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INTRODUCTION ET CONTEXTE

De nos jours, les organisations éducatives doivent relever des défis complexes qui imposent études, réflexions et actions. Au Québec, en 1994, Lessard publie L’école de l’an 2000 : quatre défis à relever sans tarder! Trente ans plus tard, où en sommes-nous? Nous nous intéressons d’abord aux défis nommés par Lessard, après quoi nous tentons d’actualiser l’état de la situation en établissant des parallèles avec le milieu franco-ontarien.

Le premier défi que l’auteur souligne est celui de considérer la diversité et l’hétérogénéité des groupes d’élèves qui la composent, et des champs de la culture contemporaine : « Il nous faut reconnaître que la réussite scolaire ne peut être poursuivie de manière réaliste que si on la conçoit de manière plurielle et non pas en fonction d’un modèle unique » (Lessard, 1994, p. 551). Les récentes réformes tendent à intégrer les grands principes d’équité, de diversité et d’inclusion dans les politiques et les pratiques des organisations scolaires. Cette transition vers une ère d’apprentissage, d’identité et de bien-être (Hargreaves et Shirley, 2018) vise à brosser un portrait plus « significatif » de l’apprentissage des élèves dans une optique d’équité et de réussite éducative (Bae, 2018).

En 2019, en Ontario, en moyenne 17 % des élèves de l’élémentaire et 27 % de ceux du secondaire recevaient l’aide du Service de l’éducation de l’enfance en difficulté (People for Education, 2019). Selon Pollock et Wang (2019), 62,7 % des directions et des directions adjointes des écoles franco-ontariennes estiment que la gestion de cette aide représente un défi de taille puisqu’elles manquent de ressources et de soutien de la part des conseils scolaires et du système d’éducation en général.

Les changements dans la composition de la population scolaire ontarienne illustrent une grande diversité (Gérin-Lajoie, 2020). Depuis plusieurs années, des études sont menées pour favoriser la réussite éducative des jeunes issus de l’immigration (Armand et al., 2021; Gosselin-Lavoie et Charrette, 2024; McAndrew, 1986 et 1993).

Outre l’accueil de ces jeunes, l’inclusion dans les organisations scolaires du personnel issu de l’immigration représente également un défi (Duchesne et al., 2019). Selon Thibodeau et al. (2016), les directions d’école jouent un rôle important dans la transformation de leur établissement quant à la vision et aux valeurs compatibles avec l’inclusion et l’équité.

Le deuxième défi dont Lessard (1994) fait mention vise à maintenir la démocratisation de l’école par le renforcement des apprentissages de base, notamment en français langue maternelle. Dupriez et Dumay (2011) indiquent que des politiques scolaires et la logique des quasi-marchés scolaires ont mené à une ségrégation et un accroissement des iniquités scolaires. Qui plus est, certaines écoles proposent des formations spécialisées ou des projets particuliers pour pouvoir ainsi sélectionner des élèves performants (Bosetti et al., 2017). Cette concurrence provoque des changements dans les relations entre les établissements et les parents (Dupriez et Dumay, 2011) et dans la gestion de l’école au sein des directions (Dutercq et Mons, 2015). Et pourtant, Lessard (1994) nous mettait en garde : « Le défi consiste à renforcer ces apprentissages, tout en évitant les solutions d’autrefois, c’est-à-dire procéder à une plus grande sélection et à une plus grande élimination en cours de route. » (p. 553) Il précise « La qualité de la vie scolaire et parascolaire fait partie de la qualité de l’éducation » (p. 553).

Le troisième défi consiste à articuler l’imputabilité du corps enseignant, du corps professionnel et des cadres scolaires tout en valorisant le personnel scolaire dans l’autonomie de ses fonctions et en favorisant une responsabilisation collective. Lessard (1994) soulignait que si « nous réussissons à articuler la reconnaissance du caractère professionnel de l’enseignement avec une concertation autour d’objectifs clairement définis et avec la mise en place d’une évaluation institutionnelle formative, nous aurons fait un grand pas » (p. 556). Or, les changements liés à la nouvelle gestion publique ont fait apparaître une pensée comptable en éducation, ainsi que de nouveaux instruments d’évaluation et de suivi (St-Germain, 2001). Selon des études, ces exigences ont contribué à l’intensification et la complexification du travail des directions d’école (Martel et Dulude, 2022). Wang et al. (2022) expliquent que ces diverses formes d’imputabilité surchargent les directions sur le plan des tâches administratives.

Copp (2018) affirme que plusieurs membres du corps enseignant estiment que la surveillance accrue du public et des parents accroît la pression qui s’exerce sur eux. Ils réclament l’autonomie professionnelle, mais la logique et les instruments de reddition de comptes laissent entrevoir une déprofessionnalisation du personnel enseignant (Cattonar et Dupriez, 2019, 2020). En Ontario, l’étude de Yerly et Laveault (2018) révèle que, pour le personnel enseignant francophone participant, le testing de l’Office de la qualité et de la responsabilité en éducation fait partie de son mandat et que la réussite des élèves à ces tests constitue une de ses missions. Si le personnel reconnaît la valeur ajoutée des tests – renforcement d’une certaine égalité entre les élèves –, il évoque aussi les effets néfastes qui en découlent : stress pour les élèves et abandon de projets et d’activités ludiques. Dans la même veine, en 1997, le gouvernement crée l’Ordre des enseignantes et des enseignants de l’Ontario. Il appert qu’il n’existe aucune étude sur l’incidence d’un ordre professionnel sur l’autonomie professionnelle et la responsabilisation du personnel enseignant (IsaBelle et Gallien, 2018).

Finalement, le quatrième défi, selon Lessard (1994), consiste à veiller à la disponibilité des ressources financières nécessaires pour répondre aux priorités de l’éducation : « […] la situation des finances publiques est inquiétante […]. Notre société a-t-elle atteint le plafond de ce qu’elle était prête à consentir à l’école publique? » (p. 557) Le financement scolaire provient des budgets publics et « […] les pouvoirs publics sont incités de plus en plus à accroître l’efficience de leurs dépenses pour être en mesure de répondre à ces différentes priorités, et vont se trouver contraints à des choix budgétaires complexes. L’enseignement ne fera pas exception. » (OCDE, 2023, p. 3). Certaines études tendent à répondre en dévoilant les répercussions des compressions budgétaires et de l’insuffisance de ressources investies sur les écoles (Winton, 2018) et sur le travail des directions (Pollock, 2016). Winton explique que les politiques sur la gestion des fonds scolaires et des campagnes de financement visent à générer plus de fonds privés pour augmenter le financement public des écoles, créant ainsi des iniquités entre les écoles selon le milieu dans lequel elles se trouvent.

Aujourd’hui, les écoles sont confrontées aux changements démographiques et à la diversité des élèves et du personnel enseignant, à la concurrence croissante entre les écoles, à la réduction des ressources en raison des compressions budgétaires, à la problématique entre la valorisation et l’autonomie professionnelles, et à la reddition de compte accrue. Ces défis placent les directions d’école dans un rôle d’intermédiaire difficile entre leurs écoles et l’environnement externe. Elles sont appelées à comprendre ces multiples défis, qui sont parfois contradictoires, et à y faire face quotidiennement (Dulude et Milley, 2021; Spillane et al., 2002).

Notre étude vise à comprendre les défis que doivent relever les organisations éducatives franco-ontariennes, ainsi que les transformations potentielles pour y donner suite à la lumière du discours de différents acteurs. Nous présentons notre cadre de référence dans la prochaine section.

CADRE DE RÉFÉRENCE

Dans le cadre de notre projet, l’organisation se définit comme un « ensemble d’éléments en interrelation, dont le degré de complexité est supérieur à celui des parties » (Livian, 2001, p. 34).

Organisation éducative ou système ouvert

L’organisation représente un système ouvert sur son environnement qui s’adapte aux conditions changeantes. Pour Fullan (2006), l’organisation scolaire est en constante interaction avec son environnement. Elle est constituée de réseaux de relations et d’interactions, de structures et de processus formels et informels faisant intervenir différents acteurs et parties prenantes, qui sont créés, consciemment ou non, pour atteindre un but et des objectifs.

Définition et caractéristiques de la pensée systémique

Selon le Cadre de leadership de l’Ontario (2013), la pensée systémique fait partie d’une des ressources cognitives essentielles pour orienter les pratiques des leaders chevronnés. Cette ressource cognitive permet de « comprendre les liens denses, complexes et réciproques qui unissent les différentes composantes de l’organisation » (p. 22).

Pour les directions d’école, la pensée systémique permettrait de relever efficacement les défis en ayant une vue d’ensemble de l’organisation et des parties prenantes favorisant l’analyse de situations complexes et la mise en oeuvre de solutions dans leurs établissements (Leithwood et al., 2019; Shaked et Schechter, 2017). La pensée systémique exige de mobiliser différentes habiletés cognitives pour s’adapter à des situations dans un contexte scolaire complexe et imprévisible. Elle fait notamment appel à la capacité de comprendre et de mieux cerner l’ampleur d’une situation dans son ensemble (ex. : besoins éducatifs des élèves), et non d’une partie seulement (ex. : utilisation des résultats scolaires) (Martel et Dulude, 2022), ainsi qu’à la capacité de s’adapter aux conditions changeantes de l’organisation et de son environnement (Cabrera et Cabrera, 2019).

La pensée systémique permet donc aux directions de reconnaître que les simples explications de cause à effet (ex. : je réagis à un problème sans en connaître toutes les causes) ne tiennent pas toujours puisque l’effet (ex. : résolution partielle du problème) peut plus tard se transformer en cause (ex. : exacerbation du problème), influençant ainsi différentes parties prenantes (familles, personnel scolaire, conseil scolaire) (Wagner et al., 2006). La compréhension acquise permet, lorsqu’un défi se présente, d’adopter de nouvelles approches et de tenir compte des éléments interreliés avec les différentes parties prenantes.

Shaked et Schechter (2017, 2020) et Shaked et al. (2018) proposent quatre caractéristiques pour favoriser la pensée systémique chez les leaders scolaires. Voici une brève définition de celles-ci, ainsi que l’interprétation que nous en faisons aux fins de notre étude.

  1. L’identification des éléments cachés représente la capacité de reconnaître et de visualiser les éléments cachés de la vie scolaire. Pour notre étude, le gestionnaire sait identifier les défis que son école doit relever.

  2. La vision multidimensionnelle consiste à voir simultanément plusieurs aspects d’un problème qui se présente. Autrement dit, avant de prendre une décision ou d’agir à l’égard d’une situation, le gestionnaire tient compte d’autres éléments de la situation, qui sont parfois invisibles. Pour notre étude, il identifie l’origine des défis et les parties prenantes impliquées.

  3. L’influence indirecte, c’est-à-dire la capacité de traiter les défis de l’école de manière détournée en prenant conscience des sources d’influence des actions sur divers éléments de l’école. Pour notre étude, le gestionnaire suggère des transformations pour relever les défis et détermine qui peut les mettre en application.

  4. L’évaluation de son importance, c’est-à-dire la capacité de considérer les défis ou les situations par rapport à la vie scolaire et à leur importance pour l’ensemble du système. Il s’agit de la capacité du gestionnaire de situer les défis et leurs répercussions sur l’école, le système, etc.

En analysant les caractéristiques de la pensée systémique des gestionnaires, nous cherchons à savoir dans quelle mesure ces derniers comprennent les défis qu’ils doivent relever, ainsi qu’à cibler les aspects sur lesquels ils croient pouvoir agir dans leurs écoles et ceux qui, selon eux, relèvent d’autres parties prenantes pour trouver des pistes de solution.

MÉTHODOLOGIE

La recherche qualitative interprétative vise à comprendre le sens que les personnes participantes donnent à leur expérience. Dans l’analyse qualitative des données, la connaissance est une construction partagée, ancrée dans l’interaction chercheuse ou chercheur/participantes ou participants, laquelle est caractérisée par des valeurs qui ont une incidence sur la connaissance produite et sur le processus de production (Anadón et Savoie Zajc, 2009).

Participantes et participants

Nous avons eu recours à la méthode boule de neige pour recueillir le discours de 10 gestionnaires de l’éducation[1]. Le Tableau 1 expose leurs caractéristiques sociodémographiques. Deux participantes sont retraitées depuis moins de cinq ans et ont des tâches d’enseignement à l’Université (*), et une a pris sa retraite en juin 2023 (**).

Tableau 1

Caractéristiques des participantes et participants aux entrevues

Caractéristiques des participantes et participants aux entrevues

DÉduc = Direction de l’éducation

Surin = Surintendante et surintendant

DÉS = Direction d’école secondaire / DÉÉ = Direction d’école élémentaire

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Instrument de collecte de données et déroulement

Pour recenser les défis et les transformations suggérées, nous avons mené des entrevues semi-dirigées. Outre les questions sur les caractéristiques sociodémographiques, le guide d’entrevue comprenait 12 questions. Celles-ci ont été pilotées auprès d’une direction de l’éducation. Nous avons modifié certaines d’entre elles pour en faciliter leur compréhension. Dans le présent article, nous analysons les réponses aux deux questions suivantes : 1) Présentement, quels sont les plus grands défis (2-3) que vivent les organisations éducatives ou les écoles? 2) Quelles transformations (changements) devraient faire les organisations éducatives ou écoles pour répondre à ces défis? Les entrevues ont été menées d’avril à juin 2023, à l’aide des logiciels de communication Zoom et Teams.

Analyse des données

Les entrevues ont été transcrites, ensuite les chercheuses ont codé et analysé les données. Une première analyse inductive a été menée pour faire ressortir les catégories de défis. Au total, huit catégories ont été identifiées. Pour chacune des catégories, nous avons approfondi l’analyse à partir des caractéristiques de la compréhension systémique adaptées que nous avons inscrites dans une matrice afin de laisser émerger des inférences (Miles et al., 2013) (voir Annexe 1). Nous présentons les résultats ci-dessous.

RÉSULTATS

Nos résultats sont présentés en deux temps. Premièrement, à partir des catégories, nous faisons ressortir les défis mentionnés auxquels ces gestionnaires sont confrontés dans les écoles franco-ontariennes. Deuxièmement, nous exposons la manière dont ces derniers comprennent ceux-ci, en évaluent l’importance et en envisagent des pistes de solution selon les caractéristiques de la pensée systémique. Pour le présent article, nous analysons en profondeur uniquement le premier défi, dont neuf gestionnaires sur dix ont fait mention.

Les principales catégories abordées quant aux défis rencontrés

Le Tableau 2 présente les huit catégories de défis mentionnés par dix gestionnaires en ordre de récurrence dans leurs discours.

Tableau 2

Défis cités par les gestionnaires participants

Défis cités par les gestionnaires participants

Tableau 2 (suite)

Défis cités par les gestionnaires participants

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Parmi les défis, celui associé à la pénurie de personnel à l’école (corps enseignant, cuisiniers, concierges) et au manque de stabilité des directions à l’école et dans le conseil scolaire est mentionné par neuf des dix gestionnaires. La directrice (3) explique que le défi est attribuable à la crise sanitaire et à l’inaction des conseils scolaires. La surintendante de l’éducation (4) explique aussi que le défi est attribuable à la crise sanitaire et s’aggrave avec le temps : « On avait comme l’impression que, après la pandémie, ça irait mieux. »

Le deuxième défi « Problèmes de santé mentale chez les élèves, le personnel enseignant et administratif » est abordé par quatre des dix gestionnaires. La directrice d’école (1) associe les problèmes en santé mentale autant chez les élèves que chez les enseignants au contexte post-COVID : « On a foncé, on a foncé, mais il faut aussi prendre soin. »

Le troisième défi « Perception négative de la société en général et des parents envers l’école » est mentionné par quatre gestionnaires. Il renvoie, comme l’indique la directrice (2) « à un climat de doute qui s’est installé au cours des dernières années, puis la collaboration n’est pas la même ».

Le quatrième défi « Manque d’engagement et de volontariat chez le nouveau personnel enseignant » est évoqué par quatre gestionnaires. La directrice (6) explique : « Ils ne s’impliquent plus de la même façon […] qu’avant la pandémie. […] On a l’impression que les membres du personnel sont là pour faire leur neuf à cinq. » La direction (4) l’explique par une différence générationnelle : « Je me suis toujours beaucoup impliquée dans les écoles. […] Nos nouveaux enseignants maintenant n’ont plus ce goût-là dans les écoles secondaires. »

Le cinquième défi « Compressions dans le financement et éducation politisée » est abordé par trois gestionnaires. La direction (3) estime qu’ « on a un gouvernement […] pour qui l’éducation n’a jamais été une priorité ». La direction (6) ajoute : « Les budgets se resserrent de plus en plus. »

Le sixième défi « Curriculum trop chargé et souvent modifié » est mentionné par deux gestionnaires. La direction (3) estime que « le terrain n’a plus la capacité d’absorber autant de changements ». La direction (1) indique qu’il serait essentiel de « diminuer [le contenu] du curriculum et [d’] y aller avec l’essentiel. »

Le septième défi « Manque d’équité et d’inclusion chez le personnel enseignant et chez les élèves dans les écoles » est évoqué par un surintendant (7) qui estime qu’« il faut se pencher sur nos politiques, nos directives administratives qui vont baliser le travail des directions d’école et qui vont leur permettre de prendre des décisions […]. »

Le huitième défi « Pression et soutien limité du conseil scolaire pour augmenter les effectifs d’élèves dans les écoles franco-ontariennes » est abordé par un gestionnaire (5) : « Le conseil scolaire semble se plier à toutes les volontés des parents pour garder les effectifs au détriment de la volonté des directions. »

La compréhension systémique des gestionnaires interrogés quant à la pénurie du personnel

La première caractéristique de la pensée systémique permet d’identifier les défis que les organisations éducatives doivent relever. Nous avons déjà présenté les résultats.

La deuxième caractéristique de la pensée systémique, vision multidimensionnelle, consiste, pour les gestionnaires, à être en mesure de nommer l’origine du défi et les parties prenantes impliquées. L’analyse des réponses révèle que les gestionnaires interrogés expliquent notamment la pénurie du personnel en éducation par la crise sanitaire de 2020-2021, le manque de valorisation de la profession, les compressions budgétaires du gouvernement en éducation, la formation offerte à l’université, ainsi que le système d’éducation lui-même (la mécanique syndicale, le manque de soutien du conseil scolaire, le manque de personnel qualifié dans les écoles), et par les conséquences de tous ces facteurs sur le personnel dans l’école. D’ailleurs, la directrice (2) parle de la « pénurie de personnel, parce que même les conducteurs d’autobus, ça nous affecte ». Celle-ci découle de la crise sanitaire et du règlement 95 que le gouvernement a adopté. En mars 2023, le ministère de l’Éducation a modifié ce règlement qui permettait au personnel non qualifié de travailler plusieurs jours dans l’année[2]. La direction (10), souligne que « le manque de suppléants […] qualifiés pour travailler dans nos écoles, appuyer nos élèves, faire cheminer nos élèves, répondre aux besoins de nos élèves » constitue un défi qui doit être abordé dès le recrutement dans les conseils scolaires, car il faut « aller chercher des gens compétents, pas juste des gens [qui ont] une qualification, mais des gens qui peuvent apporter quelque chose de nouveau, de créatif, d’intéressant au monde de l’éducation ».

En ce qui a trait au manque de stabilité des directions d’école et des conseils scolaires, les raisons évoquées renvoient surtout au manque de soutien du conseil scolaire (message incohérent, roulement du personnel, exigences élevées, etc.) et des directions elles-mêmes qui ont, entre autres, des difficultés d’adaptation aux pressions sociales et aux pressions qu’engendre la pénurie du personnel et qui affectent leurs tâches (remplacement dans les classes, nettoyer les salles, etc.). Le surintendant (7) explique cette instabilité : « Il y a beaucoup de pressions sociales qui sont exercées sur les administrateurs. » Il donne en exemple les répercussions de ces pressions sur les directions : « On a des directions d’école qui sont souvent appelées à faire de la surveillance, à enseigner dans les salles de classe, […] qui va laver les toilettes. La direction ne peut pas s’atteler à son rôle. » Ce surintendant précise : « On peine à trouver des cadres exécutifs […] parce qu’ils savent à quel point la pression est forte […] et qu’ils doivent composer avec toutes sortes de nouvelles choses avec lesquelles ils ne devraient pas composer. » En ce sens, il offre quelques pistes explicatives des causes de cette pénurie. La directrice d’école (5) explique que les conditions de travail et le manque de soutien de la part des conseils scolaires entraînent de l’épuisement professionnel des directions d’école : « Les enseignants ont leur syndicat qui les protège, mais les directions [n’ont pas d’organisme]. » Elle souligne que « les surintendants sont beaucoup tournés sur les politiques et sur ce que le ministère veut […] plutôt que de se tourner vers les besoins des directions ».

La troisième caractéristique permet d’analyser la capacité des gestionnaires à reconnaître les sources d’influence internes et externes qui entrent en jeu et qui sont liées entre elles lorsqu’ils font face à un défi. Leur compréhension systémique des différentes sources d’influence leur permet ensuite d’envisager des actions possibles que ces différentes sources peuvent mettre en place pour remédier aux défis auxquels ils sont confrontés dans leur école, tels que la pénurie du personnel et le manque de stabilité des directions d’école et des conseils scolaires.

Deux gestionnaires ciblent des sources d’influence internes pour répondre à la pénurie du personnel enseignant et à l’instabilité des directions sur lesquelles ils peuvent agir. La directrice (2) avoue avoir été « très créative. […] Il y a une mobilisation de beaucoup de ressources dans l’école pour soutenir les enseignants suppléants qui n’ont pas les connaissances de base. »  Le directeur de l’éducation (9) demande aux directions de ne pas toujours parler des problèmes et de recentrer leurs discours : « On est là pour faire une différence, faut du positif qui sorte dans nos journées aussi et faut se rencontrer. […] Avoir du temps ensemble, du plaisir. Je dis aux gens c’est une belle profession […] la direction d’école. » 

Six gestionnaires identifient des sources d’influence externes (ex. : Ministère de l’Éducation, Ordre professionnel, l’Université, Conseil scolaire,) comme pouvant intervenir et remédier aux enjeux associés à la pénurie du personnel. La gestionnaire (3) souligne « ça va prendre une concertation d’une envergure et d’une ampleur comme on n’a jamais vu ». Elle propose que le ministère de l’Éducation valorise la profession et présente une stratégie articulée et que l’université offre une formation express « pour des gens qui étaient des enseignants dans leur pays. On leur donne un quatre mois, un six mois de formation. » Le surintendant (7) propose que l’ordre professionnel des enseignantes et enseignants définisse des exigences d’entrée dans la profession cohérente qui permettraient une reconnaissance des diplômes obtenus à l’étranger et conçoive une formation initiale axée sur l’équité et l’inclusion. Le gestionnaire (9) suggère que le conseil scolaire instaure un programme de recrutement ambitieux et concurrentiel, notamment pour ce qui est du salaire. Il juge que le défi influe sur « tous les aspects des élèves à grands besoins et avec le manque de suppléant, ça vient jouer un très grand rôle ».

Plusieurs d’entre eux estiment que ces sources d’influence qui entrent en jeu et qui sont liées, quant à la pénurie du personnel et au manque de stabilité des directions, amènent à repenser à la formation, au contenu et aux structures d’accompagnement. La direction (8) propose que le conseil scolaire offre de l’accompagnement au personnel enseignant : « J’ai un coach, mais mes enseignants n’en ont pas. »

La directrice (5) estime que des formations offertes par un regroupement d’organismes (association des directions d’école franco-ontariennes, université, conseils scolaires) axées sur les compétences relationnelles aideraient à naviguer à travers ces pressions sociales. La direction (6) suggère que de la formation soit offerte, une stratégie d’accompagnement de type shadowing soit élaborée et une restructuration des rôles entre le conseil scolaire et la direction soit envisagée comme « si le recrutement était fait par les ressources humaines au conseil scolaire [et] la gestion du bâtiment ».

La quatrième caractéristique permet d’analyser la capacité des gestionnaires à évaluer le défi en fonction de leur importance pour l’ensemble du système. D’abord, la gestionnaire (3) déplore que ce manque de personnel dans tous les postes occasionne un glissement des fonctions qui tire tout le monde vers le bas : « Une direction d’école qui est obligée de ramasser des tâches de secrétariat. […] Elle n’est pas en train d’exercer son leadership pédagogique. Je pense qu’on va commencer à dégringoler. […] Je pense que c’est une grande crise du système d’éducation. » Quatre gestionnaires mettent en lumière les interrelations entre le manque de suppléance et des coupes budgétaires et l’impossibilité d’offrir une formation continue au personnel. Comme l’indique la directrice (6) : « Les formations du personnel, on a beaucoup de difficultés à les offrir, c’est lié au fait qu’on manque de suppléants et que parfois on n’a pas le budget. »

De plus, les gestionnaires mettent en évidence les effets du manque et du désengagement de personnel, et de l’épuisement professionnel sur la capacité de soutenir les élèves à besoins éducatifs, émotifs et éducatifs croissants. Deux gestionnaires évaluent les répercussions du manque du personnel sur eux-mêmes. La direction (5) explique : « Tu as une direction, il y a son salaire de direction officielle, mais il est dans la classe parce qu’ils n’ont pas trouvé de suppléant cette journée-là. » Ce qui entraîne, selon elle, davantage d’épuisement professionnel chez les directions. La directrice d’école (6) indique des iniquités dans les conditions de travail qui peuvent avoir une incidence sur le recrutement des aspirantes aux postes de direction d’école : « Les femmes à la direction n’ont pas droit à un congé de maternité par rapport au poste d’enseignant [,] ça n’attire plus beaucoup de gens parce que le salaire n’est pas attrayant. »

INTERPRÉTATION ET CONCLUSION

Selon le discours des dix gestionnaires de notre étude, nos résultats permettent de retrouver sensiblement, trente ans plus tard, les mêmes préoccupations dans les organisations éducatives, que les défis relevés par Lessard (1994). Les résultats révèlent huit défis auxquels sont confrontées les organisations éducatives franco-ontariennes. La pénurie de personnel scolaire, y compris le manque de stabilité chez les directions d’école et au sein des conseils scolaires, constitue le plus grand défi. Si de nombreuses études se penchent sur la pénurie de personnel enseignant (Gaumont, 2023; Groupe de travail, 2021; Lane, 2024; Sirois et al., 2022), force est de constater que peu d’attention est accordée au manque de stabilité chez les directions d’école. Pourtant ce défi est bien présent (Mafok Foka, 2024) et cette réalité risque fort de fragiliser tout le système d’éducation.

Les travaux de Leithwood et ses collègues (1992; 2019; 2023) ont montré l’effet significatif des ressources personnelles des leaders sur leurs pratiques. Celles-ci favoriseraient le déploiement optimal de leur leadership (Clément, 2018). Notre recherche cherchait à approfondir une ressource cognitive et les caractéristiques associées à la compréhension systémique des gestionnaires. Le cadre de référence de Shaked et Schechter (2017) a permis de saisir des aspects de leur raisonnement quant à la pénurie du personnel à l’école et au manque de stabilité des directions. Les gestionnaires nomment l’origine et les parties prenantes impliquées, jugent de l’importance de ce défi sur l’ensemble de l’organisation, citent principalement des sources d’influence externes (ministère de l’Éducation, ordre professionnel, université, conseil scolaire) susceptibles de poser des actions (valorisation du personnel, meilleurs salaires, formations adaptées avec de l’accompagnement, etc.) pour contrer la pénurie du personnel, voire transformer l’organisation éducative. Cette pénurie du personnel à l’école suscite des questions quant à la qualité de l’offre éducative à long terme. Comme le souligne une directrice de l’éducation, cette pénurie représente « une grande menace à l’excellence de notre système d’éducation de langue française », si difficilement acquise (IsaBelle, 2018). Qui plus est, le risque d’accroître les iniquités est bien réel (Sirois et al., 2022). Selon l’étude de Karbownik (2020), les habiletés des élèves peuvent être influencées par la mobilité du personnel enseignant. Lothaire et al. (2012) avancent que « la composition sociale, ethnique et académique des établissements ainsi que leurs caractéristiques organisationnelles sont également liées au turnover [du personnel enseignant] » (p. 99). D’où l’importance de résoudre rapidement le défi de la pénurie du personnel enseignant en impliquant toutes les parties prenantes. Le développement de la pensée systémique chez les gestionnaires s’avère essentiel, car plus ils pourront identifier le défi et les sources d’influence, plus ils proposeront des actions réalistes qui siéent à leur milieu. En effet, une incompréhension des aspects sur lesquels ils peuvent agir ne peut que différer à trouver des pistes de solution concrètes au défi étudié et, par le fait même, provoquer des effets néfastes sur les organisations éducatives.

En somme, l’analyse des caractéristiques de la pensée systémique a permis d’identifier que peu de gestionnaires s’identifient comme sources d’influence pouvant agir dans leur école. Ce qui soulève d’importantes questions sur la manière dont il est possible de soutenir et d’amener d’autres gestionnaires à être proactifs quant aux différents défis que vit l’organisation éducative. Un changement s’impose quant au rôle et aux responsabilités des gestionnaires afin de leur accorder plus d’autonomie et de leadership, leur permettant ainsi d’envisager l’école dans sa globalité pour agir (Shaked et Schechter, 2017). A fortiori, en libérant les gestionnaires de certaines contraintes (Progin et al. 2019), ils pourront davantage exercer un leadership collaboratif, holistique, voire créatif, afin de non seulement résoudre les défis actuels, mais aussi de transformer – et pourquoi pas de « renouveler » – l’organisation éducative pour qu’elle soit plus attractive!