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Introduction

Cet article est une réflexion critique sur l’inadéquation des catégories ethniques utilisées actuellement dans les enquêtes populationnelles et dans les fichiers administratifs pour documenter la santé et la sécurité du travail des travailleurs immigrants, aussi bien pour les travailleurs temporaires ou saisonniers que les travailleurs immigrants reçus. Parallèlement, cette réflexion se penche sur le non-usage des données administratives disponibles concernant l’immigration (durée de séjour au Canada, lieux d’obtention des diplômes, etc.), l’emploi (lien d’emploi, déqualification professionnelle, etc.) et les lésions professionnelles (fréquence, gravité et rechute) pour documenter l’état de santé des travailleurs immigrants. Les catégories ethniques ont été très utiles pour analyser les impacts de l’intégration ou non au travail en général, la discrimination, le déclassement professionnel et les conséquences de ces problèmes sur l’insertion sociale et économique. Ces mêmes problèmes se répercutent également sur l’état de santé de ces travailleurs. Or, dans les enquêtes populationnelles, la santé des travailleurs immigrants est obnubilée. Ce texte cherche à démontrer qu’il est possible d’exploiter différemment les fichiers administratifs existants de l’immigration et des lésions professionnelles, afin de produire des données statistiques utiles pouvant répondre aux besoins collectifs de documenter les lésions professionnelles de ces travailleurs et servir à adapter les approches préventives.

Cette réflexion s’adresse à la fois au milieu de la pratique de la santé, et particulièrement de la santé au travail, ainsi qu’au milieu universitaire. Pour ceux qui ont le mandat de surveiller l’état de santé des populations et pour les praticiens de la santé et de la sécurité du travail (SST), cette réflexion critique aborde les enjeux associés au développement des indicateurs de l’état de santé des travailleurs immigrants. Elle s’appuie à la fois sur des écrits scientifiques et sur des observations empiriques recueillies au cours des vingt dernières années. Une rétrospective des travaux de recherche et de mobilisation des acteurs en SST illustre le laborieux parcours dans le milieu scientifique, dans les services de la santé publique et dans la SST pour modifier les pratiques et adopter une approche équitable des interventions et des mesures préventives à l’égard de travailleurs laissés dans l’ombre, les travailleurs immigrants.

Cette réflexion critique souhaite également intéresser le milieu universitaire sur les enjeux sociologiques et politiques d’exploiter et d’apparier des données sociodémographiques et administratives à d’autres fins que celles initialement prévues. L’idée est de revoir l’ampleur des conséquences de la discrimination ethnique envers les travailleurs immigrants et des inégalités sociales à la santé qu’elles engendrent. Pour comprendre l’ampleur et la complexité de ces conséquences, il faut documenter les répercussions de la discrimination dans l’application des programmes de santé et de sécurité du travail, qu’il s’agisse des programmes de prévention, d’indemnisation pour les victimes de lésions ou des programmes de réhabilitation au travail. La discrimination ne s’arrête pas aux portes de l’obtention d’un emploi : elle se prolonge jusque dans la reconnaissance des lésions, des blessures ou des maladies d’origine professionnelle.

La première section de cet article traite des difficultés à documenter l’état de santé des travailleurs immigrants. Ces difficultés seront abordées sous l’angle des besoins de disposer de telles données et des contraintes à les produire. La deuxième partie aborde le développement des connaissances en se référant au cadre d’analyse historique de Quinlam (2001) sur la mobilisation des savoirs et des acteurs en SST. Dans la troisième section, un agenda de recherche est suggéré pour mobiliser les compétences, baliser la surveillance de l’état de santé des travailleurs immigrants, et adapter les interventions préventives à leur situation. En guise de conclusion, nous proposons une réflexion sur les conséquences du cumul de situations précarité des travailleurs immigrants.

Les difficultés à documenter l’état de santé des travailleurs immigrants

Les premiers travaux de recherche sur la santé des travailleurs immigrants ont été amorcés il y a quelques décennies. Au Québec, comme dans les autres provinces canadiennes et dans plusieurs pays d’Europe et d’Océanie, la grande majorité de ces travaux ont été menés auprès d’un groupe restreint de travailleurs, faute de données populationnelles (Gravel et al. 2016a). La recension de ces travaux montre l’hétérogénéité des situations d’emploi des travailleurs immigrants, ce qui complexifie le travail de dresser un portrait de leur état de santé (Prud’homme 2015). Certaines études se sont intéressées à la santé des travailleurs immigrants selon leur type de lien d’emploi (travail saisonnier, d’agence de location de main-d’oeuvre) (Dubé et Gravel 2014 ; Gesualdi-Fecteau 2013 ; Gravel et al. 2014 ; Hennebry et al. 2012 ; McLaughlin 2009), d’autres, selon leur durée de séjour au Canada (moins de 5 ans, 5 à 10 ans, plus de 10 ans) (Chen et al. 2010 ; Kosny et al. 2011 ; Piché 2012), ou encore selon leurs compétences (acquises au Canada ou dans leur pays) (Boudarbat et Cousineau 2010 ; Boulet et Boudarbat 2010 ; Piché 2012). Les résultats de ces études convergent vers des constats semblables :

  1. les travailleurs immigrants sont surexposés aux lésions professionnelles en raison du caractère pénible des emplois occupés, et cette exposition varie selon certaines caractéristiques étudiées, telles que la catégorie d’immigration, la durée de résidence, etc. ;

  2. certains groupes, comme la population immigrante, sous-estiment l’impact des lésions professionnelles sur leur santé, accordant une importance accrue au fait de maintenir leur lien d’emploi en raison des pressions financières auxquelles ils font face, et préférant ne pas déclarer leurs lésions ou les risques que présente leur milieu de travail pour préserver leur emploi (Smith et Mustard 2009) ;

  3. s’ils réclament des indemnités, leur parcours de réadaptation est difficile et mène trop souvent à la perte du lien d’emploi (Gravel et Dubé 2016).

Malgré cette convergence, la situation des travailleurs immigrants et de leur état de santé n’est pas homogène. Parmi les 51 118 personnes admises au Québec au cours de l’année 2018, 57,1 % étaient des immigrants économiques, 24,0 % s’inscrivaient dans la catégorie « regroupement familial », 11,1 % étaient des réfugiés sélectionnés et 6,2 %, des réfugiés reconnus une fois admis, et finalement, 1,6 % de ces personnes étaient classées dans la catégorie « autres », dont les cas humanitaires (sélectionnés en fonction de certains programmes spéciaux) (MIDI 2019 : 39). Le nombre de personnes admises, toutes catégories confondues, a fluctué au cours des dernières décennies, passant de 262 238 personnes en 2009-2013 à 255 906 pour la période de 2014-2018 (MIDI 2019). Une fluctuation s’observe dans toutes les catégories, avec une augmentation marquée chez les résidents temporaires. Au cours de la période de 2001 à 2016, les admissions au Canada pour la résidence permanente ont augmenté de 38 %, alors que celles pour la résidence temporaire ont augmenté de 155 % (Fleury et al. 2018 : 88). On observe également de nombreuses fluctuations parmi les admissions temporaires : une augmentation de 202 % pour les travailleurs temporaires, une baisse de 46 % pour les demandeurs d’asile et une augmentation de 155 % pour les étudiants étrangers (ibid.).

Comme pour l’ensemble du Canada, c’est dans la catégorie des travailleurs temporaires que l’on trouve la plus grande fluctuation au Québec (Boulet et Boudarbat 2010 ; MICC 2013a). Soulignons que la catégorie de travailleurs étrangers temporaires compte deux sous-catégories : 1) ceux qui sont admis selon une recommandation d’embauche par un secteur d’activité économique pour combler des besoins de main-d’oeuvre et qui découle d’une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) et 2) ceux qui sont embauchés selon la recommandation d’un employeur sans EIMT. Au Québec, de 2013 à 2018, le nombre de travailleurs étrangers temporaires admis avec EIMT est passé de 13 465 à 17 635, et celui des travailleurs temporaires sans EIMT est passé de 33 595 à 31 735. Les travailleurs étrangers avec EIMT sont majoritairement peu spécialisés, comme les travailleurs agricoles saisonniers et les aides familiales, qui ne peuvent participer au marché du travail que sous certaines conditions (c’est-à-dire, auprès d’un seul employeur qui a fait la demande de permis). Depuis peu, il est possible de distinguer, parmi les demandeurs d’indemnisation pour lésions professionnelles, ceux qui appartiennent à la catégorie des travailleurs étrangers temporaires. Cette information pourrait se révéler primordiale pour vérifier si cette forme de précarité – le fait d’être admis comme travailleur avec ou sans EIMT – a une incidence sur les lésions professionnelles, comparativement à la situation qui prévaut pour les immigrants économiques.

L’intégration des immigrants sur le marché du travail comme indicateur clé de l’intégration dans le pays d’accueil a fait l’objet de plusieurs études. Certaines constatent que les immigrants économiques (requérants principaux) semblent avoir plus rapidement accès à l’emploi que ceux des autres catégories (Bélanger et Bastien 2010 ; Boulet et Boudarbat 2010). Les indicateurs les plus fréquemment utilisés pour mesurer cette intégration sont les taux de chômage, d’activité et d’emploi (Prud’homme et al. 2017). L’analyse de ces indicateurs montre que les immigrants ont plus de difficulté à intégrer le marché du travail que la population née au Canada. Toutefois, la situation des immigrants sur le marché du travail tend à converger vers celle de la population d’accueil au fur et à mesure que la durée de résidence s’allonge (Bélanger et Bastien 2010 ; Benjamin et Ménard 2010 ; Cousineau et Boudarbat 2009 ; Gilmore 2009 ; Kilolo-Malambwe 2011 ; Zietsma 2007). Néanmoins, plusieurs facteurs contribuent à freiner l’accès des immigrants au marché du travail. Le manque d’expérience de travail au Canada, l’absence de reconnaissance de l’expérience de travail et des titres de compétence ou des diplômes acquis à l’étranger ainsi que les barrières linguistiques figurent parmi les principales difficultés rencontrées. Les défis de l’intégration varient également en fonction de l’âge à l’admission, du genre, du niveau de scolarité, du lieu d’obtention du diplôme et de la qualification (Prud’homme et al. 2015).

Pour être admis dans la catégorie des travailleurs qualifiés, il faut répondre aux critères de formation, d’expérience de travail, d’âge et connaître l’une des langues officielles. Néanmoins, ces qualifications ne sont pas un gage d’insertion sur le marché du travail (Houle et Yssaad 2010). Selon Fleury et al. (2018), 43 % des travailleurs immigrants sont en situation de surqualification, et particulièrement ceux d’immigration récente, soit de moins de 5 ans (56 %).

Bien que les immigrants au Canada et au Québec soient nombreux sur le marché du travail, peu d’études quantitatives se sont intéressées aux risques relatifs à la SST dans leurs milieux de travail (Premji et al. 2010). La principale raison est que les enquêtes nationales incluent rarement de l’information sur les lésions professionnelles et les conditions de travail et, lorsque c’est le cas, la taille du sous-échantillon des travailleurs immigrants limite les analyses (Prud’homme et al. 2017). Par contre, il serait possible d’accroître la taille d’un échantillon de travailleurs immigrants en regroupant des données issues de plusieurs années de collecte pour des études de population générale de travailleurs. Étant donné que nous disposons de peu de données sur la fréquence et la gravité des lésions professionnelles chez les travailleurs immigrants, ce regroupement permettrait de documenter les risques relatifs à la SST des immigrants et d’orienter les recherches sur cette population de travailleurs.

Dans cet article, nous avons identifié trois points pour lesquels il serait nécessaire de disposer de données sur la santé des travailleurs immigrants :

  1. Saisir l’ampleur du problème, en développant des indicateurs de risque (fréquence et gravité) des lésions professionnelles chez les travailleurs immigrants et les comparer à celles des travailleurs non immigrants ;

  2. Comprendre la complexité de l’état de santé des travailleurs immigrants en ciblant les situations de cumul de précarités qu’ils vivent, particulièrement les précarités liées à l’insertion en emploi et au statut d’admission lors de l’immigration ;

  3. Assurer une protection équitable et appliquer les mesures préventives en ciblant les entreprises qui embauchent les travailleurs immigrants.

Toutefois, certaines difficultés nuisent à la production de l’information requise pour assurer la surveillance et la protection de ces travailleurs. Ainsi, l’un des défis les plus importants est le jumelage des informations sur les travailleurs immigrants et sur leur état de santé. Pour documenter les trois points associés à la surveillance de l’état de santé des travailleurs immigrants, deux stratégies sont envisageables :

  • Exploiter les données existantes ;

  • Créer de nouvelles variables dans les fichiers existants.

Malgré le caractère très cartésien de cette démarche, il faut relever certains enjeux pour justifier les défis inhérents à la surveillance de l’état de santé de ces travailleurs : a) des enjeux politiques et éthiques relatifs à la documentation ; b) des enjeux méthodologiques associés à la définition des indicateurs pertinents pour surveiller l’état de santé de ces travailleurs et rendre compte des services qui leur sont offerts ; et c) des enjeux organisationnels liés au développement d’interventions préventives ciblées pour les travailleurs immigrants. Pour chacun de ces enjeux, il existe des contre-arguments qui pourraient contribuer à changer le discours ainsi que notre conception des catégories ethniques.

Développer des indicateurs de risque et de gravité des lésions professionnelles chez les travailleurs immigrants et les comparer à ceux des travailleurs non immigrants

La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) collige des données détaillées sur les lésions (diagnostic, membre(s) atteint(s), circonstances de l’accident ou de l’apparition de la lésion, secteur d’activités, etc.), les durées d’absences pour la consolidation (aucune absence, absence courte ou de longue durée), l’invalidité et les limitations fonctionnelles (permanentes, temporaires) et la réintégration au travail à la suite d’une lésion (même emploi, même employeur, emploi convenable dans une autre entreprise) (CNESST 2016). Les établissements de SST produisent également des données actuarielles sur les coûts selon : le type de lésions (maux de dos, troubles musculosquelettiques, chocs post-traumatiques, etc.), l’événement (agression armée, bris d’équipement, percussion de machinerie, etc.), le secteur d’activités (extraction de minerai, transformation du bois, etc.), les régions administratives (Montréal, Abitibi-Témiscamingue, etc.) et les actions posées (prévention, inspection, réparation) (Lebeau et al. 2014).

Toutefois, ces données ne sont pas croisées avec les caractéristiques usuelles pour dresser le portrait de la main-d’oeuvre immigrante. Les caractéristiques telles que le pays d’origine, la durée de séjour au Canada, la langue maternelle encore comprise, les langues parlées au travail, le statut d’immigration ou l’appartenance culturelle, ethnique, raciale ou religieuse ne sont pas consignées systématiquement. Parfois, les conseillers en indemnisation ou en réadaptation, les médecins du travail ou autres professionnels des services de la santé et de la sécurité du travail inscrivent une note au dossier indiquant que le travailleur allophone doit être accompagné d’un interprète pour qu’il comprenne bien les décisions administratives ou autres (Côté et al. 2017). Néanmoins, ces informations utiles et nécessaires pour une intervention adéquate sont consignées de façon ponctuelle, à l’initiative du professionnel.

Pourtant, faire abstraction d’une telle nécessité ne rend pas fidèlement compte des difficultés d’intervention en contexte interculturel, comme le temps d’intervention qui augmente jusqu’à 40 % dans certains cas à cause des barrières culturelles et linguistiques (ibid.). De plus, à défaut de pouvoir dresser un portrait de l’état de santé et des besoins des travailleurs immigrants, les professionnels de la SST ont dû adapter leur charge de travail au fil des ans puisque le nombre de travailleurs immigrants a augmenté de façon importante dans leur charge de suivi de cas (ibid.).

Dans un travail d’inventaire de l’information sur la main-d’oeuvre immigrante et la SST, Prud’homme et al. (2015) ont démontré que, selon la perspective adoptée, les mesures retenues étaient fort variables. De cette étude se dégagent cinq grandes thématiques utiles à la réflexion sur la nécessité de disposer de données sur la santé des travailleurs immigrants : 1) les caractéristiques de la population immigrante incluant leurs motivations à immigrer ; 2) la place occupée par les immigrants sur le marché du travail ; 3) les conditions de travail et d’emploi des travailleurs ; 4) la santé et la sécurité des travailleurs en général ; et 5) la situation particulière des résidents temporaires. Selon certains critères établis, Prud’homme et al. (ibid.) relèvent douze bases de données qui recueillent des informations sur les travailleurs, sur les emplois et sur les atteintes à la santé qui pourraient servir à étudier la SST des travailleurs immigrants. Les enquêtes renferment plusieurs variables permettant de caractériser le travailleur. Par contre, les variables décrivant l’organisation du travail sont, dans l’ensemble, présentes dans les enquêtes mais portent plus fréquemment sur les horaires de travail que sur les aspects psychosociaux, la formation, l’information reçue en matière de prévention et les situations de travail. L’inventaire des sources de données statistiques démontre qu’aucune d’entre elles ne permet de brosser un portrait complet de la SST des travailleurs immigrants au Québec (ibid.).

Encore aujourd’hui, il faut évaluer la faisabilité et la complexité de produire de tels indicateurs, comme la fréquence et la gravité des lésions professionnelles chez les travailleurs immigrants, et les comparer à la situation des travailleurs non immigrants[2]. Dans le fichier de la Banque de données administratives longitudinales (DAL) de Statistique Canada, un échantillon longitudinal de personnes ayant produit une déclaration d’impôt sur le revenu entre 1982 et 2012, il est possible de distinguer les personnes immigrantes et celles qui ont reçu une indemnité pour accident du travail. Parmi les caractéristiques sociodémographiques consignées, on trouve notamment l’année d’établissement de l’immigrant, les catégories d’admission, la profession prévue et la scolarité au moment de l’établissement au Canada. Avec ces seules données, il serait possible d’établir la proportion d’immigrants ayant bénéficié de prestations d’indemnité pour accident de travail ou pour maladie professionnelle, et ce, ventilée selon l’année d’établissement au Canada. Cependant, ces données ne reflètent pas avec justesse la fréquence des accidents et des maladies professionnelles puisqu’il y a, de façon générale, une sous-déclaration des lésions chez les travailleurs ayant des liens d’emploi précaires (Gravel et al. 2016a).

Avec les données sur les catégories d’immigration (réfugié, demandeur d’asile, réunification familiale, immigrant économique), la période d’établissement, la profession prévue et la scolarité de l’immigrant au moment de l’établissement au Canada, il serait possible de comparer la situation des travailleurs immigrants à celle des non-immigrants. Cette comparaison serait fort utile pour conclure sur la pertinence de s’intéresser aux travailleurs immigrants. De plus, le traitement de ces mêmes données permettrait d’établir la fréquence des lésions chez les travailleurs immigrants. En fait, plusieurs observations empiriques soulèvent des questions, à savoir si la fréquence et la gravité des lésions chez les travailleurs immigrants en insertion sur le marché du travail seraient supérieures à celles de l’ensemble des travailleurs pour un même secteur d’activité économique. En réalité, l’appariement de ces banques de données offrirait de multiples possibilités, dont celle d’établir indirectement la gravité des lésions (nombre de jours de travail perdus à la suite d’un accident ou d’une maladie causée par le travail), en documentant la durée des prestations pour lésions professionnelles. La comparaison entre les travailleurs immigrants et non immigrants permettrait de conclure sur la pertinence de développer des indicateurs récurrents de l’état de santé des travailleurs en situation de précarité.

Pourquoi ne pas avoir créé de variables sur le profil d’immigration des travailleurs dans les fichiers d’indemnisation ? Trois arguments justifient l’absence de telles données.

Le premier argument est politique. Il repose sur le fait que tous les travailleurs sont égaux devant les lois de la SST (Loi sur la santé et la sécurité du travail [LSST] et Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles [LATMP]) et qu’ils doivent être traités de façon identique. Or, les diverses études empiriques menées au Québec et ailleurs auprès de certains travailleurs immigrants montrent que ces derniers sont surexposés aux lésions professionnelles et que, trop souvent, ils omettent de déclarer leur lésion, ce qui les prive de leurs indemnités (Ahonen et al. 2007 ; Basok 2002 ; Fabiano et al. 2008 ; Gravel et Dubé 2016 ; James et Walters 2011 ; Kosny et al. 2011). S’ils réclament des indemnités, ils se retrouvent très souvent en mauvaise posture pour retourner promptement sur le marché du travail (Côté 2012 ; Lippel et al. 2011 ; MacEachen et al. 2012). Ces données nous laissent croire que certains travailleurs immigrants, dont les travailleurs temporaires des secteurs agricoles et de l’aide familiale, ainsi que les travailleurs économiques d’immigration récente (moins de 5 ans), ne sont pas égaux devant les lois et que les protections qu’ils seraient en droit de réclamer ne leur sont pas équitablement accessibles. Néanmoins, soulignons qu’une volonté politique au sein de diverses organisations semble se dessiner pour établir des stratégies de surveillance de l’état de santé des travailleurs immigrants.

Le deuxième argument, cette fois de nature éthique, repose sur l’idée qu’il ne faut pas créer des données qui peuvent stigmatiser les travailleurs immigrants. Pourtant, on documente depuis quelques décennies l’état de santé de certains groupes de travailleurs, comme les jeunes de moins de 25 ans, les travailleurs de plus de 50 ans et les femmes. Or, dans les milieux de la santé (services hospitaliers, cliniques, contrôle des épidémies, etc.), de l’éducation, de la sécurité, de la protection de l’enfance ou autres, les services publics disposent de différentes données permettant de dresser le profil des clientèles immigrantes ou issues des communautés culturelles ou religieuses, desservies ou non, ayant des besoins comblés ou non (Gravel et al. 2010). Comme le soulignent Gravel et al. (ibid.), ces données colligées ne sont pas nécessairement diffusées. Les établissements qui produisent de telles données font une distinction marquée entre documenter les besoins afin d’ajuster l’offre de services aux clientèles immigrantes et utiliser de telles données à des fins discriminatoires. Ces établissements se sont dotés de stratégies et de moyens pour colliger et traiter des données sensibles tout en restreignant leur diffusion à leur seul usage. Un rapport d’équité existe entre le fait de desservir les clientèles immigrantes en toute égalité, sans égard aux origines, et la nécessité de documenter les besoins spécifiques de ces clientèles afin de leur offrir des services adaptés.

Le troisième argument, de nature organisationnelle, repose sur la faible mobilisation des associations et des syndicats de travailleurs pour soutenir la cause des travailleurs immigrants. Rappelons que l’un des principes fondamentaux des lois de la SST (LSST et LATMP) est le paritarisme, un incitatif à la participation des travailleurs aux étapes de transformation des pratiques de SST (Pérusse 2012). Toutefois, des études indiquent que les travailleurs immigrants participent très peu aux efforts paritaires, parce qu’ils ignorent souvent leur rôle dans la gestion des pratiques préventives de SST et qu’ils sont peu disposés à s’investir dans des emplois qu’ils considèrent comme étant de passage ou correspondant rarement à leurs compétences (Gravel et al. 2013a). De plus, les travailleurs immigrants préféreront s’abstenir de participer pour demeurer loyaux envers leurs collègues et leurs patrons qui leur ont donné l’occasion d’obtenir un premier emploi sur le marché du travail québécois (Gravel et al. 2013b).

Néanmoins, plusieurs organisations, dont la CNESST (2017 : 16), l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) (2013 : 51) et la Direction de la santé publique de Montréal (DSP-Mtl) (2016), ont inscrit dans leurs orientations stratégiques des prochaines années leur volonté d’accorder une attention particulière aux travailleurs immigrants et de mener des travaux pour soutenir les pratiques équitables envers les travailleurs en situation de vulnérabilité.

Circonscrire les situations de cumul de précarité chez les travailleurs immigrants

La situation de cumul de précarité des travailleurs immigrants n’est pas un objet récent de recherche en SST. À la fin des années 1980, le travail précaire se définissait selon quatre dimensions : 1) l’incertitude quant à la durée de l’emploi ; 2) le faible contrôle individuel et collectif des conditions de travail, des revenus et des heures travaillées ; 3) la protection limitée des travailleurs quant à la sécurité d’emploi et des revenus ainsi que contre la discrimination ; et 4) la vulnérabilité économique engendrée par l’insuffisance de revenus (Rodgers et Rodgers 1989). Cette définition du travail précaire a guidé maintes études en SST, dont celle de Quinlam et al. (2001) conduite en 2000 à la demande de l’Union européenne. Selon ces chercheurs, les résultats des études recensées font les mêmes constats (cité par Barett et Sargeant 2011) : a) dans 90 % des études, il y a toujours une association négative entre la précarité des emplois et l’état de santé des travailleurs ; b) cette association négative est particulièrement présente chez les travailleurs temporaires, et encore davantage chez les travailleurs oeuvrant dans des petites entreprises ; et c) la santé des femmes est particulièrement affectée par les conséquences de la précarité du travail.

Cette définition, reprise par la Commission du droit de l’Ontario (CDO) (2012), par Sargeant et Tucker (2009) et par les travaux de Lewchuk et al. (2011) sur les effets du travail précaire sur la santé, a été très utile pour mettre en lumière les liens entre la précarité du travail et la santé et la sécurité des travailleurs[3]. Comme le souligne la CDO, la vulnérabilité n’est pas le propre des personnes, mais plutôt des situations désavantageuses qui les accablent. Nous conceptualisons ici la vulnérabilité comme étant la somme des interactions de différents types de précarités et la conséquence du cumul de quatre types de précarités : 1) la précarité du lien d’emploi, 2) la précarité de statut, 3) la précarité économique et 4) la précarité professionnelle, qui peut se schématiser ainsi (Gravel et al. 2016b) (voir figure 1) :

Figure 1

Cumul de précarités chez les travailleurs immigrants

Cumul de précarités chez les travailleurs immigrants

-> Voir la liste des figures

Ces quatre types de précarités regroupent différents éléments extraits de la littérature sur les travailleurs vulnérables, pour la plupart compris dans la définition de Rodgers et Rodgers (1989). La précarité du lien d’emploi fait référence à la forte incertitude quant à la durée de l’emploi et sa continuité, incertitude qui caractérise plusieurs types d’embauches. La précarité professionnelle fait référence à la faible protection des travailleurs (protection sociale, assurance chômage et protection envers la discrimination) de Rodgers et Rodgers (ibid.), mais qui se manifeste chez les travailleurs immigrants par la non-reconnaissance de leurs acquis (diplômes et expériences). La précarité économique s’apparente au faible contrôle individuel et collectif des conditions de travail, des revenus et des heures travaillées, qui se mesurent chez les travailleurs immigrants par les écarts entre la rémunération et leurs obligations économiques envers les membres de la famille parrainés ou restés au pays. Ce modèle, à la différence de celui de Rodgers et Rodgers (ibid.) sur les travailleurs vulnérables, ajoute le contexte d’intégration des travailleurs issus de l’immigration, et plus particulièrement de ceux qui sont victimes de discrimination ethnique ou raciale à l’embauche, qui se manifeste très souvent par la déqualification professionnelle. Cette dernière est l’une des conséquences de la non-reconnaissance des acquis professionnels. Dans ce modèle, la précarité de statut est étroitement liée au contexte migratoire, mais celui-ci pourrait facilement être substitué à la condition des personnes plus vulnérables à l’insertion sur le marché de l’emploi : les femmes, les jeunes, les personnes souffrant d’un handicap moteur ou psychique, les personnes en réinsertion sociale après une absence prolongée pour des raisons de santé, de famille ou d’incarcération.

Ce modèle propose un ensemble d’éléments qui pourrait être utile pour documenter la situation de cumul de précarité des immigrants parmi la population des travailleurs. Pour ce faire, deux stratégies sont applicables : exploiter les données existantes et créer de nouvelles variables dans les fichiers existants.

Il s’agit d’exploiter la DAL et la Base de données longitudinales sur l’immigration (BDIM) de Statistique Canada, qui rassemblent des fichiers couplés de données fiscales et de données sur l’immigration, ce qui permettrait de circonscrire certains éléments de précarités (de statut et de faible revenu). La BDIM est constituée d’un couplage de données administratives sur l’immigration et de données fiscales annuelles. Ce fichier comprend tous les immigrants admis au Canada entre 1980 et 2014 et leurs données fiscales depuis 1982. Un tel suivi de cohorte permettrait de documenter, à partir des sources de revenus déclarées annuellement, les conséquences de la réadaptation à la suite d’une lésion : salaire chez un même employeur, prestations d’assurance chômage ou d’invalidité permanente, ou aucun revenu personnel. De plus, soulignons que la BDIM comprend des données détaillées permettant d’analyser diverses catégories d’immigrants pendant une période suffisamment longue pour dresser un portrait des prestataires d’indemnités pour un accident du travail ou pour une maladie professionnelle selon leurs caractéristiques à l’admission, comme le niveau d’études, la connaissance du français ou de l’anglais et même les emplois convoités au moment de l’arrivée. La base de données comprend aussi des informations sur l’expérience canadienne de travail et d’études et sur la mobilité interprovinciale, des données intéressantes à croiser avec les déclarations de revenus provenant d’indemnisations pour lésions professionnelles.

Une première exploration de ces deux bases de données permettrait de déterminer la pertinence d’ajouter des variables dans les fichiers administratifs de lésions professionnelles et d’évaluer les enjeux qui s’y rattachent. Le jumelage des fichiers de la CNESST avec la DAL ou la BDIM serait peut-être suffisant pour produire des données probantes. Les principaux enjeux semblent d’abord organisationnels, liés aux coûts d’ajouter des variables et à la gestion du temps du personnel affecté à la collecte de nouvelles données.

Cependant, l’ajout de variables permettant de décrire à la fois les origines des travailleurs et la précarité du lien d’emploi dans les fichiers publics s’avère coûteux pour les organisations. L’ajout d’une seule variable dans les fichiers de surveillance de l’état de santé des travailleurs comporte des coûts liés au temps nécessaire pour la saisie, la validation, le traitement et l’analyse des données. Interroger un travailleur sur ses origines, sur les langues parlées au travail, sur la durée de séjour au Canada nécessite quelques minutes qui s’ajoutent au processus d’intervention. Ce temps peut se prolonger inutilement si les concepts sont mal compris par les professionnels qui consignent ces informations. Par exemple, pour les professionnels de la SST, il est plus significatif de connaître la durée de séjour au Canada du travailleur immigrant pour apprécier sa compréhension de la culture de SST dans les entreprises que de disposer d’une information factuelle sur l’obtention de la résidence permanente au Canada. Il en va de même pour les langues parlées. Ainsi, il est plus pertinent de savoir quelles sont les langues utilisées au travail, et surtout lors de l’initiation aux mesures de sécurité, que de connaître la langue utilisée dans les services publics.

Comme les catégories de langues parlées dans les services publics, les catégories d’origines ethniques sont très peu utiles pour documenter les lésions professionnelles. C’est plutôt l’isolement social des travailleurs au sein d’un collectif de travailleurs que leur confère leur lien d’emploi, comme les travailleurs d’agence de location de personnel, qui est pertinent. Les travailleurs d’agence de location de personnel, très souvent des immigrants, sont trop souvent laissés pour compte par les travailleurs réguliers de l’entreprise-cliente, ce qui représente une situation préoccupante. Ces travailleurs d’agence qui occupent les emplois les plus dangereux et les plus pénibles sont en principe supervisés par les contremaîtres de l’agence et non par ceux de l’entreprise donneuse d’ouvrage (Dubé 2018). Surtout des immigrants, ils sont rarement initiés à leurs tâches, disposent d’équipements de protection individuelle standards, non adaptés à leur physionomie, et connaissent très peu les mesures d’urgence en cas de déversement, de feu ou autres (Dubé et Gravel 2014).

Avant d’intégrer de telles données à leur fichier, les organisations voudront s’assurer de la pertinence sociale et politique de les recueillir, de les traiter, de les diffuser et d’en disposer pour modifier leurs interventions. Certaines organisations aborderont le débat sous l’angle de l’égalité d’accès des personnes aux mesures de protection et de prévention, alors que d’autres s’engageront dans ce débat en considérant les inégalités sociales de santé (Directeur de la santé publique de Montréal 2016) et les coûts engendrés par l’ajout de nouvelles variables. Ces approches engagent ainsi le débat sur des avenues distinctes. L’égalité d’accès permet aux personnes d’obtenir des services et des soins sans égard à leur origine, alors que l’analyse des inégalités sociales permet de circonscrire l’ensemble des barrières qui, dans une dynamique spécifique, produisent des inégalités de santé (Gravel et al. 2016a). Rappelons que le principe de l’accès universel aux services n’est plus viable dans le contexte des restrictions économiques et va à contre-courant d’une détermination collective en faveur de la responsabilisation des personnes, de leur état de santé et de leur bien-être (Raynault et al. 2013). Avant d’inclure des variables pouvant distinguer les personnes immigrantes parmi leur clientèle, les organisations de SST voudront déterminer : a) les données les plus pertinentes à retenir pour bonifier leurs pratiques ; b) la complexité administrative de l’appariement des banques de données ; et c) les enjeux méthodologiques associés à la définition des indicateurs de surveillance de l’état de santé et de précarité des travailleurs immigrants.

Cibler les entreprises qui embauchent les travailleurs immigrants

Les données de caractérisation des entreprises utilisées pour intervenir de façon préventive auprès des employeurs qui embauchent des travailleurs immigrants ne reposent pas sur les mêmes bases que celles qui servent à dresser un portrait des travailleurs. Il s’agit d’indicateurs non pas individuels mais collectifs qui s’appliquent à la composition de la main-d’oeuvre au sein des entreprises. Étant donné la croissance fulgurante des exigences de flexibilité des employeurs à l’égard des travailleurs, il ne faut plus s’étonner de la présence de plusieurs collectifs de travailleurs au sein d’une même entreprise : travailleurs réguliers, d’agence, sur appel et sous-traitants (Mercure 2014 ; Weil 2014). Il est toujours nécessaire de connaître les caractéristiques usuelles des entreprises, comme le secteur d’activité économique, la taille de l’entreprise, le type de risques liés au secteur, la fréquence et la gravité moyennes des lésions dans le secteur et dans l’entreprise. Cependant, pour prévenir les lésions chez les travailleurs en situation de précarité, il serait intéressant de documenter la cohabitation des travailleurs réguliers et irréguliers au sein d’une même entreprise, et ce, pour une année complète d’activités économiques. Pour ce faire, il serait pertinent d’obtenir les informations suivantes :

  • le nombre moyen d’employés en haute et en basse saison ;

  • les langues parlées au travail : français, anglais, autres ;

  • la langue utilisée lors de l’initiation des nouveaux employés, lors de la formation aux procédés de production sécuritaires et lors des simulations aux mesures d’urgence (feu, explosion, contamination, etc.) ;

  • la traduction ou l’adaptation des informations écrites et le système de compagnonnage ;

  • les équipements de protection individuelle fournis aux travailleurs réguliers et irréguliers ;

  • le lien d’autorité et la langue de communication du contremaître responsable de la supervision.

Certaines de ces informations sont déjà consignées dans les données de caractérisation des entreprises (taille de l’entreprise, secteur d’activité économique, région administrative des activités, risques associés aux activités, présence d’un syndicat, etc.) (Statistique Canada 2011). Toutefois, elles décrivent rarement les liens d’emploi des travailleurs au sein d’une même entreprise. C’est souvent au hasard des conversations que les professionnels de la santé au travail saisissent le portrait d’ensemble des liens d’emploi, tout particulièrement lorsqu’il s’agit des travailleurs d’agences de location de personnel (Dubé 2018).

Pour combler le troisième point, soit d’identifier les entreprises qui embauchent des immigrants, nous suggérons d’adopter les mêmes stratégies que pour combler les deux points discutés précédemment, c’est-à-dire : a) établir la fréquence et la gravité des lésions professionnelles chez les travailleurs immigrants, et b) circonscrire les situations de précarité auxquelles ils sont exposés. Ces deux stratégies consistent à exploiter les données existantes et à créer de nouvelles variables dans les fichiers existants. Pour documenter les caractéristiques de la main-d’oeuvre dans les entreprises et leur lien d’emploi, les deux banques de données sur lesquelles nous avons basé nos réflexions ne sont pas utiles, parce qu’elles portent sur les travailleurs, alors qu’ici, il est important de cibler les entreprises qui embauchent. Toutefois, si le fichier de la déclaration de revenus des entreprises est accessible, il serait intéressant d’étudier les dépenses liées à l’achat de services de main-d’oeuvre (agence de location de personnel, sous-traitant) et de permis de travail pour les travailleurs étrangers temporaires (TÉT). Il serait aussi intéressant d’ajouter des variables pour caractériser les liens d’emploi des entreprises faisant partie des groupes prioritaires pour la CNESST, de celles qui font l’objet d’une inspection et de celles qui demandent des services d’accompagnement pour implanter un programme de santé spécifique.

Toutefois, avant de consulter les banques de données existantes ou d’ajouter des variables aux fichiers administratifs, il faudra évaluer la pertinence de recueillir de telles données et la convivialité du processus. Tout doit être clairement défini : les données à recueillir, le contexte de cueillette des données et la personne auprès de laquelle elles ont été obtenues. Il s’agit d’un travail de partenariat qui nécessite la mobilisation de plusieurs instances. Néanmoins, ces données pourraient être très utiles aux inspecteurs et aux préventionnistes pour adapter les pratiques préventives aux différents travailleurs au sein d’une même entreprise, selon le type de liens qui les lient aux employeurs. Il est très important de connaître la précarité des liens d’emploi lorsque l’on procède à des mesures de surveillance médicale auprès de travailleurs exposés à des risques de nature chimique, biologique ou encore relatifs au bruit, pour assurer le suivi auprès des travailleurs irréguliers ayant obtenu des résultats positifs aux tests de dépistage.

Outre les enjeux politiques et éthiques, des enjeux méthodologiques sont associés à la définition des indicateurs pertinents pour caractériser les entreprises qui embauchent des travailleurs immigrants. Il faut mobiliser à la fois les actuaires et les équipes de prévention pour établir avec précision l’utilité des indicateurs, la pertinence des croisements et le type d’analyses à produire et à diffuser auprès des services et du public.

La mobilisation des savoirs et des acteurs en santé et sécurité du travail

Est-il possible de renverser le discours sur les défis associés au fait de documenter la santé des travailleurs immigrants et à la transformation des pratiques préventives ? La réponse est oui. Adapter les pratiques de SST au contexte social et économique du marché du travail est un processus qui, selon Quinlam (2011), devrait être constamment renouvelé. L’analyse que fait ce dernier de la mobilisation des acteurs pour contrer les effets néfastes de la précarité des emplois sur la santé des travailleurs révèle que l’histoire se répète. L’attention portée à la santé des enfants travailleurs, des travailleuses et des travailleurs des mines et de la marine marchande a évolué de façon relativement semblable au cours des deux derniers siècles, menant à des changements de pratiques de la SST.

Selon Quinlam (ibid.), la première étape de la mobilisation consiste en la dénonciation, par un groupe digne de confiance, des conditions d’emploi exigeantes des travailleurs vulnérables, dans ce cas-ci les travailleurs immigrants ayant des conditions précaires d’emploi, comme ceux qui sont embauchés par des agences de location de personnel et par les entreprises saisonnières, et les travailleurs en situation de surqualification – comme ceux ayant acquis des compétences professionnelles (médecine, ingénierie, etc.) mais qui travaillent comme manutentionnaires, qui se blessent plus fréquemment et plus sévèrement. Ce groupe digne de confiance ne doit pas être associé au pouvoir, à la politique et aux luttes syndicales. Il doit être respecté, reconnu et entendu, et il doit réussir à influencer l’opinion citoyenne (Gravel et al. 2016b). Par la suite, le groupe mobilisé doit démontrer que l’état de privation (de nature économique ou relative aux droits et à la justice sociale) des travailleurs vulnérables nécessite une intervention pour corriger de façon durable les inégalités relatives à la santé. Il faut mener cette lutte parce que ces groupes de travailleurs vulnérables vivent souvent en situation d’insécurité d’emploi les privant d’une source suffisante de revenus ou de privilèges pour se défendre eux-mêmes (Quinlam 2011). Les travaux de SST menés auprès de travailleurs immigrants révèlent que des acteurs de divers univers (démographes, chercheurs, praticiens et gestionnaires) se sont mobilisés pour mettre en lumière la situation. Ces acteurs ont surtout dénoncé l’incongruité entre leur mission (protéger tous les travailleurs), leur rôle (mettre en oeuvre tous les moyens possibles pour assurer la protection des travailleurs vulnérables) et la situation d’anonymat dans laquelle les travailleurs immigrants sont confinés à cause d’une gestion des pratiques préventives qui les place à l’écart de celles-ci (Gravel et al. 2016b).

Quinlam (2011) suggère d’analyser attentivement les situations ou les contextes ayant fait émerger cet état de privation chez les travailleurs vulnérables. Pour de nombreux travailleurs immigrants, la quête de la polyvalence et de l’hyper flexibilité de la main-d’oeuvre (en ce qui concerne le nombre de travailleurs appelés pour assumer les tâches, les horaires, la rémunération, etc.) et la discrimination sur le marché du travail représentent les principales causes de leur vulnérabilité (Weil 2014). Ce sont les travaux de chercheurs de domaines aussi variés que les relations de travail (Mercure 2014 ; Vulture et Provencher 2014), l’analyse économique du marché du travail (Boudarbat et Cousineau 2010 ; Statistique Canada 2011 ; Vosko 2009) et celles du droit du travail et de la SST (Lippel et al. 2011) ; MacEachen et al. 2012) qui ont contribué, ainsi que bien d’autres, à faire contrepoids au discours paralysant sur l’état de santé des travailleurs immigrants.

Il faudrait également ajuster les approches de gestion de la SST afin de réduire les inégalités sociales de santé chez les travailleurs, plutôt que de se satisfaire d’un accès égalitaire aux services (Raynault et al. 2013). Finalement, il importe de revisiter le système de surveillance de l’état de santé des travailleurs immigrants en y intégrant des variables qui distinguent les individus dans les fichiers publics et qui caractérisent les entreprises qui les embauchent. Tout ce travail sera possible pourvu qu’une réflexion collective ait lieu sur les catégories ethniques actuelles, sur leurs limites dans l’analyse des inégalités sociales de santé attribuables au travail et dans l’inadéquation de l’intégration économique des immigrants.

Un agenda de recherche pour comprendre l’impact des discriminations systémiques en matière d’emploi sur la santé des travailleurs immigrants

Au cours des vingt dernières années, d’énormes progrès ont été réalisés afin de mobiliser l’attention des instances publiques sur la santé des travailleurs immigrants. Il y a ainsi eu des reportages sur les TÉT et sur les travailleurs d’agences, des études empiriques sur l’état de santé des travailleurs selon leur statut d’immigration ou selon le lien d’emploi ou des bilans des connaissances sur les études consacrées aux travailleurs immigrants (Côté et al. 2017 ; Prud’homme et al. 2015). La mobilisation a porté ses fruits car les instances de SST, de la santé publique, des normes du travail et de l’équité s’entendent pour faire converger leurs efforts afin de modifier les façons de surveiller l’état de santé des travailleurs immigrants et de transformer les pratiques préventives à leur égard (CNESST 2017 ; Directeur de la santé publique de Montréal 2016 ; IRSST 2013). Pour être efficace, il faudra se doter d’un agenda de travail en reprenant notamment les deux stratégies : exploiter les données existantes et créer de nouvelles variables dans les fichiers existants, pour suivre l’évolution de l’impact des discriminations systémiques en matière d’emploi sur la santé des travailleurs immigrants.

  1. Analyser et apparier les banques de données pour :

    • dresser le portrait de l’état de santé et de sécurité des travailleurs immigrants :

      • Établir la fréquence et la gravité des lésions selon certaines caractéristiques sociodémographiques importantes (durée de séjour au Canada, type de lien d’emploi, etc.) ;

      • Déterminer les risques auxquels ils sont exposés selon le secteur d’activité économique qui les embauche (agricole, manufacturier, recyclage, etc.) ;

      • Déterminer les risques auxquels ils sont exposés selon les écarts de compétences entre celles qu’ils détiennent et celles qui sont requises par les emplois occupés (déqualification professionnelle).

    • dresser le portrait des entreprises ayant recours aux travailleurs immigrants (déclaration des revenus des entreprises) selon les secteurs d’activité économique et la région d’exploitation :

      • Les entreprises embauchant des travailleurs immigrants (réguliers, TÉT, sur appel) ;

      • Les entreprises qui achètent des services de main-d’oeuvre (agences et sous-traitants ; chaîne d’intermédiaires[4]).

  2. Documenter l’évolution de ces indicateurs dans le temps (aux trois ans) pour :

      • les travailleurs immigrants ;

      • les travailleurs ayant des liens précaires d’emploi ;

      • les entreprises qui embauchent les travailleurs immigrants et ceux qui ont des liens précaires d’emploi.

Il s’agit d’un agenda ambitieux, dont les résultats devraient contribuer à adapter les interventions préventives et corriger de nombreuses situations de surexposition aux lésions professionnelles chez les travailleurs immigrants.

Conclusion

Cet article scientifique est non conventionnel puisqu’il ne fait pas état de résultats d’une étude. Il propose une critique des données dont nous disposons pour analyser les impacts de la discrimination en emploi au-delà de l’embauche et des promotions, et les impacts sur la santé des travailleurs immigrants en situation de précarité d’emploi : l’exposition aux lésions professionnelles, l’accès aux indemnités de remplacement de revenu et aux programmes de réadaptation en emploi, et les rechutes et l’aggravation des lésions dont ils sont victimes. Cette critique est d’autant plus nécessaire que nous reproduisons depuis des décennies des données incomplètes et insuffisantes, alors qu’il est possible d’exploiter et d’apparier des fichiers existants afin de dresser un portrait plus juste de la santé des travailleurs immigrants. Produire de nouvelles données à partir d’informations jumelées à celles des fichiers administratifs de l’immigration, de la santé et de la sécurité du travail et des enquêtes populationnelles nécessite une volonté politique qui, sans enfreindre les règles éthiques de protection des personnes vulnérables, aurait le mérite de contribuer à l’analyse des impacts de la discrimination en emploi chez les travailleurs immigrants. Cette analyse n’est non pas basée sur l’origine ethnique des travailleurs, mais sur le cumul des situations de précarité en emploi. Il faudrait analyser attentivement les situations d’émergence de privation chez les travailleurs immigrants tout au long du processus d’intégration en emploi, comme le suggère Quinlam (2011). Il s’agit d’un projet sociologique et démographique ambitieux à explorer au cours de la prochaine décennie.