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Introduction 

À partir de l’observation des pratiques de circulation des enfants dans deux sociétés insulaires du Pacifique, la Polynésie française et Kiriwina, en Papouasie–Nouvelle-Guinée, cet article construit une analyse conjointe de ce que j’appellerai ici les adoptions intrafamiliales informelles. Il vise à dévoiler le processus d’attachement au cœur de ces adoptions en mettant au jour la suite continue ou discontinue d’actions qui fabrique la relation de filiation entre un enfant et ses parents adoptifs.

La circulation des enfants est un terme emprunté à l’anthropologie de la parenté qui désigne un ensemble de pratiques de placement d’enfant pour des durées et à des degrés de formalisation qui varient, auprès d’adultes apparentés ou non. Il renvoie à une analyse des transferts d’enfant au sein de la parenté, pensée en dehors des liens biologiques et de la famille nucléaire (Fonseca, 2003 ; Schachter et Wentworth, 2017). Les expressions « circulation des enfants » ou « transferts d’enfants » permettent d’englober une diversité de pratiques anciennes, courantes et banales dans de nombreuses sociétés[1]. Classiquement, on distingue le confiage défini comme une « adoption temporaire en vue d’une éducation et d’une formation », de l’adoption « qui fait passer définitivement les individus d’une famille à une autre » (Barry et al., 2000 : 721-725). Une forme d’adoption non sanctionnée par une procédure juridique étatique existait et existe encore dans certaines sociétés, surtout non euroaméricaines. Elle présente les caractéristiques suivantes. Un enfant, dont les parents biologiques sont en vie et élèvent éventuellement d’autres enfants, est donné en adoption à une femme, un homme ou un couple, eux-mêmes parfois déjà parents. L’enfant devient la fille ou le fils de ses parents adoptifs, mais reste aussi celle ou celui de ses parents biologiques. La filiation adoptive s’ajoute à la filiation de naissance, elle ne s’y substitue pas. La deuxième caractéristique de cette pratique est que les parents biologiques et les parents adoptifs sont souvent apparentés, une forme particulière très courante d’adoption intrafamiliale étant l’adoption par les grands-parents. L’adoption s’inscrit, le plus souvent, dans la continuité d’une relation existante (Fine, 2008). Je désignerai ces adoptions comme des « adoptions intrafamiliales informelles », expression qui met en avant deux caractéristiques principales de cette pratique : l’existence d’une relation de parenté entre les parents de naissance et les parents adoptifs, et l’absence de cadre juridique. Au-delà du caractère non légal, le terme informel renvoie à la souplesse, à la versatilité du processus d’apparentement qui est au cœur de ces adoptions.

Depuis le début du 19e siècle, les anthropologues écrivent à propos des différentes formes de transfert d’enfant au sein de la parenté dans les sociétés parfois dites « traditionnelles ». Parmi ces écrits très abondants, j’ai relevé deux approches principales de la circulation des enfants, qui font écho aux glissements et basculements épistémologiques qui ont marqué l’anthropologie de la parenté depuis les prémisses de la discipline (Déchaux, 2006 ; Collard, 2000 ; Segalen et Martial, 2013 ; Collard et Zonabend, 2019).

La première approche, qu’on pourrait appeler systémique, est la plus ancienne. La « parenté choisie » ou « parenté fictive » a été à la marge des études de parenté qui s’appliquaient à retranscrire (et à construire) de manière scrupuleuse et savante des systèmes de parenté (Marshall, 2008), avant d’éveiller un intérêt grandissant. Dans cette perspective, l’adoption intrafamiliale est comprise comme une institution révélatrice des structures de parenté. On étudie sa fonction en lien avec les normes matrimoniales, les systèmes fonciers ou les modes de subsistance (Schachter et Wentworth, 2017). L’entreprise comparative permet de lier système de parenté, statut et formes de l’adoption et structures économiques et sociales (Goody, 1977 ; Meillassoux, 2001 ; Fine, 2013). L’analyse des adoptions en tant que « don » s’inscrit dans cette approche. Dans cette conception, les enfants sont porteurs de valeur économique et symbolique et leur circulation crée des liens entre les adultes qui les confient et ceux qui les accueillent. L’adoption est un échange entre adultes, visant à renforcer les alliances au sein de la parenté (Lallemand, 1988 ; 2007). Les travaux d’Esther Goody, qui sont importants pour la question des rôles parentaux et leur délégation (Goody, 1982), s’apparentent à cette approche.

Dans les années 1970-1980, les travaux de l’anthropologue américain David Schneider ont donné un nouvel élan aux recherches sur l’adoption et influencé des travaux qui s’intéressent à sa dimension relationnelle. Ses écrits, qui déconstruisent les présupposés ethnocentrés du rôle de la procréation dans l’établissement de la filiation et défont le mythe occidental de l’ancrage de la parenté dans la « nature », induisent un basculement de la pensée quant à la nature « biologique » et « sociale » de la parenté, conduisant à analyser le sens des transferts d’enfants sous un jour nouveau, à l’aide de concept comme celui de fictive kin, de relatedness (Carsten, 1991 ; 1995 ; 2000a), d’« apparentement » en contexte francophone (Martial, 2003). En ce qui concerne plus spécifiquement l’étude de l’adoption dans les sociétés du Pacifique, l’influence de David Schneider a été majeure (Carroll, 1986 ; Brady, 1976). De plus, les processus radicaux de transformations économiques et culturelles à l’œuvre dans les sociétés du Pacifique, de plus en plus insérées dans l’économie de marché globalisée, et la mobilité accrue des populations, ont rendu obsolètes certains des thèmes traditionnels de l’anthropologie de la parenté. Les scientifiques s’intéressent désormais à l’adaptabilité des pratiques de parenté et aux transformations des représentations de la famille et de l’enfance (Schachter et Wentworth, 2017).

Si on élargit la focale à des disciplines autre que l’anthropologie, on constate qu’une troisième approche analyse les transferts d’enfants en termes de causes et conséquences sur les familles et le bien-être des enfants. Des travaux en démographie par exemple interrogent les liens entre adoption « traditionnelle » et mortalité infantile (Isiugo-Abanihe, 1985). Des enquêtes quantitatives en économie analysent les rapports entre le rang dans la famille des parents hôtes, le sexe des enfants confiés, la scolarisation des enfants et la répartition du travail domestique (Beck et al., 2015 ; Marazyan, 2015 ; Pillai et Sharma, 2013). Des études en psychologie, en médecine ou en sciences de l’éducation et en sociologie s’intéressent aux liens entre circulation des enfants et malnutrition, délinquance, échec scolaire, consommation de drogue, mobilité sociale (Schachter et Wentworth, 2017 ; Wentworth, 2017).

L’analyse de la circulation des enfants que je développe ici s’inscrit dans une approche pratique de la parenté, tel qu’elle est construite en anthropologie et sociologie depuis les années 1990, centrée sur la fabrication des liens familiaux (Martial, 2003 ; Weber, 2013 ; Protar, 2020). Florence Weber propose une définition de la parenté pratique comme « l’ensemble d’obligations et de sentiments qui donne leur efficacité aux liens officiels de parenté ou qui crée d’autres liens » (Weber, 2013 : 9). Dans cette perspective, la centralité de la circulation des enfants dans l’établissement des relations de parenté en Polynésie française et à Kiriwina, m’a amenée à explorer la nature processuelle de ces adoptions, où la fabrication des liens repose sur des actes concrets, se construit dans une dimension temporelle longue, et comporte une composante discursive.

Après avoir présenté les caractéristiques de la circulation des enfants à Kiriwina et en Polynésie française, j’aimerais montrer comment les adoptions intrafamiliales informelles ne peuvent être analysées séparément des autres pratiques de circulation d’enfants, car elles se constituent d’une même accumulation d’actes concrets (comme co-résider et nourrir). Une adoption informelle se fabrique sur le temps long et un processus réversible. Enfin, on verra comment tisser un lien de filiation adoptive peut passer par une entreprise symbolique, où le récit d’adoption, parfois mythifié, tient un rôle central.

Méthodologie

Les données analysées dans cet article sont issues de deux enquêtes ethnographiques. Menée dans le cadre d’une recherche doctorale sur les liens entre division du travail, genre et parenté (Protar, 2020), la première a été réalisée dans un village de Kiriwina, en Papouasie–Nouvelle-Guinée, entre 2016 et 2018. Elle a constitué en une immersion d’environ dix mois dans la vie quotidienne d’une maisonnée au sein de laquelle j’habitais. Cette configuration a permis des observations intensives des relations de parenté à l’intérieur d’un réseau composé d’approximativement 150 personnes ainsi que la réalisation d’une trentaine d’entretiens biographiques, au village et dans la capitale régionale d’Alotau. La seconde enquête portait sur les pratiques de parenté en Polynésie française. Un premier volet, réalisé entre octobre 2021 et septembre 2022, s’est déroulé dans un quartier de la zone urbaine de Tahiti. J’ai rencontré des habitantes en participant à des activités d’une maison de quartier à destination des adultes et des familles. L’enquête a consisté en l’observation des rassemblements à la Maison de Quartier, entre des femmes qu’unissaient déjà des liens familiaux, amicaux et de voisinage, et le partage de certains des moments de vie familiale des personnes rencontrées. Des entretiens formels et informels ont permis de compléter ces observations. L’enquête a permis d’accéder à une vingtaine de familles, certaines de manière approfondie quand des liens pouvaient être créés avec plusieurs de leurs membres. En décembre 2022, un deuxième volet de l’enquête a été réalisé dans l’île de Rangiroa, durant lequel j’ai enregistré 14 entretiens biographiques, sur le modèle du récit de vie. En tout, 17 récits d’adoption ont été collectés pour la Polynésie française. À Kiriwina, la totalité des personnes interrogées a fait état d’une ou plusieurs adoptions dans leur parcours de vie, en tant qu’enfant adopté, parents adoptants et/ou parents donnant un enfant en adoption. Dans ces deux enquêtes, les observations au long court et des conversations répétées dans un petit nombre de familles ont permis de construire mes analyses, parfois complétées ensuite par des entretiens formels avec les personnes observées, et confirmées par des entretiens biographiques dans d’autres familles. J’ai fait ici le choix de limiter le nombre de cas exposés, en préférant le développement d’un cas approfondi pour chaque dimension du processus d’adoption mise au jour. Ces histoires ont été recueillies dans le cadre d’une situation d’enquête déterminée par la perception que les personnes avaient de l’enquêtrice. Je privilégie donc l’usage de la première personne du singulier, qui permet de rendre visible l’interaction sociale qui a participé de leur production et de leur analyse.

Deux cas d’adoptions intrafamiliales informelles

Avant de construire une analyse des caractéristiques communes de la circulation des enfants dans l’archipel de Kiriwina et en Polynésie française, il est nécessaire de donner quelques éléments de contextualisation à propos de ces deux sociétés qui, bien qu’appartenant toutes deux à l’aire culturelle océanienne, présentent des organisations politiques et économiques différentes. Je décrirai ensuite les formes d’adoptions qui s’y pratiquent.

Les adoptions intrafamiliales informelles à Kiriwina : une norme de parentalité 

L’archipel Kiriwina, plus connu dans la tradition anthropologique sous le nom d’îles Trobriand, est aujourd’hui une sous-unité administrative de la province de Milne Bay, en Papouasie–Nouvelle-Guinée, État indépendant depuis 1975. Un peu plus de 36 700 habitants y étaient recensés en 2011. L’archipel compte une soixantaine de villages et un bourg, Losuia, où se trouvent le port, le marché, les deux grands magasins, ainsi que les institutions scolaires, médicales, judiciaires et administratives. En dehors du secteur du tourisme, de l’administration ou des centres missionnaires, les emplois salariés sont très rares. Les Kiriwiniens et Kiriwiniennes vivent en grande majorité de leur jardin et de la pêche, activités complétées par du commerce d’appoint et l’envoi d’argent par les parents immigrés en ville, à Alotau ou Port Moresby (Protar, 2024).

La société se divise en clan (kumila) et lignage (dala)[2]. L’appartenance à une combinaison kumila-dala (les Malasi-Tabalu ou les Lukwasisiga-Toliwaga par exemple) se transmet de manière matrilinéaire : un enfant est du clan de sa mère. Les membres d’un dala sont pensés comme de la même substance, « they are the same », m’a-t-on dit, et il est extrêmement tabou de se marier avec un membre du même dala. Le dala est également une unité politique, qui correspond à un patrimoine foncier, dirigé par un chef. L’unité familiale qui organise la plupart des activités quotidiennes est la famille conjugale, composée d’un couple et de ses enfants. Ils vivent dans une maison, travaillent dans leurs jardins. À la naissance, un enfant reçoit plusieurs noms, qui le rattachent à la fois au dala de sa mère et à celui de son père. La règle matrilinéaire sur laquelle a beaucoup insisté Bronislaw Malinowski, à savoir qu’un père serait un « étranger » (tomkava) pour son enfant, dont le parent principal serait l’oncle utérin, chez qui il doit aller vivre à l’âge adulte (pour les hommes), est rarement traduite dans l’usage. En effet, la résidence est virilocale et les enfants d’un couple vivent souvent dans le village de leur père. Les enfants désignent par le terme « inagu » la femme qui les a mis au monde, les sœurs de celle-ci ainsi que la ou les femmes qui se sont occupées d’eux. Symétriquement, ils nomment « tamagu », leur géniteur, qui correspond au mari de leur mère au moment de leur naissance, les frères de celui-ci et le ou les hommes qui ont pris soin d’eux. J’utiliserai les termes « mère » et « père » par facilité. Les femmes appellent « natugu » les enfants qu’elles ont mis au monde, adoptés et ceux de leurs sœurs.

À Kiriwina, l’adoption est extrêmement répandue. Presque toutes les personnes avec qui j’ai discuté de ces questions ont été un temps adoptées par des membres de la parenté autres que leur père et leur mère de naissance et ont confié leurs enfants à des parents. En kilivila, la langue de Kiriwina, le verbe – vakalova signifie « adopter » et « sevrer ». Lorsqu’un enfant atteint l’âge d’être sevré, ses parents de naissance le confient à une autre femme, très souvent de la famille, qui le garde pendant une période de quelques mois à plusieurs années. Cette période crée un lien entre cette femme et l’enfant qui perdure même après le retour de l’enfant chez ses parents de naissance. Il n’y a pas de terme kilivila pour dire « mère adoptive ». Face à mon incompréhension, mes interlocuteurs anglophones utilisaient l’expression « my adopted mother » pour désigner la femme qui les avait sevrés ou avec qui ils avaient vécu. Lors de mon enquête, j’habitais dans une maisonnée composée d’un couple de grands-parents, Tomwaya et Numwaya, de trois de leurs enfants avec leur conjoint et leurs enfants. Tomwaya et Numwaya, âgée d’une soixantaine d’années, accueillaient un adolescent de 14 ou 15 ans, appelé Giva[3].

Giva était le fils d’un frère de Tomwaya. Lorsqu’il était bébé, sa mère de naissance l’a placé chez Tomwaya et Numwaya au moment de son sevrage. Numwaya m’expliqua « Navakalova Giva » : « j’ai “vakalova” Giva », ce qui signifie je l’ai adopté-sevré. Le garçon est retourné chez ses parents de naissance, après une durée que je ne connais pas. À l’adolescence, il est retourné chez Tomwaya et Numwaya, car ils avaient besoin d’aide dans les jardins. Giva désignait Numwaya par le terme de référence inagu, (« ma mère ») et s’adresse à elle en disant « Ma » ou « Mama ».

L’adoption-sevrage pratiquée à Kiriwina présente donc la particularité d’associer un placement de l’enfant temporaire (il retourne souvent chez ses parents de naissance ou est déplacé chez d’autres parents), à la création d’un lien de filiation qui dure. Je fais le choix d’utiliser le terme « adoption » pour désigner tous les cas où un enfant est confié à une autre famille, quelle qu’en soit la durée, étant entendu que des liens de parenté sont créés, mais ne remplacent pas la filiation de naissance. Ce terme traduit la conception émique de cette pratique.

Les adoptions intrafamiliales informelles en Polynésie française : une pratique « traditionnelle » ?

La Polynésie française, collectivité d’outre-mer à statut d’autonomie au sein de la République française, compte 271 550 habitants (Pasquier, 2021), inégalement répartis sur un territoire archipélagique de la taille de l’Europe. Les trois quarts de la population résident sur les îles de Tahiti et Moorea, et 65 % des habitants de Tahiti vivent dans la zone urbaine (Torterat et Bolduc, 2018). Depuis les années 1960, une économie de consommation et de service s’est mise en place. En 2022, le taux d’emploi est de 53,8 %.

Le rattachement au groupe de parenté est indifférencié et la parentèle bilatérale d’un individu compose un réseau très étendu. Chaque personne a potentiellement un nombre très important de parents, les fēti’i, unis par des liens de sang ou d’alliance. Connaître, directement ou non, ses fēti’i est le marqueur d’une identification symbolique à sa parenté. Au sein de ce réservoir de parenté, les relations réelles reposent sur des pratiques matérielles (corésidence, transmission des terres, solidarités économiques) ainsi que sur des liens d’affinité (Panoff, 1965 ; 1970 ; Ottino, 1972 ; Robineau, 1981 ; Bastide, 2020 ; Protar, 2022b). Au cours du 19e siècle, le modèle de la famille nucléaire s’est diffusé et, aujourd’hui, 39,70 % de la population vit dans un ménage composé d’un couple et de ses enfants. Plus de 40 % de la population réside en « ménage complexe », c’est-à-dire un ménage qui rassemble plusieurs familles nucléaires, ou une famille et des adultes (Sierra-Paycha et al., 2022 ; Fardeau, 2023).

Si la filiation biologique occupe une place centrale dans les représentations de la parenté, une grande légitimité est reconnue à la parenté sociale, notamment à travers l’institution de l’adoption fa’a’amu.

En Polynésie française, on estime que 10 % des enfants d’une classe d’âge sont fa’a’amu (Sierra-Paycha et al., 2018), adjectif en tahitien qui signifie à la fois « adopté », et qui renvoie aux verbes « nourrir », « donner à manger »[4]. Leur mère et/ou leur père les ont donnés à un couple, une femme ou un homme, qui deviennent les parents fa’a’amu de l’enfant : l’enfant vit avec eux, les parents pourvoient à ses besoins, se chargent de son éducation. En Polynésie française contemporaine, ces adoptions sont parfois officialisées par une adoption légale, une délégation de l’autorité parentale, ou restent informelles[5]. Les parents fa’a’amu sont le plus souvent issus de la parenté de l’enfant (ses grands-parents, ses oncles ou tantes, des parents plus éloignés), mais pas toujours. Ils peuvent déjà avoir des enfants. Une des caractéristiques de l’adoption fa’a’amu est que les parents adoptifs ou biologiques peuvent être à l’initiative du transfert. Les deux noyaux familiaux restent en contact, parfois étroit, et il n’y a aucun secret autour de l’adoption (Leblic, 2014 ; Sierra-Paycha et al., 2018). Il s’agit de la création d’un nouveau lien de parenté, une filiation en plus, et l’enfant fa’a’amu hérite en théorie à la fois de sa famille biologique et de sa famille adoptive (Asselin, 2020).

L’adoption dont a fait l’objet Mélanie est une histoire d’adoption fa’a’amu ordinaire, qui permet d’illustrer cette description générale.

Mélanie a été adoptée par un couple qui ne parvenait pas à concevoir un enfant. La cousine de Mélanie, qui m’a raconté cette histoire, m’expliqua qu’une grand-mère avait lancé un tapu, un « interdit », sur sa petite-fille pour la rendre stérile, « pour dire qu’elle n’aurait pas d’enfants avant que celle-ci ferme les yeux ». Elle était opposée à cette union, car elle trouvait sa petite fille, alors âgée de seize ans, trop jeune. Le couple a cherché à adopter. L’épouse du frère de l’homme désirant adopter était enceinte. Ce couple avait déjà plusieurs enfants et « jamais le mari s’est occupé de la grossesse de sa femme ». Après la naissance de Mélanie, le couple a donné la petite fille à ses parents fa’a’amu. Il y a quelques années, la grand-mère qui avait lancé le tapu est décédée et le couple a eu une petite fille alors que Mélanie était déjà adolescente.

Dans cet exemple, un couple donne un de ses enfants, avant sa naissance, à un proche parent. Il s’agit d’un transfert d’un enfant d’une famille nombreuse à un couple infécond, de manière permanente. Ce récit est fait par la cousine de Mélanie qui me transmet une histoire qu’elle a entendue dans sa famille : le récit familial officiel de l’adoption de Mélanie. L’existence d’un tel récit souligne le caractère public des adoptions intrafamiliales.

À la différence de Kiriwina, où l’adoption-sevrage est la norme et n’est pas remise en question, en Polynésie française, l’adoption fa’a’amu se confronte à la définition de la filiation portée par le Code civil français (Charles, 1995 ; Chaillé de Néré, 2023). Par opposition à l’adoption légale, l’adoption fa’a’amu est catégorisée comme « adoption traditionnelle », répondant à des « raisons culturelles » (Benjamin et al., 2019 : 76). Cette pratique fait l’objet de débats, scientifiques et publics, sur ses transformations, ses motifs, ses conséquences (De Montléon, 2004 ; Assellin, 2020 ; Bastide, 2022).

Des actes

Appréhender les adoptions intrafamiliales informelles à travers la fabrication de lien de parenté, comme du kinning (Howell, 2004 dans Bowie, 2004), implique de se distancier de la conception de l’adoption comme basculement biographique. Cela amène à reconnaître le continuum qui existe entre les différentes pratiques de circulation des enfants. Je montrerai, dans cette section, comment le processus d’apparentement repose sur une accumulation d’actes, matériels et symboliques, ponctuels et réguliers, accomplis par les parents, les autres membres de la famille, mais également les enfants.

Processus et continuum de la circulation des enfants

Les travaux scientifiques qui décrivent des phénomènes de circulations des enfants s’attachent souvent à distinguer différentes catégories de transferts et à préciser la variété des motifs pour lesquels les enfants sont donnés. Les anthropologues Esther Goody et Suzanne Lallemand par exemple ont établi des typologies des motifs des dons d’enfants (Goody, 1982 ; Lallemand, 2007) qui permettent des comparaisons interculturelles.

Ces classements analytiques ne permettent pas toujours d’expliquer ce qui se passe lors d’un transfert d’enfant particulier. Il faut faire la distinction entre les types de motifs qu’ont théorisés les anthropologues et sociologues, et les raisons ou déclencheurs d’une adoption que peuvent identifier les personnes concernées par l’adoption, à savoir les parents biologiques, adoptifs, l’enfant, les autres membres de la parenté. Les anthropologues, influencés par les théories fonctionnalistes, ont longtemps cherché à mettre en lumière la fonction sociale remplie par les dons d’enfants (établir des alliances, sécuriser les droits sur les terres, etc.) (Schachter, 2008b). Les individus impliqués dans les transferts d’enfants n’ont pas toujours conscience de cette fonction, ou se la formulent différemment. Ainsi, il n’y a pas forcément une seule cause à un placement ou une adoption d’enfants. Les parents biologiques et adoptifs peuvent avoir des points de vue différents sur le transfert d’un enfant, pour lequel il peut exister une raison officielle et une raison officieuse. Les justifications du transfert d’enfants peuvent évoluer tout au long de la vie de l’enfant, ou selon les contextes d’énonciation.

Après avoir cherché à distinguer et classer les types de transferts d’enfants, il est aujourd’hui admis que les penser sous la forme d’un continuum est plus éclairant (Brady, 1976 ; Dickerson-Putman, 2008 ; Bastide 2022). Trois critères peuvent permettre de caractériser cette diversité de configurations : l’étendue des transferts de responsabilités parentales et leur longévité dans le temps ; la formalité de l’adoption ; l’exclusivité juridique des droits parentaux (Brady, 1976).

À cette idée de continuum, j’articulerai celle de processus (Bowie, 2004 ; Wentworth, 2017). Plutôt que de voir l’adoption intrafamiliale comme le basculement d’un enfant d’une famille à une autre, où il y aurait un « avant » et un « après » de l’adoption informelle, je vais montrer comment la fabrication d’un lien de parenté adoptive passe par une succession d’actions de différentes natures.

Fabriquer du lien

En l’absence de procédure légale, ou de cérémonie symbolique, qu’est-ce qui fait une adoption ? Le processus de kinning, « d’apparentement » qui comporte une dimension impalpable d’intentionnalité et d’attachement, se constitue d’une succession d’actions concrètes, d’éléments observables et objectivables. En comparant les différentes histoires d’adoption que j’ai recueillies, j’ai identifié quatre catégories d’actes, qui recoupent celles que l’anthropologue Agnès Martial mettait en avant dans son étude sur les familles recomposées. Elle y montre que vivre avec, nourrir, éduquer, entretenir et transmettre permettent d’apparenter les individus, en dehors des liens biologiques ou légaux (Martial, 2003). En effet, la résidence commune est la première marque d’une adoption intrafamiliale informelle : un enfant adopté vit avec ses parents adoptifs, la majorité du temps. Réciproquement, le fait de vivre longtemps ensemble crée des liens d’attachement, même quand la cohabitation n’était, au départ, que le résultat d’un placement temporaire. Trois vecteurs d’apparentement s’ajoutent et se succèdent au vivre ensemble : le travail parental, les transactions économiques entre parents et enfants adultes, et la transmission d’un héritage.

Le travail parental

À Kiriwina, la situation d’adoption que j’ai pu observer de plus près est celle de Kaduvegua, une petite fille âgée de 7 ans lors de mon premier séjour, en 2016. Depuis qu’elle est bébé, Kaduvegua vit avec Mona et Giyo. Mona est la sœur de la mère « de naissance »[6] de Kaduvegua. De sa mémoire, Kaduvegua a toujours vécu avec Giyo et Mona. Elle dort avec eux la nuit ; ils la nourrissent, lui procurent des vêtements et la punissent quand elle ne veut pas obéir. Le fils aîné de Mona et Giyo la surveille, elle-même garde parfois le fils cadet, encore bébé. Elle accompagne Mona chercher de l’eau et du bois. Elle travaille au jardin à ses côtés. Kaduvegua appelle Mona « Ma » et Giyo « Pa ». Elle les désigne par « ma mère » (« inagu ») et « mon père » (« tamagu »). Je lui ai demandé « comment s’appelle ta mère ? » ; elle m’a répondu « Mona ». Lorsque je lui ai posé la question « qui t’a mise au monde ? », elle a donné le prénom de sa mère de naissance, la sœur cadette de Mona. Quand elle vient en visite, Kaduvegua reste auprès d’elle, elle parle des enfants de celle-ci comme de ses frères et sœurs.

Ainsi, Kaduvegua a été vakalova, adoptée-sevrée par la sœur de sa mère, qui est, au sens kiriwinien, sa mère. Toutefois, les liens entre Mona et Kaduvegua ne sont pas seulement dus à leur parenté officielle. Ces années de soin font que, pour Kaduvegua et tout le reste de la famille, ils sont ses parents. Ils sont d’ailleurs les seuls à qui elle s’adresse avec les termes « Pa » et « Ma ». La relation de proximité que la petite entretient avec Giyo et la famille de celui-ci est un indicateur supplémentaire du rôle premier que joue la prise en charge parentale, pensée à travers la catégorie de l’adoption vakalova, dans la relation entre Giyo, Mona et Kaduvegua. Si Mona est la mère de Kaduvegua au sens kiriwinien, Giyo n’est pas son père. La relation père-fille qui les unit nait uniquement de l’adoption, une adoption de fait. Kaduvegua est considérée par le père et la mère de Giyo comme leur petite-fille. Elle allait souvent se réfugier chez eux après s’être fait punir par ses parents, par exemple.

On voit comment Mona et Giyo exercent à l’égard de la petite fille différentes fonctions parentales (Dandurand, 1994) : la fonction nourricière, la fonction de soin, la fonction éducative et la fonction coercitive, qui implique que les parents adoptifs peuvent légitimement punir leur enfant (Protar, 2022a). Ce travail parental proprement dit s’inscrit dans une responsabilité économique de l’enfant dépendant. Les parents adoptifs travaillent pour leur enfant adoptif « comme si » il s’agissait d’un enfant auquel ils auraient donné naissance, pour reprendre une formulation de Melissa Demian (dans Bowie, 2004). Cette responsabilité se traduit à Kiriwina par le fait de cultiver des légumes pour nourrir son enfant, ou de vendre du poisson pour payer de nouveaux vêtements pour l’école. La prise en charge financière des enfants est un marqueur fort de l’adoption, particulièrement visible dans les parcours d’adoptions à Tahiti, où les parents adoptifs payent l’école privée ou les études en France.

Dans l’exemple de Kaduvegua, on voit également une dimension importante de l’adoption : elle ne concerne pas seulement un parent ou un couple de parents, mais une parentèle étendue. Le fait que la filiation adoptive d’un enfant soit reconnue par toute la famille est un critère performant de distinction entre une adoption et un placement, même de longue durée.

Des transactions économiques entre parents et enfants

Lorsque la dépendance des enfants envers les parents s’amenuise, le travail parental laisse place à d’autres formes de transactions économiques, sous forme de biens ou de services, entre parents et enfants. Cela englobe une large gamme de transferts, qui va de l’entraide ponctuelle à la captation du travail, en passant par la coopération. On pense à des enfants adolescents ou adultes qui travaillent pour leur parent, dans des jardins ou une entreprise familiale par exemple, à des parents qui prêtent de l’argent à des enfants, à des enfants qui rendent service à leurs parents, etc. Le fait de jardiner avec et pour ses parents est une dimension centrale de l’adoption des deux fils de Tomwaya et Numwaya dont nous avons parlé plus haut.

Tomwaya et Numwaya ont donné naissance à quatre filles. Ils ont adopté Mokasai, fils aîné du frère aîné de Tomwaya, alors qu’il avait 15 ans, pour pallier l’absence de fils. Depuis, Mokasai vit près de son père adoptif, cultive ses terres, lui construit une maison : tout montre qu’il est son héritier et qu’il se considère comme tel. Il s’est plusieurs fois vanté auprès de moi qu’à la mort de Tomwaya, tout lui reviendrait, soit les terres horticoles et villageoises. Environ dix ou quinze ans après sa venue chez Tomwaya et Numwaya, Mokasai s’est mis en couple et a eu des enfants. Il a cessé de travailler dans le jardin de son père pour cultiver sa propre parcelle sur des terres de celui-ci[7]. Tomwaya et Numwaya ont repris à peu près à cette période Giva, que Numwaya avait adopté-sevré dans sa petite enfance. Quand il n’était pas à l’école, Giva aidait ses parents dans leurs jardins.

La première étape de l’adoption de Giva est le rôle nourricier de Numwaya à son égard quand il était bébé. Lui et Mokasai ont vécu la même étape d’adoption à l’adolescence, marqué par la co-résidence avec Tomwaya et Numwaya, et le partage du travail horticole, qui constitue aussi un apprentissage. Parallèlement, le couple pourvoit aux besoins de Giva, en lui achetant des vêtements et des affaires pour l’école. La relation de filiation de Mokasai à Tomwaya passe aujourd’hui par une transaction économique non marchande : le père confie une terre au fils, le fils cultive un jardin puis donne une part de la récolte au père. Le travail est ainsi au cœur de la relation de parenté (Mosko, 1995 ; Protar, 2024). On voit également que Mokasai anticipe la prochaine étape qui ancrera sa filiation à Tomwaya : la transmission d’un héritage.

La transmission

Alors que la résidence, le travail parental et l’entraide économique peuvent s’interrompre, la transmission d’un patrimoine apparait comme l’étape qui noue la filiation adoptive. Le cas de Michel est particulièrement intéressant à cet égard. Si lui nie l’existence d’une filiation adoptive entre lui et ses grands-parents qui l’ont élevé, il est bien leur héritier au regard de la succession de leur patrimoine.

Michel est né dans les années 1970 dans une île des Tuamotu, à la suite de la rencontre de sa mère, alors âgée de 17 ans, avec un légionnaire de l’armée française, dont la présence était liée aux essais nucléaires dans la région. Ce militaire a été envoyé sur une autre île, et la mère de Michel a décidé de le suivre. Michel est resté avec ses grands-parents maternels qui l’ont élevé. Quand je lui ai demandé « Tes grands-parents t’ont fa’a’amu ? », il m’a répondu : « Ça c’est pas fa’a’amu, fa’a’amu c’est donner du cœur, là c’est abandonner ». Pour justifier son propos, il me précise que sa mère l’a déposé dans une boîte devant la porte de la maison de ses grands-parents et est partie.

Parce que le transfert d’enfant entre sa mère et ses grands-parents n’a pas fait l’objet d’un accord oral, qu’il n’a pas été réclamé par ses grands-parents, mais laissé par sa mère, Michel dénie à son adoption le statut de fa’a’amu. Pourtant, différents éléments de sa vie, tel qu’il me l’a racontée, montrent le déplacement des responsabilités parentales et la fabrication d’un lien filial père/mère et enfant. Michel a été élevé comme le fils de ses grands-parents. Il a vécu chez eux toute son enfance et son adolescence avec deux autres enfants, dont une cousine également adoptée par ses grands-parents, qu’il appelle « sa sœur de lait ». À l’adolescence, il a pris soin de sa grand-mère, qui était malade, avant de l’accompagner à Tahiti pour qu’elle reçoive des soins médicaux. Après le décès de sa grand-mère, il est resté à Tahiti, où il a travaillé et a rencontré une femme avec laquelle il a eu des enfants. Il n’a revu sa mère biologique qu’une ou deux fois au cours de sa vie, quand elle est rentrée de la métropole où elle vit, pour des vacances. Le partage de terres aux Tuamotu appartenant à la famille du grand-père de Michel a fait récemment l’objet de discussions[8]. Michel m’a rapporté que sa mère avait demandé une parcelle près de la plage, mais que lui avait préféré une parcelle à l’intérieur des terres, où se trouvent les plantations de caféiers. Cela montre qu’il était au même rang que sa mère, dans l’ordre des héritiers, dans les négociations.

Ainsi, le processus au cœur des adoptions intrafamiliales informelles repose sur une accumulation de choses que les personnes font et donnent. Vivre avec, élever, échanger et transmettre sont les actions au centre de ce processus, qui prennent des formes différentes en fonction des contextes. L’entraide entre enfant et parent s’incarnera en une fille qui aide sa mère à désherber son jardin de patates douces à Kiriwina, et à Tahiti, celle d’une fille qui offre un téléviseur à ses parents et les conduit en voiture chez le médecin. Aucune de ces catégories d’action n’est nécessaire, aucune n’est suffisante pour initier et maintenir une relation d’adoption entre parents et enfants. Pour comprendre comment une adoption est la construction progressive d’un lien de parenté, la prise en compte de la dimension temporelle est essentielle.

Du temps

S’apparenter nécessite une temporalité longue, surtout quand il n’existe pas de liens officiels pour ancrer la relation (Weston, 1997). Cette partie montrera comment l’analyse de la temporalité est importante dans la compréhension des adoptions intrafamiliales informelles, tant elles sont versatiles et réversibles.

Faire et défaire

Les transferts d’enfants sont le fruit d’un accord négocié, souvent implicite, qui peut être renégocié (Dickerson-Putman, 2008 ; Levy, 1969). Les personnes impliquées dans la relation adoptive peuvent ne pas être d’accord sur les conditions du transfert d’enfant. Un placement d’enfant, pensé temporaire, peut devenir durable. En sens inverse, un transfert d’enfant initié comme une adoption définitive, peut-être « défait ». Les cas d’adoptions « annulées » existent. Ils ne constituent pas des « échecs », mais une possibilité propre à ce type de placement dont la contingence et la réversibilité ont été largement documentées (Schachter, 2008b ; Wentworth, 2017). La fluidité de la pratique de l’adoption familiale est illustrée par le cas de Mareva, que j’ai rencontré en 2021 à Tahiti.

Mareva est une femme d’une trentaine d’années, célibataire, qui vit dans la zone urbaine de Tahiti, avec ses parents, ses quatre sœurs (toutes dans la trentaine) et le petit garçon que leurs parents ont adoptés récemment. Depuis qu’elle a arrêté ses études en dernière année de lycée, elle alterne entre des petits emplois dans la restauration, des ménages, de la garde d’enfant et des activités à domicile comme de la vente de nourriture ou de la couture. Lors de l’entretien que nous avons réalisé ensemble, elle m’a appris ne pas avoir grandi avec ses parents biologiques, mais avec des parents adoptifs. En réalité, Mareva a eu au cours de sa vie trois figures parentales. Sa trajectoire permet de voir comment elle a, enfant, circulé entre ces adultes, et au gré de quels évènements.

À la naissance, Mareva a été prise par son arrière-grand-mère paternelle qui « la voulait ». Cette femme, qui a élevé le père de Mareva, sa mère étant décédée quand il était bébé, s’est rapidement rendu compte qu’elle ne pouvait pas garder Mareva à cause de son âge. Elle l’a « donnée » à son fils, l’oncle du père biologique de Mareva. Mareva a grandi avec cet homme, son épouse, un frère et une sœur, également fa’a’amu. La famille vivait la semaine à Tahiti, où travaillaient les parents et où les enfants allaient à l’école, dans un quartier voisin de celui où vivaient et vivent encore les parents biologiques de Mareva. Au quotidien, l’arrière-grand-mère de Mareva et la mère de sa mère adoptive s’occupaient souvent des enfants. Les weekends, la famille retournait à Moorea, l’île voisine, dans une maison de famille. Mareva passait parfois le weekend dans sa famille biologique. Pendant 20 ans, elle a donc vécu avec ceux qu’elle appelle « mon papa adoptif » et « ma maman adoptive ». Cette adoption est informelle : elle n’a fait l’objet d’aucune officialisation administrative. Néanmoins, ces éléments concrets montrent l’endossement complet de la responsabilité et des devoirs parentaux par les parents adoptifs. Le don initial de la grand-mère, et les années de soin portées à Mareva quand elle était enfant ont fabriqué un nouveau lien de filiation. Ainsi, Mareva ne dit pas à plusieurs reprises « mon arrière-grand-mère », qui correspond au lien biologique avec la mère de la mère de son père biologique, mais plutôt « ma grand-mère », puisqu’elle était la mère du père adoptif de Mareva. Par son adoption fa’a’amu, Mareva est « remontée » d’une génération.

Quand elle a eu 21 ans, Mareva est revenue vivre avec sa famille biologique, et vit avec eux depuis lors. Elle n’a que des contacts irréguliers et ponctuels avec sa mère, son frère et sa sœur adoptifs, alors que ses relations avec ses sœurs biologiques sont particulièrement étroites. Elles vivent ensemble, travaillent souvent au même endroit, partent en vacances ensemble.

Elle présente ce retour comme un choix visant à mieux connaître sa famille biologique :

« L : Pourquoi t’es revenu vivre ici, avec tes parents biologiques ?

Mareva : Ben je veux les connaitre aussi. Comment c’est la vie ici, hein ? Je veux connaître comment ils sont, comment ils réagissent sur nous… C’est pour ça que je suis revenue. »

[…]

L : Et ça s’est passé comment de revenir ici, c’était bien ?

Mareva : Ah oui c’était super ! C’est bien aussi, hein ! C’est pas pareil la vie avec des vrais parents biologiques, c’est pas pareil la vie avec des parents adoptifs. Mais, de temps en temps, pour moi, comme je suis fille adoptive, ça me manque aussi mes parents adoptés, tu vois ? Ma famille adoptive. Après, ça me manque aussi ma famille biologique. Tu vois ça fait deux… deux sens quoi.

L : Et ici les relations avec tes parents et tout c’était bien ?

Mareva : Ah oui on s’entend vraiment bien, hein. Et on parle beaucoup aussi ensemble ».

Mareva dit être « revenue » dans sa famille biologique, mais ne dit pas être partie de sa famille adoptive. Plusieurs éléments pourtant indiquent que sa place au sein de cette dernière n’était pas très stable. Premièrement, le père adoptif de Mareva est décédé, peu de temps avant que Mareva ne retourne dans sa famille biologique, même s’il manque une information plus précise sur la temporalité. Or elle avait été confiée à lui par l’arrière-grand-mère. Aujourd’hui, la mère adoptive de Mareva a refait sa vie et loge chez son nouveau compagnon. Le frère et la sœur adoptive de Mareva ont tous les deux fondé leur « petite famille », c’est-à-dire leur famille conjugale. Ils résident tous les trois dans la même commune de Tahiti, bien que dans des maisons différentes. On peut faire l’hypothèse que, après le décès du père et les mises en couple des autres membres de la famille, Mareva n’avait plus de place dans sa famille adoptive. Alors que dans sa famille biologique, ses sœurs sont elles aussi célibataires, vivent chez les parents qui viennent d’adopter un enfant. Dans le groupe domestique, très solidaire et animé par la complicité entre sœurs, il y avait une place pour Mareva.

Un dernier point à examiner est celui de la transmission. Mareva ne porte pas le nom de sa famille adoptive. La maison que le père a construite à Moorea, l’île voisine de Tahiti, avant de décéder, sur un terrain qui est la propriété de la mère adoptive, est censée « leur appartenir à tous » : la mère et les enfants. Mareva ne s’y est jamais rendue. Il y a eu un héritage d’argent il y a peu de temps, mais Mareva n’a rien touché, car « c’était seulement les petits-enfants ». La filiation de Mareva à ses parents fa’a’amu, fabriquée par vingt ans de corésidence et de travail parental, semble mise à mal par la séparation des lieux de vie. Aucune pratique d’entraide, comme des services rendus, ne vient prendre le relais. L’exclusion de Mareva de la succession est un signal fort de sa désaffiliation. Pour autant, on peut imaginer que le processus d’affiliation pourrait se réactiver quand la mère adoptive de Mareva vieillira et aura besoin de l’aide d’un de ses enfants.

Les vies de Michel, de Mokasai et de Mareva, que j’ai pu décrire avec la plus grande amplitude temporelle, permettent d’identifier deux dynamiques temporelles du processus de fabrication de la filiation, celui-ci se jouant dans la durée de la relation adoptive. Plus la relation se maintient dans le temps, et plus les actes d’apparentement s’accumulent. Il apparait également que certaines étapes de la trajectoire biographique des personnes engagées dans la relation adoptive constituent des moments clefs où se tissent les liens de parenté. L’enfance de la fille ou du fils adopté, marquée par leur dépendance à l’égard de ses parents, est une période fondatrice de l’apparentement. La mort d’un père, d’une mère ou d’un grand-parent adoptifs est le deuxième temps fort du processus, voire son aboutissement. La place de l’enfant adopté dans la succession est matérialisée par la part d’héritage qu’il ou elle reçoit : est-elle équivalente à celle des autres enfants du couple, à celle des petits-enfants, des neveux et nièces ? Ce moment de transmission noue l’adoption et ce nœud semble le seul qui ne peut pas être défait. Je rejoindrai ici l’observation de Fiona Bowie, qui remarquait que seul un regard rétrospectif peut définitivement acter du caractère adoptif de la relation[9].

Un engagement sur plusieurs générations

Un autre élément que je voudrais apporter à la discussion de la temporalité du processus d’adoption est sa continuité sur plusieurs générations. Comme les écrits anthropologiques l’ont décrit, la parenté adoptive peut faire l’objet d’un enchaînement d’alliances, de la même manière que pour les alliances matrimoniales (Lallemand, 2007 ; Fine, 1994). L’exemple suivant, tiré de l’enquête à Kiriwina, montre comment des adoptions reconduites à chaque génération fabriquent un lien entre deux lignées familiales, renforçant ainsi des liens de parenté initiés par une adoption originelle et maintenus par des pratiques d’entraide régulière.

Quand elle était bébé, Isaveva a été adopté par un couple, parent d’une petite fille qui avait le même âge qu’elle, Iriboma. Les deux sœurs ont grandi ensemble et sont aujourd’hui encore très proches. Adultes, les deux femmes se sont mariées et ont eu des enfants. Isaveva est toujours restée au village, tandis qu’Iriboma et sa famille ont vécu un temps à Port Moresby, la capitale.

À la génération suivante, Isaveva a donné sa fille, Coleen, à ses parents adoptifs. La filiation créée par l’adoption passe devant la filiation qui unit Isaveva à ses parents de naissance. Quand Isaveva se plie à l’usage voulant que les deux premiers-nés soient confiés aux parents des parents, elle donne sa fille à ses parents adoptifs. Coleen a vécu avec eux de ses un ou deux ans (au moment du sevrage), jusqu’à ce qu’ils décèdent alors qu’elle avait environ 6 ou 7 ans, âge auquel elle commençait l’école. Elle est allée, à la fin de l’école primaire (qui durait jusqu’à 14 ans à l’époque), à Losuia chez une tante infirmière pendant un an, inscrite au lycée. Elle a ensuite été envoyée à Port Moresby, car la fille aînée d’Iriboma (qui est la sœur adoptive de la mère de naissance de Coleen) travaillait et avait besoin de quelqu’un pour garder ses enfants la journée. Lorsque j’ai rencontré Coleen en 2016 à Alotau, soit une dizaine d’années plus tard, elle vivait chez Rita, une autre fille d’Iriboma. Rita, qui avait entre trente et quarante ans, était atteinte d’un cancer du sein. Elle avait fait venir du village sa mère Iriboma pour prendre soin de son fils cadet, lui aussi malade, et Coleen pour prendre sa place au marché, où elle vendait des jus de fruits et des beignets de saucisses. Ce remplacement donne lieu à des cadeaux en argent, mais pas à une rémunération fixe. Coleen a laissé ses deux aînés à sa mère au village et est venue avec son cadet.

La circulation des enfants entre la lignée d’Isaveva et celle d’Iriboma prend deux formes : l’adoption-sevrage (Isaveva a sevré deux enfants d’Iriboma, Coleen a sevré la fille de Roy, fils d’Iriboma) et le placement à l’âge adolescent (Lauren, petite-fille de Isaveva qu’elle a élevée, a été envoyée à Port Moresby plusieurs années pour s’occuper des enfants de Leah, la fille d’Iriboma). Les transferts d’enfant se succèdent et s’inscrivent dans une relation d’entraide qui inclut toute la famille, particulièrement les mères et les filles, renforçant ainsi l’attachement et le lien de parenté adoptive à chaque génération.

Des discours

En plus des dimensions matérielle et temporelle, les adoptions intrafamiliales informelles reposent sur une dimension symbolique. Il existe différents actes symboliques pour inscrire un enfant dans une lignée familiale, en lui donnant un nom qui reflète son appartenance à sa famille adoptive par exemple. Certains de ces actes relèvent du registre discursif, comme la production d’un récit d’adoption.

Dire l’amour

Pour aborder la dimension discursive de la fabrique de la filiation, on peut regarder comment, à Kiriwina et en Polynésie française, les personnes parlent de l’adoption. De manière intéressante, on retrouve des formulations assez proches.

À Tahiti, Michel livrait cette définition de l’adoption fa’a’amu : « fa’a’amu, c’est donner du cœur ». Les discours émiques sur le fa’a’amu mettent très souvent en avant l’importance de l’amour parental. Celui des parents biologiques, qui n’abandonnent pas leurs enfants, ne les rejettent pas, mais viennent en aide et comblent le désir d’enfants des parents adoptifs qui « veulent » l’enfant, le « demandent » et le « réclament ». Dans ce discours qui dépeint une idéologie de ce qu’est une véritable, ou une « bonne » adoption fa’a’amu, la parentalité fa’a’amu n’est pas une parentalité de circonstance, de sauvetage ou de compensation. En s’inspirant des travaux récents sur la parenté, et notamment sur les parentés issues de procréations médicalement assistées, on pourrait dire que la parenté fa’a’amu se doit d’être une parentalité d’intention (Théry, 2016), intention de donner et intention de « prendre ».

À Kiriwina, le motif de l’amour et de l’aide est également présent dans les discours sur l’adoption. Coleen, la fille d’Isaveva, le formulait ainsi : « Quand tu adoptes des enfants, les enfants de tes frères ou de tes sœurs alors ensuite les gens vont dire “Oh tu aimes vraiment ta sœur ou ton frère”. C’est notre coutume. C’est pour ça qu’on veut l’aider. » Coleen utilise deux verbes pour parler de l’adoption : « to help » (aider) et « to love » (aimer). Le verbe « aider », pilase en kilivila est utilisé pour énoncer des dons entre parents et entre voisins : on « aide » d’un paquet de riz ou de sucre. Quant au verbe « aimer », Numwaya, la mère adoptive de Mokasai et Giva, l’utilise aussi quand elle m’expliquait les liens entre un enfant et une mère adoptive : « Ici eyobwelis [ils aiment]. Surtout si minana eyamata bwena esekila kauna [elle s’en occupe bien, elle leur donne de la nourriture] »[10].

Pour dire le lien qui unit un enfant à la femme qui l’adopte au moment de son sevrage, Numwaya parle d’amour, un amour qui nait des soins donnés, sous forme de nourriture notamment, une relation souvent mise en lumière dans le Pacifique (Carsten, 1995).

La fabrique du récit

Les études sur l’adoption et sur les enfants conçus grâce à des techniques de procréation médicalement assistée ont mis en lumière l’importance du récit dans le rapport aux origines et la construction identitaire (Carsten, 2000b ; Martial et al., 2021). L’idée que je propose ici est que ces récits d’adoptions n’engagent pas seulement la construction identitaire de l’enfant adopté, mais aussi la relation entre les parents adoptifs, de naissance et l’enfant. Ces discours ont une portée performative : ils fabriquent de l’intentionnalité, ils produisent de l’attachement en énonçant des affects. La production de cette intentionnalité est perceptible dans le récit que Vairea, une femme d’une quarantaine d’années rencontrée à Tahiti, m’a fait de l’adoption de son fils fa’a’amu.

Le petit est le fils de la sœur du mari de Vairea. Cette sœur et son mari avaient déjà deux filles et trois fils. Le mari a refusé, à la naissance du bébé, de croire que l’enfant était son fils, malgré les affirmations de son épouse. Le bébé avait la peau très claire et les cheveux roux, tandis que les autres membres de la famille sont bruns à la peau mate. La mère a appelé son frère (le mari de Vairea) le jour de l’accouchement pour lui demander de prendre le garçon, « parce qu’il fallait que quelqu’un le prenne ». Le couple avait donné au bébé le prénom du mari de Vairea, « pour l’obliger à le prendre ». Vairea s’est rendu à l’hôpital après avoir fini de travailler ce jour-là. Quand elle est entrée dans la chambre, le bébé était déjà dans les bras de son mari. Elle me raconte avoir regardé le bébé et s’être exclamée « Oh qu’est-ce qu’il est beau ce bébé-là, qu’est-ce qu’il est beau ! » alors « c’est nous qui avons pris le bébé ». Dans la suite de la conversation, Vairea me décrit comment elle s’est attachée à l’enfant, et comment l’enfant a également gardé des liens avec ses parents biologiques puisque les deux couples sont voisins. Le petit sait depuis longtemps qu’il a été adopté et appelle ses parents biologiques, « papa et maman » et ses parents adoptifs « Maman d’amour et papa d’amour ». L’adoption n’a pas été officialisée par une procédure administrative. Elle me relate qu’un jour, le petit garçon était en compagnie des deux couples et a questionné Vairea, sa mère adoptive : « Maman, pourquoi est-ce que maman [le prénom de la mère biologique] elle m’a donné ? Elle voulait pas de moi ? » Vairea me raconte lui avoir répondu, « mais non, mais non, ils voulaient te garder, mais c’est nous ! Nous, on avait eu que une fille et on voulait un garçon et papa X et maman X ils avaient déjà trois garçons, alors on leur a demandé de te donner à nous ! Et on a pleuré, pleuré et finalement ils ont bien voulu te donner ». Quand le petit garçon est parti, la mère biologique est venue dire à Vairea « Ah, c’est gentil ce que t’as dit tout à l’heure. C’est gentil d’avoir menti », et elle a rétorqué « Ah bah oui, qu’est-ce que tu veux, tu veux pas qu’il te tourne le dos ? »

Ainsi, Vairea livre une narration à trois niveaux sur l’adoption de son fils. Il s’agit du rejet d’un enfant, lié à un soupçon d’infidélité fondé sur une différence d’apparence physique. On peut imaginer également que le couple ayant déjà plusieurs enfants, un bébé de plus aurait représenté une charge de travail et une charge économique trop lourde pour cette famille de milieu populaire. La deuxième perspective est celle des parents adoptifs, d’abord « contraints » par les parents biologiques, mais qui tombent en amour pour le bébé dès qu’ils le voient, à la manière d’un coup de foudre parental. À un dernier niveau, le récit que Vairea produit pour son fils vise à dissimuler le fait que ses parents biologiques n’aient pas voulu de lui et à le construire comme un enfant désiré par deux couples de parents. Vairea justifie son mensonge et dit avoir voulu sauver le lien entre la mère biologique et le petit garçon, mais il s’agit également de préserver la subjectivité de son fils et sa construction de soi.

Conclusion

Deux enquêtes ethnographiques sont entrées dans le détail des adoptions intrafamiliales dans deux contextes où elles sont très majoritairement informelles. L’analyse micro de plusieurs cas d’adoption m’a permis de décrire comment se fait, au quotidien et à l’échelle d’une vie, une adoption. Dans cet article, je me suis peu penchée sur les structures, les motifs et les conséquences de ces adoptions, déjà largement renseignés, mais plutôt sur les actes et les mots qui donnent corps aux relations de parenté adoptive. Analyser ensemble les adoptions telles qu’elles se pratiquent aujourd’hui en Polynésie française et à Kiriwina a mis en évidence de fortes similarités que j’ai choisi d’inscrire dans une perspective transculturelle plus que dans le cadre d’une homogénéité liée à une même appartenance à l’ère culturelle océanienne, appuyant cette montée en généralité sur les écrits relatifs à la circulation des enfants, à l’adoption dans le monde, qu’elle soit formelle ou non. Trois dimensions du processus d’apparentement au cœur des adoptions intrafamiliales informelles ont pu être mises en avant et connectées. La première est la dimension pragmatique : l’adoption existe grâce à des actes, à des choses et à du faire. Les liens sont construits par le travail parental, des transactions économiques entre parents et enfants adultes et par des pratiques de transmission. La deuxième est la dimension temporelle. La temporalité du processus de fabrication des liens n’est pas linéaire : les adoptions peuvent toujours être défaites et certaines périodes biographiques sont propices à rompre ou à nouer les liens adoptifs. La troisième est la dimension discursive, car s’apparenter passe aussi par l’énonciation de l’intentionnalité de la parenté et par la verbalisation de la relation adoptive.

Cet article éclaire une particularité des adoptions informelles qui, en l’absence d’officialisation de la filiation par une procédure administrative ou un rite symbolique, reposent uniquement sur le processus d’apparentement. Cette accumulation d’actes, matériels et symboliques, ponctuels et réguliers, accomplis par les parents, les autres membres de la famille et par les enfants pour fabriquer de la parenté n’est pas le propre de l’adoption informelle. Les actes, le temps et les discours me semblent une triade heuristique pour décrire le processus relationnel à l’œuvre dans les adoptions formelles, mais aussi dans les relations de parenté où la dimension pratique s’appuie sur, ou existe avec, des liens officiels, qu’ils soient fondés sur le droit ou sur la procréation.