Corps de l’article

Le cadre

L’objet de cet article est d’analyser l’évolution du sentiment du « chez-soi » lorsque les jeunes sont de retour chez leurs parents après avoir mené une vie autonome et/ou indépendante. Le ressenti envers le domicile des parents comme étant un « chez-soi » ou non est considéré comme un indicateur du processus d’individualisation plus ou moins important. Les jeunes ne désirent pas ce parcours, mais ils y sont « forcés » par les conditions de leur existence. L’analyse du retour des jeunes chez leurs parents montre que les motivations et les raisons sont diverses (économiser, faire des travaux, accéder à la propriété, changer de voie de formation) et plus ou moins contraintes (Gaviria, 2020). Le retour permet de sécuriser les trajectoires économiques et/ou affectives. Dans cet article, nous explorerons les retours contraints et les sentiments des jeunes quand ils n’ont finalement pas d’autre choix que de revenir vivre chez leurs parents. Nous définirons comme jeunes les interviewés dont le premier départ a eu lieu avant 30 ans et le retour avant 40 ans afin d’envisager et de comprendre l’ensemble des situations auxquelles ils ont pu être confrontés. Nous nous interrogerons sur leurs rapports à la famille et à l’espace privé dans cette nouvelle cohabitation familiale en les considérant comme des analyseurs de leur processus d’individualisation.

Jeunesse et individualisation

Le modèle français du devenir adulte valorise le départ de l’espace familial : on estime qu’à un moment donné le jeune doit apprendre à vivre et à se construire dans un espace différent (Maunaye, 2001). Il s’agit d’un modèle qui se rapproche en ce sens de celui des pays du Nord de l’Europe où les familles favorisent l’émancipation des enfants, contrairement à ce qui se passe dans les pays du Sud où le support du foyer est considéré central notamment dans les classes sociales populaires (Albertini et al., 2018). En France, on estime que le départ de la maison familiale permettra au jeune de consolider l’une des dimensions centrales de l’individualisation, l’autonomie, entendue comme la capacité à se donner sa propre loi (de Singly, 2000). L’indépendance, c’est-à-dire la possibilité de vivre de ses propres ressources, s’acquiert parfois plus tard. François de Singly a montré que devenir adulte relève d’un processus long et progressif. Les jeunes Français quittent souvent le domicile familial, financés par leurs parents (Van de Velde, 2008) et par l’État (aide à la location du logement) notamment pendant la période étudiante. Ainsi avoir un espace où le jeune va vivre seul pour apprendre à gérer complètement son autonomie est valorisé socialement (Gaviria, 2012). Ce modèle est spécifique à la France. Dans des pays comme l’Espagne par exemple, on pense qu’il est possible de s’individualiser en vivant avec les proches pendant des années (Gaviria, 2005).

Le thème de l’individualisation de la jeunesse a été abordé en sociologie en le comparant avec l’approche du devenir adulte d’Olivier Galland (2000). Ce dernier établit des étapes (post-adolescence, jeunesse, préadulte) et des seuils dans la période préalable à l’acquisition du statut d’adulte. L’âge adulte est alors défini comme celui de l’accès à un logement indépendant, une vie de couple, un emploi et l’entrée dans la parentalité. Des travaux sur le devenir adulte se sont aussi concentrés sur le rapport à l’espace domestique. L’importance d’un espace à soi avait déjà été mise en avant dans la littérature par Virginia Woolf (1929) à propos des femmes et l’écriture. Des chercheurs ont quant à eux analysé l’espace domestique en vue de différencier les classes sociales (Gilbert, 2016) ou les arrangements familiaux et les rapports de genre (Bonvalet et al., 2018) pour interpréter les relations conjugales (Le Gall, 2005) et familiales (Poittevin, 2005).

Avoir une chambre à soi, c’est-à-dire des marges de liberté, constitue une étape dans le processus d’individualisation de la jeunesse, comme l’a montré Elsa Ramos (2003). Les étudiants vivant chez leurs parents éprouvent des sentiments divers quant à l’appartenance de l’espace. Ils ont par moments le sentiment d’être chez eux, parfois d’être chez leurs parents et parfois d’être « chez-soi » chez les parents, notamment dans leur chambre. La chambre constitue un lieu particulier. Son aménagement et l’appropriation y contribuent. Vincenzo Cicchelli (2001) a montré que les étudiants pouvaient davantage exercer leur autonomie tout en vivant en famille, lorsque les résultats scolaires étaient considérés comme satisfaisants. La sociologie de la jeunesse a pu observer la possibilité pour les jeunes de vivre dans un lieu partagé avec les parents tout en jouissant d’une certaine autonomie et en s’inscrivant dans un processus d’individualisation qui peut passer par le choix des meubles et des objets, la décoration ou les invitations dans la chambre. Dans les analyses, le lieu de résidence et son usage occupent une place centrale en tant qu’indicateurs d’une plus ou moins grande autonomie. Les parents, quand ils le peuvent, prennent à leur charge le logement de leurs enfants. En France la moyenne d’âge du départ financé par les parents est de 23 ans (Amsellem et Timoteo, 2012). Les parents sont vus en tant qu’accompagnateurs du processus d’individualisation de leurs enfants. Emmanuelle Maunaye (2001) a montré que l’on considère généralement que le point culminant de l’individualisation est celui où le jeune habite un logement qu’il finance lui-même. Les parents estiment leur mission accomplie lorsque l’enfant vole de ses propres ailes.

Revivre en famille

L’étude du processus d’individualisation s’est centrée jusqu’à très récemment sur le départ du domicile et très peu sur le retour ou les va-et-vient entre des formes de résidence variées. Des auteurs ont brièvement abordé ce sujet dans les années 2000, comme Catherine Villeneuve-Gokalp (2000 ; 2005). Elle a identifié des éléments convergents au moment du retour : ne pas avoir d’emploi depuis plus de six mois, avoir connu une période de chômage dans les quatre dernières années, vivre des problèmes de santé, familiaux, sentimentaux, judiciaires ou administratifs. Elle souligne que le lien avec l’activité professionnelle est évident : l’inactivité, le chômage sont liés au retour, de même que les difficultés professionnelles, matérielles et financières. Dans les années 1990, Thierry Blöss, Alain Frickey et Francis Godard se sont intéressés au thème du retour des femmes chez les parents. À partir d’une enquête menée en 1989 auprès de deux cohortes de femmes (les unes nées en 1947 et les autres en 1959) des Alpes-Maritimes, ils font ressortir plusieurs éléments. Ils font la distinction entre les départs définitifs, les départs provisoires suivis de retour au domicile des parents, et le maintien prolongé (après 27 ans). Cette distinction est construite a posteriori et non par rapport au sens donné par les enquêtées, dans le cadre d’une sociologie compréhensive. Ils analysent que les retours ont lieu pour une période temporaire : c’est notamment le cas des femmes qui reviennent avant d’atteindre l’âge de 27 ans, après avoir connu un départ précoce et une courte période d’autonomie. Ces travaux se focalisent davantage sur l’analyse des trajectoires que sur les sentiments et la vie commune au moment du retour. L’approche théorique en termes d’individualisation est absente et seule la dimension de l’autonomie est abordée.

Au niveau européen, le groupe EGRIS[1] avait relevé des trajectoires en yoyo en faisant référence aux jeunes connaissant des va-et-vient entre des situations diverses en opposition aux trajectoires linéaires (2001). Quantitativement, les enquêtes s’étaient focalisées sur les causalités de ces parcours et non sur les modalités de la recohabitation et le sentiment des jeunes par rapport à elle. Ces dernières années, des auteurs ont traité le phénomène au niveau international (Newmann, 2012 ; Mitchell, 2005) et en France (Gaviria, 2016 ; Maunaye et al., 2019). La Fondation Abbé Pierre a publié les premiers résultats de l’enquête nationale logement (ENL) de l’INSEE de 2013 en étudiant le retour et le retour contraint des jeunes chez leurs parents. Plus récemment, l’étude de Pauline Virot (2020) a produit de nouvelles analyses mettant également en avant des éléments concernant le retour et le retour contraint, toujours à partir de l’ENL de 2013. La Fondation Abbé Pierre (2016) signale une augmentation de l’hébergement contraint entre 2002 et 2013. Le nombre de ces retours est passé de 282 000 à 338 000. Le nombre des personnes retournées chez les parents était de 695 648 en 2002 et de 925 000 en 2013. Cette étude n’a pas été renouvelée par la Fondation ; dans les travaux plus récentes (Robert et Sulzer, 2021), le retour contraint n’est pas abordé comme tel.

Ces études ne portent pas la réflexion sur le sentiment lors du retour ou de la recohabitation, mais se concentrent sur les causalités et les profils sociaux des jeunes retournés chez les parents. La problématique de la vie commune lors du retour a été abordée récemment (Gaviria, 2020). Il s’agit d’une analyse les expériences de recohabitation des jeunes et de leurs sentiments dans plusieurs situations au moment de ce retour contraint : la cohabitation subie et la cohabitation tolérée. Dans les deux cas, les jeunes ressentent que les parents n’ont pas tellement envie de les accueillir, mais ils font l’effort. La cohabitation subie implique que le jeune a peu de chances de pouvoir repartir compte tenu de sa formation et de ses fragilités. Dans la cohabitation tolérée, ses perspectives sont plus grandes et les parents sont accompagnateurs. L’étude observe plusieurs manières de vivre en famille. Il est important de préciser que la cohabitation contrainte évolue dans le temps et peut devenir plus ou moins conflictuelle ou difficile à supporter. D’autres études ont montré les sentiments envers l’espace familial et la vie commune. Dans une enquête sur le retour des jeunes (2019), Emmanuelle Maunaye, Virginie Muniglia, Émilie Potin et Céline Rothé constatent des sentiments divers à l’égard du domicile familial au moment du retour et tirent une typologie où deux expériences de recohabitation sont mises en avant, le renoncement (domicile familial comme dernier recours) et le retour (domicile familial comme refuge). Dans les deux cas, les jeunes ont le sentiment d’être chez leurs parents et non pas chez eux. Nous verrons ici ce qui ressort de l’analyse des travaux réalisés dans le cas de notre enquête quant au sentiment du retour lorsque le jeune est revenu pour des raisons psychologiques et/ou économiques. Nous analyserons la façon dont les sentiments de « chez-soi » ou de « chez les parents » sont en lien ou non avec le processus d’individualisation.

L’objectif

L’objet de cet article est d’analyser l’évolution du sentiment du « chez-soi » lorsque les jeunes sont de retour chez leurs parents après une vie autonome et/ou indépendante. Ils ne désirent pas ce retour, mais ils y sont « forcés » par les conditions matérielles de leur existence ou des problèmes psychologiques ponctuels suite par exemple à des situations de violence conjugale. Il s’agit de comprendre les dynamiques familiales et la façon dont les jeunes essaient ou non de préserver leur individualisation, leur indépendance et leur autonomie tout en partageant le même espace que leurs parents, leurs frères et sœurs. Quelles sont les réactions des jeunes compte tenu des nouvelles contraintes que leur imposent les circonstances de la vie ? La question centrale est de savoir si les jeunes s’installent au moment du retour et reprennent leurs marques ou si, au contraire, ils l’appréhendent en tant que parenthèse et évitent de trop s’en accommoder. Se positionnent-ils par rapport à leurs parents dans une relation filiale ou comme des individus et des adultes ? Ils se trouvent contraints de vivre dans un lieu sans l’avoir vraiment désiré et, en même temps, ce lieu est l’expression de l’inconditionnalité des parents à ouvrir leur maison à leurs enfants. Cette inconditionnalité va-t-elle permettre aux jeunes de se sentir chez eux ? L’individualisation est-elle possible malgré le retour ? Quelles dimensions les jeunes conservent-ils des expériences de décohabitations qu’ils ont vécues dans le passé ?

L’hypothèse centrale est que les jeunes utilisent des stratégies de « résistance » pour préserver leur individualisation et la perspective de redécohabiter rapidement. Le retour est vécu plus difficilement lorsque les jeunes ont peu de perspectives de repartir et que les raisons économiques jouent un rôle central. Le soutien reçu dépend des relations vécues dans le passé et des modèles éducatifs des parents. Nous verrons dans un premier temps la méthodologie puis les principaux résultats de cette recherche.

La méthodologie

Cet article est issu de l’analyse des entretiens d’une enquête menée en France auprès de jeunes retournés vivre au domicile parental, au total 57 interviewés. Nous avons effectué des entretiens semi-directifs auprès de jeunes retournés chez leurs parents pendant plus de six mois. Nous avons choisi cette durée afin de cibler des situations stabilisées où des habitudes ont pu se créer. C’était aussi un moyen d’éviter de rencontrer des personnes retournées pour les vacances scolaires, en attente d’un séjour Erasmus ou de retour après un séjour Erasmus. Les jeunes devaient avoir vécu de manière indépendante au moins six mois et s’être installés dans de nouvelles habitudes. Au total 100 entretiens ont été effectués.

Nous avons exploité 57 entretiens réalisés en 2015. Le choix des entretiens retenus a été fait en sélectionnant ceux dont les informations concernant les interviewés et les thématiques étaient complètes. Les entretiens ont eu une durée de 1 heure à 1 heure 30. Nous avons essayé de saisir dans le cadre d’une sociologie compréhensive le sens que les jeunes donnaient à leurs actions (Weber, 1971), à leur retour et à leur expérience. Pour le choix des interviewés, la consigne donnée était d’éviter les personnes de la famille ou les amis proches des enquêteurs. Dans les données quantitatives (ENL, 2013) sur le phénomène, nous avons observé que les retours pour des raisons économiques concernaient des situations de chômage.

La richesse des témoignages de cette enquête n’aurait probablement pas été possible sans des enquêteurs jeunes et concernés potentiellement par le retour. Il est difficile de rencontrer des personnes revenues au domicile parental qui acceptent de se laisser interviewer, notamment lorsqu’elles résident encore chez leurs parents car c’est souvent une période compliquée et mal vécue comme le montre notre travail de terrain. Parmi les interviewés, 28 sont des femmes et 29 sont des hommes. Un peu plus de la moitié des personnes rencontrées vivent en Normandie (33), l’autre partie sur l’ensemble du territoire national. Parmi les enquêtés, 39 ont un niveau bac lors du départ. La moitié sont des enfants d’employés et d’ouvriers. L’âge moyen de départ est de 19 ans et l’âge moyen du retour est de 23,9 ans. Seuls huit d’entre eux sont revenus à 30 ans ou plus. Un tiers d’entre eux résidait chez les parents au moment de l’entretien. Les entretiens ont été anonymisés.

Enfin, il faut signaler que nous nous sommes concentrés sur le premier retour. Parfois, bien qu’exceptionnellement, les interviewés ont considéré que c’était leur premier retour alors qu’ils étaient déjà revenus à la fin de leurs études. Nous avons contextualisé le retour dans les parcours personnels, professionnels et familiaux des interviewés. Nous avons tenté de saisir comment les ruptures personnelles, la vie professionnelle et les relations familiales intervenaient dans la compréhension du phénomène. Nous n’avions pas au départ de problématique centrée sur le genre, mais le travail de terrain a fait émerger ce type de différences, notamment chez les personnes les moins qualifiées : des femmes concernées par une rupture conjugale difficile et des hommes confrontés à la perte d’emploi.

Résultats

Nous verrons les différents profils de jeunes concernés par un retour contraint puis les manières de résister et de préserver leur autonomie au moment de la recohabitation. Ces jeunes retournent dans un espace où ils savent qu’ils vont être accueillis de manière inconditionnelle au-delà de l’envie des parents et du sentiment de se sentir ou non chez eux. Nous observons que l’inconditionnalité de l’accueil dans l’attitude parentale ne donne pas toujours lieu au sentiment de « chez-soi ». D’autres paramètres interviennent tels que la contrainte plus ou moins grande quant au retour, la résistance du jeune, sa volonté de protéger son autonomie et l’attitude plus ou moins résistante des parents envers l’installation de leur enfant.

Contraints de retourner

Plusieurs jeunes sont face à un retour contraint bien qu’il soit difficile de distinguer complètement les raisons des contraintes et des motivations. Il s’agit de jeunes hommes qui recherchent un emploi, d’autres qui ont cumulé des fragilités personnelles et/ou professionnelles. Quant aux jeunes femmes, elles sont confrontées à des ruptures conjugales, certaines sont sans formation et sans emploi. Elles ont parfois des enfants.

Chercher un emploi

L’expérience du retour pour rechercher un emploi concerne des jeunes qui ont vécu de façon indépendante, majoritairement autofinancée et qui se trouvent de retour au domicile parental. Plusieurs ont eu des expériences en intérim qui ne leur permettaient pas d’avoir une vie autonome et indépendante définitive. Principalement des hommes, ils représentent 73 % des intérimaires (Observatoire de l’intérim et du recrutement, 2015). On observe ainsi qu’ils ont un niveau de formation bas et ont eu une expérience professionnelle — qui a représenté une chance, mais qui s’est arrêtée par la suite — et qui vivaient dans une ambiance familiale difficile, laquelle avait précipité leur départ. Des auteurs font référence à « des faux départs » (Pellissier, 2002) quand il s’agit de jeunes ayant eu un aperçu d’indépendance pendant une courte durée, pour ensuite retourner chez leurs parents. Sur le moment, cette première expérience d’autonomie leur avait paru définitive. Souvent précaires, ils ont été confrontés lors du premier départ aux limites de leur situation (valeur professionnelle sur le marché du travail par exemple). Le retour est contraint et signifie une rupture dans les parcours. Ils ont connu une indépendance économique et résidentielle, parfois même conjugale, et perdent ainsi des dimensions de leur liberté.

Ces jeunes retournés pour chercher un emploi ont vécu des épreuves, comme des conflits familiaux, et sont partis de chez leurs parents sans les atouts nécessaires pour s’assurer une vie autonome : ce sont des ruptures douloureuses. Toutefois, ils se trouvent ensuite dans des situations intenables, voire insoutenables, et le retour devient une évidence malgré les résistances initiales à l’accepter. Ils souffrent d’une fragilité affective, personnelle, parfois même d’une incapacité à se gérer, à s’approprier l’autonomie et la liberté qu’une vie indépendante leur offre. Ils cumulent les problèmes liés à la non-recherche de travail, à la prise de stupéfiants ou à une incapacité à organiser un budget. Ils se voient obligés après ce premier départ à revenir pour remédier aux soucis de la vie en solo ou en couple et augmenter leurs capacités à vivre une vie à eux. Cette fragilité va de pair avec des histoires familiales douloureuses et, parfois, de mauvaises relations. Elle rappelle celle des étudiants qui ont du mal à supporter leur première autonomie. Ces jeunes ne sont pas des étudiants et ne sont pas soutenus par leurs familles. Ils cumulent les difficultés. Ils sont en quelque sorte des « survivants » ; ils ont vécu des épreuves, mais ils vont de l’avant en essayant de construire une vie autonome.

Pour certains jeunes hommes en situation de précarité, le retour permet ainsi une rééducation de certaines fragilités personnelles. Erwan, 24 ans (intérimaire, famille monoparentale, mère assistante maternelle), apprendra à se lever le matin et à adopter un meilleur rythme de vie : « [T]u vois, l’exemple, le fait de me lever le matin, comme ma mère est une personne qui se lève tôt le matin, j’ai repris un rythme vis-à-vis de se lever tôt le matin, ne serait-ce que pour aller chercher du travail. »

Des ruptures affectives

Nous avons observé un lien entre une décision précipitée de départ et un retour contraint. Une première situation de retour concerne des jeunes femmes qui vivent dans des familles conflictuelles et qui ont d’abord cherché à les fuir par la mise en couple. Ce départ « express » peut se faire même pendant les études. Marine, fille d’un chef mécanicien et d’une assistante maternelle, part à 17 ans et s’installe dans une vie de couple en tant qu’étudiante. Sa mère la contrôlait énormément et elle ne supportait plus cette situation. Elle raconte : « [l]a vie chez mes parents ne se passait pas bien, sinon je ne serais pas vraiment partie. » Ses parents voulaient un enfant modèle. Elle souhaitait avoir sa liberté et partir. Elle ressentait une forme d’indifférence de la part de ses parents, surtout de son père, ce qui était source de souffrance pour elle.

L’État n’ayant rien prévu pour cette population, les jeunes en conflit familial ont peu de possibilités de vivre ailleurs que dans leur famille et la vie de couple devient une solution pour ces femmes. Les femmes sont plus fréquemment en conflit familial avec leur mère que les hommes (Battagliola, 2001) : leurs sorties et leurs fréquentations sont plus contrôlées que celles des hommes. Le départ de la famille, souvent avant l’âge de 20 ans, se fait parfois de manière précipitée, et une période de prise de distance envers la famille suit le départ. La mise en couple et même l’entrée dans la maternité sont des stratégies féminines pour accélérer la transition vers l’âge adulte. La maternité peut représenter pour ces femmes l’accession à un statut d’adulte malgré l’absence d’indépendance financière ; elles peuvent aspirer à une requalification sociale à travers le statut de mère (Beaud, 2009). Elles sont plus nombreuses que les hommes à avoir des enfants sans avoir achevé leurs études. Ces femmes, peu formées, comme il arrivait dans les années quatre-vingt (Bozon, 2006), ont tendance à choisir des partenaires plus âgés et actifs.

Ces jeunes femmes retournent chez les parents sans en avoir envie. L’ambiance avant le départ n’étant pas toujours agréable, elle ne s’est pas toujours améliorée à leur retour : « [l]es bonnes relations que j’avais entretenues avec mes parents pendant mon départ, avaient régressé et les disputes sont revenues, donc ce ne sont pas vraiment de bons souvenirs » (Marine, 24 ans, CAP).

Une deuxième situation concerne le retour après avoir vécu des violences conjugales. Julie, issue d’une famille recomposée, vit en couple. Elle et son compagnon disposaient de 200 euros après avoir payé tous les frais. Son conjoint prêtait de l’argent à sa mère, et donc ils n’avaient plus d’argent pour leurs loisirs.

« Notre relation de couple a très mal évolué, au fur et à mesure je fuyais l’appartement, on se parlait plus. On s’engueulait beaucoup, on essayait de régler nos soucis, mais ça ne changeait rien. À la fin, je laissais passer, je ne voyais pas ma vie avec lui. On s’engueulait surtout par rapport à l’argent, il achetait des trucs qu’on ne pouvait pas assumer, comme une console de jeux. On ne s’aimait plus, on ne se parlait plus, on se croisait, on ne se touchait plus, ça a fini en colocation. La séparation s’est très mal passée, je suis partie sans qu’il le sache. J’ai laissé plein de trucs, la télévision, des meubles, on ne pouvait pas tout prendre. Quand je suis partie, j’avais peur qu’il rentre, mais il ne se doutait de rien. Le point positif je dirais, il y a qu’au lit que ça se passait bien, sauf à la fin où il n’y avait plus rien. » (Julie, 23 ans, BTS)

Julie prend cette décision après deux ans de vie commune. La violence est latente et elle a peur. Elle part subitement en laissant une partie de ses affaires. L’inconditionnalité des parents semble acquise par ces jeunes femmes et elles ne se posent pas la question d’un refus parental :

« [j]’ai pris ma décision du jour au lendemain, on me le soufflait à l’oreille depuis longtemps, mais je ne l’entendais pas, je ne l’acceptais pas, je me voilais la face. Je voulais réussir, ma mère m’a réveillée en me disant “tu rentres, il faut que t’arrêtes là”. Elle ne savait pas ce qui se passait, je ne lui en parlais pas, mais elle s’en doutait, elle me posait plein de questions. Puis à un moment t’exploses. Pas d’hésitation : en trois soirs j’avais fait mes sacs, je les ai planqués dans les placards. Puis dès qu’il était au foot, j’ai appelé des amis, ils sont arrivés avec trois voitures, on a rempli mes affaires, une bonne partie de mes meubles et en 1 h 30 on était partis » (Julie, 23 ans, BTS).

Les jeunes femmes ont expérimenté la vie de couple de manière assez violente et les ruptures sont généralement brutales et soudaines. Ces exemples montrent comment la dimension économique n’est pas toujours primordiale dans la décision de retour. La recherche d’un réconfort affectif et le besoin de recevoir le soutien des proches pour se reconstruire peuvent être centraux, même lorsque les familles sont problématiques. Il s’agit de retours contraints qui impliquent des ruptures dans les parcours.

Résister au retour

L’analyse du retour contraint chez les parents met en lumière que les jeunes résistent à ce retour parce qu’ils n’ont pas envie de revivre en famille et, en même temps, ils se retrouvent confrontés à l’évidence de leur incapacité à continuer à vivre seuls ou dans une relation de couple tendue et à l’impossibilité d’aller ailleurs que chez les parents. Ils savent que les amis ne pourront pas les loger de manière indéfinie et sont conscients qu’il peut s’agir d’un temps long bien qu’ils ne le souhaitent pas. Cette résistance face à l’évidence se manifeste dans les discours et dans les comportements. Loïc, fils de buralistes, explore toutes les possibilités. Il sait qu’il va devoir abandonner son logement pour des raisons économiques, ce qui n’était pourtant pas son premier choix. « J’ai cherché toutes les possibilités pour ne pas retourner, je savais que mon retour à la maison allait être compliqué alors que je commençais déjà à tenter de retomber sur mes pattes. Je retournais chez moi, mais pour moi c’était l’histoire d’un mois ou deux tout au plus ». Il est surpris de l’attitude familiale :

« [j]e garde en tête la joie qu’ils avaient tous malgré tout. Ça faisait plaisir de voir que je manquais à ma famille bien que je ne sois pas facile à vivre. Je garde aussi le sentiment de défaite que je gardais en moi. Je me sentais mal de rentrer au bercail. J’ai ressenti mon retour comme un gros échec personnel, j’ai perdu ma petite amie et mes amis. J’ai beaucoup pleuré dans mon coin en me disant que j’étais un bon à rien » (Loïc, 23 ans, BEP).

La gestion économique avait été difficile pour Loïc :

« [j]e recevais la paie à la fin du mois et je me sentais millionnaire, alors je n’allais plus travailler tous les jours jusqu’à ce que ça redevienne difficile. Je n’arrivais pas à payer mon loyer et ma mère comprenait que je lui mentais. Alors quand la propriétaire m’a mis dehors, ma mère m’a dit de revenir chez eux. Dans un week-end c’était décidé » (Loïc, 23 ans, BEP).

Hubert (parents ouvriers) fait un retour en deux temps : d’abord dans sa ville puis chez ses parents. Sa situation avait atteint une limite :

« [l]a prise de produit était un peu plus compliquée. Il y a eu des moments où je pensais que cela décuplait ma créativité. Le lendemain, c’était soit nul, soit magnifique, ça me poussait à continuer. J’ai fait plusieurs expositions en étant dans un état second. J’ai eu un casier judiciaire avant mes 18 ans, il s’est agrandi encore une fois quand j’étais à Marseille. Ce n’est pas forcément plaisant de savoir que du jour au lendemain on peut rentrer chez toi avec un mandat pour perquisition » (Hubert, 21 ans, non-diplômé).

Hubert avait expérimenté une « vie d’artiste », mais il dérape progressivement : alcool, drogues, sorties… Il résiste d’abord à l’idée de retourner vivre avec ses parents. Un jour, à 19 ans, il prend conscience qu’il le désire et décide du jour au lendemain de rentrer pour se retrouver. Il passe quelque temps au domicile de son ancienne copine avant de contacter ses parents. Il va revenir vivre trois ans en famille :

« [j]e voulais changer d’air, ma décision a été prise en très peu de temps, mais elle était réfléchie. Un soir en prenant des stupéfiants, j’étais complètement ailleurs et d’un coup je me suis dit “il faut que je parte, il faut que j’aille ailleurs”, et trois jours après mes valises étaient prêtes. Et j’ai eu de la chance en reprenant contact avec mon ex de savoir qu’elle pouvait m’héberger en attendant que je me retourne. J’ai pris un train, je me suis pris une amende et en trois jours, c’était plié. Je n’ai pas hésité une seconde à partir, je me suis relevé le lendemain de la fameuse soirée et j’avais commencé à préparer mes valises. Je ne me rappelle pas pourquoi et j’ai appelé mes potes et ils m’ont dit que je devais retourner chez moi et là, ça a été le déclencheur de mon départ » (Hubert, 21 ans, non-diplômé).

Ce jeune rentre quand il a épuisé les possibilités de sa vie précédant le retour. Ne plus pouvoir payer le loyer, sentir le risque de basculer complètement dans un état psychologique critique.

Protéger l’autonomie : ne pas investir l’espace

Au moment du retour, la situation est complexe : les jeunes sont confrontés au problème de revivre en famille. Si le milieu social joue un rôle dans les conditions matérielles plus ou moins convenables dans lesquelles les jeunes sont accueillis, les relations familiales ne sont toutefois pas toujours fonction du milieu social. Les jeunes protègent leur autonomie par des comportements de résistance variés comme ne pas enlever leurs affaires des cartons, éviter de décorer la chambre ou encore se « séparer » de la famille spatialement. La résistance est parfois motivée par des raisons personnelles, sans qu’il y ait pour autant de mauvaises relations familiales. Dans d’autres cas, elle peut être générée par l’attitude des parents qui « donnent des signes » aux jeunes d’être de trop.

Une fois dans la nouvelle vie commune familiale, ils évitent de s’installer. Se sentir « chez-soi » pourrait les renvoyer à un sentiment d’échec quant à leur trajectoire personnelle. Ils pensent être de retour pour un temps limité. Ils ne veulent pas perdre les dimensions acquises de leur autonomie. Trop s’installer pourrait les mettre en péril et être considéré comme une forme de retour en arrière. Il s’agit de protéger leur individualisation acquise. Ils éprouvent parfois le sentiment d’être dépossédés de leur vie (sans argent ni emploi), sentiment renforcé par l’intrusion des parents.

Karine (musicienne, mère employée, famille recomposée) ressent la nécessité de réfléchir. Elle vivait depuis quatre ans en couple avec son ami qui a deux enfants d’un premier mariage. La relation se tend et elle souhaite faire le point. Les problèmes liés à la garde des enfants sont pour grande partie à l’origine de ce qui a mis à mal leur vie commune. Lors de son retour chez sa mère et son beau-père, elle explique qu’elle ne défait pas les cartons, car elle continue à réfléchir à sa situation. Par ailleurs, sa mère est contente qu’elle reparte, elle craint que cela encourage le fils de son mari à venir vivre chez eux.

Noémie (père technicien supérieur, mère agent administratif) résiste également à l’installation. Elle ne souhaite pas décorer sa chambre ni sortir ses affaires des sacs. Il s’agit pour elle d’un moyen de signaler qu’elle ne va pas rester longtemps. Ne pas s’appropries sa chambre va parfois de pair avec ne pas installer ses affaires. Corentin (parents kinésithérapeutes) montre que son retour est contraint par son refus de redécorer la chambre :

« [j]e n’ai pas eu trop envie de réaménager mon espace, même si maman me l’avait proposé, de sortir toutes mes BD et tout. Alors j’ai dit : “non”. Elle voulait que je refasse une chambre à mon image, mais c’est moi qui ne voulais pas. Parce que si je retrouvais un boulot, j’aurais été obligé de refaire les cartons. Non les cartons sont faits en bas, ils sont en bas. Parfois je descends pour retrouver un truc, mais voilà. Et puis je ne suis pas non plus chez moi là où je suis, donc ils restent ici et ils restent fermés et je les rouvrirai quand j’aurai mon indépendance » (Corentin, 28 ans, bac Pro).

La vie en famille ne va pas de soi. Accepter la gestion maternelle des pièces communes, des repas, des courses ou encore se résoudre à l’impossibilité d’inviter des amis est difficile à vivre comme le raconte Camille : « [l]’espace d’intimité, même si on a chacun son espace, c’est difficile. Quand mon nouveau copain vient chez moi, ce n’est pas simple, car j’ai une toute petite chambre, donc à ce niveau-là ça me gonfle. Même sur les repas, si ma mère veut faire ça, elle le fait, elle ne me demande pas mon avis » (Camille, 23 ans, bac + 3). Elle décide de ne pas décorer sa chambre, car elle vit cette situation comme provisoire...

Cette résistance peut venir du sentiment d’être « en trop » dans la maison comme c’est le cas de Julie, et ce, même avant son départ : « [a]vec mon beau-père, j’avais l’impression d’être en trop. Si tu veux, ma chambre était à côté de la salle à manger et à la base, ma chambre c’était un salon, et il voulait que ma chambre devienne une salle à manger. Donc je me disais qu’il fallait que je parte pour qu’il ait sa salle à manger. Et donc après quand je suis partie ma chambre, c’est devenu la salle à manger. » Elle ne s’installe pas au moment du retour : « [j]e ne voulais pas déranger, du coup je ne me suis pas réinstallée, parce que je voulais repartir vite. Je ne voulais pas être un poids. Au début j’avais pensé à prendre mon appartement avec Nicolas, mais je ne pouvais pas, j’avais besoin de me retrouver moralement et financièrement pour repartir sur de bonnes bases » (Julie, 23 ans, BTS).

Ce retour se caractérise par l’attitude des jeunes opposée à celle qu’ils avaient au moment de leur jeunesse et de la conquête de l’autonomie, passant par l’appropriation de leur espace et notamment de la chambre. Ne plus avoir envie d’investir l’espace est une manière symbolique de montrer la « distance » et l’individualisation envers la famille. Cette volonté de ne pas faire du « commun » indique une attitude de distanciation et de protection. Ils souhaitent ainsi conserver les dimensions acquises de l’autonomie et le retour ne doit pas être interprété comme une marche en arrière, un recul, un échec. Pourtant, ce sentiment peut les envahir.

Rester mère tout en étant fille de ses parents

Pour les jeunes femmes mères, la présence de l’enfant peut compliquer la situation. Elles doivent concilier plusieurs identités. Lorsque les femmes reviennent avec des enfants, le rapport avec les parents change. Elles sont considérées sous un double statut : à la fois comme « enfants de » et comme « adultes mères ». Autrement dit, elles peuvent autant recevoir des ordres et des consignes des parents que décider de leur propre vie et de celle de leur enfant. Selon les moments, elles alternent entre les statuts, ce qui peut produire encore plus de conflits. Elles reprennent parfois des études et ont un statut « d’enfant de », mais les mères ont également un enfant à charge. Les parents oscillent entre respect de la mère et surveillance du sérieux dans les études, horaires et soins à l’enfant. Ils se considèrent comme les garants de la sécurité de l’enfant. Les jeunes femmes se trouvent ainsi divisées et privées de leur liberté

Il s’agit pour ces femmes de protéger leur statut de mère avant celui d’enfant. L’enjeu est de conserver leur autonomie et leur rôle de mère, de ne pas se « faire prendre » les enfants par la grand-mère. En effet, les tensions peuvent avoir lieu par rapport au droit et ordres envers les enfants. La mère et la grand-mère peuvent ne pas être d’accord, mais qui décide ? Nina revient avec ses deux enfants. Sa maman doit réapprendre à vivre avec trois personnes. De plus, elle connaît à peine le plus petit des enfants de sa fille. La vie commune avec des enfants est compliquée, car sa mère intervient dans leur éducation.

« Le tout-petit, elle ne le connaissait pas quelque part. Et moi, elle ne me connaissait pas en tant que maman. Le peu de fois que je l’avais vue, elle n’a pas trop eu le temps de se rendre compte que j’étais une maman. Elle me voyait comme sa fille, elle était contente de voir ses petits-enfants. Voir sa fille maman, c’était pas forcément simple. Ce n’était pas évident pour elle. C’est très, très, très difficile à supporter. Parce que du coup, quand on n’est pas d’accord et que les enfants sont là, qu’elle dit : “non”. Et que moi je dis : “oui”… Forcément, il arrive un moment où il y a des prises de tête. Il y en a une qui dit : “oui, mais c’est moi la mère”. L’autre qui dit : “oui, mais chez moi c’est comme ça et pas autrement”. Donc c’est compliqué à gérer. » (Nina, 32 ans, CAP)

Des contraintes spatiales s’y ajoutent. L’aménagement de l’espace ne va pas de soi et les parents peuvent se sentir envahis. De plus, le manque d’espace peut avoir comme conséquence la séparation avec l’enfant. Nina explique que le bébé dort dans la chambre de la grand-mère. Par la suite, elle aura des regrets d’avoir accepté cette séparation.

« Il y a forcément eu des différends puisque ma maman n’ayant que deux chambres, quand je suis arrivée avec mes deux enfants, il a fallu mettre des lits un peu partout. Donc il a fallu s’organiser matériellement. Forcément ça fait des changements et ça fait aussi des changements dans sa vie à elle puisqu’il y avait une chambre où je dormais avec mon fils et dans la chambre de ma maman, il y avait le lit de bébé de ma fille. Même pour elle, dans la nuit… Je veux dire que ce n’était plus sa chambre. » (Nina, 32 ans, CAP)

Des parents résistants

Les parents sont parfois à l’origine d’attitudes qui montrent bien à leur enfant qu’il est « chez les parents » et plus vraiment « chez-soi ». Emmanuelle Maunaye soulignait que les parents peuvent donner des signes pour « pousser » dehors leurs enfants s’ils restent trop longtemps (2001). Nous observons ici qu’ils peuvent aussi suggérer des indications sur le fait qu’il ne faut pas trop s’accommoder, qu’ils sont accueillis, mais pas indéfiniment. Ceci s’explique parce que les relations avec les beaux-pères ne sont pas bonnes, parce que les relations par le passé étaient tendues, ou parce que les parents veulent conserver leur individualisation et ne pas réinvestir le rôle de parents au quotidien. Pierre Moisset (2001) analysait comment après le départ des enfants, les parents en « profitent » pour prendre de nouvelles habitudes. Ces changements pour les parents peuvent concerner la diminution de la charge domestique du temps de préparation des repas ou simplement de pouvoir dîner sur un plateau-repas devant la télé. La répartition inégale du travail domestique toujours présente dans les foyers fait que le départ aussi bien que le retour n’a pas le même impact sur les pères et sur les mères. Pour ces dernières, le départ signifie ainsi souvent un allégement du travail domestique et le retour, une augmentation.

Les jeunes se plient aux règles de vie imposées par les parents à l’intérieur du logement et à la dimension statutaire « d’enfant de ». Élodie est « contente » de certains aspects de son retour, même si elle tente de changer les habitudes de ses parents. Elle sent bien leur résistance :

« [m]es parents, ils adorent regarder le journal télévisé le soir pendant le dîner… Et moi je n’aime pas ça du tout !!! C’est pas le côté on regarde la télé alors on ne se parle pas, parce qu’ils commentent l’actualité en même temps, c’est juste que j’aime bien manger en paix sans toutes les horreurs du monde sous les yeux !!! Donc les soirs où je mangeais à la maison, j’essayais toujours de négocier pour que la TV soit éteinte et je n’y arrivais pas toujours (rires) » (Élodie, 24 ans, bac + 4).

Les parents peuvent se montrer réticents au retour ce qui donne déjà au jeune un aperçu de leur ressenti. S’ils acceptent la présence de leur enfant, ils le font davantage en accord avec leur identité statutaire de parents, de « père/mère de » que par un désir personnel. Émilie (mère : directrice d’école, père : inspecteur d’académie) a fait un CAP de coiffure et a travaillé aussitôt après. Son but était de faire des études courtes pour avoir son indépendance rapidement. Elle ne voulait plus avoir les parents « sur le dos ». Elle a décohabité à 20 ans, s’est mariée un an plus tard. Elle nous décrit l’ambiance familiale avant son départ comme bonne. Dans sa vie de couple, elle se charge des tâches ménagères (elle rentrait tôt) et son conjoint des courses, de la poussière et de la vaisselle. Ils organisent le quotidien et font attention aux dépenses pour bien tenir leur budget. Elle fait référence à une vie commune qui se passe bien, elle rend visite à ses parents deux fois par semaine et c’est une vie heureuse. L’ambiance conjugale se dégrade avec l’accès à la propriété d’une maison en banlieue. Il rêvait d’une vie tranquille à la campagne. Elle adhère à ce projet au début, mais très vite elle se lasse. La vie « pépère » la déprime et elle veut se sentir « jeune » et non comme une femme « installée ». Les conflits commencent avec son conjoint, ce qui les amène à la rupture. Elle hésite à cause de son enfant, mais elle finit par prendre la décision de partir et retourner chez ses parents. Son père est déçu, il a une bonne relation avec le conjoint de sa fille. Elle passe avec sa fille sept mois chez ses parents. Émilie ne définit pas son retour comme un échec, mais comme un accident de la vie. Elle considère néanmoins que devoir rendre des comptes est bien difficile. Elle aide dans cette vie quotidienne nouvelle, mais la cuisine est gérée par sa mère. Le pouvoir des parents sur l’espace domestique passe souvent par l’attribution de l’espace que leur enfant peut occuper et par la gestion des repas. Les jeunes peuvent faire le ménage ou gérer leur linge, mais la cuisine représente le lieu du pouvoir de la mère et la propriété de la maison. Nous pourrions dire : « [d]is-moi qui décide ce que l’on mange et je te dirai à qui appartient la maison » ou « chez qui tu habites ».

De façon synthétique, nous pourrions dire que soit les parents montrent une certaine souplesse par l’accueil solidaire de leur enfant et par l’attribution d’un espace à soi, soit ils résistent par la limitation de l’usage de l’espace, des invitations, par le contrôle du contenu des repas et par les horaires. Cette attitude se comprend parce que ces parents ont pris de nouvelles habitudes. Le retour peut être celui de l’enfant parti en conflit. Nous pouvons rajouter que cette attitude s’explique aussi par la surcharge du travail domestique et parfois psychologique que le retour des enfants implique pour les parents : le retour est celui d’un enfant en situation « d’échec » personnel et/ou professionnel contraint de vivre dans un lieu non désiré. Dans ce contexte, les jeunes sont conscients de la difficulté pour leurs parents et acceptent d’être traités par moments en référence à leur dimension statutaire d’enfant vivant chez les parents.

Se montrer souple

Ces jeunes font preuve d’une certaine souplesse tout en conservant leur identité personnelle pour pouvoir avoir une vie commune agréable, dans une ambiance convenable. Nathan revient dans une petite maison où sa sœur et son frère sont encore présents :

« [l]’appartement est petit, il y a trois chambres : une pour ma sœur, une autre pour mon frère et la dernière pour mes parents. Au départ, je voulais que ma petite sœur prenne ma chambre qui est également celle de mon autre frère : il s’agit de la plus petite des trois, mais elle n’a pas voulu. Mon frère n’a pas voulu partager sa chambre avec moi à cause de certains différends qu’on a pu avoir. En fait, avant mon départ, je l’ai en quelque sorte « viré » de la chambre pour avoir mon propre espace. Il n’a rien dit, il a encaissé le coup et il dormait sur le canapé. Cette situation a duré un peu plus de 10 ans. Je pense qu’il m’en a voulu et cette fois-ci il ne s’est pas laissé faire. J’ai donc été obligé d’opter pour le canapé à cause des tensions toujours présentes entre mon frère et moi. Mais au bout de quelques semaines, ma mère a refusé cette situation et elle m’a passé sa chambre. De plus, j’ai vu que mes parents étaient de plus en plus fatigués à force de dormir dans le salon alors on a décidé d’alterner : eux iraient dormir tôt le soir et ils se lèveraient à 6 heures. Je rentre à 6 heures du travail je prends donc le relais » (Nathan, 30 ans, DUT).

On observe qu’être parti n’efface pas les ressentis du passé. Au moment du retour, les émotions des membres de la famille resurgissent. Les parents restent les décideurs de l’organisation et parfois acceptent d’être la variable d’ajustement pour conserver une « ambiance » convenable. La mère de Nathan change ainsi l’organisation au bout d’un certain temps :

« [c]’est ma mère qui a décidé de tout, elle n’aimait pas que je dorme dans le salon, alors c’est elle qui a décidé que je prenne sa chambre. Elle a toujours été aux petits soins envers moi depuis que je suis tout petit. Mes affaires se situent un peu partout dans l’appartement. Ma mère m’a prêté l’armoire qui se trouve dans sa chambre pour que je puisse y mettre mes affaires, tandis que les siennes se trouvent dans une autre armoire dans le salon adjacent à la salle. Mes affaires de muscu, de sport, ma télé se trouvent dans la chambre de ma petite sœur… Qui n’était pas très contente de trouver mon banc de muscu au plein milieu de sa chambre : j’y accroche des vêtements dessus tellement je manque de place. Je n’ai pas vraiment de règles, par exemple je ne préviens pas à l’avance quand je décide d’inviter un ami à la maison » (Nathan, 30 ans, DUT).

Hubert nous explique comment se passent les relations après le retour et on ressent le besoin des parents d’avoir aussi un espace à soi.

« Je pouvais inviter des potes dans ma chambre, mais trop petite donc avec mon père, on a réaménagé le garage en un salon. Mais ce sont mes parents qui s’en servaient le plus, donc j’ai acheté une sorte de cabanon que j’ai isolé et insonorisé. Je ne passais pas plus de temps avec mon père, mais il y a des moments où il avait besoin d’un coup de main, besoin de moi et inversement. J’ai jamais voulu exposer toute ma vie à mes parents ou passer du temps ensemble. Il y a un gros manque de communication entre moi et mes parents, mais ce blocage vient de moi, car je n’ai jamais voulu rentrer en communication avec eux. J’ai toujours voulu faire tout, tout seul. Je n’ai pas envie de parler avec eux, ça ne m’intéresse pas. » (Hubert, 21 ans)

Ces exemples illustrent « le prix à payer » de retourner vivre en famille en mettant un peu de côté l’identité personnelle et en faisant preuve d’adaptabilité.

Conclusion. L’individualisation sous tension entre parents et enfants

Le retour des enfants dans leur famille d’origine est un choix par défaut. Il s’agit en même temps de rassurer les parents en envoyant des signaux que leur objectif est de repartir dès qu’ils le pourront. L’analyse du retour permet de mettre en avant cet événement comme étant un indicateur pertinent pour comprendre les logiques familiales de l’individualisation. Il cristallise un nouveau réajustement dans la vie des familles.

Au moment du retour contraint, les jeunes résistent. Ils ont acquis plusieurs dimensions de l’autonomie et de l’indépendance centrales de l’individualisation, et veulent les conserver. Ils ont atteint un certain niveau d’individualisation qu’ils protègent. Ils restent dans leur logement jusqu’au moment où ils n’ont plus le choix et le retour se fait dans l’urgence. Une fois au domicile parental, ils continuent à se protéger par des stratégies diverses comme ne pas défaire les cartons ou ne pas décorer l’espace qui leur est attribué par leurs parents. Il est important pour eux de ne pas s’installer, de bien envoyer le message qu’ils ne se sentent pas chez eux et qu’ils sont de passage. Les parents résistent, pour conserver leurs habitudes, ils rappellent à leur enfant qu’il est « chez-eux », et dans certaines situations ils l’explicitent, notamment dans les cas de relations conflictuelles ou tendues. Ils peuvent ne pas lui céder trop de place ou par exemple ne leur attribuer qu’une étagère dans le réfrigérateur. Les jeunes s’adaptent en acceptant que leur identité statutaire d’enfant soit mise en avant. Finalement, lors de la nouvelle vie commune, chacun tente de lui donner un sens de « provisoire » et de préserver son individualisation. Les parents affichent les limites de leur territoire et les enfants indiquent qu’ils ne veulent pas vraiment se l’approprier, signalant par là qu’ils ont grandi et qu’ils ne sont plus les mêmes. Les jeunes sont tiraillés entre la dépendance de fait et leur volonté d’autonomie.

Il s’agit d’une configuration ambigüe, les jeunes sont conscients de leur chance, mais ils ne se sentent pas très bien et éprouvent un sentiment d’échec et de retour en arrière. Ce sentiment se joint parfois à une ambiance familiale sous tension. Leur préoccupation est de repartir vite tout en conservant les dimensions acquises de leur individualisation (par exemple, la capacité à gérer un budget, supporter la solitude, gérer sa propre vie) et en se protégeant de l’envahissant contrôle de leurs progéniteurs. Ces derniers s’assurent de leur côté que l’équilibre obtenu après le départ ne soit si possible pas déstabilisé.

Cette analyse nous permet de comprendre comment le sentiment du « chez-soi » se consolide au fur et à mesure et selon les expériences. Le lieu de résidence n’est pas la seule dimension de la construction du sentiment de « chez-soi ». D’autres éléments tels que la façon dont le lieu s’inscrit dans le parcours de vie personnel et professionnel et dans l’histoire familiale ont leur importance. Le sentiment de « chez-soi » est en lien avec le processus d’individualisation qui est davantage accompli chez les jeunes partis depuis un certain temps et ayant acquis certaines dimensions centrales de l’individualisation comme l’indépendance et/ou l’autonomie de manière prolongée. Ce développement nous amène à nous interroger sur le rapport entre sentiment de « chez-soi » et un lieu inconditionnel où pouvoir rentrer quand on sait qu’on ne pourra plus avoir son propre logement. Le domicile des parents bien qu’il ne soit pas un « chez-soi » reste le symbole de la solidarité familiale et de l’inconditionnalité des parents en termes d’aide et de soutien envers les enfants. Le retour est significatif du maintien des relations intrafamiliales qui se prolongent dans le temps non seulement par la décohabitation, mais aussi par la recohabitation, évoluant peu sur la qualité de la relation.