Corps de l’article

INTRODUCTION

Cet article s’inscrit dans les travaux qui examinent les difficultés d’adaptation et d’intégration des enseignantes immigrantes et des enseignants immigrants francophones au milieu professionnel enseignant canadien (Mujawamariya, 2010; Niyubahwe et al., 2014). Il cherche à mettre à jour le ressenti des professionnelles et des professionnels issus des communautés francophones immigrantes quant au processus d’intégration dans une perspective de construction de soi ou de transformation identitaire en contexte francophone minoritaire en Alberta, contexte qui n’a pas été exploré à ce jour. La question de recherche que nous soulevons est la suivante :

Quels moments clés ont été significatifs dans la prise de conscience des étudiantes-maîtresses et étudiants-maîtres, et des nouvelles enseignantes et nouveaux enseignants[1] issus des communautés francophones Autres[2] en lien avec leur identité professionnelle lors de leur entrée dans la profession?

Nos propos s’articulent d’abord autour de la problématique des enjeux d’intégration sociale et identitaire des francophones immigrants au sein des minorités franco-canadiennes. Nous présenterons ensuite les ancrages conceptuels et méthodologiques qui ont permis de recueillir et d’analyser les données, lesquelles seront présentées et discutées. Nous verrons à la fin comment une meilleure compréhension des stratégies identitaires et professionnelles déployées par les futures et nouvelles enseignantes immigrantes et les futurs et nouveaux enseignants immigrants francophones dans leur intégration au milieu scolaire peut contribuer à éclairer la constitution changeante de la francophonie albertaine.

CONTEXTE : LES FRANCOPHONES AUTRES DANS L’ESPACE FRANCOPHONE MINORITAIRE

Dans les programmes de formation initiale en enseignement dans les institutions postsecondaires francophones de l’Ouest canadien en contexte minoritaire, particulièrement en Alberta, une bonne partie des futures enseignantes et futurs enseignants proviennent des communautés francophones immigrantes en majorité originaires des pays d’Afrique (Mulatris et Skogen, 2012), diversifiant ainsi la population étudiante, et celle des enseignantes et enseignants francophones tant sur le plan social que sur le plan ethnique (origine et langue). Malgré le besoin en personnel enseignant dans ces institutions, leur présence suscite des enjeux qui relèvent à la fois de la question identitaire des francophones minoritaires et de celle de l’intégration des personnes francophones immigrantes, souvent dénommées francophones Autres (Madibbo, 2010) par la communauté professionnelle d’accueil.

En effet, les communautés francophone et acadienne du Canada, en raison de leurs langue et culture communes et de traits distincts, telles des particularités sociales et politiques vécues dans le passé par leurs ancêtres, disposent d’une « légitimité historique ethnonationale » (Traisnel et al., 2013, p. 10), bien que précaire (Allaire, 2015), qui leur permet de se définir comme des communautés linguistiques et culturelles. Tout en se protégeant contre l’assimilation anglophone, elles se distinguent des communautés francophones Autres, nonobstant l’apport démographique de ces dernières à leur vitalité. Farmer (2008) l’exprime ainsi :

La problématique de l’identité (qui sommes-nous?) et de son rapport à l’altérité (qu’est-ce qui nous distingue des autres?) s’avère nécessaire en contexte minoritaire. Par la même occasion, elle a l’effet de repousser ou de chasser une population qu’on cherche à attirer (une population différente du « nous » au départ et donc en dehors du « nous »).

Farmer, 2008, p. 122

Les francophones Autres apportent donc d’autres rapports, voire de nouveaux enjeux, à la francophonie canadienne, à son histoire et à l’identité collective (Jacquet et al., 2008). Un des lieux où observer ces contacts et voir les relations qui s’établissent entre les deux groupes est le milieu éducatif. L’école, en contexte minoritaire, tout en étant un lieu d’interaction où se développent les valeurs francophones et les codes culturels, constitue un espace d’altérité où s’exprime le rapport complexe entre la minorité francophone albertaine et la minorité francophone immigrante considérée comme Autres. Soulignons que le qualificatif Autres caractérise l’ensemble des personnes francophones immigrantes qui ne sont ni caucasiennes ni d’origine européenne, et qui sont à intégrer dans les communautés locales (Cardinal, 1994; Madibbo, 2010). Cette construction de l’Autre s’effectue dans un processus de racialisation et d’altérisation, évoquant ainsi un écart à un certain groupe de référence, une frontière entre un « Nous », l’hôte originel et « l’Autre », la personne immigrante dans la francophonie canadienne (Madibbo, 2010; Labrèche et Piquemal, 2013).

Dans le contexte de la francophonie albertaine, à la fois minoritaire et en pleine mutation à cause de la multiplicité des francophones provenant de cultures différentes, l’enjeu porte sur la gestion de la diversité du corps enseignant dans les écoles, au regard de l’origine ethnique, des cultures, des compétences langagières de ces étudiantes-maîtresses et étudiants-maîtres, et de ces enseignantes immigrantes et enseignants immigrants, et de leurs différentes façons de s’exprimer en français (Heller, 2003). Appréhender le rapport entre les minorités francophones locales et les francophones Autres permet de cerner le processus d’intégration professionnelle de ces personnes au sein de la communauté professionnelle en contexte minoritaire.

ANCRAGES CONCEPTUELS : REPRÉSENTATIONS SOCIALES, IDENTITÉ PROFESSIONNELLE ET FRONTIÈRES

Cette étude se penche sur une situation de disparités culturelles où deux groupes sociaux en présence attribuent chacun un sens différent, voire opposé, à un objet social : les pratiques éducatives. Les représentations sociales, en tant que « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée » et « système d’interprétation régissant notre relation au monde et aux autres » (Jodelet, 2003, p. 53), interviennent ici dans la compréhension des pratiques enseignantes. En effet, le champ éducatif donne lieu aux processus d’élaboration et de transformation des représentations sociales au sein des groupes sociaux où les individus cherchent à atteindre une cohérence maximale entre leurs représentations et leurs pratiques (Gilly, 2003). Par là même, elles donnent à voir la construction de l’identité professionnelle du personnel enseignant francophone Autre, laquelle s’accomplit au-delà d’une démarche de professionnalisation telle l’acquisition des compétences et autres savoirs, et la socialisation à la culture de l’école (Gohier et Anadón, 2000). Dès lors, l’identité professionnelle des personnes francophones Autres participe à la fois d’une démarche voulue d’intégration professionnelle et d’un projet identitaire, lequel engendre des (re)négociations, des (ré)ajustements dans l’interaction qui se produit entre leurs propres référents culturels et identitaires, et les représentations qu’elles développent dans la communauté professionnelle d’accueil.

En contexte minoritaire, la construction de l’identité professionnelle enseignante des personnes francophones Autres s’opère dans des rapports entre les personnes francophones minoritaires qui se définissent comme « Nous » et celles Autres, les « Vous » ou « Eux » ainsi perçus. Cette distinction instaure d’emblée des rapports inégalitaires qui vont avoir des incidences sur la construction des identités professionnelles, car ils mettent en présence des statuts « sociaux prédéterminés », tels que l’appartenance à un groupe national ou « ethnique », ou une communauté professionnelle, entre autres. Ces rapports sociaux individus/groupes, en situation interculturelle, constituent un rapport de force généré par des frontières ethniques (Vinsonneau, 2002). Ces frontières déterminent les normes et les règles de la communauté, y compris les normes sociales et professionnelles, et participent largement à la production des identités des groupes en présence. De ce fait, « l’identité des individus est parfois analysée en termes d’identité-appartenance » (Vinsonneau, 1997, p. 179).

Parce que la démarche d’intégration professionnelle des personnes francophones Autres est inscrite dans la dichotomie « Nous » et « Eux », la notion de « frontière » est envisagée dans cette étude pour montrer son rôle dans la fabrication du collectif, de l’homogénéité et de l’ethnicisation (Barth, 2008). Les frontières relèvent de l’histoire des individus et de leurs développements imposés obligatoirement par les générations antérieures et des construits élaborés puis actualisés dans l’espace communautaire (ou du groupe ethnique) auquel appartiennent les actrices et acteurs (Nicolaï et Ploog, 2013). Selon Barth, en effet, les groupes ethniques se définissent en fonction de ces frontières qui infèrent une fonction de distinction des identités à l’intérieur des groupes afin de fonder l’ordre social en question. Cette fonction s’opère selon une dynamique d’exclusion et d’inclusion. Cette interprétation de la frontière renvoie également à la théorie sociale de groupe et à l’étude des conflits intergroupes (Tajfel et Turner, 2004), lesquelles permettent de comprendre la domination symbolique qui s’exerce dans le rapport Nous/Eux, notamment dans le contexte migratoire. Autrement dit, l’individu oeuvre à ce que son groupe d’appartenance, « l’endogroupe » (« Nous ») ait un statut le plus positif possible. Barth (2008) atteste que, au contact des cultures, malgré certains traits communs (linguistiques ou culturels), les critères d’exclusion demeurent. Toutefois, selon lui, les frontières, telles qu’elles sont construites au sein des groupes (communautaires, professionnels, linguistiques) peuvent être franchies dans le processus d’intégration dans le milieu hôte tant que les distinctions ethniques sont perceptibles.

Ainsi, dans la problématique du rapport entre les personnes francophones en Alberta, en ce qui concerne la construction des identités professionnelles, celle Autre, en tant qu’actrice sociale, est capable de positionnement dans le processus identitaire, déployant des stratégies identitaires qui lui permettent de franchir les frontières identitaires dans l’environnement professionnel d’accueil et d’y appartenir.

MÉTHODOLOGIE

Cet article, ainsi que certains extraits du corpus pour illustrer nos propos, participent d’une recherche doctorale (Prophète, 2020) qui visait à comprendre ce que révèlent le parcours et d’autres expériences d’étudiantes-maîtresses et étudiants-maîtres, ainsi que d’enseignantes et d’enseignants issus des communautés francophones Autres quant à la question de leur intégration dans une communauté professionnelle et de mieux cerner les similarités ou les différences qui peuvent exister par rapport à leur hôte dans l’accès à la communauté professionnelle pour ces francophones Autres et à leur insertion dans celle-ci. L’objectif principal de cet article est de mettre à jour les stratégies professionnelles et identitaires mobilisées par les francophones Autres dans leur intégration à la profession enseignante et, par là même, dans la construction de leur identité professionnelle dans une province de l’Ouest canadien.

De nature qualitative, cette étude, cherchant à mieux saisir la réalité des expériences individuelles et à rendre compte de celle-ci, s’inscrit dans une vision de la réalité construite, c’est-à-dire dans un paradigme épistémologique constructiviste où l’objet d’étude est compris à partir du point de vue des actrices et acteurs (Savoie-Zajc, 2011). Nous avons priorisé l’entretien compréhensif (Kaufmann, 2008) et le récit de vie (Bertaux, 2005) qui ont permis de recueillir des données chez 5 étudiantes-maîtresses et étudiants-maîtres, et chez 10 enseignants et enseignantes d’au plus 5 ans d’expérience. Ces outils de collecte de données relèvent de l’approche compréhensive, car ils permettent la production immédiate d’un discours qui donne accès à la trajectoire de vie des participants et à leur parcours, tel que nous avons pu le comprendre.

Ces personnes participantes remplissent les critères pour être admises à la formation initiale des enseignantes et enseignants dans des universités canadiennes. Selon la structure et les exigences du programme d’éducation où ils sont inscrits (ou dont ils sont diplômés), au terme de leurs études et par rapport à leur profil académique, elles terminent leur baccalauréat après diplôme[3] en deux ans. Leur profil tient compte de la diversité ethnoculturelle et un pseudonyme est utilisé pour préserver leur anonymat.

Les entretiens individuels (au domicile ou dans un lieu public) ont eu lieu entre le printemps et l’automne 2018. La majorité des entrevues, enregistrées numériquement avec la permission de la personne participante, ont duré de 45 à 135 minutes. Pour recueillir les données, nous avons élaboré une liste de questions[4] afin de déclencher la conversation avec le participant (Kaufmann, 2008). Une fois les données recueillies et transcrites[5], nous avons procédé à leur analyse en mobilisant les principes de l’analyse du contenu (Bardin, 2013) pour traiter le corpus afin de mettre à jour les récits de vie et des parcours professionnels explicitement déclarés. Les relectures, les notes prises lors des entretiens et des retours successifs auprès des personnes participantes pour des clarifications ont permis la constitution du corpus.

PRÉSENTATION ET ANALYSE DES RÉSULTATS

Prégnance des cultures éducatives : un défi à intégrer le milieu professionnel hôte

Les défis liés à la philosophie éducative et aux pratiques pédagogiques, émanant de leurs représentations de l’enseignement et de l’apprentissage, ainsi que celles de la figure enseignante, sont considérés par les personnes participantes comme les obstacles premiers à leur intégration au milieu professionnel hôte. Le passage d’une culture éducative à l’autre les conduit à porter un regard critique sur leur expérience au cours de leur formation initiale, y compris les stages d’initiation à l’enseignement, ou tout au début dans la profession enseignante, selon les cas. Pour elles, les différentes cultures éducatives et la non-explication des codes scolaires rendent difficile le passage d’un monde à l’autre. Ce regard critique, s’il nous informe sur les représentations de la formation universitaire et du système éducatif qu’ont les répondantes et répondants, nous permet également d’esquisser le processus de leur intégration professionnelle et, conséquemment, leur identité professionnelle enseignante en construction dans les cultures éducatives du pays hôte. Voici un exemple témoignant de ce regard critique chez une enseignante en formation :

je sais dans ma tête qu’il faut engagerles élèves et réduire mon temps de parler// on nous apprend ça […] mais ça arrive que je continue à expliquer// c’est quelque chose de très normal à faire au pays// mon enseignant de mathématiques m’a inspiré de son éloquence dans les cours on parlait seulement quand on répétait avec le prof mais c’est que c’est normal de savoir bien parler expliquer. (Eugénie)

Eugénie admet qu’elle a une pédagogie très magistrale opposée aux pratiques des écoles albertaines. Elle a conscience du tiraillement qui existe dans sa pratique entre ses valeurs ancrées dans une culture éducative d’origine et les attentes du milieu scolaire d’accueil. Elle admet être en dehors des normes éducatives transmises dans et par le programme d’éducation en Alberta, tout en affirmant que la pratique qui l’habite serait acceptable dans son pays natal. Transparaît alors la prégnance du modèle idéal d’une bonne enseignante qui, dans son pays natal, est éloquente, sachant parler et expliquer, car, dans les cultures africaines, l’oralité constitue le médium dans la transmission de la connaissance (Dembele, 2015). Dès lors, on comprend que le défi pour Eugénie est d’arriver à se défaire de ce modèle idéal traditionnel afin de s’adapter à la nouvelle culture éducative centrée sur la personne apprenante (Collin et Lévesque, 2013). Ainsi, pour Eugénie, son rôle d’enseignante se conçoit comme un rôle de maîtresse d’école qui se mesure exclusivement à l’instruction, à la transmission du savoir disciplinaire, contrairement à la philosophie éducative du pays d’accueil. D’autres défis mentionnés dans le discours des personnes participantes concernent non seulement des marqueurs de différences dans leurs cultures pédagogiques, mais aussi des commentaires qui témoignent d’un jugement de valeur, à la rigueur d’une discrimination à leur égard.

c’est le mot ancré que ma directrice a utilisé dans ses commentaires// dans leur tête// nous les immigrants// ne pourrons pas réussir à gérer la classe/// dans mon premier stage mon enseignant a écrit dans mon évaluation en tant qu’immigrant j’aurai toujours des problèmes même si je réussis mes cours. (Aline)

elle nous citait les cinq immigrants elle disait la gestion de classe va être très difficile il faudra beaucoup vous méfier// nous identifier comme ça… à nous catégoriser// on ne venait même pas du même pays c’est si on est Africain on ne sait pas comment faire c’est dégradant. (Gina)

Par ces remarques, comme pour toute autre personne participante dans cette recherche, Gina et Aline se sentent singularisées et sanctionnées a priori. Elles se sentent exclues et présumées incompétentes et non crédibles pour la seule raison qu’elles viennent d’Afrique (et ce, peu importe le pays de provenance). Leur gestion de classe est évaluée au regard de leur identité immigrante, donnant à voir un positionnement biaisé quant à l’évaluation de leur performance en classe. Ces incidents relèvent des stigmates sociaux qui discréditent les personnes participantes lors de leur intégration professionnelle, car le milieu d’accueil doute d’emblée de leur capacité de gestion, du fait de leur provenance d’origine. À ce stigmate s’ajoute celui de leur statut ou catégorisation d’« immigrantes ». Les commentaires, a priori anodins, formulés par des membres de leur communauté professionnelle, ne peuvent cependant être compris qu’en matière de discrimination et de racisme dissimulé ou « racisme ordinaire » (Sabatier, 2006). Dès lors, ces professionnelles en quête de légitimité et qui cherchent à intégrer le système sont en perte de repères, entraînant potentiellement leur échec dans le système.

« Le parler français immigrant », marqueur d’une autre francophonie

Outre leurs cultures éducatives, les personnes participantes ont mentionné que leur manière de s’exprimer en français faisait l’objet de remarques, suggérant qu’il existerait un « parler français immigrant » caractérisé par leur accent et des registres de lexique qui divergent de ceux utilisés en milieu d’accueil. À l’égard de cette expérience, elles y voient un défi majeur à surmonter pour intégrer le milieu.

le premier stage que j’ai quitté c’était à cause du mot entonner que j’ai enseigné aux élèves… Le professeur disait que j’enseignais du mauvais français aux élèves// elle m’a blâmé […] j’ai plaidé que c’était un bon mot mais elle ne voulait rien entendre [...] le problème a commencé// le mauvais français dans mon évaluation… là j’ai abandonné […]. (Caleb)

Selon les propos de Caleb, la mentore ne se souciait pas de la signification du mot entonner. Donc, le problème ne semble pas être tant dans l’utilisation du mot entonner que dans sa représentation que le « parler français immigrant » est un mauvais français. Nous touchons là à la problématique identitaire en milieu minoritaire, qui a trait à l’expression d’une certaine identité canadienne-française à préserver. Par ailleurs, la frontière qui est établie tacitement par les propos de la mentore conduit à instaurer, sinon renforcer, un rapport de pouvoir entre la personne qui serait « la vraie francophone » (la mentore), car elle incarne la figure d’autorité qui a le pouvoir de sanctionner et d’imposer sa norme, et Caleb, l’étudiant-maître, cet Autre étranger. Un autre extrait similaire fait écho à cette analyse :

souvent quand j’explique// elle [la mentore] me corrige devant les élèves et me dit que je ne parle pas bien français// elle répète toujours lentement ce que je dis// un jour elle me faisait prononcer torche plusieurs fois [il prononce o comme dans le mot or] pour le mot tâche. (Semi)

L’enseignante ou l’enseignant francophone en contexte minoritaire est avant tout une personne qui enseigne la langue et la culture dans le sens qu’elle enseigne en français, mais elle est aussi passeuse de la langue et de la culture françaises (Gérin-Lajoie, 2006). Dès lors, l’attitude de la mentore, lorsqu’elle insiste pour que Semi suive son modèle, est plausible. En imposant à Semi sa manière de parler, elle s’érige comme défenseuse de l’identité collective franco-albertaine. Cependant, son attitude reflète un comportement de supériorité, induisant un sentiment de dominé et d’incompétence chez Semi. Ces critiques, communiquées sur un ton discriminatoire, infèrent un discours d’exclusion qui participe du processus d’altérisation, le stigmatisant ainsi (Staszak, 2017) et le plaçant dans cette « perpétuelle altérité » Nous, les vrais et Vous, les autres, et entravant son effort de devenir enseignant dans le système. Dans l’extrait suivant, le participant signale des préjugés en raison de son usage de la langue française lorsqu’il s’expliquait :

le professeur disait que ma langue était lourde et je ne parlais pas bien le français et qu’il était confus de tout// c’était gênant et discriminant //. (Emmanuel)

Cette confusion de l’interlocuteur (le professeur) vient-elle de la prononciation ou du répertoire verbal d’Emmanuel? Son énoncé donne à voir des représentations négatives liées à un accent et à des variantes sémiotiques qui diffèrent de ceux en circulation dans l’environnement professionnel. Les réactions de ce dernier, loin d’être uniquement une démarche d’évaluation de la langue, ressortissent à une démarche qui s’inscrit d’emblée dans le processus de différenciation Hôte/Autre ou dans l’antagonisme « l’endogroupe » (Nous, les vrais) et l’exogroupe (Eux ou vous, les Autres), et d’assignation identitaire, renforce l’idée que

les français parlés par les nouveaux arrivants francophones africains ne sont pas toujours reconnus comme des variétés acceptables (et acceptées) de la langue. […] À travers ces différentes manifestations discursives de l’identité francophone, surgit la disjonction de différents espaces de représentations, laquelle renvoie à « la construction des rapports sociaux de différence et d’inégalité ».

Heller, 2002, p. 150

Le discours des personnes participantes illustre une problématique plus identitaire que linguistique, illustrant la persistance d’une frontière ethnique puisqu’elle renvoie au rapport entre francophones, distinguant l’un par rapport à l’autre dans la mesure où le langage de la personne locutrice révèle son groupe ou son appartenance ethnique[6]. Face à l’étudiant ou à l’enseignant francophone Autre, la mentore est consciente de son identité francophone minoritaire et de son rôle d’agent de préservation et de reproduction de la langue. Elle participe de façon active, « qu’il en soit conscient ou non, au processus de construction identitaire des élèves » (Gérin-Lajoie, 2006, p. 165). Ainsi, son rôle est de former les étudiantes et étudiants aux valeurs et aux normes des minorités francophones, en étant cohérent avec elle-même.

Les témoignages des personnes participantes rendent ainsi compte de plusieurs moments critiques et de tensions vécues à cause des défis rencontrés par rapport aux décalages avec leurs cultures éducatives, telles leurs pratiques d’enseignement et d’apprentissage, et leur manière de parler français, à propos de laquelle elles appréhendent la réaction de l’environnement scolaire, régi par des normes et des attentes différentes de celles connues dans leur pays natal.

Une identité professionnelle en construction

Les ressentis par rapport aux défis que rencontrent les personnes participantes ont bousculé les ancrages ainsi que leurs représentations initiales du système éducatif en général, telles qu’elles ont été forgées par les expériences qu’elles en avaient dans leur pays d’origine. Cet ensemble d’expériences complexes influe directement sur le développement de leur sentiment d’appartenance à la communauté enseignante et les conduit à développer des stratégies de remédiation afin de pouvoir se reconstruire, se réapproprier leur identité francophone enseignante. Elles appréhendent la profession par la maîtrise de leur rôle professionnel qu’elles construisent dans le développement de savoirs et de diverses compétences spécifiques au métier (Mukamurera et al., 2013), mobilisant des stratégies professionnelles et identitaires pour intégrer le milieu professionnel hôte :

je suis allée observer un autre collègue// contrairement à nous les immigrants, c’était évident pour lui de faire des jeux dans la classe. (Eugénie)

j’ai pris le temps d’aller chercher des ressources// d’aller observer avant mes stages et ma première année d’enseignement […] je vais encore dans d’autres classes pour voir la méthode// c’est aussi une façon de faire ses preuves. (Laurène)

Eugénie et Laurène admettent indéniablement qu’il faut changer leur manière d’enseigner, laquelle n’est pas conforme aux pratiques locales. Elles prennent donc acte de l’identité assignée par leurs hôtes, concédant que leurs pratiques ne relèvent pas des normes éducatives locales. Dans l’extrait suivant, d’un autre côté, les personnes participantes adhèrent à la culture organisationnelle de leur milieu d’accueil tout en définissant une identité francophone rejetant tout autre qualificatif.

il faut mettre la main sur ce qui ne marche pas et chercher de l’aide […] c’est la meilleure façon de planer au-dessus de la discrimination qui nous diminue// Nous les immigrantson est des professionnels avant tout// on ne peut pas nier qu’on parle français// français d’ici français d’ailleurs// je parle français// c’est ça qui est essentielmais pas mon origine. (Hélène)

la pédagogie est importante// quand on le fait bien on peut s’imposer comme francophone tout court// on a besoin des enseignants en français// c’est difficile de ne pas admettre qu’on parle français// c’est la pédagogie qui doit évoluer. (Rony)

Les deux derniers extraits insistent, eux, sur le besoin de se conformer aux normes éducatives locales pour être crédibles et pour mieux, par la suite, renverser le sens négatif assigné à leur identité : francophone Autre, ce qui leur permet de mieux se repositionner, mieux assumer leur choix professionnel et développer leur identité professionnelle enseignante. Selon Hélène, il est important d’anticiper les limites liées à ses référents culturels éducatifs d’origine et de s’engager à acquérir les compétences et le savoir-faire du milieu éducatif d’accueil, nécessaires à sa professionnalité. Ce faisant, Hélène, tout comme Rony, insiste pour se déclarer « francophones tout court », ou « des professionnels avant tout ». Ce discours leur permet de se réapproprier explicitement leur identité francophone. Ces deux personnes revendiquent leur identité linguistique francophone, laquelle légitime leur appartenance dans le milieu enseignant francophone. Leurs compétences dans la langue française, selon elles, sont donc tout aussi importantes que les compétences disciplinaires dans le contexte francophone minoritaire, et priment sur le fait qu’elles sont immigrantes. Ainsi, elles soulignent l’existence d’une francophonie plurielle et polyphonique, montrant qu’elles ont compris que la langue française dans le contexte qui est le leur est un enjeu certes éducatif, mais aussi et, peut-être avant tout, politique. En prenant conscience de la dimension politique qui se joue vis-à-vis du groupe dominant anglophone, mais également vis-à-vis de la minorité francophone locale, les personnes participantes explicitent alors des stratégies d’intégration professionnelle qui prennent également appui sur la collaboration entre les personnes enseignantes immigrantes. Amin nous explique :

la collaboration n’existe pas avec le personnel [...] entre les collègues immigrants on partage on essaie de voir ensemble les ressources/// si on connaît à l’avance quel cours et quelle année on va enseigner pendant les stages/// [...] tu partages ton défi et puis nous discutons les moyens ensemble/// quand ça n’allait pas on se voit et on se parle et on se supporte. (Amin)

Amin, tout comme plusieurs personnes participantes de notre étude, est capable de mobiliser son réseau composé de pairs issus des communautés francophones immigrantes. D’une part, ce réseau leur pourvoit un espace de partage de ressources utiles qui leur sont très difficiles d’accès dans le milieu professionnel et, d’autre part, il constitue un espace où ces communautés partagent les bonnes et mauvaises expériences vécues dans le milieu. Il s’agit là des enjeux de gestion émotionnelle que comporte l’insertion professionnelle dans la profession selon Mukamurera et al. (2013). Cette attitude de résilience permet aux personnes francophones immigrantes d’accéder à leur capacité d’agir qui se renouvelle en mettant en oeuvre des stratégies pour s’ajuster au milieu professionnel et réussir leur projet identitaire et professionnel.

La construction de l’identité professionnelle enseignante des personnes immigrantes francophones s’effectue donc à la fois entre exclusion (un ressenti) et réappropriation (une redéfinition de soi). D’abord exclusion, du fait que les étudiantes-maîtresses et enseignantes, et étudiants-maîtres et enseignants issus des communautés francophones immigrantes sont identifiés Autres dans le milieu éducatif en raison de leur statut de « francophones d’ailleurs, parlant autrement le français », et particulièrement de « minorités visibles » avec des cultures éducatives différentes. Cette identité assignée est intériorisée et vécue comme l’une des difficultés majeures à intégrer le milieu d’accueil. Réappropriation, ensuite, parce qu’ils ont vécu ces moments comme des défis à relever en affichant une attitude de résilience[7] et dans une perspective d’agentivité ou de capacité d’action lors des mobilisations des stratégies identitaires et professionnelles afin d’appartenir à la communauté éducative francophone.

Éducation et nouvelle francophonie en Alberta

Les défis présentés par les personnes participantes sont souvent liés aux positionnements en valeurs et à la posture de leur appartenance linguistique et culturelle et à ceux des professionnelles et professionnels hôtes, donnant à voir un processus d’exclusion à tort ou à raison. Ces positionnements sont directement liés à une certaine manière de se (re)présenter en tant que francophones albertains. Cette représentation de la francophonie en Alberta donne à voir les croyances et les convictions qui circulent de part et d’autre des groupes qui composent la communauté francophone dans ce milieu minoritaire. La construction de l’identité professionnelle des personnes participantes est donc profondément marquée par ces positionnements. Selon leur récit, il est incontestable que les écarts entre les cultures éducatives qu’ils ont intériorisées dans leur société d’origine et celles de la société d’accueil vont de soi, mais semblent moins grands que les écarts créés par les attitudes discriminatoires et d’exclusion de la culture hôte à cause de leur appartenance sociolinguistique. Le positionnement en valeurs et la posture éthique des professionnelles et professionnels du secteur semblent creuser des fossés tout aussi, voire plus, importants.

Alors que les formatrices et formateurs affichent des réserves à l’égard d’une autre francophonie, par exemple au sujet des autres accents, l’étudiante-maîtresse et l’étudiant-maître, ainsi que l’enseignante immigrante et l’enseignant immigrant, eux, se réclament d’une identité francophone globale. Ainsi, ces personnes se (re)présentent-elles comme francophones tout court, refusant cette identité Autre dévalorisée. Leur discours se concentre sur le fait de transmettre le savoir en français, une langue qui communique une culture générale. Parler cette langue, pour elles, constitue leur contribution à la francophonie qu’elles représentent : une francophonie plurielle. Les personnes immigrantes francophones qui ont participé à notre étude transcendent, donc, les frontières traditionnelles et presque imperméables de la francophonie de l’Ouest canadien. La résilience dont elles ont fait montre pour s’intégrer au milieu professionnel hôte se révèle une dimension importante dans leur succès d’accéder à ces frontières et de réussir leur projet identitaire et professionnel. Du coup, elle leur permet de revendiquer l’identité francophone plurielle.

Notons enfin que les personnes participantes signalent des hésitations et des réserves d’une partie de la francophonie locale, à savoir le milieu éducatif et professionnel enseignant, qui a du mal à les accommoder, mais à aucun moment elles n’accusent les communautés de ne pas les accueillir. Leur discours illustre plutôt l’attitude d’une communauté francophone éducative de l’Alberta qui hésite à s’ouvrir à la francophonie Autre parce que cette dernière remet en question les bastions traditionnels de ce qu’est la francophonie en Alberta, celle-ci s’érigeant en défenseuse du collectif, induisant une hiérarchisation de la francophonie dans la province. Or, comme le révèle cette recherche, la capacité de la communauté francophone albertaine à intégrer ou non les nouvelles francophonies dépend profondément de la capacité de se remettre en question et d’envisager les frontières communautaires non comme une ligne de clivage, mais comme un lieu de passage.

CONCLUSION

Dans le contexte de la formation des enseignants en Alberta et dans celui de leur intégration au milieu scolaire, l’identité et l’affiliation de la personne formatrice à la francophonie locale sont à la base du rapport d’altérité entre francophone local et francophone Autre. Comme il a été montré, le positionnement flagrant dans la façon dont chacun des groupes perçoit la langue française dans l’enseignement et les enjeux qui s’y rattachent est révélateur des relations complexes entre eux. En tenant compte des frontières symboliques qui déterminent les groupes d’appartenance, on pourrait dire que le francophone Autre, dans son rapport à la communauté francophone locale, semble être-parmi sans être-avec. Il serait toutefois important d’élargir le corpus de cette étude de sorte à considérer un échantillon[8] égal de francophones Autres d’origines différentes, voire des échantillons d’autres francophones immigrants qui ont suivi un cursus de quatre ans, et ce, pour observer différentes trajectoires identitaires en portant attention sur la façon dont ils appréhendent leur parcours. Il s’agit d’une piste de recherche qui permettrait d’effectuer des comparaisons entre ces différents échantillons et de fournir des recommandations pour les facultés d’éducation.

Il n’en reste pas moins que cette étude nous renseigne sur l’importance de tenir compte des modes d’appartenance dans la formation des enseignants en portant un regard particulier sur l’engagement mutuel qui implique l’accès et l’interaction avec l’autre. De manière plus précise, au sein du milieu éducatif francophone minoritaire, il y aurait lieu de penser, d’une part, une formation à l’interculturel et à l’accompagnement des étudiantes immigrantes et étudiants immigrants, et des enseignantes et enseignants en début de carrière (les Autres), et d’autre part, la formation des enseignantes formatrices et enseignants formateurs qui les accueillent et les encadrent dans les écoles au cours des stages. Car le fait que certaines de ces formatrices et certains de ces formateurs ne (re)connaissent pas le caractère situé des pratiques et cultures éducatives constitue un frein non négligeable à l’insertion professionnelle des enseignantes et enseignants francophones Autres.