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Paternité et contexte social

Dans le domaine des sciences humaines et sociales, ce n’est pas d’hier que l’on s’intéresse au père, à sa fonction et son rôle dans la vie des enfants et au sein de la famille et de la société. Il faut souligner qu’en Occident, le père a été une figure sociale de premier plan pendant plusieurs siècles. Probablement que cette situation serait demeurée relativement stable n’eût été les revendications répétées des femmes à l’égalité avec les hommes dans la sphère publique (droit de vote, place sur le marché du travail, équité salariale, etc.) et dans la sphère privée (accès au divorce, à la contraception, équité dans la division des tâches domestiques, recours quant à la violence conjugale, etc.). L’invention collective d’un nouveau statut pour les femmes au cours du 20e siècle a non seulement profondément transformé leur rapport aux hommes, mais aussi leur rapport aux enfants et, par conséquent, à la maternité. Dans une perspective historique, Badinter (1980, 2010) a montré qu’il existe un lien étroit entre la montée de l’individualisme depuis le 17e siècle et la possibilité, graduelle et chèrement acquise, pour les femmes d’organiser leur vie au-delà de leur fonction reproductrice et de leur rôle de mère et d’épouse.

Ces changements sociaux colossaux ont évidemment fini par rattraper les hommes tant dans leur vie publique qu’intime. Les repères dont disposaient leurs prédécesseurs sont devenus pratiquement caducs : la sexualité et le mariage (Coontz, 2005; Giddens, 2004) de même que la paternité (Le Camus, 1999; Pleck, 2004; Tort, 2005) en sont venus à se conjuguer de manières totalement inédites à partir de la seconde moitié du 20e siècle. Certains se sont sentis désarmés devant de telles transformations et ont évoqué (et évoquent encore) l’idée que le couple et la famille sont en « crise ». Cette idée n’a de sens que par rapport à la montée, au 20e siècle, d’une conception idéologique de la famille occidentale (Griffith, 1995; Gubrium et Holdstein, 1990; Lacharité, 2008; Smith, 1999). Cette conception fixe comme étalon universel ce que l’on en est venu à appeler, encore aujourd’hui, la famille intacte : un père (agissant comme principal pourvoyeur financier de la famille), une mère (agissant comme principale responsable du bien-être physique et psychologique des autres membres de la famille) et des enfants vivant ensemble sous le même toit. Pourtant, des travaux sur l’histoire des couples et des familles montrent très clairement que ce qu’on appelle la famille traditionnelle ou intacte a caractérisé une très courte période en Amérique du Nord et en Europe occidentale : l’après Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 60 (Coontz, 2005). D’autres hommes, toutefois, ont fait du surf sur la vague féministe pour inventer, dans leur vie privée, de nouvelles attitudes et conduites envers les femmes, les enfants et les autres hommes ainsi que de nouveaux projets identitaires pour eux-mêmes.

En plus des revendications des femmes, un second moteur important des transformations ayant influencé la maternité et la paternité en Occident repose sur l’invention de l’individu (Kaufman, 2001, 2004). De sociétés traditionnelles ou holistes centrées sur la famille comme cellule de base, nous sommes peu à peu passés à des sociétés individualistes ayant l’individu comme cellule de base (De Singly, 2003). C’est à ce moment que les personnes ont commencé à posséder une identité tant sur le plan social et juridique (acte de naissance, carte d’identité, numéro d’assurance sociale, etc.) que physique (empreintes digitales, séquence d’ADN, etc.). Sur le plan psychologique, on assiste à l’apparition d’un ensemble d’hypothèses concernant la présence de structures identitaires internes (le Moi, le Soi, le concept de soi, l’estime de soi, etc.). Ainsi, les personnes sont en quelque sorte devenues propriétaires d’elles-mêmes et, dans ce contexte, leur rapport à soi est devenu un objet de préoccupation individuelle de même qu’une cible importante d’interventions professionnelles soutenues par des recherches dans les domaines des sciences humaines et sociales et des sciences de la santé. Théry (2007) parle ici de « l’obsession du je » (p. 17) pour qualifier l’enfermement sur soi et l’antisociologisme qui se sont fabriqués au cours du dernier siècle. Aujourd’hui, les parents, les mères et les pères sont conçus comme étant irrémédiablement isolés devant leurs responsabilités, celles-ci étant considérées comme des responsabilités individuelles. Évidemment, ce qui est perdu au change, c’est l’aspect fondamentalement relationnel des expériences humaines. Plusieurs efforts en sciences sociales et humaines sont faits actuellement pour restaurer une conception plus large de l’être humain et cela se répercute sur notre vision de l’enfant qui se développe (Vygotsky, 1978, 1986), de la distinction de sexe (Théry, 2007) et de l’exercice de la parentalité (Lacharité, 2009).

En faisant de l’individu l’élément de base des rapports sociaux, les sociétés occidentales contemporaines ont dû s’appuyer sur ce que Giddens (2004) a appelé des relations pures, c’est-à-dire « les liens durables de proximité émotionnelle entre deux personnes » (p. 76). Ainsi, une relation pure est une relation sociale qui est entamée pour ce que les individus impliqués souhaitent en retirer pour eux-mêmes et est maintenue aussi longtemps qu’ils en retirent une satisfaction mutuelle. Évidemment, ces changements ont transformé radicalement les relations conjugales et familiales ainsi que « l’éthique de la vie personnelle dans son ensemble » (Giddens, 2004 : 122). Le couple et la famille reposent maintenant principalement sur la nature des négociations entreprises par les personnes en présence et les conditions sociales à l’intérieur desquelles celles-ci ont lieu. En particulier, Finch (1989) souligne qu’un nouveau langage – le langage de l’engagement – caractérise la vie conjugale et familiale contemporaine. C’est dans ce contexte que le concept d’engagement paternel (father involvement) prend tout son sens et qu’il semble être en passe de supplanter le concept de rôle paternel (Allen et Daly, 2005; Palkovitz, 1997; Turcotte, Dubeau, Bolté et Paquette, 2001). Ce n’est plus tant la réalisation de tâches, de fonctions ou d’obligations qui servent à définir les contours de la conduite des pères auprès de leurs enfants et dans leur famille. C’est plutôt ce que les hommes acceptent (ou plus précisément, négocient!) d’engager d’eux-mêmes dans le rôle paternel qui en constitue la substance. Ainsi, l’idée de l’engagement paternel présuppose que le père accepte consciemment de « se donner » à l’enfant et non pas seulement de lui donner les choses que les codes civils et les normes sociales lui dictent. Cette idée présuppose également que l’enfant et son père (ou les hommes qui en tiennent lieu socialement et affectivement parlant) s’inscrivent dans une relation au sens contemporain du terme. Dans cette foulée, l’enfant acquiert un nouveau statut lui procurant des droits au même titre que n’importe quel autre individu dans la société. Il a évidemment le droit d’être nourri, vêtu et protégé, mais aussi le droit que l’on considère son point de vue, qu’on respecte ses sentiments et que l’on tienne compte de ses idées. « En d’autres termes, les caractéristiques de l’amour convergent qui se prête aux rapports entre adultes s’appliquent avec tout autant de pertinence aux relations entre adultes et enfants » (Giddens, 2004 : 137).

L’invention de l’individu, la reconnaissance des femmes et de leurs revendications dans la sphère publique et privée et la mutation du couple et de la famille vers des formes de relation sociale reposant plus étroitement sur des engagements mutuellement négociés contribuent à forger une dimension subjective incontournable à l’exercice du rôle de parent. L’expérience qu’ont les mères et les pères lorsqu’ils jouent leur rôle et lorsqu’ils s’engagent personnellement auprès de l’enfant constitue désormais un élément central de la maternité et de la paternité.

Ainsi, peu à peu au cours de la seconde moitié du 20e siècle, les pères sont devenus visibles d’une façon tout à fait différente comparée à l’image qui les caractérisait auparavant, visibles aux yeux des autres (leur conjointe, leurs enfants, les professionnels, les agents de planification sociale, les employeurs, etc.), mais aussi visibles à leurs propres yeux. Ce qui caractérise cette nouvelle forme de visibilité du père repose sur son expérience de la paternité. Être père constitue non plus seulement un rôle social à assumer, mais surtout un projet identitaire à réaliser. Un nombre considérable de travaux de recherche porte maintenant sur cette expérience paternelle et on commence à voir apparaître des interventions professionnelles spécifiquement centrées sur celle-ci.

Naissance d’un enfant, expérience paternelle et pratiques d’intervention

C’est à la fin des années 70 que les chercheurs ont vraiment commencé à s’intéresser à l’expérience vécue par les hommes durant la période de la grossesse de leur partenaire, de l’accouchement et des premiers mois après la naissance de leur bébé (Dellman, 2004; Draper, 1997; Genesovi et Tallandini, 2009). Cet intérêt pour l’expérience paternelle lors de la période périnatale s’est principalement manifesté suite à l’entrée massive des pères, quelques années auparavant, dans les lieux institutionnels de naissance (les centres hospitaliers, les maternités). Il n’est donc pas anodin de constater qu’il existe un lien évident entre la participation des pères à ce qui peut être considéré comme étant le moment le plus médicalisé de la période périnatale – l’accouchement – et le développement des connaissances quant à la façon dont ils vivent cet événement. On serait même tenté d’affirmer que, lors de la période périnatale, le père est devenu digne d’intérêt, pour les chercheurs et les professionnels, lorsqu’il s’est mis à jouer un rôle formel dans les scénarios institutionnels de la naissance.

Il n’est pas surprenant de constater que le principal thème abordé par les études empiriques portant sur le vécu expérientiel des pères relève de leurs réactions au travail de mise au monde de leur enfant par leur partenaire dans le contexte restreint de la salle d’accouchement, ce que les anglophones nomment le « birth attendance » (Chandler et Field, 1997; Dellman, 2004; Draper, 1997; Moreau, Kopff-Landas, Séjourné et Chabrol, 2009). Quels sont les principaux constats qui ressortent de ces travaux? Le premier est sans doute le fait que la grande majorité des pères rapportent être profondément touchés sur le plan émotionnel par leur présence et leur participation à la naissance de l’enfant. De plus, ils ont tendance à rapporter un mélange, à la fois de sentiments d’émerveillement, de joie, de fierté, mais aussi de sentiments de détresse, de confusion et d’exclusion par rapport à cet événement. On constate aussi qu’en général les pères ont du mal à bien saisir leur rôle sur la scène institutionnelle de l’accouchement (et, plus précisément, leur rôle de soutien en tant que labour coach). Il s’en suit qu’ils ont souvent l’impression de ne pas répondre adéquatement aux attentes associées à ce rôle (de la part de la mère et du personnel soignant).

Quelles représentations des pères et de leur expérience peut-on dégager de ces quelques pistes? L’image qui vient immédiatement à l’esprit est celle du père « parachuté » ou « transplanté », qui arrive de nulle part, sans histoire, sans contexte et qui est inscrit, dans le cadre de soins et de services obstétricaux, comme ayant un rôle accessoire. Draper (1997) critique justement cette représentation tronquée de l’expérience vécue par les pères en soulignant que cette représentation dit bien peu de choses sur les besoins des pères : “…the underlying assumption of the father’s role as labour coach has provided a very limited view of the needs of the father” (p. 136). C’est sans surprise qu’une telle représentation donne lieu, à peu près invariablement, à la recommandation que les professionnels de la santé préparent mieux les pères à agir dans le cadre médicalisé de l’accouchement (Chandler et Field, 1997; Dellman, 2004), ce que l’on pourrait presque appeler leur enrôlement institutionnel. Cette représentation du père parachuté dans l’univers institutionnel de la naissance à l’intérieur duquel sa place revêt un caractère ambigu, flou concorde assez bien avec la représentation sociale des pères dans la sphère domestique. Hawkins et Dollahite (1997) ont effectivement montré la présence d’un discours social à l’intérieur duquel les pères sont représentés comme étant en déficit : de modèles clairs leur permettant d’avoir des repères pour organiser leur conduite auprès de l’enfant, de la mère et des autres acteurs de l’enfance (éducatrices, enseignantes, etc.), d’engagement et de responsabilisation envers l’enfant et la mère, d’habiletés personnelles nécessaires à l’exercice des responsabilités parentales. Même si cette forme de discours déficitaire tend aujourd’hui à se résorber, il n’en reste pas moins un cadre de référence important pour les chercheurs et les professionnels (McBride et Lutz, 2004).

Toutefois, d’autres avenues, au-delà de l’événement spécifique de l’accouchement, ont été explorées afin de mieux comprendre l’expérience des pères lors de la naissance. L’étude des périodes prénatale et postnatale a permis de mettre en lumière le vécu des pères et l’expression de celui-ci (Chalmers et Meyer, 1983; de Montigny et Lacharité, 2004; Gage et Kirk, 2002; Finnbogatottir, Slavenius et Persson, 2003; Genesovi et Tallandini, 2009; Hall, 1991; May, 1982). Il ressort de ces travaux un portrait des pères reposant sur trois idées :

  1. La grossesse de la mère constitue l’élément le plus important dans la tâche développementale de réorganisation psychologique que les pères effectuent lors de la période périnatale. Plusieurs défis psychologiques semblent caractériser la période prénatale pour le père : l’absence de preuves tangibles de la présence de l’enfant en début de grossesse suscitant des sentiments de doute et, de manière concomitante, le désir d’établir un lien émotionnel avec l’enfant dès le départ; le réalignement et la renégociation de la relation conjugale pour inclure les nouvelles sphères que l’arrivée prochaine de l’enfant fait émerger; la formation (et le développement) d’une identité parentale, l’agencement de celle-ci avec les autres facettes identitaires du père de même que les sentiments éprouvés par ce dernier à l’égard des transformations du corps de sa partenaire et face à l’intimité sexuelle qui, elle aussi, se transforme lors de la grossesse.

  2. L’accouchement et la participation du père à celui-ci, on l’a vu plus haut, semblent se caractériser principalement par la présence d’émotions fortes et parfois contradictoires. Toutefois, certains travaux (par exemple Ivry et Tellman, 2008; Vehvilainen-Julkunen et Liukkonen, 1998; Waldenstrom, 1999) montrent que cette intense émotionnalité des pères lors de l’accouchement cohabite avec plusieurs autres dimensions de leur expérience : leurs valeurs, leurs croyances, leur sens critique, leurs espoirs, leurs initiatives, brossant ainsi un portrait beaucoup plus complexe de l’expérience paternelle au cours de l’accouchement que ce que certains travaux empiriques peuvent laisser croire. En particulier, il semble que le rapport que crée le père avec le personnel soignant durant l’accouchement revêt une signification importante à ses yeux. Ainsi, la réponse des professionnels (en termes de quantité et de qualité) aux besoins multiples que les pères peuvent exprimer plus ou moins explicitement constitue un élément incontournable qui façonne son expérience.

  3. La période postnatale, et en particulier le retour à la maison (pour la grande majorité des couples ayant mis un enfant au monde en Occident où l’accouchement a lieu à l’extérieur du domicile familial), constitue pour le père le creuset social de son expérience paternelle. Sa paternité ne s’exprime plus uniquement à travers les émotions qu’il ressent (comme lors de la grossesse et de l’accouchement), mais elle s’extériorise, elle se met en scène dans des relations sociales concrètes : avec son enfant, sa partenaire, les membres de son réseau familial, les professionnels, etc. Il ne s’agit pas tant pour le père de subir l’épreuve de la réalité, c’est-à-dire la confrontation entre, d’une part, ses représentations mentales, ses rêves et ses désirs et, d’autre part, les éléments objectifs de son monde. Il s’agit plutôt pour lui d’explorer les multiples possibilités qu’offre cette réalité et de résoudre les tensions qui la traversent. Genesovi et Tallandini (2009) notent dans leur recension d’écrits que plusieurs pères considèrent que la présence d’un bébé dans leur vie après l’accouchement les empêche d’investir autant qu’ils le souhaiteraient dans leur travail ou leur carrière et qu’ils s’inquiètent que ce désinvestissement puisse avoir des conséquences négatives sur leur statut social à plus long terme. Des préoccupations semblables sont évidemment partagées par un bon nombre de mères. Toutefois, des recherches montrent que, contrairement aux femmes, les hommes en période postnatale ont tendance à maintenir stables leurs activités de travail et de loisir (et parfois même à intensifier celles-ci) avec pour conséquences qu’ils changent peu leurs habitudes et qu’ils sont peu disponibles pour offrir du soutien concret à l’intérieur de leur famille. De plus, il semble que la satisfaction reliée à leur rôle de père soit principalement associée non pas tant à leur investissement à l’intérieur de leur famille, mais plutôt aux succès vécus dans leur milieu de travail et leur implication dans des activités sociales.

Avec un peu de recul, il est possible de constater que la description de l’expérience paternelle lors de la période périnatale qui ressort des études publiées au cours des trente dernières années se caractérise par deux éléments particuliers. Le premier de ces éléments repose sur le thème de l’ambivalence par rapport aux attentes et aux demandes auxquelles les pères sont exposés lors de la période périnatale. Le second élément relève de ce que l’on pourrait appeler la « dramatisation » de l’expérience paternelle de la naissance.

Ambivalence. Le contexte familial et professionnel qui entoure la naissance semble être, pour les pères, des territoires de contradictions. D’une part, les mères et le personnel soignant expriment des attentes que le père s’engage concrètement dans le processus de la grossesse, de l’accouchement et des soins au bébé. D’autre part, on tend à le confiner à un rôle de soutien auprès de la mère lors de la grossesse et l’accouchement et même après la naissance (par exemple pour l’allaitement). On veut qu’il s’implique émotionnellement, mais ses émotions doivent être canalisées à l’intérieur de tâches instrumentales spécifiquement dirigées vers la mère et le bébé.

Cette ambivalence n’est évidemment pas seulement ce à quoi le père est exposé (et ce qui, par conséquent, façonne son expérience de la naissance), mais aussi ce qui fonde la conduite (les attentes, les demandes) des mères, des autres membres de l’entourage et des professionnels. Cette situation d’ambivalence, tant du côté des pères que des autres acteurs de la naissance, ne permet pas de construire des espaces sociaux bien balisés à l’intérieur desquels les personnes ne se posent pas (ou peu) de questions sur leur rôle et celui des autres. Au contraire, cette participation « floue » des pères dans les divers contextes périnataux provoque de fréquentes négociations, entre eux et les autres acteurs, sur leur place, leurs fonctions, leurs tâches, leurs besoins, etc. dans ces contextes. Le terme « ambivalence » semble donc référer, pour l’ensemble des personnes impliquées dans la naissance, aux aspects personnels ou subjectifs d’une situation sociale à l’intérieur de laquelle l’enjeu principal est la manière d’exister des pères.

Dramatisation de l’expérience paternelle. Le discours professionnel et scientifique sur l’expérience paternelle entourant la naissance cherche à mettre en évidence certains aspects de cette expérience plutôt que d’autres : l’intensité émotionnelle, la transformation identitaire, l’ambivalence, etc. Ce genre de discours est très répandu dans les sociétés occidentales, en particulier en lien avec la légitimation des pratiques professionnelles dans plusieurs secteurs de services (santé, éducation, services sociaux, etc.). Il repose sur un phénomène qu’Abraham (1986) a appelé la « ritualisation de la construction de soi » (p. 46). Ce phénomène est étroitement lié à l’importance sociale accordée à l’expérience individuelle au cours des cent dernières années. En fait, Abraham (1986) affirme que, dans l’évolution de la culture occidentale, le terme « expérience » constitue l’un des principaux codes de la modernité. Les expériences individuelles sont devenues tellement centrales dans la construction de l’identité personnelle et le développement de la personne qu’une grande partie des pratiques professionnelles qui se donnent pour raison d’être ces finalités vont également en faire le centre de leurs préoccupations, contribuant ainsi à l’amplification de ces expériences individuelles.

Il est donc intéressant de noter que l’inscription institutionnelle des pères lors de la période entourant la naissance s’accompagne de la montée d’un discours sur des formes d’expérience qui légitime la présence et l’action de professionnels dans la vie des pères. D’ailleurs, une majorité de travaux de recherche concluent sur la pertinence de renforcer ces actions professionnelles auprès des pères. Rarement voit-on des recommandations, par exemple, de renforcer la présence de la mère, du bébé ou du réseau social informel auprès des pères lors de la période périnatale. Par conséquent, il est difficile de distinguer, dans la documentation sur les pères en lien avec la naissance, l’expérience vécue par ces derniers et les pratiques professionnelles ou institutionnelles en périnatalité. Ces deux univers de significations interagissent l’un avec l’autre de façon particulièrement chargée. Évidemment, cela n’est pas réservé aux pères; les mères sont aussi l’objet de cette forme de discours depuis longtemps. Les pères sont simplement les « New Kids on the Block » dans cette forme de discours social.

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Le présent dossier intitulé « L’expérience paternelle entourant la naissance d’un enfant » vise justement à contribuer au développement des connaissances sur l’expérience paternelle lors de la période périnatale. Il vise plus précisément à explorer, en lien avec l’expérience paternelle, deux aspects évoqués plus haut, celui des conditions de vie des pères et celui du rôle des pratiques professionnelles. Le dossier est composé de quatre articles ayant en commun de s’appuyer sur une approche qualitative dans l’exploration de cette thématique. Ces analyses s’appuient sur des entretiens auprès des pères, des mères et des professionnels et portent sur la paternité naissante.

Le premier volet – conditions de vie – repose sur deux études qui s’intéressent à des pères se retrouvant dans des conditions particulières. Le premier article, de Morissette et al., aborde la problématique des hommes vivant avec une partenaire enceinte qui consomme des substances psychotropes. L’étude repose sur un suivi longitudinal de 20 couples. Leurs résultats révèlent que, malgré que les professionnels de la santé et du social aient tendance à focaliser sur les mères toxicomanes et à peu porter attention à leur conjoint, la contribution des pères à l’adaptation de la mère et de l’enfant ne doit pas être négligée. Le deuxième article, de Gervais et al., se penche sur la situation des pères maghrébins issus d’une immigration de première ou de seconde génération au Québec et en Belgique. L’étude porte sur la perception qu’ont ces pères de leur situation familiale six à vingt-quatre mois après la naissance de leur enfant. L’engagement paternel de ces hommes correspond étroitement aux caractéristiques typiques de l’engagement des pères provenant des deux sociétés d’accueil. Les résultats suggèrent que les caractéristiques migratoires (première ou seconde génération) ont tendance à influencer le développement de l’identité paternelle. Les auteurs soulignent également l’influence qu’ont les structures socio-institutionnelles des pays d’accueil sur l’expérience vécue par les pères.

Le second volet du dossier – les pratiques professionnelles – s’appuie aussi sur deux articles. Ceux-ci ont en commun de se pencher sur le rapport entre les pères et les sages-femmes. Il faut noter que la profession de sage-femme, contrairement à la plupart des pays de la francophonie, est récente au Québec et qu’elle constitue une réponse publique alternative au modèle biomédical dominant; moins de 2 % des femmes québécoises enceintes ont recours aux services d’une sage-femme. Les deux articles abordent la question de l’expérience paternelle en lien avec la pratique des sages-femmes québécoises et mettent en évidence le caractère alternatif des services de santé périnatale que ces dernières offrent. L’article de Normand et al. pose la question de la place du père dans le suivi périnatal effectué par un médecin ou par une sage-femme et le rôle que ces professionnels peuvent jouer dans le développement de l’identité de pères qui en sont à leur premier enfant. Ils constatent que les pères suivis par une sage-femme ont davantage tendance à concevoir leur rôle auprès de leur enfant comme étant plus actif et engagé. Ainsi, les pères (autant que les mères) choisiraient un contexte de soins et de services qui correspond plus étroitement à la conception qu’ils se font de leur rôle. L’article de Baker et al. explore l’envers de cette médaille en se penchant sur les représentations qu’ont les sages-femmes québécoises de leur travail auprès des pères. Ainsi, cet article permet de mettre en perspective les propos des pères, rapportés dans l’article précédent, en décrivant les principaux éléments qui caractérisent l’approche des sages-femmes québécoises dans leur rapport aux pères. Les auteurs proposent, à la suite du discours des sages-femmes elles-mêmes, des concepts de construction et de coconstruction d’espaces entre le père, la mère, l’enfant et la sage-femme. Ils s’attardent à dépeindre ces espaces pour arriver à bien saisir la complexité et le potentiel de cette pratique dans la réponse aux besoins globaux des pères lors de la période périnatale.

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En conclusion, force est de constater que le père est devenu un objet de connaissance et une cible d’intervention lors de la période entourant la naissance. Cette attention sociale et institutionnelle à ce qu’il vit, comme on le voit dans les articles du présent dossier, conditionne inévitablement la nature de l’expérience des pères. En effet, il est de moins en moins possible aujourd’hui pour un père de se situer complètement en retrait de la scène de la naissance d’un enfant. Il peut parfois être un personnage absent, mais son absence s’intègre au scénario périnatal dans la famille et les lieux de services. Lorsqu’il est présent, sa présence est nécessairement qualifiée (et par conséquent, jamais neutre) et mise en scène (par lui-même, par la mère, par les professionnels), c’est-à-dire négociée ou conciliée par rapport aux attentes des autres acteurs qui évoluent dans cette situation.

Ce texte a voulu mettre l’accent non pas tant sur l’expérience paternelle elle-même, mais plutôt sur le discours social qui construit cette expérience. Sur ce plan, j’ai suggéré qu’au moins deux idées particulières le soutiennent : celle de l’ambivalence et celle de la dramatisation de l’expérience paternelle. Assurément, la préoccupation pour l’identité paternelle dans plusieurs des articles du présent dossier trouve des échos dans l’une ou l’autre de ces idées.