Corps de l’article

Introduction

Près de 14 000 individus ayant le statut d’immigré.e en France ont déposé en 2018 une demande officielle de regroupement familial (AGDREF, 2019[1]). Cette procédure concerne les familles (conjoint.e et enfants mineurs) des étranger·ères[2] hors Union européenne qui résident légalement en France depuis au moins un an et demi, sous certaines conditions de ressources et de logement. À partir d’une dizaine d’études de cas, j’ai examiné la manière dont elles mènent les démarches au moyen d’entretiens, mais surtout à travers leurs échanges au sein de groupes d’entraide en ligne (sur Internet). L’article interroge les conditions de possibilité de mobilisations collectives de familles migrantes au sujet d’un dispositif dédié à la sphère privée. Quel accès au « droit à une vie familiale normale » défini et prévu par les textes internationaux (Huddleston, 2011) ces communautés en ligne garantissent-elles ?

Il s’agit ici d’articuler – sur le cas de la France – les échelles d’analyse de ce processus d’accès au « droit à une vie familiale normale », qui s’appuie désormais sur la mise en ligne d’expériences vécues et sur la circulation de savoirs administratifs entre immigré·es. Au centre de la réflexion figurent les interactions entre les structures du niveau macrosociologique (les contraintes des normes étatiques de sélection) et les acteurs du niveau microsociologique, leur agentivité et leurs mobilisations au sein de réseaux constituant du capital social (Martiniello et Rea, 2011). Ces réseaux témoignent des sociabilités et solidarités mises en place en ligne par les acteurs (et leurs prolongements hors ligne) pour composer avec les contraintes institutionnelles.

Après avoir présenté le cadre théorique de la recherche le cadre juridique français du regroupement familial, et la méthodologie suivie, ce travail s’organisera en deux temps. Je montrerai d’abord que les communautés en ligne étudiées sont des lieux de circulation d’un savoir pratique et empirique sur le cadre juridique et les démarches, mais aussi que l’appropriation de ces ressources n’est pas uniforme au sein des familles. La dernière partie de ce travail sera consacrée aux effets de l’appropriation de ces ressources dès l’instant où elles sont mises à la disposition du collectif, entre soutien et encadrement moral des carrières administratives.

Du droit à une vie familiale normale… aux stratégies d’accès à ce droit

Constater l’écart entre les droits « sur le papier » – les principes inscrits dans les textes juridiques régissant les libertés et prérogatives des individus au sein d’une société, et l’accès effectif à ces droits – leur application par des administrations d’État – est une étape courante de toute « carrière migratoire » (Têtu-Delage, 2009 ; Weil, 1991).

Concernant la réunification familiale en migration, les travaux sociologiques ont insisté sur l’agentivité des acteurs face au droit et à ses applications, mettant en avant leurs stratégies de contournement, de résistance et d’adaptation aux critères institutionnels. Les stratégies d’accès au droit de regroupement familial rassemblent un ensemble de pratiques diverses mises en œuvre pour tenter de rapprocher l’expérience du droit des principes qui le définissent. Cette adéquation peut se faire par le haut, lorsque des familles migrantes fortement mobilisées parviennent à faire évoluer la jurisprudence, générant ainsi une adaptation du droit aux expériences vécues (Têtu-Delage, 2009 ; Brocard, 2019 ; Pascouau et Labayle, 2011). Elle peut également se faire par le bas, via une adaptation des pratiques familiales aux critères institutionnels, ou via un report vers d’autres voies de réunification. Les familles font parfois le choix de voies illégales : entrer sans visa ou avec un faux document, ou bien rester en place après expiration de la durée de leur visa (Donato et Perez, 2017 ; Fresnoza-Flot, 2015 ; González-Ferrer, 2011 ; Vickstrom, 2014). Elles mobilisent aussi leurs réseaux pour composer avec les critères administratifs : par exemple, en impliquant des proches pour héberger les nouveaux venus (Bonizzoni, 2015 ; Mazzocchetti, 2011) ou pour obtenir des papiers (Garrison et Weiss, 1979).

Les familles qui veulent se réunir mettent en œuvre des « stratégies de navigation » (Tuckett, 2015) qui s’incarnent dans des interactions (avec les représentant·es de l’institution, avec des professionnel·les du droit) et dans du travail administratif ­(Odasso, 2021b). Ainsi, la complexité des rouages administratifs mène les familles à devenir expertes de leur propre situation (Fogel, 2019). L’accumulation et surtout le partage (grâce aux sites Internet) d’expériences vécues et de ressources administratives acquises individuellement engendre-t-elle leur conversion en « capital collectif d’expérience biographique » (Delcroix, 2004) ? Des travaux ont montré que certaines familles défendent le « droit à une vie familiale normale » par la publicisation de leurs relations affectives intimes, revendiquant une « citoyenneté affective » par l’action collective (Odasso, 2021a ; Plummer, 2003). Les modalités de mise à disposition de l’expertise administrative, voire l’organisation collective de familles migrantes et l’inscription de ces mobilisations dans la carrière administrative des migrant·es, sont restées jusqu’ici des sujets peu abordés par la littérature.

J’emprunte l’expression de « carrière administrative » à Frédérique Fogel dans son travail sur la parenté des sans-papiers parisiens (Fogel, 2019). Elle y désigne le processus par lequel « l’étranger progresse vers un changement de statut, de “sans papiers” à “situation administrative régulière”, puis un changement de position dans la situation régulière ». À travers ce parcours, l’individu devient « expert de sa propre condition » par le « savoir cumulatif » issu de ses interactions avec les diverses administrations. La notion de carrière administrative se base sur celle de « carrière migratoire » (Martiniello et Rea, 2011) qui applique le cadre conceptuel beckerien (Becker, 1963 [1928]) à l’analyse des migrations.

La « carrière migratoire » est définie comme un processus de changement de statut, qui se construit à la fois de manière objective (il dépend de la structure politique et institutionnelle) et de manière subjective (il implique la perception et les caractéristiques des acteurs). « Il s’agit à la fois d’un processus d’apprentissage d’une pratique et d’un changement de l’identité sociale » (Martiniello et Rea, 2011). La « carrière administrative » est ici décrite comme le pendant bureaucratique de la carrière migratoire. Elle a pour objet les identités administratives – dont la valeur est différenciée – par lesquels les migrant·es transitent et dans lesquelles se coule leur identité sociale. L’obtention d’un statut, ou le passage d’un statut légal à un autre, nécessitent la mobilisation de ressources administratives (connaissance des procédures, adresse aux institutions…) et un travail de « paperasse » (paperwork). Enfin, le fonctionnement administratif se distingue objectivement par son épaisseur temporelle, et subjectivement par son opacité ou son caractère hasardeux. Une carrière administrative résulte des interactions entre contraintes bureaucratiques, dispositions individuelles, et mobilisation de ressources institutionnelles ou informelles. L’article se propose d’examiner seulement l’une de ces facettes, d’apparition récente, liée à l’émergence d’Internet : celle des espaces d’échanges online, des espaces d’interactions en ligne.

Une entrée par les espaces en ligne

Les familles transnationales souhaitant se réunifier sont, par définition, des familles séparées. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles s’arrêtent de « faire famille », c’est-à-dire de nourrir des liens affectifs et solidaires réguliers. De nombreux travaux ont pointé l’importance des réseaux sociaux et des technologies de l’information et de la communication pour les familles transnationales ­­(Baldassar, 2007 ; 2008 ; Baldassar et al., 2016 ; Geoffrion, 2021 ; Merla, 2011), qui entretiennent leurs liens à travers les frontières en préservant ainsi le sentiment de présence (Licoppe, 2004). Les espaces en ligne sont habituellement considérés comme des lieux de re-création de l’intimité d’une sphère familiale. L’omniprésence du numérique dans les sociétés contemporaines (Beuscart et al., 2016) a toutefois d’autres effets pour les familles migrantes que la possibilité de faire famille à distance. La dématérialisation des procédures administratives (Faron, 2016) fait disparaître les files d’attente devant la préfecture, participant à une individualisation de l’expérience migratoire. En revanche, le rôle et les usages – parfois collectifs (Geoffrion, 2018a ; Odasso, 2021a) – que font les familles immigrées de ces techniques de communication pour s’informer sur leurs droits ont fait l’objet jusqu’ici de peu de recherches empiriques. Or, les espaces virtuels peuvent aussi être le lieu de discussions, voire d’élaboration de stratégies collectives. Quels usages les individus font-ils de ces « liens faibles » (Granovetter, 1973) pour protéger et affermir leurs « liens forts » via la réunification migratoire ?

Confrontées à la séparation spatiale de leurs membres et à une pandémie mondiale, les familles transnationales ont investi les possibilités d’échanges à distance via Internet, qui sont rapidement devenus des moyens privilégiés de « faire famille » malgré la séparation physique. Cependant, l’utilisation d’Internet ne s’arrête pas à cet univers de communications interpersonnelles privées. Ayant découvert le phénomène de « communautés en ligne » destinées à appuyer leurs stratégies d’accès au « droit à une vie familiale normale », j’ai concentré mon attention sur la formation de groupes virtuels échangeant leurs « retours d’expérience » sur la procédure de regroupement familial en France. Il m’est apparu alors que ce phénomène émergent était voué à se développer dans les années qui viennent. Cet article se fonde uniquement sur l’étude de ce phénomène auprès de familles composées d’étranger·ères venant de pays situés hors de l’Union européenne.

Le cadre juridique français du regroupement familial

La composante familiale de l’immigration a depuis longtemps fait l’objet de l’attention étatique (Cohen, 2014 ; 2020), mais l’admission au séjour sous des motifs familiaux n’a été formalisée qu’au cours de la deuxième moitié du XXème siècle (Rodier, 1995 ; Rosental, 2006 ; Strasser et al., 2009). Les conditions à remplir se sont depuis progressivement rigidifiées (Pascouau et Labayle, 2011). En France, le régime du regroupement familial aujourd’hui défini par la loi du 24 juillet 2006 permet à un·e ressortissant·e étranger·ère de pays tiers[3] résidant régulièrement en France de faire venir certains membres de sa famille.

L’instruction d’une demande met en jeu trois pôles d’acteurs administratifs. La délégation territoriale de l’Office français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) et la mairie de la commune de résidence du demandeur·euse étudie sa situation socio-économique, qui fait l’objet de plus en plus d’attention dans l’ensemble des pays européens (Kofman, 2018 ; Staver, 2014 ; Wray, 2009) : le demandeur·euse doit attester de ressources stables et suffisantes (salaire supérieur au SMIC sur les 12 derniers mois pour une famille de deux ou trois personnes), ainsi que d’un logement « considéré comme normal pour une famille comparable vivant dans la même région géographique »[4]. Le Consulat de France à l’étranger vérifie les conditions d’état civil : les personnes autorisées à venir en France sont le conjoint·e majeur·e et les enfants mineurs. Enfin, la préfecture examine les conditions d’ordre public, et annonce sa décision. Depuis 2006, le titre de séjour « vie privée et familiale » délivré au conjoint·e est temporaire (un an) et renouvelable. Il peut cependant ne pas être renouvelé en cas de rupture de la vie commune pendant les trois années suivant l’entrée en France. Ce titre de séjour donne le droit de travailler et ouvre le droit à l’assurance et aux prestations sociales. Le déroulé d’une procédure est résumé sur la Figure 1.

Figure 1

Schéma simplifié du déroulé d’une procédure de regroupement familial

Schéma simplifié du déroulé d’une procédure de regroupement familial

Lecture : L’étranger·ère qui fait la demande dépose son dossier à l’OFII, qui lui délivre une attestation de dépôt (1). Celle-ci fait courir le délai de 6 mois prévu par le droit pour statuer sur la demande. L’OFII notifie alors le consulat en lui transmettant les pièces d’état civil, et la mairie de la commune de résidence afin qu’elle donne un avis. Cette étape est celle de l’enquête sur les ressources et la visite du logement (2). En pratique, l’OFII est souvent le seul à effectuer cette enquête socio-économique ainsi que la visite du logement ; au bout de 2 mois, le silence de la mairie vaut pour accord. L’OFII transmet les résultats de l’enquête sur les ressources à la préfecture et cette dernière prend sa décision finale en émettant un avis favorable ou défavorable après vérification des conditions d’ordre public (examen du casier judiciaire) (3). En cas d’avis favorable, les bénéficiaires du regroupement familial effectuent une demande de visa long séjour (motif « vie privée et familiale ») d’une durée de 4 mois à 1 an au consulat, et peuvent alors entrer régulièrement en France (4).

Crédits : Élaboration propre de l’autrice

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De nombreuses distorsions viennent entraver cette procédure complexe. D’une part, les délais sont rarement respectés, dépassant largement les 6 mois prévus par le droit dans les grandes villes, en particulier en Île-de-France. En pratique, il était en moyenne de 10 mois et demi, avec de fortes disparités géographiques (AGDREF, 2019)[5]. Le traitement des dossiers étant organisé de manière territoriale, les demandes sont particulièrement concentrées dans les zones où la part de la population étrangère est importante, ce qui entraîne des effets de congestion des services administratifs. Comme l’ont montré de nombreux travaux, l’attente est constitutive de l’expérience de la bureaucratie migratoire ­­(Geoffrion, 2021 ; Geoffrion et Cretton, 2021 ; Löbel et Jacobsen, 2021 ; Tuckett, 2015), la vie de famille pouvant ainsi être « mise sur pause » (Elliot, 2016) pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. D’autre part, l’accès à l’information n’est pas garanti : si la démarche générale est expliquée en détail sur le site de l’OFII, les administrations sont difficilement accessibles par courriel ou par téléphone, et ce problème est accentué par la dématérialisation progressive des démarches (Faron, 2016). Enfin, les pratiques discrétionnaires des bureaucraties (Brocard, 2019 ; Lipsky, 1980 ; Mascia, 2020), en particulier celles des administrations migratoires (Spire, 2005 ; 2008), teintent l’issue des démarches d’incertitude.

Méthodologie

Mon protocole d’enquête s’est inspiré de ceux mis en place par les travaux sociologiques et ethnographiques visant à étudier les pratiques et expériences des individus via une entrée par les communautés en ligne : observations non participantes des échanges (Geoffrion, 2018b), analyse de contenu (Akrich et Méadel, 2009 ; Beaudouin, 2016 ; Beaudouin et Velkovska, 1999), entretiens avec des membres (Béliard et Brossard, 2012 ; Zabban, 2016). Trois groupes Facebook, correspondant à trois directions territoriales de l’OFII en région parisienne ont été ciblés principalement : je les appellerai groupe Nord, groupe Ouest et groupe Sud. Ces groupes comptent un nombre très important de membres inscrits (voir tableau 1), même si le nombre d’individus qui interviennent effectivement sur la période étudiée (en publiant ou en commentant des contenus) est bien plus restreint.

J’ai d’abord effectué des observations au sein de ces trois groupes de « retour d’expérience » sur le regroupement familial. Un journal de terrain était tenu de manière hebdomadaire, où je consignais les thèmes abordés dans la semaine par les membres, les conseils prodigués, identifiant les membres les plus actifs. Quatre profils de membres se sont alors distingués : 1) les membres actifs, engagés dans la procédure depuis plusieurs mois, publiant beaucoup et participant à de nombreux échanges ; 2) les membres passifs, publiant rarement (parfois une seule question sur la durée de l’observation) et ne répondant presque jamais aux autres membres ; 3) les mentors, unanimement considérés comme « experts » du regroupement familial, jouant un rôle de moteur de discussions, incitant les autres membres à « partager [leur] parcours » et aux interventions appréciées. Comme mis en évidence par les écrits sur la sociologie d’Internet, ces groupes sont également composés d’un 4) « large public invisible » (Beaudouin, 2016) ou « spectateurs » (Bastard et al., 2015) : ces membres ne participent pas aux échanges ni ne publient, mais lisent les contenus.

J’ai aussi mené une analyse plus systématique des échanges par une aspiration (webscrapping) du contenu des pages[6], qui m’a permis de quantifier les contenus, et de calculer les métriques de chaque réseau, afin de confirmer et préciser les résultats obtenus par observation qualitative.

Tableau 1

Caractéristiques des groupes de retour d’expérience

Caractéristiques des groupes de retour d’expérience

*Dpt : département

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Par ailleurs, l’enquête s’est déroulée durant la pandémie de COVID-19 (de septembre 2020 à juin 2021), laquelle a pesé sur les démarches administratives : les enquêté·es ont été confronté·es au ralentissement (encore davantage par rapport à la normale) des enquêtes logement et au gel des visas de regroupement familial à partir d’août 2020. Un collectif dit « CoViD » pour « Conjoint Visa Discrimination » (l’expression est d’un des enquêté·es) a émergé des groupes en ligne pour engager une action juridique contre cette décision. J’ai pu en observer l’activité en me rendant aux manifestations, en suivant la page dédiée en ligne, et en lisant les comptes-rendus des réunions organisées par les membres fondateurs.

De plus, 10 entretiens ethnographiques ont été réalisés auprès de personnes recrutées via les groupes de retour d’expérience en ligne, répondant à mon message d’appel à entretien. Elles n’avaient pas le même statut. Le degré d’activité est variable, de « mentor » (étant le cas de 2 interviewés) à observateur (1 interviewé n’ayant aucune autre activité en ligne que son inscription dans un des groupes). 4 interviewé·es ont fait partie du collectif CoViD. L’entretien commençait par retracer la démarche de regroupement familial de l’enquêté·e et sa trajectoire administrative en France. La grille d’entretien évoquait aussi les rapports aux administrations et au travail administratif, la trajectoire biographique et conjugale de l’enquêté·e, ainsi que son expérience personnelle de la vie familiale transnationale, saisie via l’attente du conjoint·e et des enfants le cas échéant, et par le biais des autres relations de parenté en France ou au pays d’origine. Tous·tes étaient à des stades plus ou moins avancés de la procédure : 4 attendaient encore l’avis de la préfecture, 1 avait reçu un avis défavorable et avait entamé un recours en justice, 3 avaient reçu un avis favorable et attendaient de déposer ou recevoir le visa de leur conjoint·e, 2 avaient accueilli leur conjointe depuis quelques semaines. La nationalité et le statut socio-économique des interviewé·es reflètent les biais de l’entrée par ces communautés en ligne. 7 sont Algérien·nes, contre un Guinéen, un Tunisien et un Sri Lankais. Cette surreprésentation réelle (25 % des demandeur·euses de regroupement familial sont d’Algérie sur la période 1999-2018 d’après les données AGDREF) s’explique par l’importance du nombre d’Algérien·nes sur les groupes. En effet, les individus y accèdent par recherche Internet, mais également par interconnaissance, ce qui favorise la création d’un entre-soi. D’autre part, les interviewé·es sont plutôt qualifié·es et diplômé·es : titulaires d’une licence (1), d’un master (5) ou d’un doctorat (1). Une majorité (6) occupe des postes de professions intellectuelles supérieures ou de cadres. Un interviewé est titulaire d’un DUT, une a le bac et a repris des études supérieures, tandis qu’une autre s’est arrêtée en classe de 3e. Par définition, interagir au sein de communautés en ligne suppose la possession de ressources socioculturelles (savoir lire et écrire le français[7]) et matérielles (disposer d’une connexion internet). Ces prérequis peuvent expliquer la surreprésentation du haut de l’espace social chez les interviewé·es, outre le sentiment de légitimité à parler de son expérience au cours d’un entretien avec une personne perçue comme Française sans ascendance migratoire[8]. Les fractions les plus fragiles des demandeur·euses se sont révélées plus méfiantes quant à mon projet d’enquête, ou peu désireuses de partager leur expérience de regroupement familial souvent teinté d’incertitude ou d’échec.

Dans ses travaux sur les communautés en ligne, Dominique Cardon met en évidence différents « formats de la visibilité numérique ». Sa cartographie du paysage identitaire numérique oppose notamment l’identité civile (sexe, statut matrimonial et administratif, localisation) et l’identité virtuelle (Cardon, 2008). Dans le cas des communautés d’échanges étudiées, l’identité civile et l’identité virtuelle se confondent, étant donné que le parcours administratif est la principale donnée rendue visible en ligne. Ce format de la visibilité entre parole privée et publique nécessite de prendre en compte les enjeux éthiques de la recherche. En s’inscrivant sur Facebook, chaque utilisateur signe la politique de traitement des données de l’entreprise, y compris celle de l’utilisation des données fournies en ligne à des fins de recherche. Lors de mon entrée sur les groupes, j’ai tout de même posté un message me présentant et expliquant ma démarche. Il est vrai que les membres inscrits après cette publication pouvaient ne pas l’avoir vue, et n’avaient pas toujours conscience que leurs échanges faisaient l’objet d’une recherche (Geoffrion, 2018b). En aval, j’ai été attentive à respecter l’anonymat des enquêté·es. Les échanges en ligne ont été adaptés sous forme de dialogues partiellement tronqués afin de ne pas être reconnus. J’ai anonymisé l’identité des enquêté·es rencontré·es en entretien en utilisant des pseudonymes. Les noms des groupes, des communes de résidence et celui du collectif sont fictifs. Pour identifier plus précisément les extraits de matériaux issus de l’observation en ligne et ceux issus des entretiens, les premiers ont ici été retranscrits en italique.

Face à la défaillance des institutions, la circulation d’un savoir empirique sur leur fonctionnement

Un flux d’information actualisé en permanence : une ressource informationnelle mouvante sur des parcours administratifs stagnants

Un premier constat frappant au sujet des communautés en ligne est le caractère prolifique des échanges, contrastant avec l’immobilité et l’opacité des administrations. Les sujets de discussion sont divers. Les interventions peuvent être très générales et porter sur les critères légaux (revenu, logement, état civil) du regroupement familial. Les membres posent également des questions plus ponctuelles sur une étape précise de la procédure, sur un courrier reçu, sur la conformité d’un élément du logement, photo à l’appui… De plus, les groupes sont des lieux de soutien moral des membres (Geoffrion, 2018a) : les membres publient des messages de soutien, des notifications enjouées de réception d’un avis favorable ou, de manière marginale, des photos de l’arrivée de leur famille sur le territoire. Les administrateur·rices et modérateur·rices des groupes incitent les membres à « partager [leur] parcours », sous la forme de succession des dates jalonnant la démarche (dépôt et enregistrement du dossier, visite du logement…).

Les publications ont cependant un thème récurrent : la temporalité administrative. Cette question est abordée par les nouveaux membres qui s’interrogent sur la durée des démarches. Elle est posée – de manière longitudinale – par des membres plus anciens demandant aux autres « des nouvelles » de « leur parcours » : il s’agit alors d’estimer, en fonction de l’étape à laquelle sont arrivés les membres ayant déposé leur demande au même moment, l’avancement de son propre dossier. Cette actualisation quotidienne des « nouvelles » (respectivement 29 %, 26 % et 17 % des publications sur les groupes Nord, Ouest et Sud) équivaut à une reconstitution virtuelle de la file d’attente dans laquelle sont engagées séparément les familles, celle-ci étant plus ou moins longue selon les départements.

Mars 2021, groupe Sud

Q (h) : Bonjour, Je compte déménager bientôt et j’hésite en le 78 et 92. Quel est le département le plus rapide dans le traitement de dossier ? Combien de temps ça prend ? Merci.

R1 (h) : 78 ! 12-14 mois

R2 (h) : 78 c’est 8 à 10 mois max

Avec les données, AGDREF il est possible de calculer la temporalité administrative, ce qui confirme la connaissance pratique qu’en ont les enquêté·es. La préfecture des Yvelines (78) était en 2017 la plus rapide d’Île-de-France pour traiter les dossiers de regroupement familial (les données AGDREF ne permettent pas de vérifier ces dires sur des années plus récentes). Le délai d’instruction des dossiers y était en moyenne inférieur à 10 mois. En entretien et dans leurs échanges en ligne, les discours des enquêté·es montrent qu’ils sont conscients des différences entre départements. De la même manière, la Seine–Saint-Denis est unanimement considérée comme un des départements les plus difficiles en termes de délais de regroupement familial (« c’est un cauchemar », « trouve-toi une autre préfecture », « il faut fuir !!! »). Pour des dossiers déposés en 2015, la procédure de regroupement familial durait en moyenne 2 ans. En 2017, les délais s’étaient réduits, mais restaient de presque 15 mois en moyenne (AGDREF 2019).

Les entretiens ethnographiques confirment que le savoir empirique sur la temporalité des démarches est utilisé comme ressource stratégique par les individus avant leur dépôt de demande de regroupement familial, et influence même leurs choix résidentiels. Tel est le cas de Méziane [33 ans, Algérien, master, consultant commercial, demande de regroupement pour sa conjointe et leur fils de 3 ans] qui décide de s’installer dans le Val-d’Oise (95), car il s’agissait à l’époque du « département le plus coté » selon « les retours d’expérience », ou encore d’Aziz et Donia qui suivent une stratégie similaire.

Entretien avec Donia [48 ans, Algérienne, dépôt avril 2019, Val-d’Oise], 9 octobre 2020

Donia : Je ne voulais pas le déposer à Coulliers [92]. Donc j’ai attendu d’abord de déménager. Ouais. J’ai déménagé…

Q : Et pourquoi tu ne voulais pas le déposer à Coulliers ?

D : Et bah parce que, à l’époque, on disait que c’était plus long que [la préfecture de] Cergy-Pontoise. Du coup aujourd’hui, les deux se valent !

Que les échanges concernent la temporalité des démarches ou les critères spécifiques pour les mener à terme, le consensus est généralisé pour souligner les défaillances des institutions. Les silences de l’administration (« [à l’OFII] ils ne répondent pas ni au téléphone ni mail ») et son arbitraire (« il n’y a pas de logique […] on a jamais compris comment ils traitent les dossiers ») sont ressentis par les enquêté·es comme une violence institutionnelle. « L’attente est une des manières privilégiées d’éprouver le pouvoir, et le lien entre le temps et le pouvoir », écrit Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes (Bourdieu, 1997, p. 411). Caractéristique du processus bureaucratique migratoire ­­(Elliot, 2016 ; Geoffrion, 2021), l’attente est ici inégalement distribuée : Aziz met ironiquement en évidence le contraste entre les délais de son regroupement familial et la durée de sa visite de logement (« elle a pris 15 minutes, pas plus »). Cette stratification place les individus dans une situation de subordination et de dépendance, ressentie comme telle (Auyero, 2011 ; Schwartz, 1974) : l’attente est ainsi l’expression du pouvoir exercé par l’administration sur les familles migrantes.

Entretien avec Méziane [33 ans, Algérien, master, consultant commercial, demande pour sa conjointe et leur fils de 3 ans, en attente de l’avis de la préfecture du Val-d’Oise], octobre 2020

« Mais là le problème c’est que on traîne. Voilà, on traîne, on sait pas, on attend, on peut pas contester… C’est ça ce que je trouve le plus terrible. Et généralement, y’a toujours cette peur, cette appréhension d’aller affronter l’administration… Moi ma perception, c’est comme là, je suis en train de quémander, de demander le… [Rires] le regroupement familial. Alors que c’est un droit. C’est un droit, c’est inscrit dans la loi, etc. Voilà. Mais on n’a pas… cette notion. Moi j’arrive pas à le voir comme un droit. Là je demande, je demande l’aumône… [Rires]. C’est… Ok voilà, c’est ma perception [Rires]. »

La désillusion de Méziane illustre comment les récits d’expérience du regroupement familial vident de son sens le « droit à une vie familiale normale » définie par les textes : les individus constatent un écart entre une reconnaissance de leurs droits sur le papier, et ses applications pratiques (Têtu-Delage, 2009). En outre, la soumission de la temporalité conjugale et familiale à la temporalité administrative est particulièrement mal vécue par les individus en raison des coûts émotionnels que cela représente (vie conjugale « à travers les écrans », « prises de tête », ne pas être là pour « les grandes étapes » de la vie familiale).

Or, ces décalages de temporalité mettent aussi en péril l’issue même du regroupement familial. Par exemple, de nombreux couples doivent composer avec l’arrivée d’un enfant au cours de leur démarche. La question de la déclaration (ou non) de la grossesse et/ou de la naissance à l’OFII, en particulier lorsque l’appartement est désormais devenu trop exigu au regard de la législation, est un enjeu sur lequel les échanges en ligne ne s’accordent pas. Certains conseillent de déclarer immédiatement l’enfant au risque de se voir opposer un refus, d’autres de ne le régulariser qu’a posteriori, au risque que l’accouchement ait lieu avant l’arrivée de la mère en France.

Septembre 2021, groupe Nord

Q (h) : Bonjour, ma femme est enceinte. J’ai la visite de logement en octobre. Est-ce que je dois déclarer ça à l’enquêteur de l’OFII. Merci.

R1 (h) : Le mieux est de ne pas l’informer surtout si l’arrivée du bébé peut changer la situation du logement.

R2 (f) : Vous pouvez l’informer, mais ce ne changera rien pour l’enquêteur, par contre envoyez une copie du certificat de datation donne par le gynécologue à l’OFII pour faciliter les démarches du bébé. Bonne chance.

R3 (f) : Non vous déclarez pas, moi j’ai déclaré après la visite de logement ils ont refusé le dossier

R4 (h) : Il faut le déclarer car comme les délais sont longs et si votre femme accouche là-bas il faudra faire une autre demande pour votre enfant. (…)

R5 (f) : Ne surtout pas déclarer la grossesse car beaucoup de chose changent.

Cet exemple montre que la perception et la connaissance du droit qui circulent à travers le partage d’expériences individuelles étant par nature empiriques, les ressources institutionnelles qui en émergent sont mouvantes. La prolifération du contenu et l’actualisation quotidienne des échanges entravent l’émergence d’un savoir collectif unifié, et un effort de synthétisation est nécessaire.

Entretien avec Mandjou [35 ans, Guinéen, licence de biologie, intérimaire dans la restauration, demande pour sa conjointe, en attente de la réouverture des frontières, Puy-de-Dôme], septembre 2020

« Le fait pour moi de lire tous ces posts, en fait, disons, ça a été une espèce d’expérience pour moi, comme si j’acquérais de l’expérience. […] En fait les informations qu’on a, qu’on reçoit sur les réseaux sociaux sont à l’état brut, elles ne sont pas synthétisées. Disons que ce sont les personnes qui ont vécu les faits, qui racontent les faits. Qui sont confrontées à certaines difficultés, à certaines réalités, qui ne sont pas, que l’on retrouve pas sur le site [de l’OFII] en fait. »

Les échanges en ligne constituent une ressource informationnelle sur les différentes étapes de la procédure de regroupement familial. Ils permettent d’approcher une estimation de la temporalité dans les préfectures : les familles peuvent ainsi anticiper l’attente d’une part, et avoir des stratégies pour limiter l’attente d’autre part.

Ces ressources sont cependant mouvantes. De ce fait, l’appropriation des échanges en ligne suppose des capacités de lecture, d’abstraction et de comparaison qui ne sont pas uniformément réparties dans l’espace social. L’acquisition de compétences institutionnelles par la mise en commun des parcours administratifs, ainsi que l’application des conseils qui en émergent, révèle des lignes de clivage au sein même des familles migrantes.

Des ressources inégalement appropriées au sein des familles, révélant le partage genré du travail administratif

L’observation de l’activité des groupes de retour d’expérience révèle que les membres qui y publient sont plus fréquemment des femmes que des hommes. Sur le groupe Nord, 60 % des publications et des commentaires sur la période étudiée sont écrits par des femmes. Ce résultat peut sembler surprenant, étant donné que depuis 1999, 75 % des demandes de regroupement ont été effectuées par des hommes, et que cette proportion est restée relativement stable dans le temps (AGDREF, 2019). La surreprésentation des femmes sur les groupes de retour d’expérience est en partie liée au partage des tâches administratives au sein du couple lors du déroulé de la demande. L’analyse des publications et des commentaires montre que de nombreux messages sont en fait postés par les conjointes à l’étranger qui font l’objet du regroupement familial demandé par leur mari. Ces publications permettent de saisir que la démarche de regroupement familial est un processus mettant en jeu non pas uniquement le conjoint·e qui dépose la demande, mais les deux membres d’un couple, et qui est le fruit de négociations conjugales, ainsi que d’un travail administratif qui n’est pas uniformément réparti.

Sur le papier, la démarche est asymétrique : le dossier est à déposer en France par un étranger en situation régulière et le titre de séjour obtenu par le membre rejoignant (« vie privée et familiale ») dépend à la fois de sa situation conjugale et du droit au séjour du membre rejoint. Les échanges au sein des groupes permettent de mettre au jour que les conjointes jouent un rôle actif dans la démarche. Elles s’impliquent déjà depuis les questionnements avant même le dépôt du dossier (« je suis Tunisienne, mon mari est médecin en France à Paris et on aimerait le rejoindre mes 2 enfants et moi. Avez-vous une idée sur le temps que peut prendre la procédure ? ») jusqu’à la réception de l’avis favorable (« je veux partager ma joie avec vous, aujourd’hui mon mari a reçu l’avis favorable ») ou défavorable (« mon mari a récupéré la lettre recommandée, on a dit que la superficie est insuffisante »), en passant par la constitution du dossier (« comme mon mari il rentre en Algérie dans la période la moyenne des ressources n’atteint pas la somme demandée j’ai peur d’avoir défavorable »), l’attente (« on a déposé notre demande en novembre 2020 et on n’a rien reçu jusqu’à maintenant ! Est-ce normal ? ») et les tracasseries administratives  entre temps mon mari a changé d’adresse, doit-on transférer notre dossier dans le 95 ? »). En entretien, Karim décrit comment il s’est organisé avec son épouse Imène pour l’avancée de leur dossier de regroupement.

Entretien avec Karim [33 ans, Algérien, 2 masters, ingénieur en informatique, demande pour sa conjointe et sa fille de 3 ans, arrivées en France, Essonne], janvier 2021

Q : Et [Imène] vous a beaucoup aidé sur toute la démarche ? Ou c’était plus vous qui faisiez ?

Karim : Bah tous les deux. […] Genre on voyait ensemble, on lisait ensemble les trucs, genre moi de mon côté, ou parfois, on était au téléphone, on était en train de discuter, « voilà, j’ai mis ça, j’ai vu ça », « est-ce que t’as mis ces documents », « oui c’est bon, je les ai tirés, tatata ». Et j’ai eu la chance, justement, qu’elle soit avec moi quand on a envoyé le dossier. Elle était ici avec ma fille, en février [grâce à un visa tourisme]. […] Elle a acheté les chemises, les étiquettes, elle avait tout préparé… Et heureusement, moi, je suis assez brouillon. Donc elle, elle avait fait hyper bien, et tout… Non non, elle a été vraiment d’une grande aide.

La gestion administrative du regroupement familial est une activité partagée dans ce couple, qui dresse en commun la liste des documents à fournir afin de ne rien oublier. Si c’est Karim qui prend en charge les grandes étapes de la démarche du fait de sa présence sur place (il réceptionne les courriers, fait visiter le logement, se rend dans les administrations, passe les appels téléphoniques), Imène contrôle étroitement ses démarches ; autrement dit, elle « prépare le dossier » avant envoi. D’après les propos de Karim, elle qui porte également la charge mentale de l’actualisation de son instruction : elle s’informe au sein des communautés en ligne, demande à son mari « d’aller voir » à la mairie de sa commune de résidence quand elle « commence à s’impatienter », elle lui rappelle la nécessité de trouver un rendez-vous pour un titre de séjour (« ma femme me dit “regarde peut-être les rendez-vous, peut-être qu’il y en a !” […] elle avait raison, je me suis connecté, il restait comme par hasard 2 rendez-vous sur la semaine. »). Imène s’assure aussi de la conformité du dossier et s’aperçoit à cette occasion de quelques erreurs qui ont ralenti la démarche, ce qu’elle lui a d’ailleurs reproché. Les propos de Karim laissent deviner, en filigrane, que ces petites erreurs et ces arrangements administratifs sont source de tensions au sein du couple (« Moi ma nature, d’habitude, je ne suis pas quelqu’un qui stresse. Je suis à la cool, et tout. C’est plutôt un petit peu ma femme qui stresse [Rires]. Et, c’est elle qui me met la pression, on va dire »). Le cas de Karim et Imène montre l’importance de l’activation de dispositions genrées et scolaires dans la poursuite des démarches (Imène prépare le dossier avec des « chemises » et des « étiquettes », et lorsque son mari s’étonne des difficultés de compréhension de certains membres des communautés en ligne, elle lui rappelle l’importance de « bien comprendre le français »). Il permet d’autre part de mettre au jour le partage des tâches – ici non plus en ligne, mais hors ligne – négociées de manière plus ou moins explicite au sein du couple. Au-delà des compétences individuelles, faire équipe à l’échelle conjugale, c’est-à-dire mettre en commun des ressources différentes liées au genre et au parcours administratif antérieur (Pape, 2011), assure la réussite de la démarche.

Dans un tel contexte, les couples qui ne sont pas particulièrement dotés en capital scolaire seraient les moins à même de convertir de leurs ressources propres en compétences institutionnelles. Les échanges en ligne illustrent que la moindre réception d’un courrier ou d’un courriel ayant une apparence officielle déclenche la panique des individus qui n’en comprennent pas immédiatement le sens (Navaro-Yashin, 2007) et qui en partagent des photos afin de recevoir de l’aide pour les déchiffrer (« ça veut dire quoi ? », « j’ai rien compris »). La force émotionnelle des « papiers » est due au pouvoir qu’ils détiennent sur la trajectoire migratoire (Geoffrion et Cretton, 2021). Cette affirmation doit toutefois être nuancée : parmi les individus les moins dotés scolairement, il ne faut pas négliger le poids d’une socialisation précoce aux démarches bureaucratiques, par « délégation » parentale des « aspects les plus routiniers des tâches administratives » (Siblot, 2006). Donia [bac général, reprise d’études supérieures à 40 ans] raconte qu’elle accompagnait fréquemment son père « aux impôts », et qu’elle a « toujours baigné là-dedans ». Dahan [bac général, DUT en informatique], « rempliss[ait] souvent les formulaires administratifs » dès l’instant où il a « commen[cé] à parler un peu mieux français ». Jamila [aucun diplôme], aînée de sa fratrie, a rapidement endossé le rôle de « secrétaire de la famille » (Siblot, 2006) au détriment de sa scolarité.

Entretien avec Jamila [50 ans, Algérienne, aucun diplôme, employée dans la restauration, demande pour son conjoint et les 4 enfants de ce dernier, en attente de l’avis de la préfecture de Seine–Saint-Denis], septembre 2020

Jamila : Et c’est moi qui m’occupait des paperasses de mon père, des courriers et tout. En fait j’étais responsable, à 16 ans, 16-17 ans. C’est moi qui m’occupait de toutes les papiers, en fait.

Q : Quoi comme papiers, par exemple ?

J : Bah quand par exemple, tu vois quand il va à la Préfecture, prendre des rendez-vous… Ou des papiers à remplir c’est moi qui les rempli[ssai]t... ’Fin, des trucs comme ça, quoi ! […] Par exemple, à l’époque, j’me souviens, on avait des quittances de loyer à remplir. Et je me souviens, c’est toujours moi qui remplissais les, tu sais, les trucs, les carnets, là ! « Ma fille, tiens ! » [Elle mime son père qui lui tend un papier] « Tu veux me remplir ma quittance, steuplait ? » [Rires]. Et je lui remplissais, je lui faisais… Ouais, c’est moi. Et puis après, bah j’ai arrêté [l’école]. Parce que sinon, justement, je sautais [passais] de classe en classe.

Encore aujourd’hui, Jamila se charge des papiers de sa mère, illettrée. Elle a si fortement incorporé ce rôle qu’elle n’hésite pas à proposer son aide en dehors de sa sphère familiale : auprès d’une inconnue ne sachant pas envoyer de lettre recommandée à la Poste ou auprès d’amies également engagées dans une démarche de regroupement familial. Le parcours de Donia, elle-même arrivée en France à 8 ans par regroupement familial, illustre aussi la conversion d’une socialisation primaire aux « papiers » en ressources juridiques et administratives, puisqu’elle a longtemps été écrivaine publique pour le Centre culturel de sa commune, et continue à l’être actuellement de manière bénévole.

Les communautés en ligne constituent une instance de socialisation au droit au regroupement familial et à l’administration, qui vient s’ajouter à des dispositions préalables inégalement réparties selon le sexe, adossées à des ressources scolaires et à des ressources administratives développées par des socialisations antérieures. À l’échelle individuelle, l’appropriation des ressources informationnelles est genrée à l’image de la division du travail administratif à l’échelle du couple. L’activité en ligne, surinvestie par les conjointes rejoignantes, se place ici dans la continuité directe d’un partage des tâches et des compétences hors ligne.

Ainsi, les informations qui circulent en ligne sont foisonnantes, mais leur acuité témoigne de l’émergence d’une connaissance empirique « par le bas » du fonctionnement administratif et de ses distorsions. Quels effets ces échanges de connaissances juridiques et institutionnelles produisent-ils sur les parcours individuels et leurs représentations ?

Effets individuels et collectifs de la circulation des ressources : entre soutien et encadrement moral des carrières administratives

Le rôle des mentors : de l’autosocialisation au droit à sa légitimation

Il s’agit, dans cette section, de détailler le processus par lequel un membre du groupe peut être promu « mentor », c’est-à-dire d’acquérir une posture privilégiée d’expert·e du regroupement familial, mettant au service de la communauté en ligne ses ressources individuelles comme « capital d’expérience biographique » (Delcroix, 2004). Cette hiérarchisation des membres au sein des espaces en ligne n’est pas sans incidence sur l’interprétation du droit au regroupement familial qui en émerge.

L’exemple d’Aziz est en ce sens éclairant. Cet ingénieur en informatique tunisien de 36 ans est conscient d’être au-dessus de la moyenne des demandeur·euses de regroupement familial : « j’avais des revenus largement suffisants […] contractuellement, au niveau emploi c’est un poste stable… Il n’y a aucun souci, vraiment. ». La manière dont il présente son parcours dans la procédure donne l’image d’une réussite administrative calquée sur sa réussite sociale. Le schéma raconté est linéaire. Aziz semble avoir un plan migratoire tout tracé dans son esprit, et se sent capable d’y entraîner une partie de sa famille : sa femme, une sœur cadette, une partie de sa belle-famille. Tout au long de la démarche de regroupement familial, Aziz s’est ainsi appuyé sur ses connaissances du cadre administratif et juridique français, acquises au cours de sa propre expérience de démarches à suivre en tant que travailleur immigré, ou auprès de collègues et amis avec qui il s’agit d’un des principaux sujets de discussion (« vraiment, on parle que de ça ! Soit création d’entreprise, soit de visas, soit de politique tunisienne, on parle »). Il maîtrise avec aisance le cadre juridique, énumérant les différentes institutions concernées et les différents critères pour déposer une demande de regroupement.

Aziz met à contribution son expertise du cadre bureaucratique en répondant fréquemment aux questions posées sur le groupe Sud, et il est rapidement repéré par son fondateur qui lui confère des responsabilités d’entraide aux autres membres et de gestion du groupe. Il fournit des informations sur certains points aveugles de la procédure (ordre du traitement des dossiers, rôle de la mairie), s’appuyant sur « une source de l’OFII [qu’il] connai[t] bien ». Cette posture intermédiaire entre les demandeur·euses et l’institution fait que ses interventions sont particulièrement appréciées par les autres membres. Il raconte en entretien qu’il est souvent sollicité directement dans sa messagerie privée : quelqu’un qui lui a, par exemple, un jour demandé « comment calculer le mètre carré [la surface] » de son logement. Aziz remarque avec sarcasme : « je suis pas prof de maths, moi ! ». Cet épisode de violence symbolique illustre, d’une part, la proximité sociale d’Aziz vis-à-vis des contenus de la procédure et la distance sociale qui le sépare d’autres individus moins familiers avec le droit ou dépourvus de ressources pour y accéder. D’autre part, il montre que la carrière administrative de ce mentor, si elle sert d’exemple et de soutien à celle des autres membres, participe à la légitimation des normes étatiques de l’immigration familiale par son exemplarité.

Cet encadrement moral des carrières administratives par les mentors est particulièrement visible dans les conseils prodigués au sujet de la visite du logement, quant à l’aspect général de l’appartement et de l’attitude à adopter face à l’enquêteur·rice de l’OFII. Les publications conseillent de mettre en œuvre un travail de présentation de l’espace – ranger et nettoyer l’appartement, l’aérer, le parfumer, « préparer les papiers » demandés – et de soi – « garder le sourire », « être courtois et accueillant », « proposer un café »…

Mai 2021, groupe Sud

Voici quelques conseils pour la visite : Il faut bien préparer les papiers et les mettre sur une table de cuisine à part au centre d’une pièce. Sur la table on doit avoir que les papiers demandés mais aussi vous pouvez mettre du gel hydroalcoolique et une bouteille d’eau pout l’agent. Concernant la maison elle doit être vraiment propre et sentir bon, et que les fenêtres soient ouvertes. Pensez à ne pas mettre d’obstacle pour que l’agent se déplace normal[ement] entre les pièces. […] En somme, gardez le sourire, un petit pchit de désodorisant dès l’écoute de la sonnette qui indique l’arrivée de l’agent.

Ce travail d’autoprésentation entrepris par les demandeur·euses de regroupement familial est lié à la relation hiérarchisée nouée lors de l’enquête sociale. La politesse déférente préconisée par les retours d’expérience contraste avec les plaintes exprimées dans le cadre privé du forum : la visite du logement et l’interaction entre enquêteur·rice et enquêté·e semble être le moment d’une « hypocrisie socialement produite » (Dubois, 2015). Il s’agit de maîtriser l’impression laissée à l’enquêteur·rice du logement, et ce, d’autant plus que perdre la face (Goffman, 1973a) pourrait avoir des conséquences négatives sur l’instruction de la demande. La présentation soignée de l’appartement pour récolter un avis favorable lors de l’enquête du logement fait écho à celui apporté au dossier lors de sa constitution : ils symbolisent la solidité et le sérieux de la demande.

Entretien avec Karim [33 ans, Algérien, 2 masters, ingénieur en informatique, demande pour sa conjointe et sa fille de 3 ans, arrivées en France, Essonne], janvier 2021

« Je sais pas s’ils font pas un pré-traitement des dossiers, on va dire qui… cochent toutes les cases, et ils leur paraît bien… [Mon] dossier préparé impeccablement, ils l’ont vu [Rires], ils ont dit “bon celui-ci c’est bon, il est bien beau. Et donc on le passe rapidement”. »

La bonne volonté administrative préconisée par les mentors encadre les pratiques, lesquelles tendent à afficher un respect des règles, donc du droit et de l’ordre social (Dubois, 2015). De cette manière, les individus contribuent à renforcer les normes en mettant en scène leur actualisation (Goffman, 1973b), endossant le costume du « bon immigré », mais également de la « bonne famille immigrée » : celle de la famille nucléaire, formée par un jeune couple stable (avec enfant en bas âge le cas échéant). La norme de l’amour romantique est régulièrement martelée par la publication de citations sur l’amour impossible ou à distance (« c’est Roméo et Juliette », déclare Bilal en entretien), tandis que l’amour familial l’est par la publication d’égoportraits (selfies) de membres en compagnie de leurs enfants lorsqu’ils vont les chercher à l’aéroport à l’issue de la procédure.

À l’échelle individuelle, les échanges en ligne entraînent une hiérarchisation des membres : celles et ceux dont la connaissance du droit est la plus pointue, et dont la capacité à exposer clairement leurs idées semble la plus développée, endossent le statut de mentor. Du fait de leurs dispositions de classe, ces derniers sont ceux qui ont les trajectoires les plus linéaires, et les profils les plus à même de reproduire les normes étatiques exigées pour le regroupement familial. Leur rôle est ainsi ambivalent, entre le partage d’un capital d’expérience biographique stratégique et l’actualisation d’une sélection de classe des familles immigrées, désireuses de se réunifier.

Le collectif CoViD : des échanges en ligne à la mobilisation sociale

Par l’échange de ressources morales et la circulation d’un capital social, les espaces en ligne ouvrent la voie à la mobilisation collective. Si le passage du « je » au « nous » dans certaines publications Facebook laisse poindre un embryon de conscience collective, la naissance du collectif CoViD en est l’expression finale : le « parcours du combattant » est collectivement transposé de la scène intime à la scène politico-médiatique et juridique. En août 2020, alors que le pays se déconfine suite à la première vague de COVID-19, le nouveau gouvernement, en poste depuis juillet, publie une circulaire concernant la circulation aux frontières de la France. Là où la précédente circulaire autorisait l’entrée des « ressortissants des pays tiers qui résident en France, ainsi que leurs conjoints et enfants », la nouvelle ne mentionne plus que les « ressortissants des pays tiers ». Dès lors, les consulats gèlent la délivrance des visas de regroupement familial. Pour protester contre cette décision, une manifestation a lieu fin septembre à l’initiative de Hakim [31 ans, Algérien, maître de conférence], qui en fait diffuser le mot d’ordre sur les groupes de retour d’expérience. Le collectif CoViD nait lors de cette manifestation, rassemblant rapidement six membres actifs. Il se réunit cinq fois entre septembre et novembre, et organise quatre manifestations (une manifestation toutes les deux semaines est prévue jusqu’à ce que la mobilisation soit stoppée par le reconfinement). La discrimination dénoncée est considérée comme d’autant plus grave qu’elle est institutionnelle.

Hakim, prise de parole à la manifestation du 30 septembre 2020, Paris (Journal de terrain)

[Le consulat] répond [aux demandes de visa] en disant « votre voyage ne fait pas partie des catégories essentielles ». Ça veut dire que le voyage de la femme d’un Français ou du mari d’une Française est une catégorie essentielle, mais le voyage de la femme d’un résident ou du mari d’une résidente n’est pas du tout une catégorie essentielle. Ou bien de ses enfants mineurs. Donc là nous sommes face à une discrimination claire et nette, et flagrante, et en plus de tout ça, elle est écrite, elle est rédigée noir sur blanc, donc c’est pas juste une discrimination juste comme on a l’habitude.

Grâce aux communautés en ligne, le collectif récolte des informations sur plus de 200 familles en attente de visa. Avec l’aide d’une avocate et d’associations, il lance une vague d’actions individuelles en justice au tribunal administratif. Le tribunal fait remonter l’affaire jusqu’au Conseil d’État, lequel suspend en janvier 2021 la décision gouvernementale de gel des visas, au nom de sa non-conformité avec le droit international et européen (« droit à la vie familiale normale » et « intérêt supérieur de l’enfant »). Le collectif CoViD a gagné : un nouveau circulaire est publié quelques jours plus tard, autorisant de nouveau l’entrée en France des individus au nom du regroupement familial.

Cependant, il faut souligner les limites de cette organisation collective. Le collectif est, d’une part, traversé de tensions qui mènent à sa dissolution[9] et, d’autre part, les manifestations témoignent de l’intériorisation des critères socio-économiques du regroupement familial. Un des points d’argumentation du collectif est la « bonne intégration » à la fois sociale et économique des individus ayant obtenu l’avis favorable, mais dont les conjoint·es sont pourtant bloqué·es à l’étranger. Ce faisant, les individus reprennent à leur compte la distinction entre « immigration choisie » et « immigration subie » employée par les tenants d’une politique migratoire restrictive et sélective, et diffusée dans le débat public depuis les années 1990-2000 (Raissiguier, 2013 ; Staver, 2014).

Manifestation du 10 octobre 2020 du collectif CoViD, Paris (Journal de terrain)

Me désignant d’un mouvement de bras les petits groupes de personnes présentes à la manifestation, Bilal commente : « Ici, il y a des ingénieurs, des informaticiens, des médecins… C’est des gens, ils ont pas l’habitude de manifester. Ils veulent passer inaperçus ». C’est comme ça qu’il explique le peu de participant·es à la manifestation. Bilal s’insurge du fait que le même jour, une manifestation « de sans-papiers » sur un sujet proche (la fermeture des frontières due à la pandémie), a mobilisé beaucoup plus de monde. Il critique aussi vertement les facilités légales qu’ont les réfugié·es à faire venir leur famille. « Alors que nous ici, on est des résidents, parfois depuis 10 ans, on travaille, on paye des impôts ».

L’ambivalence entre défense du droit inconditionnel au regroupement familial et politique sélective est prégnante dans les discours des enquêté·es les plus favorisés. Ainsi, Karim défend des « conditions vraiment sélectives » pour le regroupement familial afin, dit-il, d’« enlever du gras ». Pour sa part, Donia ne comprend pas que les réfugié·es puissent avoir « leur place partout » alors qu’elle-même « travaille », « paye des impôts » et « ne coûte rien à l’État ». En parallèle, chacun.e donne de son énergie pour le collectif. Lorsqu’il faut choisir un dossier pour faire le premier recours en justice afin de tester la réaction du tribunal administratif, celui de Karim est choisi.

Discussion chez Donia, Val-d’Oise (Journal de terrain)

Donia : « L’avocate m’a dit : choisis-moi un cas urgent ». Je demande à Donia comment elle a choisi Karim. « En fait ils étaient 2 dans le collectif à avoir des enfants. Karim et Amine. J’ai choisi Karim pour le côté enfant, si j’avais su j’aurais choisi Amine ». Karim a une fille en bas âge, « dont il parle souvent ». Amine a un fils de 13 ans qui « commence à décrocher scolairement », car il était censé faire sa rentrée en France en septembre, « il en veut à son père » de ne pas faire avancer les choses plus vite.

La mise en conformité avec une notion d’urgence qui soit valable à la fois dans la sphère juridique, médiatique, et qui soit aussi justifiée auprès du collectif, pousse le dossier de Karim sur le haut de la pile du fait de la présence d’un enfant en bas âge dans son foyer. Ce choix dessine les contours du moule de la « bonne famille immigrée » dont les publications en ligne se faisaient l’écho.

Ainsi, se mobiliser dans un regroupement familial et rendre compte de son expérience entraîne une réflexivité administrative qui peut mener à « s’engager pour » le regroupement familial, c’est-à-dire à la défense de ce droit, que ce soit à l’échelle individuelle en partageant son capital d’expérience biographique, ou à l’échelle collective en menant des actions en justice. Les espaces en ligne, parce qu’ils sont des espaces hiérarchisés, sont des espaces hiérarchisants : mentors et leaders de la mobilisation collective, s’ils mettent à disposition de la communauté leurs ressources spécifiques, sont aussi celles et ceux dont les trajectoires « exemplaires » diffusent une valorisation des normes administratives et morales du regroupement familial.

Conclusion

L’étude des communautés en ligne illustre l’entrelacement des échelles individuelle, familiale et collective dans les « stratégies de navigation » (Tuckett, 2015) des immigré·es, ainsi que leurs limites. La mise en commun des parcours administratifs de regroupement familial est une source d’information empirique et foisonnante : les groupes de retour d’expérience constituent une instance de socialisation au droit et à l’administration par le bas, à contrepied des directives générales et parfois déficientes de l’institution en tant que telle. À mesure que la carrière administrative s’allonge, la carrière d’activité dans les groupes de retour d’expérience se développe également. Les individus y rencontrent des pairs engagés dans la même « galère », s’y familiarisent avec les termes techniques de la procédure, et apprennent à les réemployer dans les échanges. Les communautés en ligne sont un moyen d’expression et d’implication des femmes restées à l’étranger et faisant l’objet du regroupement familial, et auquel ces dernières y trouvent un moyen de compenser l’asymétrie des démarches administratives. À l’échelle du couple, les stratégies d’accès au regroupement familial s’inscrivent dans la division du travail administratif entre les conjoints.

La navigation dans la complexité des rouages et des rigidités administratives de la procédure de regroupement familial est facilitée par des prédispositions sociales et scolaires ; et la socialisation administrative (primaire et secondaire) est genrée. Le regroupement familial est l’occasion du déploiement de ces ressources, lesquelles peuvent être réinvesties pour conseiller d’autres demandeur·euses, ou converties pour mener d’autres démarches d’immigration familiale. Certain·es font preuve d’une grande capacité d’action : outre une perception du droit et des démarches très fines, ils et elles s’investissent pour orienter les nouveaux·elles venues dans la procédure, voire pour transposer le « combat » symbolique contre l’institution en des actions collectives concrètes qui peuvent monter très haut dans la sphère juridique – jusqu’au Conseil d’État dans le cas de la lutte contre le gel des visas. Le fait de « partager [son] parcours » permet également de s’inscrire dans une expérience commune, et d’en prendre conscience : en plus des ressources émotionnelles nécessaires pour faire face à une procédure longue, incertaine et déprimante, les individus y trouvent le terreau de mobilisations collectives dans le champ politique.

Cependant, la mise en avant de ces parcours « exemplaires » – qui se coulent aisément dans les critères légaux du regroupement familial et manient avec virtuosité les codes du rapport aux administrations – est aussi une voie de légitimation de la sélection étatique des familles immigrées sur des critères socio-économiques. Les récits de la biographie administrative ont ainsi tendance à être lissés et présentés comme une succession de cases à cocher, rendant ténue la frontière entre les critères légaux du droit au regroupement familial et les critères moraux du « bon immigré » – celui qui « paye ses impôts » – et de la « bonne famille immigrée » : la famille nucléaire réduite et stable.