion de parenté réflexive d’Agha (2007) nous permet d’examiner comment, de manière réflexive, les sujets habitent des réseaux de relations malléables qui sont maintenus et transformés de manière communicative par le développement de termes de parenté et d’une myriade d’autres formes enregistrées de discours. Ainsi, la façon dont les gens se nomment eux-mêmes influence le type de relations qu’ils veulent forger ; le langage est un moyen d’accompagner le processus performatif de création de relations sociales. Comme le mentionne Benson (2006), il n’est pas possible de soutenir que le nom est effectivement « propre », étant donné que chaque personne est appelée comme il a été décidé de l’appeler. De ce point de vue, le nom appartient à un autre. Le paradoxe singulier du nom propre est qu’il est « propre » et qu’en même temps, il est donné par un autre, ce qui implique des significations, conscientes et inconscientes, qui sont étrangères au sujet. Bourdieu (1986) précise que le nom propre est la forme par antonomase de l’imposition arbitraire réalisée par les rites d’institution : la nomination et la classification introduisent des divisions nettes, absolues, indifférentes aux particularités circonstancielles et aux accidents individuels, dans la fluctuation et le flux des réalités biologiques et sociales. Cette fonction d’unification du moi et d’assignation d’une identité est incarnée par les documents personnels (actes de naissance) qui rendent chaque sujet reconnaissable dans les différentes circonstances de sa vie, au regard de la société et des institutions. Vom Bruck et Bodenhorn (2006) affirment que les noms et prénoms révèlent la notion de personne et participent à sa création. Aucun nouveau-né, qu’il soit adopté ou non, ne peut choisir son nom ou son prénom. Si à l’âge adulte, la personne souhaite changer son nom ou son prénom, celui-ci peut lui fournir un sentiment d’identité. Pour les individus qui ont eu des réactions de rejet par rapport à leur nom ou prénom, un changement peut faire disparaître les expériences et les souvenirs antérieurs, ou les personnes et les relations qui lui sont associées. Par conséquent, l’adoption d’un nom ou d’un prénom déterminé est liée à ce que l’on souhaite être : le nom et le prénom ont un pouvoir performatif dans le sens où ils créent des liens, les renforcent et affirment ou reconfigurent les identités.
Un (pré)nom pour un (pré)nom : les processus de (re)nomination en adoption
Dans le domaine de l’adoption, au cours des dernières décennies, un consensus s’est peu à peu imposé au niveau mondial sur le droit des personnes adoptées à connaître leurs origines biologiques, droit également appelé droit à l’identité (Giroux et de Lorenzi, 2011). Aujourd’hui, le droit pour l’enfant adopté de connaître ses parents et d’avoir accès aux renseignements sur ses origines est reconnu dans les conventions internationales et dans les législations de plusieurs pays (Ouellette et Lavallée, 2015). Les recherches sur les origines des personnes adoptées ont augmenté au cours des trois dernières décennies dans le monde entier. D’une part, la question de l’identité et des relations de parenté fait partie d’un vaste corpus de recherches dans le domaine de l’adoption (Fonseca, 2009 ; Ouellette, 1998) ; d’autre part, la question des origines est omniprésente dans la trajectoire de vie des personnes adoptées (Martial et al., 2021). Comme s’il s’agissait d’une naissance, l’adoption plénière coupe l’enfant adopté de sa famille d’origine ; un nouvel acte de naissance est rédigé sous ses nouveaux noms et prénoms ne mentionnant que ses parents d’adoption. Une identité familiale nouvelle est ainsi transmise (Ouellette et Méthot, 2003), par conséquent, le nom propre devient une question centrale pour les adoptés légaux et illégaux, susceptibles d’être nommés plus d’une fois par différentes personnes. Nous pourrons d’ailleurs le constater dans les extraits de récits cités plus bas par le fait qu’elle occupe une place prépondérante dans leurs récits personnels et leurs questionnements identitaires.
De cette manière, le changement de nom ou prénom est l’une des pratiques paradigmatiques du clean break (Duncan, 1993) qui engendre la production de nouvelles identités. Il peut également être compris comme une technique de nettoyage ou une opération qui annule une partie clé de l’identité d’origine, éliminant ainsi certaines des traces de la vie avant l’adoption et remplaçant son identité en termes juridiques et pratiques (Fonseca, 2009 ; Howell, 2009 ; Ouellette, 1998). Dans la même perspective, la revue critique des écrits de Pilcher et al. (2020) affirme que les processus de nomination et de (re)nomination reflètent, directement ou indirectement, certains défis clés des adoptions contemporaines, dans le sens où ils entrainent des identités multiples et la réorganisation de chartes de parenté plus inclusives entre les parents biologiques et adoptifs.
Peu de travaux se sont penchés sur la question du nom dans les familles adoptives, et encore moins du point de vue des adoptés eux-mêmes. La question de savoir s’il faut ou non changer le prénom de naissance d’un enfant à adopter suscite depuis des années des débats et des désaccords entre les adoptés, les familles adoptives, les professionnels et les universitaires (Pilcher et al., 2020). Les travaux existants font référence à l’importance que les familles peuvent accorder au changement de prénom de leur enfant adopté (Firmin et al., 2017). L’étude des pratiques d’attribution des noms des familles adoptives permet de comprendre la façon dont celles-ci gèrent la relation avec les parents biologiques de leurs enfants (Horstman et al., 2018). Suter (2012) décrit quatre cas dans lesquels les parents adoptifs utilisent le nom légal de l’enfant qu’ils ont adopté à l’étranger : 1) pour conserver le nom de la culture de naissance comme deuxième nom, 2) pour modifier le nom de la culture de naissance, 3) pour créer un nouveau nom de la culture de naissance, et 4) pour exclure le nom complet de la culture de naissance. Parmi les arguments donnés pour changer le nom de naissance de leur enfant, on trouve des raisons pragmatiques, c’est-à-dire se conformer aux conventions de dénomination de la culture de naissance, et des raisons identitaires, à savoir créer une identité ethnique, familiale et/ou individuelle (Horstman et al., 2018). Ouellette et Méthot (2003), pour leur part, rapportent que, dans certains cas, notamment lorsque les enfants sont adoptés âgés ou à l’étranger, les parents adoptifs – canadiens en l’occurrence –, conservent une trace de l’identité d’origine de l’enfant sur son certificat de naissance, en laissant ou en combinant son nom d’origine avec le leur, une stratégie de dénomination qui évite de marquer une discontinuité complète dans le parcours identitaire.
Une étude de Carsten (2007), menée auprès d’adoptés d’origine écossaise, a montré que leurs premiers commentaires en accédant à leur certificat de naissance original avaient trait à leur nom de naissance. Si leurs parents adoptifs avaient changé leur nom de naissance et que leur relation avec eux était distante ou difficile, ce changement de nom pouvait signifier ou souligner l’éloignement (Carsten, 2007 : 92). À ce propos, une étude qualitative récente de Reynolds et al. (2021) porte sur des adoptés coréens aux États-Unis et en Europe dont les parents adoptifs ont changé le nom de naissance pour un nom anglais ou allemand. Elle montre comment les jeunes ont récupéré leur nom de naissance coréen lors de leur voyage de retour, en précisant les diverses variables qui ont influencé cette décision tout comme les facteurs qui ont entravé le processus de récupération du nom d’origine dans le cadre d’un processus plus large de construction identitaire.
En Argentine, Regueiro (2010) affirme que si beaucoup d’entre eux respectent le nom que leurs parents biologiques leur ont donné, certains y ajoutent le prénom enregistré par les responsables de leur appropriation tandis que d’autres conservent le nom que ces derniers leur ont attribué. D’après l'auteur, « la possibilité de choisir un nom comme “classificateur de lignée” dont disposent les jeunes […] exprime “l’accumulation ou la discontinuité des identités” ». Les noms antérieurs et nouveaux sont préservés, combinés ou écartés, opérant leur « inscription dans une lignée », selon les interprétations de l’histoire détenues par les jeunes (Regueiro 2010 : 258). Sur ce même sujet, Villalta et Lopes Murillo soutiennent que les changements de nom d’origine dans les cas des petits-enfants volés pendant la dictature peuvent être compris comme des « actes politiques » (2020 : 127) : d’une part, ils répudient les crimes de disparition forcée et d’appropriation d’enfants commis par les militaires au pouvoir ; d’autre part, ils mobilisent les souvenirs des projets de militantisme révolutionnaire de gauche des pères et mères disparus.
En somme, ce cadre théorique permet d’aborder les processus de (re)nomination des personnes adoptées et victimes d’appropriation au Chili et en Argentine dans une perspective nouvelle et pertinente qui met la focale sur les effets subjectifs de la construction de l’identité et de la parenté chez les personnes adoptées.
Méthodologie
Cette étude multisite a été menée dans deux pays, le Chili et l’Argentine, dans l’objectif de comprendre les processus de recherche des origines à travers l’expérience vécue par les personnes adoptées et leurs perceptions une fois adultes, ainsi que leur impact sur les stratégies de construction identitaire et les relations de parenté. Afin d’approfondir les expériences de (re)nomination, l’objectif spécifique est d’explorer l’histoire de chaque participant avec son propre nom et ses noms de famille (de naissance et d’adoption), les significations qu’il donne à leur nomination et les opérations qu’il effectue activement à cet égard. Dans les deux cas, nous avons choisi de conduire une étude qualitative, combinant techniques ethnographiques (Guber, 2016) et narratives (Riessman, 2008), dans le but de mieux comprendre les expériences, les significations et les pratiques liées au nom personnel des personnes adoptées, étant donné qu’il s’agit d’un processus éminemment subjectif et narratif.
Dans le cas de l’Argentine, nous avons mené une recherche ethnographique auprès d’organisations sociales qui regroupent des personnes en quête de leurs origines. La plupart d’entre elles ont été frauduleusement inscrites à l’État civil en tant qu’enfants biologiques, ce qui constitue un délit pénal. En raison de l’absence de dossier d’adoption, les personnes faussement enregistrées avaient peu de chances de succès. Ces faux enregistrements de filiation ont été une pratique courante en Argentine pendant des décennies, connue comme une « annotation directe dans les registres et « une autre forme d’adoption » (Villalta, 2012). Notre travail de terrain, qui s’est déroulé de 2010 à aujourd’hui, est constitué d’observations réalisées dans des organismes publics, observations soit de procès ou d’autres activités, ainsi que d’entretiens approfondis auprès de 40 personnes, pour la plupart des femmes militantes[2] âgées de 30 à 60 ans, à la recherche de leurs origines. Dans tous les cas, il s’agissait d’adoptions nationales alors qu’ils étaient bébés. Dans cet article, nous analysons un sous-ensemble de neuf cas dans lesquels les participants ont exploré en profondeur la question de leur propre nom.
Au Chili, les participants ont été choisis par le biais de réseaux institutionnels et personnels, en utilisant les réseaux sociaux et l’échantillonnage en boule de neige. Le groupe élargi de participants comprend ici 35 personnes (26 femmes et 9 hommes) qui ont été adoptées dans le pays entre 1965 et 1996. Dans tous les cas, il s’agissait d’adoptions nationales. Leur âge varie entre 21 et 53 ans au moment de l’entretien, ainsi que leur recherche d’origines puisqu’elle a été menée entre 18 et 45 ans. Trente-trois sujets ont été adoptés alors qu’ils étaient bébés, et deux l’ont été à l’âge de 3 ans. Le travail sur le terrain a été effectué à Santiago (la capitale et la plus grande zone urbaine du Chili) et à Viña del Mar (la deuxième plus grande zone urbaine du Chili). Le contact avec les participants a été établi par le programme de recherche des origines du SENAME (Service national des mineurs). Les demandeurs dont le dossier avait été clos ont reçu une lettre signée par l’équipe de recherche les invitant à participer à l’étude. Bien que le cas chilien ne concerne initialement que des adoptions légales, des entretiens plus poussés ont permis de constater que les conditions de renonciation étaient entourées de multiples irrégularités qui ne répondaient en aucun cas aux normes internationales actuelles en matière de processus d’adoption. Dans cet article, nous analysons un sous-ensemble de quatre cas dans lesquels les participants ont exploré en profondeur la question de leur propre nom et prénom.
Une fois les entretiens transcrits et toutes les données recueillies, nous avons suivi une approche d’analyse thématique (Braun et Clarke, 2013) pour classer et comparer les informations obtenues. Un codage ouvert ligne par ligne a ensuite été effectué pour générer des catégories, notamment en vue de la classification des opérations identitaires que les participants font de leur propre nom : le rejet, l’affirmation et la combinaison. Toutes les personnes interrogées ont signé un formulaire de consentement éclairé, approuvé par les comités d’éthique des universités d’affiliation des auteurs. Ces formulaires expliquent les objectifs de l’étude et informent les personnes interviewées que leur participation est confidentielle et volontaire. Compte tenu du sujet de cet article et du respect de l’autonomie des adultes qui ont été adoptés dans ces conditions, nous avons eu recours, dans certains cas, à des pseudonymes ; dans d’autres cas, les participants nous ont demandé eux-mêmes de conserver leurs véritables nom et prénom pour affirmer leur identité personnelle.
Résultats
La découverte du nom d’origine : affects et significations
La première question qu’un chercheur pose au début de toute étude et la première réponse qu’il obtient de son interviewé est « Je m’appelle… ». À partir de là, la conversation voyage à travers sa trajectoire de vie et son identité personnelle. Conformément à ce que nous dit Carsten (2007), la plupart des participants dans nos entretiens ont exprimé le désir de retrouver leur acte de naissance original afin de prendre connaissance pour la première fois de leur nom et prénom de naissance, leur « autre nom » qui peut avoir été choisi par leur famille ou leur mère biologique ou, à d’autres moments, par un soignant ou un professionnel. Ainsi, l’une des premières découvertes faites par la plupart des personnes interviewées dans les deux pays, lorsqu’elles ont eu accès à leur dossier d’adoption, a été la révélation de leur nom et prénom de naissance qui était resté secret, effacé ou conservé silencieusement pendant des décennies par une administration ou par leurs parents adoptifs. Les participants rapportent qu’ils ne connaissaient pas leur nom, voire leur prénom, d’avant l’adoption et n’en avaient jamais discuté avec leurs parents adoptifs, ou encore que ceux-ci leur avaient dit qu’ils ne s’en souvenaient pas. Pour cette raison, l’ouverture et la première lecture de leur dossier d’adoption leur ont permis d’accéder à des détails biographiques précieux et, incidemment, de reconnaître leur existence et leur histoire d’avant l’adoption.
Dans certains cas, les participants ont découvert que leurs parents adoptifs avaient conservé leur prénom et leur nom « original », donné par leur famille biologique ou, en cas d’abandon, par des professionnels des hôpitaux ou du système de protection de l’enfance. Dans d’autres cas, celui-ci avait été partiellement modifié (par l’introduction d’un prénom ou d’un second prénom d’adoption) ou complètement changé. Comme le montrent les documents examinés, les parents adoptifs ont décidé de changer le nom d’origine de leur enfant en utilisant divers arguments, principalement liés à l’intégration de l’enfant dans sa nouvelle famille, surtout lorsque l’enfant y est arrivé comme nouveau-né. Ce faisant, ils cherchent à l’intégrer dans une chaîne transgénérationnelle, en lui donnant leur propre prénom ou en combinant les prénoms d’autres membres de la famille de la mère ou du père adoptif (grands-parents, tantes et oncles, entre autres).
Il faut rappeler ici que, d’après Falk (1976), la réponse à la question « Qu’y a-t-il dans un prénom ? » est l’identité, ce qui explique que les prénoms ont une forte valeur affective et symbolisent une part importante de l’identité personnelle. Dans notre étude, face à la découverte de leur prénom de naissance, les participants ont déclaré éprouver des affects différents. Dans certains cas chiliens, lorsque les interviewés disent savoir depuis « toujours » qu’ils ont été adoptés parce que leurs parents le leur ont dit depuis qu’ils sont petits, les affects autour de la découverte du nom de naissance sont très dissemblables, la curiosité coexistant avec la réassurance. La communication précoce autour des origines et le processus de « normalisation » de l’adoption tout au long de la vie ont surtout généré un sentiment de curiosité et de dédramatisation au moment d’accéder à leur dossier d’adoption. Marcelo l’exprime bien dans l’extrait narratif ci-dessous – ce dernier a cherché et retrouvé sa mère d’origine à l’âge de 32 ans – en soulignant que son prénom de naissance fait partie de ses anecdotes personnelles et constitue une sorte d’alter ego avec lequel il joue souvent. De son point de vue, son prénom d’adoption est « son prénom », sans doute parce qu’il l’apprécie beaucoup pour sa signification et parce qu’il relie sa lignée avec son père adoptif, qui porte le même nom et qu’il admire beaucoup :
« Je sais qu’officiellement je m’appelais Luis Alfonso, j’ai même la carte d’identité avec laquelle j’étais enregistré avant d’être adopté. Ce n’est qu’une anecdote pour moi, car j’ai toujours été et je serai toujours Marcelo Daniel. Si vous me demandez comment je m’appelle, je m’appelle Marcelo Daniel, je suis Marcelo Daniel et il n’y a pas de retour en arrière […] J’aime beaucoup mon prénom, car il marque ma personnalité. Marcelo signifie “marteau”, et Daniel signifie “Dieu est mon juge”, et je suis avocat. J’aime mon prénom. C’est un prénom fort qui me donne du caractère, et en plus je porte le prénom de mon père (adoptif). J’essaie d’honorer mon père parce que j’ai beaucoup de respect et d’admiration pour lui […] J’ai parlé à mes collègues de travail de ma quête des origines. Quand on m’a remis mon dossier d’adoption, j’ai découvert que je m’appelais Luis Alfonso. Je suis alors retourné à mon travail et je leur ai dit : “Savez-vous qu’avant on m’appelait Luis Alfonso ?” À partir de ce moment-là, tout le monde a commencé à m’appeler Luis Alfonso, c’était mon alter ego quand je faisais des bêtises. On me disait : “Marcelo, qu’est-ce que tu as fait ?”, et je répondais : “Non, rien”, “Et qui a fait ça alors ?”, “C’est Luis Alfonso”. J’aime vraiment jouer » (Marcelo, 35 ans, Chili).
D’autres cas chiliens ont pris la forme d’adoptions plénières et fermées, et souvent entourées de secrets sur les origines. Alors qu’un grand nombre d’interviewés ont appris tard dans leur existence qu’ils avaient été adoptés par accident ou par des tiers, la plupart d’entre eux sont moins affectés émotionnellement. Par exemple, Fernando (33 ans) découvre à l’adolescence qu’il a été adopté. Il entame une recherche sur ses origines en entrant dans l’âge adulte, son deuxième prénom d’adoption étant synonyme d’irrégularités. Il rapporte ce qui suit :
« Les adoptions à cette époque n’étaient pas régulières, tout était un peu délicat. Mes parents m’ont dit que le prêtre qui les a aidés pour mon adoption, Ramiro a envoyé beaucoup d’enfants en Italie. Et que d’autre part, il avait un lien avec je ne sais quelle organisation en Italie où il y avait un mouvement d’enfants. Apparemment, il se vantait des adoptions et du fait que tous les enfants qu’il a réussi à adopter ont Ramiro pour deuxième prénom. Je suis Fernando Ramiro. Beaucoup d’enfants s’appellent Ramiro […] Mes parents me disent que c’était leur façon de le remercier de m’avoir donné le deuxième prénom Ramiro. Je trouve cela pour le moins étrange, mais encore plus qu’il y ait plus de personnes adoptées avec ce deuxième prénom, autour d’une figure aussi patriarcale que lui » (Fernando, 33 ans, Chili).
En revanche, Julia (Argentine, 41 ans) n’évoque à aucun moment de sentiments négatifs concernant le changement de son prénom de naissance par ses parents adoptifs. Elle souligne surtout les émotions positives qu’elle a ressenties lorsqu’elle a appris que c’était sa mère d’origine qui lui avait donné son prénom. Quand elle nous raconte le lien, qui l’attache à ce prénom – Isabel – et combien elle l’aime, elle le fait avec un large sourire :
« C’était un moment très fort… J’ai vu un départ qui était le même que le mien, les mêmes données, tout est pareil, avec un prénom différent. Là, j’ai ressenti quelque chose de tellement étrange [elle s’émeut et pleure], c’était comme… c’est comme un faux, comme si vous disiez qu’il manque quelque chose ici, ou qu’il y a trop de choses. D’un autre côté, il y avait le prénom, qui était Isabel, c’était mon prénom préféré pour une femme, c’était le prénom de la reine Isabel la Première, c’était le seul prénom que j’aurais accepté. Et comme j’aimais ce prénom auparavant, c’était très étrange. Vous savez, vous jouez avec vos amis à “Quel prénom de femme donneriez-vous à vos enfants” […]. Et puis, plus tard, un jour, j’ai imaginé que j’aimais tellement cette reine qu’elle pourrait être Isabel, et j’ai fantasmé à ce sujet, mais c’était toujours mon prénom, le seul que j’acceptais comme prénom de femme. C’était donc très choquant.... Puis j’ai découvert que la mère de ma mère biologique s’appelait Carmen Isabel. Et j’étais comme ça, très choquée » (Julia, 41 ans, Argentine).
Indépendamment des divers affects que Julia met en jeu et les significations données à la découverte du prénom de naissance, pour la plus plupart des participants, le simple fait de connaitre leur prénom de naissance et d’avoir la liberté de réfléchir à ce qu’ils vont en faire implique de retrouver une certaine agentivité. Cela permet aussi de souligner les continuités ou discontinuités dans la construction de leur identité personnelle.
Dans certains cas argentins, les personnes « adoptées » selon une modalité pseudo-légale ou par le biais de pratiques illégales, telles que le faux enregistrement de la filiation (Villalta, 2012), n’ont toutefois pas pu accéder à leur dossier d’adoption et ne connaissent pas leur prénom de naissance. Face à l’annonce tardive de leur adoption, ils déclarent se sentir « trompés » et « floués » dans la mesure où leurs familles adoptives leur ont généralement caché la vérité sur leurs origines. Certains membres de l’Raíz Natal expriment le rejet de leur prénom d’adoption comme « ne leur appartenant pas » ou parce qu’il est « faux », comme le montre les extraits de récits suivants :
« Pendant 40 ans, j’ai vécu en croyant que j’étais Carina Alejandra Malaver, le nom que mes parents “adoptifs” m’ont donné lorsqu’ils m’ont enregistrée comme leur propre fille issue de leur mariage. Aujourd’hui, à l’âge de 42 ans, je ne sais pas quel nom ma mère biologique a choisi pour moi » (Carina, 42 ans, Argentine).
« Dans nos cas, tout est faux, nos documents, nos prénoms, nos dates de naissance, parce qu’il s’agissait de “fausses adoptions”, en fait de faux enregistrements, donc notre prénom est le nôtre, je suis Juan Pablo, mais cela semble aussi un peu faux, c’est difficile à expliquer » (Juan Pablo, 35 ans, Argentine).
Dans la mesure où il existe une relation intime entre les changements de prénom et les luttes identitaires (Falk, 1976), on comprend mieux le rejet du prénom donné par la famille d’adoption que font certaines personnes adoptées illégalement, à qui on a menti et à qui on a caché la vérité sur leurs origines. Les différents prénoms – et leur connotation comme « le vrai », « le faux » ou « l’original » – sont l’un des sujets les plus récurrents dans les deux études. Des phrases, telles que : « Je ne sais pas si c’est mon prénom », « Ce nom de famille, le leur [celui des parents adoptifs], je ne veux plus le porter, il me gêne », « C’est mon prénom, c’est tout, je suis ceci », « Je ne rêverais pas de changer de prénom, ce n’est pas parce que je veux rechercher mes origines que je veux avoir un autre prénom », reviennent de manière réitérative dans les différents récits des personnes que nous avons interrogées une fois qu’elles ont entrepris des recherches sur leurs origines.
Les opérations d’identité en jeu dans le rejet du prénom de naissance ou du prénom adoptif
Dans plusieurs des cas analysés, notamment dans les adoptions les plus récentes au Chili, lorsque la personne a « toujours » connu son origine adoptive, on observe une opération simultanée d’affirmation du prénom adoptif et de déconnexion, de désaffection, au moment d’apprendre son prénom de naissance. Ainsi, tout comme Marcelo (35 ans, Chili), Victoria soutient que son prénom d’origine lui est étranger, qu’il lui semble qu’il s’agit de l’identité d’une autre personne qu’elle ne conçoit pas être ou avoir été :
« On m’appelait María Antonieta […] Cela ne produit rien en moi. Pour moi c’est juste un autre prénom, rien ne me vient à l’esprit, c’est comme si on disait María Antonieta et non. Je ne peux même pas m’imaginer […] C’est complètement bloqué, je ne sens pas d’identité envers l’autre prénom, zéro identité […] La vérité est que mon prénom est Victoria. Étymologiquement, Victoria me va complètement […] Je suis “la Vicky” pour tout le monde, je me sens identifiée à Vicky » (Victoria, 21 ans, Chili).
De plus, il est intéressant de mentionner la situation de Tania, adoptée à l’âge de trois ans, après que les droits parentaux de sa mère d’origine lui ont été retirés. Ses parents adoptifs ont décidé de conserver son prénom d’origine complet et de ne changer que son nom de famille à cause de son âge. Cependant, Tania n’aimait pas beaucoup son prénom. Après avoir rencontré sa mère biologique et vérifiée qu’elle portait le même prénom qu’elle, ainsi qu’après avoir ressenti une déconnexion et un rejet vis-à-vis d’elle, elle a commencé à ne plus supporter le « fardeau de porter le même prénom ». Elle exprime une forte ambivalence à l’égard de son propre prénom, et n’a toujours pas décidé si elle devait le garder ou en changer :
« On m’appelle Tania, mais je n’ai jamais, jamais, jamais aimé ce prénom, jusqu’à aujourd’hui […] Quand j’ai rencontré ma mère biologique et que j’ai découvert qu’elle s’appelait Tania, j’ai commencé à avoir un gros problème avec mon prénom. J’ai pensé à changer de prénom parce que je ne l’aime pas. Plus récemment, j’ai réfléchi au poids du prénom de ma mère biologique. J’aime toujours le prénom en soi, Tania, mais il s’est passé beaucoup de choses qui m’ont fait sentir que je ne l’aimais pas, que je n’aimais pas le poids du prénom » (Tania, 27 ans, Chili).
Le récit de Tania montre que la correspondance et la représentativité entre un prénom propre, d’origine ou d’adoption, et l’identité ne sont jamais assurées, quelles que soient les décisions que les professionnels, les parents adoptifs ou les personnes adoptées elles-mêmes prennent à ce sujet à un moment donné du cycle de vie. Dans son cas, Tania rejette son prénom d’adoption parce qu’elle ne l’a jamais aimé. Cette situation s’intensifie lorsqu’elle rencontre sa mère biologique en raison de certaines attitudes et comportements qui la mettaient mal à l’aise (par exemple, le fait que sa mère biologique lui parle de sa vie sexuelle). Ainsi, le maintien total ou partiel du prénom d’origine n’est pas une garantie de confort identitaire, de continuité biographique ou relationnelle. De la même manière, le changement de prénom ne peut être compris uniquement comme une opération d’annulation du passé.
Lorsqu’il s’agit d’adoptions illégales en Argentine, certains participants déclarent également rejeter et préférer omettre leur nom de famille adoptif. Les sentiments de déception susmentionnés lors de la révélation de leur situation ont pour effet direct la déconnexion avec leurs prénoms adoptifs, et encore plus avec leurs noms de famille adoptifs, d’où les luttes identitaires contenues dans le processus (Falk, 1976). Ne connaissant pas son nom et prénom d’origine, Marianela cherche un nom de famille alternatif, notamment en consultant la généalogie de la famille qui l’a élevée :
« Sauf si je dois remplir un formulaire, je n’utilise pas mon nom de famille (d’adoption). Je ne me sens pas identifiée. « Laya » (nom de famille adoptif choisi) est apparu avant que je ne le découvre, alors que j’étais déjà gênée par mon nom de famille. Il apparaît en cherchant dans mon arbre généalogique, parce que j’ai posé beaucoup de questions sur leurs racines. [Je pense qu’il s’agit d’une de ses grands-mères [mère adoptive]. Et une femme appelée Marianela Laya est apparue, je l’ai aimée, une arrière-grand-mère et j’ai dit, je vais le garder. Parce que Cerolati (son nom de famille) ne m’identifie pas. Je rejette tout, parce que je ne veux rien de ce qu’ils m’ont donné » (Marianela, 52 ans, Argentine).
Luz Azul et de Sabrina Rosario ont également décidé de remplacer leur nom de famille adoptif par leur deuxième prénom. L’élément déclencheur a été le résultat négatif d’un test ADN effectué avec ses parents adoptifs. Après avoir intenté une action en justice pour rectifier sa filiation, Sabrina fait la réflexion suivante à l’intervieweur :
« Sabrina : Une annotation a dû être faite en marge de l’acte (de naissance), où il est indiqué que ce ne sont pas mes parents. (Elle se réfère à la décision, sans tout expliquer).
I : Et pour le nom de famille, quelle décision avez-vous prise ?
Sabrina : Pour l’instant je garde le nom de famille sur le certificat, mais oui, oui, je pourrais l’enlever.
I : Et dans ce cas, lequel utilisez-vous ?
Sabrina : Rien, rien, aucun. Parce qu’ils disent : “On ne peut pas ne pas avoir de nom de famille”. Ah, alors vous pouvez avoir n’importe quel nom, je vais utiliser Rockefeller [rires]. Alors, pour l’instant, il y a [sur l’acte de naissance] ce nom de famille, peut-être qu’un jour je le retrouverai et je le changerai, je ne sais pas, mais je me sens mieux en me présentant comme Sabrina Rosario. » (Sabrina, 45 ans, Argentine)
Luz Azul a, quant à elle, décidé de porter l’affaire devant la justice et a réussi à faire condamner pénalement la sage-femme qui l’a vendue à la naissance. Dans la mesure où elle ne considère pas son nom de famille d’adoption comme « le sien », il n’est pas possible de continuer à l’utiliser sauf pour effectuer des démarches juridiques :
« Je suis Luz Azul depuis de nombreuses années, depuis le procès. À ce moment-là, j’ai senti que ce nom de famille ne m’appartenait plus, que Peralta n’était pas à moi. C’est pourquoi tout le monde me connaît comme Luz Azul et pense que Azul est mon nom de famille » (Luz Azul, 34 ans, Argentine).
Une opération similaire de rejet et de modification peut être observée dans le cas de Yamila et Silvana qui, au lieu de porter leur nom de famille d’adoption, se désignent comme « Silvana de Búsquedas » et « Yamila de Búsquedas ». De cette manière, ces deux militantes rejettent leur nom de famille et utilisent à la place le nom de l’association (Búsquedas Verdades Infinitas), à partir de laquelle elles poursuivent leur lutte pour la recherche de leurs origines. Toutes deux se présentent ainsi à des étrangers et affichent également ces noms sur leurs profils de réseaux sociaux. Il est intéressant de voir comment, dans cet acte de dénomination, le nom de famille adoptif est rejeté et un autre nom de famille est incorporé, ce qui, en tant qu’élément identitaire, souligne la dimension politique du changement de nom (Villalta et Lopes Murillo, 2020). Pour les personnes dont l’origine biologique a été cachée pendant une grande partie de leur vie, la découverte de « la vérité » peut être comprise comme un changement de statut qui peut s’accompagner d’opérations sur leurs noms et prénoms d’adoption ; opérations dans lesquelles des noms de famille alternatifs sont rejetés et d’autres sont créés, en faisant par exemple des seconds prénoms des noms de famille, ou en reprenant le nom du groupe comme nom de famille. D’une part, en rejetant le nom de la famille d’adoption, ces personnes visent à démontrer leur déconnexion avec la famille qui les a élevées. D’autre part, elles soulignent leur identité militante en utilisant le nom du groupe. On trouve également le cas de ceux qui choisissent un nom de famille alternatif parce qu’ils « ne veulent rien » de la famille qui les a élevés.
Opérations identitaires de maintien du nom et du prénom d’adoption ou de combinaison avec d’autres noms et prénoms
En règle générale, les participants chiliens et argentins continuent à utiliser leurs noms et prénoms d’adoption. Dans les cas chiliens analysés – qui concernent principalement des adoptions qui ont eu lieu dans les règles –, la majorité des personnes interrogées mettent en œuvre des opérations d’affirmation du nom et du prénom d’adoption. Elles précisent alors qu’elles ne veulent pas connaître leurs origines, mais que cette volonté correspond plutôt au fait qu’elles se sentent les enfants de leurs parents adoptifs. Une décision qui montre la force que le principe d’exclusivité acquiert dans la compréhension de leur filiation. Dans le cas argentin, d’autres interviewés ressentent un lien avec leur nom et leur prénom d’adoption, malgré la dissimulation de leurs origines. Ce lien les mène à réaliser des opérations d’affirmation, c’est-à-dire qu’ils choisissent de le conserver ou n’imaginent pas en changer, en toute connaissance de leurs origines et du prénom que leur a donné leur mère biologique, comme l’indique l’extrait narratif suivant :
« Je suis Emilia Maria Pujol. Je suis ce que je suis, ce que la vie a fait de moi. C’est mon prénom, je ne peux pas en imaginer un autre, ma mère et mon père ont été des gens merveilleux, je me sens comme leur “fille”, je me sens comme une “Pujol”, mais cela ne veut pas dire que je ne veux pas savoir d’où je viens. Ce morceau de mon histoire, ce sont deux choses différentes. Je suis Emilia Pujol, c’est mon identité, je suis Emi la mère, une ouvrière, mais je veux connaître mon origine. Mais mon prénom sera toujours mon prénom, je suis Emi pour tout le monde, je ne peux pas imaginer le changer » (Emilia, 50 ans, Argentine).
Si le nom et prénom d’origine peuvent être vécus par certains interviewés comme un « poids » ou un « fardeau », ils peuvent aussi avoir un sens positif, dans la mesure où la mère d’origine le leur a « donné ». Daniel a réfléchi à la possibilité de « rajouter » un autre prénom au sien :
« Je veux connaître mes origines, mais bon, maintenant, je ne sais pas… J’ai un peu envie d’en savoir plus sur ma mère, ce qui lui est arrivé, si peut-être elle n’a pas pu m’avoir, si elle était pauvre, ces choses-là, de connaître la vérité… Et pour le prénom, je ne sais pas, je ne sais pas, peut-être qu’elle a pensé à un autre prénom [sourire] mais je suis Dani, je voudrais savoir si elle a pensé à moi, un prénom pour moi, je ne sais pas, si elle a pensé à quelque chose à me donner c’est bien… Mais je suis Dani, j’ajouterais un autre prénom, mais d’abord je devrais trouver ma mère biologique et pour l’instant je n’ai pas eu de chance » (Daniel, 45 ans, Argentine).
La parenté est composée de « dons, d’échanges, d’obligations : de gratitude comme d’ingratitude » (Leinaweaver, 2019 : 181). La théorie du « don » (Mauss, 1923) nous propose des pistes intéressantes pour l’analyse des opérations identitaires mises en place par rapport à son propre prénom, qu’il soit donné à la naissance ou à l’adoption. Selon cet auteur, le « don » est un cadeau contenant un pouvoir mystérieux (« hau » ou « mana » en termes polynésiens) qui implique une triple obligation (combinant droits et devoirs) : donner, recevoir et rendre. Dans l’échange de cadeaux, il reste quelque chose du donateur initial dans le cadeau reçu, c’est-à-dire que les parties impliquées sont « associées » et liées par cet échange. Le prénom pourrait ainsi être compris comme un don, un « cadeau » donné par la famille (d’origine ou adoptive) qui comporte une obligation implicite : le garder, l’honorer et donc honorer la lignée familiale et se rattacher à elle. Au contraire, le refus du prénom rompt la chaîne de réciprocité et défait la connexion entre la personne et sa lignée (d’origine ou adoptive). Ce refus peut être interprété comme un acte « d’ingratitude ». À l’instar de Leinaweaver (2019), l’accusation d’ingratitude est un prisme particulièrement révélateur de la nature fragile des relations de parenté, car elle met en lumière les frontières et les lignes de faille de la parenté, ainsi que les attentes étroitement articulées à ce qui doit être donné, et de la manière que cela doit être donné et être reçu. D’autres interviewés expriment un lien fort avec leur nom et leur prénom d’adoption. Après avoir appris leur nom d’origine, ils décident de connecter leurs deux mondes, en combinant ou en ajoutant le nom d’origine, comme le montre Analía :
« Je vous le dis, je m’appelle Analía Schmidt et vous me voyez et je n’ai pas grand-chose de Schmidt [rires], ma couleur de peau, mes traits… très évidents… mais je suis Analía Schmidt, j’ai réussi à retrouver ma famille biologique et c’était génial, surtout grâce à ma sœur. Mais je me sens comme ça, je pourrais ajouter López (nom de famille à la naissance), mais je n’ai jamais cessé d’être Schmidt malgré tous les problèmes que j’ai eus avec ma mère (adoptive) » (Analía, 44 ans, Argentine).
Pour ceux qui décident d’effectuer des opérations créatives de combinaison, la déconstruction de l’opposition entre le nom ou prénom d’origine et le nom ou prénom d’adoption est un moyen de sortir de ce piège. D’une certaine manière, l’opération effectuée sur son propre nom ou prénom est vue comme une renaissance dans laquelle ils s’attribuent un nouveau statut, celui de la connaissance et du pouvoir de décider pour eux-mêmes. En somme, ces opérations d’affirmation identitaire relient deux mondes lointains et opposés (généralement en termes de classe sociale), celui de la famille d’origine et celui de la famille adoptive. Le processus réflexif que ces personnes effectuent par rapport à leur nom et à leur prénom – à travers les opérations décrites ici – permet un dialogue (personnel, interne et aussi social) entre deux univers qui, bien que distants et – apparemment – irréconciliables, sont liés de manière subjective dans la biographie de la personne adoptée.
Discussion et conclusion
Le nom propre est l’un des aspects les plus intimes de l’identité personnelle et de la construction relationnelle de la parenté. Les significations, les affects et les pratiques qui l’entourent sont des éléments qu’il est essentiel d’analyser chez les personnes adoptées. Dans cet article, nous nous sommes intéressées à diverses expériences de personnes adultes qui avaient été adoptées – de manière légale ou illégale – au Chili et en Argentine, afin de rendre compte de leurs positions subjectives et relationnelles. En outre, nous avons typifié les diverses opérations créatives auxquelles elles ont recours afin d’assimiler, d’assembler et/ou de relier divers fragments de leurs histoires de vie et de leurs identités personnelles. De manière générale, ces opérations sont organisées autour de trois axes : le rejet, l’affirmation ou la combinaison. Cet ensemble d’opérations fait partie de leur processus actif de construction identitaire et des relations de parenté qu’elles établissent avec les autres. Les extraits narratifs démontrent bien que ces stratégies sont dynamiques. Autrement dit, les significations et les affects des noms et des prénoms restent ouverts à une resignification continue tout au long du cycle de vie, influencée par de multiples facteurs, ce qui contredit clairement l’idée de linéarité biographique.
Subvertir, transgresser et influencer ce qui a été hérité est quelque chose que tous les êtres humains font. Dans le cas des personnes adoptées, le travail identitaire actif et réflexif revêt une plus grande intensité (Ball, 2018). À partir de ces multiples noms et prénoms donnés par les autres, que ce soit en origine ou en adoption, le fait d’assumer un « nom propre », peut être lu comme une manière d’adhérer, de subvertir, de transgresser et d’influencer les règles d’exclusivité, de substitution et de « coupure nette » de la parenté occidentale (Duncan, 1993 ; Fonseca, 2009). Ainsi, les noms et prénoms des personnes adoptées constituent des marqueurs et des repères identitaires fondamentaux dans lesquels se joue une relation dialectique, voire plus complexe encore, entre être nommée et se nommer. À cet égard, les personnes interrogées rompent avec les pratiques dominantes du secret, en décidant de construire une voie propre et en récupérant leur agence à travers le processus de (re)nomination, dans le cadre d’histoires qu’elles n’ont pas pu choisir ou dire quoi que ce soit. Le langage autour du nom propre s’oppose à ce qui est dit, la parole résiste au silence, et les pratiques réflexives (Agha, 2007 ; Ball, 2018) sur les noms et prénoms qui deviennent des actes d’affirmation identitaire et de relocalisation sur leur carte de parenté. Avec leurs nuances et leurs gradients, ces pratiques produisent des effets divers sur les interviewés et sur les relations qu’ils établissent, générant des effets de parenté. En d’autres termes, elles entrainent des effets sur leurs relations avec eux-mêmes et leurs « proches », les rapprochant, les éloignant, les connectant, les déconnectant, activant, désactivant et/ou annulant des liens. L’analyse de l’acte de donner un prénom comme un « don » (Mauss, 1923) permet de comprendre deux choses : comment cet acte lie et implique une obligation envers la lignée familiale (l’honorer) et comment le refus du prénom suppose une rupture (refuser l’obligation d’honorer), souvent interprétée comme un acte d’ingratitude (Leinaweaver, 2019). Ces opérations sont également des actes politiques (Villalta et Lopes Murillo, 2020) qui rendent visibles et dénoncent les inégalités structurelles extrêmes de genre, de classe et d’âge qui sont reproduites dans l’adoption, ainsi que les écarts existants entre les familles d’origine et les familles adoptives.
Par ailleurs, le matériel recueilli sur le terrain, confirme l’effet positif qu’une communication ouverte et précoce a sur l’adoption, contre l’effet négatif que les pratiques irrégulières et secrètes entrainent sur la construction de l’identité et la possibilité d’étendre et d’intégrer les relations de parenté. De toute évidence, plus les illégalités dans le processus d’adoption augmentent, plus on observe des sentiments intenses de trahison, de douleur et de confusion chez les personnes adoptées. Par conséquent, une distanciation affective ou un rejet plus grand envers la famille qui les a élevés peuvent être engendrés. Des efforts plus importants peuvent aussi être nécessaires pour intégrer l’histoire de vie des personnes adoptées.
Enfin, ces résultats peuvent être utiles pour les universitaires, les professionnels et les personnes intéressées par l’adoption, car ils permettent de mieux comprendre la diversité des significations, des affects et des opérations qui circulent autour de la question du nom propre chez les personnes adoptées, en particulier chez celles qui ont décidé de réaliser des processus de recherche des origines, dans lesquels il est essentiel de disposer d’un soutien professionnel spécialisé et sensible. Le corpus empirique examiné dans cet article offre certaines pistes pour aborder de manière plus complexe l’opérationnalisation du droit à l’identité dans les adoptions actuelles, dans lesquelles de nombreux enfants sont adoptés à un âge plus avancé et doivent participer plus directement et activement à la décision du maintien et/ou de la combinaison de leurs noms et prénoms d’origine et d’adoption. Il serait très intéressant d’explorer davantage la question du nom propre dans l’adoption du point de vue des enfants et des adolescents qui sont adoptés aujourd’hui.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Dans cet article, nous avons décidé d’utiliser cette expression pour distinguer les adoptions légales, qui respectent une procédure judiciaire et le consentement éclairé des parties, des adoptions « illégales » et/ou illégitimes. Même si ces dernières peuvent éventuellement suivre une procédure d’adoption légale, elles sont déclenchées par des mécanismes de coercition et de violence contre les familles d’origine, voire de vol, d’enlèvement et d’appropriation d’enfants qui enfreignent toute légalité, car ces enfants sont ensuite frauduleusement enregistrés à l’État civil comme étant les propres enfants des familles adoptives.
-
[2]
Le corpus contient des entretiens avec des adoptés militants et non militants. Bien que les récits révèlent la capacité d’action et de réflexivité du groupe militant, ce n’est pas la seule source d’action ni un obstacle à l’analyse proposée dans cet article.
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