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INTRODUCTION

Afin de soutenir le développement des habiletés en émergence de l’écrit des jeunes enfants, un nombre grandissant de personnes chercheuses postulent la nécessité de mettre l’accent sur le développement des habiletés de compréhension orale des récits à l’éducation préscolaire (Bianco, 2015; Goigoux, 2015). Ces habiletés se développent particulièrement bien dans des contextes de lecture interactive qui permettent aux enfants de mettre en oeuvre diverses conduites discursives orales soutenant la coélaboration du sens des récits : formuler des hypothèses, les justifier, réfuter celles de pairs, etc. (Dupin-de-Saint-André et al., 2013; Kendeou et al., 2009; Oakhill et al., 2003)

Les recherches qui se sont intéressées à ces contextes de lecture interactive auprès de jeunes enfants ont surtout été menées auprès de populations monolingues (Shepard-Carey, 2021). Compte tenu du nombre non négligeable de jeunes enfants dont la langue maternelle déclarée est autre que le français – langue de scolarisation dans les écoles québécoises –, il est nécessaire de s’intéresser au développement de la compréhension orale des récits auprès de cette population. Dans les 5 centres de services scolaires francophones de l’île de Montréal et de sa couronne, 39,9 % des enfants à l’éducation préscolaire (4 et 5 ans) sont des enfants bi/plurilingues en émergence susceptibles d’avoir connu des degrés d’exposition très variables au français. Toujours dans cette région, ils sont 79 % à être scolarisés directement dans des classes ordinaires[1].

Afin d’outiller les personnes enseignantes à l’éducation préscolaire pour qu’elles puissent mieux soutenir ces enfants dans leur développement langagier à l’oral et à l’écrit, une intervention a été mise en oeuvre dans 10 classes de maternelle 5 ans, dans le cadre d’une recherche-action ayant eu lieu de 2017 à 2021 (Armand, Gosselin-Lavoie, Turgeon et al., 2021)[2]. L’intervention visait à favoriser : 1) l’ouverture à la diversité linguistique, 2) le développement du vocabulaire, 3) les habiletés narratives, ainsi que 4) la compréhension orale des récits au moyen de la lecture indiciaire. Dans cet article, nous nous penchons sur ce dernier aspect et examinons les effets de la lecture indiciaire, un type de lecture interactive, sur le développement des conduites discursives orales des enfants.

PROBLÉMATIQUE

La compréhension orale des récits fait appel à des habiletés de haut niveau (nécessaires à la compréhension, par exemple : inférer et raisonner) qui sont, avec les habiletés de bas niveau (nécessaires à la reconnaissance et à l’identification de mots, par exemple : identifier des lettres et des sons, et maîtriser le principe alphabétique), prédictives de la réussite ultérieure en lecture (National Early Literacy Panel, 2008). Dans une conception étapiste de l’apprentissage, certaines personnes enseignantes misent prioritairement sur le développement des habiletés de base à l’éducation préscolaire et dans les premières années du primaire pour, ensuite, se concentrer davantage sur celui des habiletés de compréhension. Cette situation pourrait être à l’origine du fait que seulement 12 % des enfants éprouveraient des difficultés à acquérir les habiletés de base, lors de leur entrée en première année, mais que près de 40 % des enfants rencontreraient des difficultés à comprendre ce qu’ils lisent vers le milieu de leur parcours au primaire (Daviault, 2011).

Pour développer les habiletés de haut niveau des enfants, il convient de mener avec eux des discussions avant, pendant et après la lecture d’albums propices à l’émission d’hypothèses (Van Kleeck, 2008). La recherche de Collins (2016) a notamment montré qu’il était possible de mener des discussions de haut niveau avec des enfants bi/plurilingues. La lecture indiciaire est un type de lecture interactive « qui permet d’enseigner la compréhension à travers des séances de discussion où les procédures sont construites collectivement et rendues visibles par l’étayage de l’enseignante » (Turgeon, à paraître). Il s’agit d’amener les enfants à adopter une posture active de recherche de sens, lors de l’écoute d’une lecture à haute voix d’un album, et à mobiliser des conduites discursives orales telles que formuler des hypothèses sur le récit (par exemple, sur les causes d’une action), les justifier (en s’appuyant sur les indices du texte ou des illustrations, ou encore sur leurs connaissances du monde ou des livres) et les valider (à l’aide du texte ou des illustrations).

L’originalité de ce type de lecture réside dans le fait d’amener non seulement les enfants à formuler des hypothèses, mais également à les justifier et à les valider. En effet, au cours des dernières années, plusieurs recherches ont porté sur la capacité des enfants de maternelle à produire des inférences (Bianco et al., 2010; Desmarais et al., 2012; Dupin de Saint-André et al., 2012; Makdissi et al., 2010; Van Kleeck et al., 2006), mais sans toutefois aller jusqu’à demander aux enfants de justifier et de valider ces dernières, ni mesurer leur capacité à le faire. Or, quand les enfants sont invités à répondre à des questions inférentielles, il arrive qu’ils ne sachent pas distinguer ce qui relève de leur imaginaire de ce qui est véritablement proposé par le livre (Viriot-Goeldel et Crinon, 2014). Par ailleurs, si les personnes enseignantes savent bien souvent faire formuler des hypothèses aux enfants, il est plutôt rare qu’elles aillent jusqu’à leur demander de les justifier et de les valider (Turgeon, 2021).

Finalement, à notre connaissance, il n’existe pas d’études qui se sont intéressées au développement des conduites discursives orales en jeu dans la lecture indiciaire (formuler des hypothèses, les justifier et les valider) auprès d’enfants bi/plurilingues, en milieu pluriethnique et plurilingue. Ce type de lecture nous paraît particulièrement intéressant pour ces enfants. En effet, l’apprentissage d’une langue exige de raisonner à travers l’élaboration et la vérification successive d’hypothèses langagières (Beacco, 2010). Ainsi, les habiletés développées au moyen de cette approche sont susceptibles d’être transférables et de bénéficier également au processus d’appropriation du français.

CADRE THÉORIQUE

Notre recherche s’appuie sur trois principaux éléments, vus sous l’angle de la lecture indiciaire : 1) la compréhension orale des récits, 2) les conduites discursives orales et 3) l’oral réflexif.

La compréhension orale des récits

Comprendre un récit, qu’il soit lu ou entendu, est une activité complexe qui exige la mobilisation d’un ensemble d’habiletés dont les plus fondamentales sont la capacité à utiliser les connaissances relatives à la structure des récits, la capacité à produire des inférences et la capacité à « monitorer » sa compréhension (Blanc, 2009). La lecture indiciaire, terme que nous empruntons à Bonnéry et Joigneaux (2015), mise sur le développement de ces habiletés (Turgeon, à paraître). Nous les décrivons ci-dessous.

La capacité à utiliser les connaissances relatives à la structure des récits

Un récit étant constitué d’un réseau de relations causales entre des événements, le comprendre nécessite de porter attention à sa structure narrative afin de repérer les liens de causalité (Écalle et Magnan, 2015). Pour que les jeunes enfants y parviennent graduellement, il importe de leur poser des questions, en cours de lecture, afin de les aider à identifier les liens entre les événements et les moments clés de l’histoire (Bianco et Coda, 2002). Par exemple, pour établir un lien entre un sentiment négatif vécu par un personnage et la situation problématique, il est possible de demander : « Comment se sent le personnage? Pourquoi se sent-il ainsi? » (Makdissi et Boisclair, 2006)

Chez les enfants bi/plurilingues, le développement de la connaissance des éléments clés du récit et la compréhension des liens de causalité qui s’articulent entre ceux-ci semblent suivre la même trajectoire développementale que celle des enfants monolingues (Gosselin-Lavoie, 2021). L’expression de ces habiletés par les enfants est toutefois tributaire du niveau de développement de la langue, qui dépend des occasions d’expériences langagières vécues par l’enfant (Kuppersmitt et Yifat, 2014). Ainsi, il est possible qu’un étayage linguistique plus important soit nécessaire pour les soutenir.

La capacité à produire des inférences

La capacité à produire des inférences est également une habileté clé pour comprendre un récit. En effet, la compréhension résulte de la construction d’une représentation mentale de la situation évoquée (Kintsch et van Dijk, 1978). Pour y parvenir, il faut tirer des conclusions ou créer des liens à partir de ce qui est explicitement énoncé par le texte (et/ou l’image dans le cas de l’album) et implicitement suggéré (Bianco et Coda, 2002). Inférer consiste donc à produire de nouvelles informations à partir des liens établis entre différentes informations contenues dans le texte (et les images) ou entre les informations du texte et des images et les connaissances du lecteur (notamment, ses connaissances du monde et des livres). Pour soutenir le développement de cette habileté chez les enfants, il convient d’offrir un étayage dégressif et de leur proposer d’abord des modèles de génération d’inférences (Van Kleeck, 2008). Par exemple, il peut s’agir de formuler soi-même une hypothèse ou, encore, d’offrir des choix de réponses.

La capacité à monitorer sa compréhension

Enfin, la capacité à monitorer sa compréhension revêt une importance capitale dans la compréhension des récits. Il s’agit d’exercer un contrôle sur sa compréhension en poursuivant consciemment le but de comprendre et en étant attentif aux incohérences et au bris de compréhension (Écalle et Magnan, 2015). Aider les enfants à monitorer leur compréhension peut passer par la verbalisation, par la personne enseignante, de son propre raisonnement (Duke et al., 2011). Par exemple, au cours de sa lecture à voix haute, la personne enseignante peut se poser des questions, relire, faire des liens avec ses connaissances du monde ou des livres, etc.

Les conduites discursives orales propres à la lecture indiciaire

L’expression conduite discursive désigne « le fait de produire un énoncé qui présente les caractéristiques identifiables comme appartenant à tel ou tel discours » (Le Cunff et Jourdain, 1999, p. 217). Il existe une diversité de conduites discursives orales : raconter, décrire, expliquer, prescrire, justifier, réfuter, etc. Au cours d’une séance de lecture indiciaire, la personne enseignante amène les enfants à adopter une posture active de construction de sens, à travers la mobilisation de conduites discursives orales, à savoir : la formulation d’hypothèses, leur justification et leur validation (Turgeon, 2019).

Formuler des hypothèses

En lecture, tout comme en science, formuler une hypothèse consiste à avancer une possibilité admise provisoirement et qui fera l’objet d’une vérification (De Vecchi et Giordan, 2002). Il s’agit d’un acte langagier pouvant être peu familier pour certains enfants (Le Cunff et Jourdain, 1999). Lors d’une lecture indiciaire, il est possible de formuler des hypothèses de divers types, par exemple à propos de la suite de l’histoire, ou de la signification d’un mot, des sentiments ou des pensées d’un personnage, ou encore des causes d’une parole, d’un sentiment ou d’une action (Turgeon, 2019). Bien que plusieurs hypothèses plausibles puissent être formulées à partir d’une même question, une hypothèse doit, pour être jugée acceptable, respecter les « droits du texte » (Eco, 1992, p. 17). Autrement dit, ne pas contredire les données de l’album (texte et illustrations).

Justifier des hypothèses

Justifier consiste à dire pourquoi on affirme telle ou telle chose (Chartrand, 2013). En l’occurrence, lors de la lecture indiciaire, justifier signifie « expliquer les raisons qui appuient l’hypothèse formulée précédemment ». Lorsqu’un enfant formule une hypothèse, l’adulte pourra lui demander : « Quel indice te permet de le savoir? » La justification peut se fonder sur les indices du texte ou des illustrations, ou encore sur les connaissances du monde ou des livres.

Valider des hypothèses

Lors d’une lecture indiciaire, valider une hypothèse consiste à vérifier, par la poursuite de la lecture, si l’hypothèse formulée est confirmée. L’adulte demandera alors à l’enfant : « Avais-tu raison? » Il lui demandera également de justifier sa réponse en s’appuyant sur les indices du texte ou des illustrations : « Quel indice te le confirme? » Soulignons que toutes les hypothèses ne peuvent être validées. Par exemple, il est possible de formuler une hypothèse sur les émotions d’un personnage et de la justifier en s’appuyant sur les indices des illustrations sans qu’aucun autre indice (provenant par exemple du texte) ne permette, par la suite, de valider cette hypothèse.

Une recherche exploratoire (Turgeon, 2019), menée auprès d’enfants de 4 à 6 ans, a permis de mettre en lumière l’importance de l’étayage de l’adulte pour permettre aux enfants de s’approprier de manière progressive ces conduites (par exemple : relancer, demander des précisions, pointer des indices, offrir un choix de réponses).

La lecture indiciaire et l’oral réflexif

Du point de vue de l’oral, les échanges qui ont lieu au cours des activités de lecture indiciaire relèvent de l’oral réflexif, en ce sens qu’ils servent avant tout à réfléchir et à construire des savoirs en interaction (Chabane et Bucheton, 2002; Lafontaine et Hébert, 2015). Cet oral réflexif, parce qu’il nécessite que les élèves explicitent leur raisonnement, permet alors de donner à voir les traces d’une dynamique cognitive et discursive (Chabanne et Bucheton, 2002; Allen et al., 2017). En effet, dans les activités de lecture indiciaire, l’oral sert de véhicule pour s’exprimer, mais il sert aussi à construire, d’une part, des connaissances métacognitives sur la compréhension des récits et, d’autre part, des conduites discursives orales propres à la lecture indiciaire : formuler des hypothèses, les justifier et les valider, mais qui sont également utiles pour l’apprentissage d’une langue, comme mentionné précédemment.

Objectif

Afin de soutenir les personnes enseignantes dans la mise en oeuvre de pratiques qui visent le développement des conduites discursives orales d’enfants bi/plurilingues, nous avons, dans le cadre d’une vaste recherche-action (Armand, Gosselin-Lavoie, Turgeon et al., 2021), déployé une intervention reposant sur des activités de lecture indiciaire. Plus particulièrement, nous voulions mesurer l’effet de l’intervention sur les conduites discursives orales en jeu dans la lecture indiciaire.

De façon plus spécifique, nous voulions répondre aux trois questions suivantes :

Dans quelle mesure les enfants ont-ils obtenu, à la suite de l’intervention, un meilleur score aux items mesurant leur capacité à :

  1. formuler des hypothèses?

  2. justifier des hypothèses?

  3. valider des hypothèses?

MÉTHODOLOGIE

Afin d’atteindre notre objectif, nous avons adopté un devis quasi expérimental comportant un groupe expérimental et un groupe témoin avec prétest et post-test (Fortin et Gagnon, 2016).

Participants

Parmi les enfants de la vaste recherche[3] (Armand, Gosselin-Lavoie, Turgeon et al., 2021), menée dans des classes ordinaires de maternelle 5 ans situées dans la grande région montréalaise, en milieu pluriethnique et plurilingue, 96 enfants ont été retenus pour le volet « compréhension orale des récits au moyen de la lecture indiciaire », soit 69 enfants dans le groupe expérimental (10 classes; âge moyen au post-test : 6 ans, 2 mois) et 27 enfants dans le groupe témoin (6 classes; âge moyen au post-test : 6 ans, 1 mois). Les enfants sélectionnés devaient être bi/plurilingues, c’est-à-dire que leur répertoire langagier était alimenté, à différents degrés, par l’apport de deux langues ou plus, soit le français et une ou d’autres langues. Ces informations ont été obtenues au moyen d’un questionnaire rempli par les parents, lesquels ont déclaré les langues parlées par leur enfant.

Déroulement

La cueillette des données s’est déroulée pendant l’année scolaire 2018-2019. À l’automne, un prétest (décrit plus loin) a permis de mesurer les conduites discursives orales ciblées auprès de tous les enfants : formuler des hypothèses, les justifier et les valider. Les personnes enseignantes du groupe expérimental ont ensuite participé à 3 journées d’accompagnement au cours desquelles elles ont notamment été formées à la lecture indiciaire. Elles ont appris à modéliser auprès des enfants la façon de formuler des hypothèses, des justifications et des validations au moyen d’un étayage dégressif.

Une intervention s’appuyant sur ces éléments et s’articulant autour de l’exploitation de 7 albums a ensuite été mise en oeuvre dans les classes du groupe expérimental et s’est étalée sur une période de 5 mois. Pour leur part, les personnes enseignantes du groupe témoin n’ont reçu aucune formation. Elles ont simplement été invitées à lire les 7 albums, selon leurs pratiques habituelles. Au terme de l’intervention, tous les enfants ont été soumis à un post-test.

Intervention

L’intervention spécifique au volet de la compréhension orale des récits au moyen de la lecture indiciaire a consisté en l’exploitation en classe de 7 albums (listés à l’annexe I) au moyen de séances de lecture indiciaire. Ces séances se sont appuyées sur des canevas coconstruits par la chercheuse responsable du volet avec les personnes enseignantes, au cours des 3 journées d’accompagnement. Chaque canevas est composé de deux sections. La première vise à nourrir les connaissances du monde des enfants à propos du thème de l’album et à les amener à formuler des hypothèses à propos du contenu du livre, à partir des indices de la première et de la quatrième page de couverture (titre, auteur, illustrations, résumé, etc.). La seconde section propose des questions pour favoriser l’émission d’hypothèses, leur justification, et, s’il y a lieu, leur validation[4]. Elle offre aussi certaines pistes d’étayage pour mieux soutenir les enfants. En guise d’exemple, l’encadré suivant présente un extrait du canevas de l’album Poil aux pattes[5]. Dans cet album, Gertrude la grenouille est victime des moqueries de ses pairs, car contrairement à eux, elle a des poils aux pattes.

Soulignons que, pour chacun des 7 albums, la séance de lecture indiciaire à partir de l’album, lu en français, était toujours la première activité vécue par les enfants. Par la suite, dans le cadre des autres volets de la recherche, les albums étaient lus aux enfants dans différentes langues grâce à la plateforme Les albums plurilingues ÉLODiL[6]. Diverses activités leur étaient ensuite proposées pour soutenir l’ouverture à la diversité linguistique, le développement du vocabulaire et celui des habiletés narratives[7].

Instruments de mesure

Afin de mesurer l’effet de notre intervention sur les conduites discursives orales en jeu dans la lecture indiciaire, nous avons développé deux épreuves à administrer aux deux groupes, avant et après l’intervention (passation individuelle). Ce choix a été fait, car, à notre connaissance, il n’existe pas d’épreuves équivalentes à utiliser en prétest et en post-test qui permettent d’évaluer l’habileté d’enfants de maternelle à formuler des hypothèses, à les justifier et à les valider. L’épreuve A (prétest) a été développée à partir de l’album Anton est magicien[8] et l’épreuve B (post-test) a été développée à partir de l’album Ce n’est pas mon chapeau[9]. Comme les épreuves ont été développées pour les besoins de la recherche, elles ne sont pas standardisées; toutefois, une préexpérimentation auprès de 8 enfants de maternelle 5 ans a permis d’observer qu’elles étaient sensiblement équivalentes (les enfants ont obtenu des scores équivalents aux deux épreuves, à une semaine d’intervalle)[10]. Afin de nous assurer que les enfants ne connaissaient pas les albums utilisés pour les épreuves, nous avons demandé aux personnes enseignantes de ne pas les lire aux enfants, au cours de l’année.

Chacune des épreuves comporte 23 questions, dont 10 permettent d’évaluer l’habileté à formuler des hypothèses, 9 à les justifier et 4 à les valider, ces dernières étant subdivisées en 2 composantes (voir tableau 1). Les épreuves adoptent le même format que les 7 canevas de lecture indiciaire utilisés lors de l’intervention. Le tableau 1 présente un exemple de questions qui figurent dans l’épreuve A. Dans l’album qui sert de support à l’épreuve, Anton croit, à tort, qu’il peut faire de la magie après s’être coiffé d’un chapeau de magicien. Dans la double page visée par ces questions, Anton tente de faire disparaître un arbre (formulation d’hypothèse et de justification). À la double page suivante, Anton constate que l’arbre est toujours là (validation).

Tableau 1

Exemples de questions figurant dans l’épreuve A

Exemples de questions figurant dans l’épreuve A

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Chaque enfant a été rencontré individuellement et s’est fait lire l’album par une personne auxiliaire de recherche qui posait des questions en suivant le canevas de l’épreuve. Chaque passation durait environ 15 minutes et était enregistrée afin d’être retranscrite. Les verbatim ont ensuite été codés par une personne auxiliaire de recherche à l’aide d’une échelle inspirée de Dupin de Saint-André (2011). La chercheuse responsable du volet de l’étude a recodé 10 % des verbatim (fiabilité interjuges) et a obtenu un degré d’accord presque parfait de 87 % (Landis et al., 1977). Le tableau 2 présente un exemple de codage.

Tableau 2

Exemple de codage pour la question de validation « Quel indice te permet de le savoir? »[11]

Exemple de codage pour la question de validation « Quel indice te permet de le savoir? »11

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Soulignons que même si une hypothèse n’était pas validée par la suite (par exemple, si un enfant formulait l’hypothèse qu’Anton allait faire disparaître l’arbre parce qu’il savait faire de la magie) et qu’elle était plausible au moment de sa formulation (il s’agit de la première fois qu’Anton essaie de faire de la magie; cela aurait pu fonctionner), elle était jugée attendue. Par ailleurs, si l’enfant obtenait 0 point à la formulation de l’hypothèse, aucun point ne lui était attribué pour la justification et la validation.

Les canevas des épreuves étaient complexes à administrer (par exemple, si l’enfant formulait une hypothèse en la justifiant : « Il va pas réussir parce que c’est pas un vrai magicien », l’auxiliaire devait omettre la question de justification; ou si l’enfant ne parvenait pas à formuler une hypothèse, les questions de justification et de validation ne devaient pas lui être posées). Cette complexité a fait en sorte que certaines questions ont été oubliées. Lorsque cela s’est produit, nous avons considéré qu’il s’agissait de données manquantes. Les scores de formulation d’hypothèse et de justification n’ont été calculés que pour les enfants ayant répondu à au moins 70 % des questions associées à chacune des conduites. Pour tenir compte du nombre différent d’items disponibles, le calcul des scores repose sur la moyenne des items disponibles multipliée par le nombre d’items constituant le score (Newman, 2014). Pour les questions de validation, nous n’avons calculé les scores que pour les enfants ayant répondu à 100 % des questions, étant donné qu’il y a seulement 2 questions par composante.

Méthode d’analyse des résultats

Pour comparer l’évolution des deux groupes en ce qui concerne leur capacité à formuler des hypothèses, à les justifier et à les valider, nous avons procédé à des analyses de covariance (ANCOVA) sur la progression des habiletés (score post-test – score prétest) de chaque groupe. Le score de la formulation des hypothèses au prétest a été contrôlé dans les analyses, étant donné que le groupe expérimental a initialement obtenu un score plus élevé que le groupe contrôle. Les analyses ont été réalisées avec le logiciel SPSS (version 26) en utilisant le seuil de signification de 5 %.

RÉSULTATS

Dans les tableaux 3 à 6, nous présentons les moyennes des scores obtenus pour chacune des conduites discursives orales (formulation, justification et validation), ainsi que la progression moyenne des deux groupes.

Effet de l’intervention sur l’habileté des enfants à formuler des hypothèses

Tableau 3

Progression observée dans la formulation d’hypothèses (score de 0 à 18)

Progression observée dans la formulation d’hypothèses (score de 0 à 18)

Score prétest et post-test : (n) moyenne ± écart-type.

Valeur p comparant les groupes obtenus par une analyse de covariance.

Progression : moyenne ajustée pour le score au prétest et intervalle de confiance à 95 %.

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Lorsqu’on compare la progression du groupe témoin (0,80 point) à celle du groupe expérimental (2,75 points) entre l’administration du prétest et celle du post-test, on remarque une progression supérieure (1,95 point) du groupe expérimental. Par ailleurs, le fait que la valeur 0 soit incluse dans l’intervalle de confiance à 95 % (IC95%) de l’évolution du groupe témoin (IC95%[-0,66 ; 2,25]) ne nous permet pas de conclure, au seuil de signification de 5 %, que cette évolution est significative. Pour le groupe expérimental, la valeur 0 n’est pas incluse dans l’intervalle (IC95%[1,86 ; 3,64]). Par conséquent, on peut conclure que l’évolution est significative. Par ailleurs, le résultat de l’analyse ANCOVA (F(1,91) = 5,07, p = 0,027) indique que les gains du groupe expérimental entre le prétest et le post-test sont significativement supérieurs à ceux du groupe témoin, ce qui témoigne de l’effet positif de l’intervention sur l’habileté à formuler des hypothèses.

Effet de l’intervention sur l’habileté des enfants à justifier leurs hypothèses

Tableau 4

Progression observée dans la formulation de justifications (score de 0 à 18)

Progression observée dans la formulation de justifications (score de 0 à 18)

Score prétest et post-test : (n) moyenne ± écart-type.

Valeur p comparant les groupes obtenus par une analyse de covariance.

Progression : moyenne ajustée pour le score au prétest et intervalle de confiance à 95 %.

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Alors qu’on observe une progression dans le groupe expérimental (1,37 point), on constate une diminution dans l’habileté à justifier les hypothèses dans le groupe témoin (-0,78 point) entre l’administration du prétest et celle du post-test. Par ailleurs, le fait que la valeur 0 soit incluse dans l’intervalle de confiance à 95 % (IC95%) de l’évolution du groupe témoin (IC95%[-0,66 ; 2,25]) nous permet de conclure, au seuil de signification de 5 %, que cette évolution n’est pas significative. Pour le groupe expérimental, la valeur 0 n’est pas incluse dans l’intervalle (IC95%[1,86 ; 3,64]). La progression (augmentation) observée est par conséquent significative. En outre, le résultat de l’analyse (F(1,91) = 5,65, p = 0,020) indique que les gains du groupe expérimental entre le prétest et le post-test sont significativement supérieurs à ceux du groupe témoin, ce qui témoigne de l’effet positif de l’intervention sur l’habileté à justifier des hypothèses.

Effet de l’intervention sur l’habileté des enfants à valider leurs hypothèses

Tableau 5

Progression observée dans la formulation de validation (composante 1) (score de 0 à 4)

Progression observée dans la formulation de validation (composante 1) (score de 0 à 4)

Score prétest et post-test : (n) moyenne ± écart-type.

Valeur p comparant les groupes obtenus par une analyse de covariance.

Progression : moyenne ajustée pour le score au prétest et intervalle de confiance à 95 %.

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Tableau 6

Progression observée dans la formulation de validation (composante 2) (score de 0 à 4)

Progression observée dans la formulation de validation (composante 2) (score de 0 à 4)

Score prétest et post-test : (n) moyenne ± écart-type.

Valeur p comparant les groupes obtenus par une analyse de covariance.

Progression : moyenne ajustée pour le score au prétest et intervalle de confiance à 95 %.

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En ce qui concerne la première composante de la validation, on observe une augmentation de la moyenne pour le groupe expérimental (IC95%[-0,21 ; 0,79]), mais comme la valeur 0 est comprise dans l’intervalle de confiance à 95 % (IC95%), on ne peut pas dire qu’il y a eu une évolution significative. En revanche, puisque la valeur 0 n’est pas comprise dans l’intervalle de confiance à 95 %, on constate une augmentation significative de la moyenne dans le groupe expérimental en ce qui concerne la composante 2 de la validation (IC95%[0,12 ; 0,87]). Toutefois, la différence d’évolution entre les deux groupes n’est pas suffisamment grande pour être significative, et ce, pour les 2 composantes de la validation (composante 1 : F(1,76) = 1,97, p = 0,165; composante 2 : F(1,62) = 0,64, p = 0,428).

DISCUSSION

Nos résultats permettent de montrer un effet positif et significatif de l’intervention sur le développement des conduites discursives orales des enfants du groupe expérimental. En effet, à la suite de leur participation à 7 séances de lecture indiciaire – un type de lecture interactive qui mise sur l’adoption, par les enfants, d’une posture active de construction de sens dans une perspective d’oral réflexif –, ils obtiennent de meilleurs scores aux items de formulation d’hypothèses et de justification que ceux du groupe témoin. Nous attribuons notamment ces résultats positifs à l’étayage dégressif offert au cours des séances de lecture indiciaire (par l’adulte, mais également par les pairs, au cours de la coconstruction du sens des récits), étayage que nous considérons, à l’instar de Le Cunff et Jourdain (1999), comme nécessaire au développement des conduites discursives orales. Ces résultats, obtenus après 5 mois d’expérimentation, suggèrent qu’il est possible de miser sur le développement d’habiletés de haut niveau avec des enfants bi/plurilingues à la maternelle 5 ans, et que la lecture indiciaire, un dispositif misant sur l’émergence des conduites discursives orales, semble être une avenue prometteuse pour y parvenir.

Nous postulons que notre intervention a eu un effet sur le développement des habiletés de compréhension orale de récits des enfants, l’enseignement du raisonnement soutenant le développement des habiletés de compréhension (Kispal, 2008), mais, faute d’avoir mesuré cet aspect, nous ne pouvons l’affirmer. Il serait donc nécessaire, dans une étude ultérieure, de recourir également à une épreuve mesurant la compréhension orale, comme le rappel de récit, pour s’assurer que les conduites mises en oeuvre ont également contribué à la compréhension des récits, ce qui nous permettrait de mieux circonscrire l’effet de notre intervention.

Toujours dans l’optique de nuancer notre interprétation, ajoutons que d’autres dimensions de la recherche-action dans laquelle s’est insérée notre intervention peuvent avoir teinté les résultats obtenus. Notamment, les personnes enseignantes, qui ont été sensibilisées à l’ouverture à la diversité linguistique et au soutien langagier à apporter aux enfants bi/plurilingues, ont favorisé des contextes et des approches adaptés aux besoins spécifiques de ces enfants (Paris et Alim, 2017; Shepard-Carey, 2021; Armand, 2021; Gosselin-Lavoie et Armand, 2015). Entre autres, il est possible de penser que l’écoute des versions des albums en différentes langues ainsi que les diverses activités d’éveil aux langues, légitimant les ressources du répertoire langagier des enfants et créant un climat d’ouverture, ait eu un impact sur leur engagement et leur participation lors des séances de lecture indiciaire. En effet, des données recueillies dans le cadre du vaste projet de recherche révèlent, à la suite de l’intervention, que les enfants du groupe expérimental se sentent plus capables d’apprendre le français, aiment davantage parler et écouter des histoires dans cette langue que les enfants du groupe contrôle (Armand, Gosselin-Lavoie, Borri-Anadon et al., 2021).

Nos résultats vont, par ailleurs, dans le même sens que ceux de plusieurs personnes chercheuses (Bianco et al., 2010; Desmarais et al., 2012; Dupin de Saint-André et al., 2012; Makdissi et al., 2010; Van Kleeck et al., 2006) qui se sont intéressées à la lecture interactive comme moyen pour développer les habiletés inférentielles des enfants de maternelle. Ils s’en distinguent toutefois, car, d’une part, ils apportent un éclairage inédit sur les habiletés des enfants de maternelle à justifier et à valider les hypothèses produites, et, d’autre part, ils concernent une population d’enfants bi/plurilingues, en milieu pluriethnique et plurilingue, ce qui, à notre connaissance, n’avait pas fait, auparavant, l’objet d’études. Cependant, comme notre échantillon ne comprenait que des enfants bi/plurilingues, il ne nous est pas possible de comparer leurs résultats à ceux d’enfants dont le français est la langue maternelle.

Finalement, en ce qui concerne l’effet de l’intervention sur l’habileté des enfants à valider leurs hypothèses, bien qu’une augmentation significative de la moyenne aux scores soit observée dans le groupe expérimental, la différence d’évolution entre les deux groupes n’est pas suffisamment grande pour conclure à l’effet de l’intervention. Ces derniers résultats pourraient s’expliquer par le petit nombre d’items (2) qui permettaient de mesurer chacune des composantes de la validation. Il s’agit d’une limite de nos épreuves. Par contre, il nous faut rappeler que l’acquisition de l’habileté à formuler et à justifier des hypothèses précède l’habileté à valider des hypothèses (Turgeon, 2019), et qu’elle exige probablement plus de temps pour se renforcer. On peut donc également penser qu’une intervention s’étalant sur une plus longue période aurait permis aux enfants de mieux la développer.

CONCLUSION

Les résultats de cette étude montrent qu’une intervention misant sur la lecture indiciaire auprès d’enfants bi/plurilingues a des effets significatifs sur leur capacité à formuler des hypothèses et à les justifier. Elle met en lumière la pertinence du dispositif pour favoriser, dans une perspective d’oral réflexif, le développement des habiletés de haut niveau d’enfants bi/plurilingues en milieu pluriethnique et plurilingue. Par le fait même, elle nous amène à souligner tout le potentiel des enfants bi/plurilingues qui poursuivent le développement de compétences langagières de haut niveau en s’appuyant sur une langue en cours de développement.

Notre recherche constitue par ailleurs une avancée certaine qui permet, d’un point de vue scientifique, de mieux comprendre le développement des conduites discursives orales auprès de jeunes enfants bi/plurilingues. En effet, à notre connaissance, aucune étude ne s’était auparavant intéressée au développement des conduites en jeu dans la lecture indiciaire chez cette population. Vu le petit nombre d’enfants qui faisaient partie de notre échantillon, d’autres études sont toutefois nécessaires pour tendre vers une généralisation de nos résultats.