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Un aperçu du Mile End à Montréal

Sur le coup de midi, des hordes de travailleurs, majoritairement des hommes dans la trentaine, déambulent sur la rue Saint-Viateur, angle Clark, dans le quartier Mile End à Montréal, à la recherche de quelque chose à manger. Ils arborent différents styles, dont plusieurs pourraient être qualifiés de hipsters, une mode populaire dans certains quartiers bien circonscrits de grandes métropoles (Maly et Varis 2016 ; Michael 2015 ; Schiermer 2014). Quelques-uns ont le style typiquement gamer ou encore, le look « programmeur ». D’autres portent des t-shirts de groupes rock métal, les cheveux teints en bleu ou en violet. Plusieurs sont tatoués. Dans cette jungle urbaine foisonnante et dans le contexte de l’essor d’un secteur industriel revitalisé en écosystème d’innovation et de créativité, on croise des gens provenant des quatre coins du monde. Ce quartier en pleine transformation garde néanmoins la trace des vagues migratoires qui ont vu déferler Chinois, Grecs et Portugais, côtoyant à partir des années 1970 les nouvelles petites bourgeoisies francophones et allophones (Germain et Rose 2000). On y trouve, encore aujourd’hui, ces résidents de longue date et, en parallèle, les membres de la deuxième communauté ultraorthodoxe hassidique en importance en Amérique du Nord. De nombreux étudiants fréquentant les quatre universités montréalaises, toutes accessibles en moins de 20 minutes du quartier, adoptent aussi le Mile End comme milieu de vie. À cette faune s’ajoutent enfin une scène musicale underground prisée, une industrie du textile et du design 2.0 et, plus récemment, des centaines de touristes qui déambulent en groupes, suivant le guide pour une balade gourmande dans les commerces et les cafés des rues Saint-Viateur et Fairmount. À quelques coins de rue, au nord, le développement du plus grand hub technologique d’intelligence artificielle, d’effets spéciaux et du jeu vidéo de la région laisse pressentir les changements actuels et à venir. Assurément, le mouvement continu du quartier Mile End influence son développement depuis ses tout débuts en tant que paroisse de Saint-Louis-du-Mile-End. Situé en plein coeur d’un corridor d’immigration traditionnel (ibid.), plusieurs vagues migratoires ont marqué la mixité et le multilinguisme du quartier (Rantisi et Leslie 2010). Il existe une relation singulière entre la masse de personnes en transit et le coeur de résidents de longue date qui, ensemble, façonnent l’identité du quartier. Le Mile End est associé à une communauté conviviale et plusieurs des participants à cette recherche ont mentionné s’y être rapidement sentis chez eux.

Introduction

Cet article présente les données tirées d’une recherche ethnographique menée dans les rues, dans les commerces et dans les entreprises de l’écosystème créatif du secteur Saint-Viateur Est (SVE) du Mile End à Montréal. S’appuyant sur les récits de vie et l’expérience quotidienne des travailleurs temporaires qualifiés oeuvrant et/ou résidant dans le quartier, cette recherche s’inspire de l’urbanisme transnational de Smith (2005) qui souligne l’importance du lieu et du contexte local et urbain dans l’expérience de mobilité et de migration. Le lieu et son contexte social agissent comme ancrage pour les identités et jouent un rôle déterminant dans l’expérience migratoire. En dépit de leur attachement aux réseaux transnationaux, les personnes continuent à se loger, à se divertir et à se déplacer dans des lieux qui marquent leur quotidien, leur rapport à la différence et l’interprétation de leur place dans le monde (Yeoh 2005 : 411).

Dans cet article, nous distinguons les « migrants middling », appartenant à la classe moyenne globale[1], de l’élite mobile et des travailleurs non qualifiés pour montrer que les discours et les politiques migratoires qui misent sur une stratégie éconocentrique d’attraction et de rétention des « talents » ont tort de postuler que ces derniers sont les candidats les plus propices à s’intégrer à la société d’accueil. Nous présentons le cas des middling pour mettre en lumière le fait que, malgré leur statut socio-économique et leurs capitaux symboliques, c’est avant tout la temporalité et le statut indéterminé de leur projet migratoire, leurs préférences personnelles ainsi que les contraintes structurelles associées à la géographie du travail à l’échelle planétaire qui détermineront leur degré d’inclusion et de participation à une nouvelle société. De plus, la variable de la temporalité rattache les middling aux autres catégories de travailleurs temporaires, comme les aides familiales ou les étudiants étrangers dont le titre de séjour a une durée déterminée. Jamais vraiment installés, peu imprégnés ou engagés dans la vie publique de leur nouvelle ville, c’est souvent le temps qui permettra aux uns de se forger un ancrage durable et aux autres de continuer leur trajectoire migratoire vers de nouvelles destinations. Le cas des middling ajoute une autre nuance à la complexité des migrations contemporaines.

Le paradigme de la mobilité et la migration des « talents »

Les travailleurs rencontrés dans le cadre de cette recherche et décrits brièvement au début de l’article appartiennent à une catégorie d’immigrants peu étudiée dans les recherches sur la migration : les travailleurs temporaires qualifiés. Ces derniers sont pourtant une figure prédominante dans le discours politico-médiatique fondé sur une analyse éconocentrique de la migration des « talents », en particulier dans le contexte postindustriel des économies basées sur les savoirs et sur la connaissance, un phénomène qui gagne en intérêt dans les études urbaines et sociales (Kesselring 2015 ; Tippel et al. 2017). Tant au niveau des politiques migratoires qu’au niveau des stratégies de développement urbain, on assiste à ce que Plöger et Becker (2015) appellent le skills turn. Ce phénomène fait référence aux stratégies déployées par les États, par les régions et par les villes des pays industrialisés pour attirer et retenir les « talents », soit des travailleurs hautement qualifiés provenant des quatre coins du monde.

La mondialisation a favorisé la concurrence entre les grands centres urbains. L’image de marque des villes, la segmentation des industries à l’échelle des régions du monde et la spéculation immobilière qui s’ensuit favorisent la définition des identités et d’une image de marque des quartiers. Les artisans de l’image du Mile End ont certes adopté le concept de la classe créative (Florida 2002 ; Rantisi et Leslie 2010), qui capitalise sur la diversité culturelle et artistique, sur l’esprit de tolérance et sur l’inclusion sociale pour attirer des travailleurs qualifiés et stimuler le développement urbain. L’hipsterization[2] de certains secteurs des grands centres urbains du monde en est une preuve. Pour paraphraser Mario Polèse (2014), « downtowns are back ». Le Mile End à Montréal est un bon exemple de revitalisation d’un quartier industriel déchu. Situé à l’extrémité nord-ouest de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, il s’agit désormais d’un quartier emblématique de la scène artistique, culturelle et touristique de Montréal.

Pellerin (2011) a analysé la mobilité des talents dans un contexte de globalisation. Comme un nombre grandissant d’auteurs et d’observateurs, elle stipule que nous sommes passés de l’ère de la migration à l’ère de la mobilité : un changement axé sur les migrations temporaires et circulaires. Dans ce contexte caractéristique des sociétés postindustrielles, l’accent est mis sur le capital humain. Il se produit dès lors une segmentation calculée des flux migratoires – à l’intérieur de régimes migratoires[3] –, qui semblent de plus en plus gérés par le secteur privé. Le discours dominant sur la migration et sur la mobilité est axé sur la recherche d’une productivité accrue dans une stratégie d’expansion économique qui surpasse le simple calcul de l’offre et de la demande pour les travailleurs étrangers. En effet, « le mouvement dépasse les besoins du marché du travail national » car il s’agit plutôt de stratégies de croissance, de « positions concurrentielles et de compétences flexibles et transversales » qui s’accompagnent de la segmentation des industries à l’échelle planétaire (ibid. : 8). Les travailleurs bougent de manière circulaire, réversible et toujours flexible. Or, on s’intéresse peu aux coûts humains associés à cette mobilité, tant pour les personnes qui migrent que pour les sociétés qui les accueillent. De plus, on associe la mobilité de l’élite à l’aisance, à la fluidité de mouvement ainsi qu’à une certaine déconnexion avec l’environnement local. En revanche, on considère les réfugiés et les demandeurs d’asile comme des personnes très vulnérables, nécessitant beaucoup de ressources et représentant un poids pour les sociétés qui les accueillent.

Jusqu’à récemment, les recherches en études migratoires ont majoritairement porté sur des cas diamétralement opposés. D’un côté, les migrants peu qualifiés (guest workers) (Gruner-Domic 2011) et les travailleurs temporaires et saisonniers (Bélanger et Candiz 2015, 2014), souvent forcés de se déplacer pour des motifs économiques, sont analysés dans une optique de migration. De l’autre, se trouvent les intouchables « super-riches » (Beaverstock et Faulconbridge 2013) et autres migrants privilégiés souvent qualifiés d’expatriés[4], appartenant à une élite perçue comme étant déconnectée des contextes dans lesquels elle s’installe temporairement. On parle alors de mobilité internationale (Elliott et Urry 2010). Dans cet article, nous nous intéressons à la mobilité volontaire et temporaire des catégories médianes de migrants, les middling migrants, un terme que Conradson et Latham (2005) ont été les premiers à utiliser. Ce terme définit la mobilité des personnes qui appartiennent à une catégorie d’entre-deux, que l’on appelle ici classe moyenne transnationale, dans le pays de départ ou d’arrivée ou encore dans les deux (Smith 2005).

Ce qui caractérise ces migrants, c’est, notamment, qu’ils ont volontairement choisi de migrer par leurs propres moyens, plutôt qu’avec et pour un employeur transnational, souvent dans le but d’étudier et de travailler à l’étranger. Cependant, ces migrants middling se retrouvent parfois dans des emplois qui ne correspondent ni à leur niveau de qualification et d’emploi ni à leur statut social dans le pays de départ (Rutten et Verstappen 2014). Comme le projet migratoire des middling est très souvent lié à la recherche d’opportunités de travail, Elaine Ho qualifie ces migrants de « self-initiated mobile professionals » (Ho 2011a : 730) ou de « self-initiated work migrants » (Ho 2011b). Les termes pour désigner cette catégorie de migrants de l’entre-deux varient autant que leurs caractéristiques. On parle de travailleurs nomades et de migrants de classe moyenne ordinaire (Conradson et Latham 2005 ; Kennedy 2004 ; Scott 2006), de « young global professionals » (Fechter 2007) et de « transnational knowledge workers » (Colic-Peisker 2010).

Tippel et al. (2017, citant Jeanes et al. 2015 : 705) décrivent les entreprises des technologies de l’information et des communications, l’ingénierie, les services corporatifs ainsi que le milieu universitaire comme des secteurs pour lesquels la mobilité est devenue un passage obligé dans une trajectoire professionnelle réussie. Les motivations pour migrer oscillent donc entre le projet personnel et les contraintes structurelles d’un marché du travail globalisé. Les migrants middling étudiés dans cette recherche illustrent la complexité des configurations entre catégories de visas, qualifications, capitaux sociaux et culturels et motivations du projet migratoire, des variables qui doivent être évaluées à la lumière des forces économiques qui font bouger la main-d’oeuvre à l’échelle internationale. Ainsi, l’étude des middling permet de remettre en question l’association systématique entre l’élite mobile en tant que « free-moving transnationals » (Luthra et Platt 2016) et les migrants à statut précaire, comme les réfugiés, souvent présentés à tort dans une logique d’installation permanente. Nous verrons de quelle manière la mobilité des middling comporte elle aussi son lot de frictions et de contradictions.

Les nouvelles classes moyennes

Plusieurs études relatent l’importance de la mobilité internationale dans la trajectoire personnelle et professionnelle des personnes issues des nouvelles classes moyennes globales, notamment dans les économies émergentes (Marsh et Li 2015 ; Rutten et Verstappen 2014 ; Rutz et Balkan 2009). Bien que ces personnes soient très différentes, elles ont en commun le fait de détenir un diplôme universitaire et d’exercer une profession. Elles ont les ressources financières nécessaires pour entreprendre volontairement leur projet migratoire et ont souvent recours à des intermédiaires ou aux services d’agences en immigration (Ho et Ley 2014 : 40). Aussi, la mobilité des personnes est centrale dans la définition de cette nouvelle classe et, comme le souligne Scott (2006 : 1107), la mobilité internationale est devenue une composante primordiale dans la reproduction de l’identité de la classe moyenne et de ses mécanismes de distinction. Comme le souligne Donner, il y a un engouement certain pour l’étude anthropologique des nouvelles classes moyennes et des institutions qui les soutiennent. Faire partie de la classe moyenne est un projet personnel pour un nombre croissant de personnes, « it is equally a site of belonging and a site of aspiration » (2017 : 9).

Dans une économie politique centrée sur la classe moyenne, les travailleurs qualifiés, provenant tant des pays occidentaux que des pays émergents, occupent une niche structurelle particulière dans l’économie mondiale. En effet, l’amalgame entre le niveau de scolarité et les revendications identitaires fait en sorte que l’identité de classe est infléchie par le style de vie (Werbner 2018 : 15). L’identité de classe est donc conçue dans une perspective bourdieusienne (1994) de distinction fondée sur l’habitus, c’est-à-dire sur la conduite corporelle, sur les choix de modes de vie, sur les capitaux culturels, symboliques et économiques et sur une esthétique du goût, qui se reflète dans les choix de consommation. Comme le souligne Kennedy (2010), pour les migrants scolarisés, la mobilité est la manière par excellence de construire leur trajectoire personnelle dans un contexte d’individualisation des parcours.

Selon Lasch (1995), les professionnels transnationaux forment une nouvelle classe parce que leurs activités de subsistance dépendent non pas du principe de propriété, mais plutôt de leur capacité à manipuler l’information, le savoir et l’expertise professionnelle. Dans une analyse bourdieusienne, leur statut dépend de leurs capitaux symboliques, définis comme les ressources matérielles, les savoirs et les idées qui produisent, transportent, créent ou altèrent un produit à des fins d’accumulation (Rutz et Balkan 2009 : 13). Cette nouvelle classe a des origines sociales, ethniques et nationales très variées (Meier 2014).

Their investment in education and information as opposed to property, distinguishes them from the rich bourgeoisie, the ascendency of which characterized an earlier stage of capitalism, and from the old proprietary class – the middle class in the strict sense of the term – that once made up the bulk of the population

Lasch 1995 : 34

Finalement, nous distinguons les migrants middling rencontrés dans cette étude des autres migrants appartenant à la classe moyenne globale arrivés en tant que résidents permanents. Les premiers arrivent avec un contrat de travail en main pour combler « temporairement » et rapidement un besoin de main-d’oeuvre sur le marché du travail local, besoin qui, lui, est souvent permanent. Leurs qualifications et leurs expériences de travail sont donc reconnues, notamment par la rémunération et par les conditions de travail. Comme les besoins sont permanents, certains travailleurs rencontrés résident et travaillent à Montréal avec un statut temporaire depuis plus d’une décennie. Par contre, les migrants arrivant avec le statut de résident permanent peuvent subir une déqualification professionnelle et sociale, un décalage professionnel et personnel qu’ils peuvent mettre entre cinq et dix années à rattraper par rapport au niveau de vie dont ils jouissaient dans le pays de départ (Renaud et Piché 2018).

La prochaine section expose le travail ethnographique et la méthodologie utilisée dans cette recherche. L’analyse se déploie en trois sections. Dans une première partie, nous distinguons les principaux éléments qui différencient les middling des migrants appartenant à l’élite globale en exposant les motivations intrinsèques au projet de migration, notamment le souci exprimé par plusieurs des participants de vivre une véritable expérience locale plutôt que de demeurer en retrait de la société d’accueil, dans une bulle internationale ou dans une enclave de co-nationaux (Désilets 2016). Cette volonté entre cependant en contradiction avec ledit caractère international et la composition des résidents du quartier Mile End. Ensuite, nous verrons de quelle manière les structures globales qui influencent la mobilité des travailleurs dans certains domaines contribuent à leur tour à situer les travailleurs temporaires dans un entre-deux indéterminé, entre mobilité et ancrage. Finalement, nous démontrons que l’appartenance à la classe moyenne globale, notamment dans l’expression des modes de vie valorisant la proximité entre les lieux de travail, de résidence et de consommation, fournit à elle seule une base d’appartenance à un quartier cosmopolite comme le Mile End.

Une ethnographie du Mile End

Les données présentées dans cet article proviennent d’un travail de terrain ethnographique, mené entre mai 2016 et mai 2017, s’appuyant sur des méthodes d’observation en milieu naturel, sur des parcours commentés ainsi que sur des entretiens semi-directifs. Les observations ont été réalisées dans les rues, dans les commerces et dans les restaurants, ainsi que dans certains espaces de travail au sein de quatre entreprises qui ont accepté de collaborer à ce projet. Les dépliants d’information et de recrutement ont été distribués dans les commerces et dans les entreprises du quartier. En effet, plusieurs participants ont répondu à l’appel après avoir vu circuler l’affiche de recrutement du projet dans leur milieu de travail ; d’autres ont été invités à participer lors de la tenue d’événements de réseautage organisés par les entreprises spécifiquement pour les employés étrangers et leur famille. Outre les travailleurs temporaires du quartier, l’échantillon non représentatif comprend aussi des conseillers en immigration, des professionnels des ressources humaines de différentes entreprises, des élus municipaux, des fonctionnaires de l’arrondissement, quelques résidents de longue date et des commerçants du quartier.

Les 20 participants interrogés sont des migrants temporaires[5] qualifiés qui travaillent et/ou qui habitent dans le Mile End. Ils sont âgés de 26 à 37 ans (moyenne = 31,5) et proviennent de pays variés : France (7), Roumanie (4), Brésil (2), Belgique (1) Colombie (1), États-Unis (1), Hongrie (1), Italie (1), Mexique (1) et Suède (1). L’échantillon compte un nombre équilibré d’hommes et de femmes (11/9), malgré la surreprésentation des hommes dans les secteurs d’emplois visés par cette étude. Trois répondantes sont les conjointes d’hommes qui travaillent dans le secteur et qu’elles ont accompagnés dans ce projet migratoire. Seulement quatre participants sont célibataires, plusieurs sont arrivés en couple (12). On compte trois familles avec de jeunes enfants.

En ce qui concerne les catégories de visas de séjour, au moment de notre rencontre, dix participants avaient un statut temporaire, c’est-à-dire un visa fermé, liant le travailleur à son unique employeur pour une durée d’un à trois ans selon le contrat, et un seul participant avait un permis vacances-travail (PVT). Une participante travaillait avec un permis postdiplôme de trois ans, ayant fait des études universitaires à Montréal, et une autre avait un permis fermé du programme VIE, un programme de mobilité du gouvernement français[6]. Finalement, cinq participants avaient récemment obtenu leur résidence permanente après avoir séjourné avec un permis de travail fermé et ont partagé, en rétrospective, leur expérience d’immigration en tant que travailleurs temporaires dans le secteur SVE. Dans la prochaine section, nous verrons quels sont les principaux éléments qui distinguent les middling des migrants appartenant à l’élite globale.

En quoi les middling se distinguent-ils de l’élite globale ?

Une différence importante entre les migrants appartenant à l’élite hyper mobile et les migrants middling, avec bien sûr des variations individuelles, est le fait que les premiers maintiennent une distance et se positionnent souvent au-dessus de la société d’accueil, préférant socialiser à l’intérieur de bulles internationales (Désilets 2016 ; Fechter 2007). Les middling, quant à eux, souhaitent accumuler du capital culturel et du capital de mobilité. Ainsi, la plupart de nos interlocuteurs sont venus à Montréal pour « vivre comme les Montréalais », comme les Québécois. Paradoxalement, plusieurs participants sont à la recherche d’une expérience de travail internationale qui bonifiera leur trajectoire professionnelle et plusieurs choisissent Montréal pour sa position clé dans l’industrie dans laquelle ils évoluent. Le désir d’être dans un nouveau milieu et de s’imprégner d’une nouvelle culture entre en contradiction avec le fait de s’entourer seulement d’autres étrangers, aussi diversifiés soient-ils dans un quartier comme le Mile End. En effet, du fait de son histoire d’immigration et de sa position de zone de transit dans la ville, le Mile End est un endroit où les participants rencontrent beaucoup d’autres immigrants, d’étrangers et de Canadiens anglophones provenant d’autres provinces. Ainsi, ils ont l’impression que « nous sommes tous des étrangers » dans le Mile End. Les participants se reconnaissent, se sentent chez eux, entourés d’autres personnes qui viennent d’ailleurs.

Pour plusieurs Français rencontrés dans le cadre de cette recherche, comme Ariane[7], une jeune Franco-Portugaise venue avec le programme VIE accompagnée de son conjoint franco-italien, détenant donc un titre de séjour à durée déterminée de deux ans, il était hors de question de s’installer dans les quartiers où l’on retrouve une forte concentration de résidents originaires de la France.

Ça ne m’intéresse pas forcément si tu veux faire partie de cette communauté-là, alors que… on a des amis québécois, on est plutôt en mode intégration, on n’a pas envie de vivre entre Français, on ne voulait surtout pas aller habiter dans le Plateau tu vois parce que ça nous soulait de… si c’est pour se retrouver en France à l’autre bout du monde, on ne voyait pas trop l’intérêt… nous c’est vrai qu’on avait une démarche en venant ici… d’ouverture, et de… comment dire… on avait plutôt envie justement de s’intégrer et de faire partie de la vie normale en fait des choses, pas de se reformer en clan. Mais parce que nous on a envie d’expérimenter les choses que les gens font localement, ce que les gens mangent localement, comment ils passent les soirées avec leurs amis ou je sais pas, genre… et on… sait rencontrer des différences culturelles, justement qui sont fortes et que tu ne peux pas expérimenter si tu restes qu’avec des Français.

Ariane, 27 ans, France

Pour Roselyn et Edouard, un couple roumain dans la trentaine rencontré dans un 5 à 7[8] pour les travailleurs étrangers d’une entreprise de jeu vidéo implantée dans le Mile End, la communauté roumaine de Montréal n’est pas le réseau de socialisation qu’ils préconisent. Ils relatent une expérience semblable à celle d’Ariane. Ils affirment qu’ils aiment le Mile End pour la mixité des cultures qu’ils y rencontrent :

Edouard : We like mixing with other cultures you know ? Romanian communities have a tendency of living almost fully Romanian I would say. So, apart from going to work people in the Romanian communities usually

Roselyn : Yes, they eat Romanian, they’re very religious I mean they go to the church they dress, they speak Romanian. We like to mix it. I think the beauty of being here is the opposite of hanging out with Romanians

Edouard et Roselyn, 36 ans tous les deux, Roumanie

Cette idée de vouloir s’imprégner de la saveur locale montréalaise, de l’unicité du Mile End s’exprime également dans le discours de Carl, un Belge de 26 ans, directeur du marketing pour une start-up locale, rencontré dans une activité organisée par Mémoire du Mile End, un organisme qui offre des visites historiques de ce quartier aux résidents et aux visiteurs. C’est la mixité des cultures qu’il rencontre dans le secteur qui lui donne sa saveur locale, mais qui, paradoxalement, la distingue de la culture québécoise. Dans le Mile End, Carl rencontre des gens d’un peu partout dans le monde ainsi que des gens d’ailleurs au Canada. Cette diversité des origines lui donne un sentiment d’appartenance au quartier. Pour Carl, le Mile End est unique en son genre et il s’y est tout de suite senti chez lui.

Je ne me sens pas étranger dans le Mile End parce que justement je trouve que… Je pense que ce le fait que ce soit Anglos et artistes, c’est très international. J’ai l’impression que moi je suis un personnage qui fait partie du Mile End. Je fais partie du folklore du Mile-End, de voir un Belge qui se ramène en skateboard, tu vois ? Et c’est surtout le fait qu’ils sont Anglos dans le Québec. Pour moi le Mile End c’est pas très québécois là. C’est comme une petite bulle, une poche, un quartier génial et c’est pour ça que je ne sais pas vraiment si je vais partir de Montréal parce que j’ai pas encore trouvé ça dans une autre ville. Donc je me sens vraiment chez moi dans le Mile End. [Q- Ok. Alors pour toi « anglais » ça équivaut un peu à international ?] Oui. Je pense qu’à Montréal, les gens… En fait, les Anglos dans Montréal et au Québec, ma perception d’eux, c’est qu’eux-mêmes se sentent un petit peu étrangers. Tu vois genre ? Je rencontre des gars qui parlent juste anglais, ils ne sont pas vraiment intégrés à Montréal, ne sont pas super attachés à Montréal ou au Québec. [Q- Même s’ils sont nés ici ?] Oui. Même s’ils sont nés ici, ils n’ont jamais appris le français puis j’ai l’impression que même eux sont dans une communauté beaucoup étrangère puis comme j’évolue là-dedans, bien c’est chill tout le monde se sent comme ça tu vois

Carl, 26 ans, Belgique

En d’autres termes, le fait de rencontrer dans le Mile End des gens qui ne sont pas originaires de Montréal fait en sorte que Carl s’y sent chez lui. Cette expérience se reflète dans l’expérience de plusieurs autres participants rencontrés. En revanche, l’apparente facilité décrite dans les politiques d’attraction des talents mondiaux avec laquelle les migrants qualifiés appartenant à la classe moyenne globale s’intègrent dans le quartier n’est toutefois pas sans frictions. Contrairement aux cadres corporatifs et aux autres expatriés qui se déplacent aux frais d’une entreprise qui les embauche, qui s’occupe également de coordonner toutes les sphères de leurs vies, jusqu’à leur cadre de socialisation, la plupart des migrants rencontrés dans cette recherche ont dû trouver eux-mêmes un logement, l’école pour leurs enfants, l’accès au système de santé, sans compter les efforts nécessaires pour comprendre les codes locaux d’une nouvelle entreprise, d’un nouveau quartier, d’une nouvelle ville, d’une nouvelle langue et d’un nouveau pays. Ce sont là les détails du quotidien qui créent un stress notable que tout immigrant saura reconnaître, du moins dans les premières phases de l’installation dans une nouvelle ville. Dans la prochaine section, nous abordons les contraintes associées à la segmentation des industries à l’échelle planétaire en montrant que, pour plusieurs personnes rencontrées, c’est avant tout le travail, et non le quartier ou encore le pays, qui a déterminé leur choix de migrer à Montréal.

Montréal, plaque tournante du jeu vidéo, des effets visuels et de l’intelligence artificielle

Dans le contexte de la segmentation des industries à l’échelle planétaire (Pellerin 2011 : 8) exposé plus haut, les travailleurs hautement qualifiés bougent de manière circulaire et flexible, suivant les fluctuations de l’économie qui influencent la localisation géographique des zones de production, comme c’est le cas pour l’industrie du jeu vidéo, des effets visuels et, plus récemment, de l’intelligence artificielle, qui font maintenant battre le coeur de l’économie montréalaise. Pour plusieurs participants, c’est d’abord l’industrie, et parfois une entreprise spécifique, qui les a attirés à Montréal. C’est le cas de Lucas, un Brésilien de 37 ans, travailleur autonome dans le domaine de la publicité au Brésil, qui a des clients partout dans le monde. Lors d’une conférence au Brésil, il y a quatre ans, Lucas a découvert l’existence d’une entreprise montréalaise de multimédia et de divertissement. Son rêve de travailler pour cette entreprise a alors pris forme. Avec sa conjointe, il s’est informé à propos des procédures d’immigration. Cependant, leur situation enviable de membres de la classe moyenne au Brésil les a découragés de se lancer dans les laborieuses procédures d’immigration régulières. Lucas a donc décidé de perfectionner ses habiletés en animation 3D pendant près de trois ans avant de finalement envoyer son portfolio aux ressources humaines de ladite entreprise, située dans le Mile End. En peu de temps, Lucas y a été embauché comme travailleur temporaire qualifié généraliste 3D. Il n’avait jamais mis les pieds au Canada et serait allé dans n’importe quel pays pour travailler au sein de cette entreprise.

Les premiers mois sont difficiles : Lucas est d’abord hébergé chez un ami qui vit également dans le quartier, mais doit trouver un appartement, se familiariser avec son nouveau milieu et avec la culture du travail au Québec. Il vit un grand décalage avec ses nouveaux collègues majoritairement francophones et il se sent isolé. Comme la majorité des participants rencontrés (12/20), Lucas n’a pas le français comme langue maternelle. Il parle le portugais et l’anglais. Plusieurs participants parlent trois ou quatre langues, parfois plus. Toutefois, une forte majorité d’entre eux juge que la maîtrise du français est importante, même si elle n’est pas indispensable pour vivre dans le Mile End. La faible connaissance de cette langue peut donc contribuer à accentuer la distance et même occasionner certaines frictions avec la société d’accueil.

Comme plusieurs autres participants, Lucas et sa conjointe ont quitté une bonne situation dans le pays d’origine afin d’accéder à une expérience nouvelle sur les plans personnel et professionnel. L’entreprise pour laquelle Lucas a choisi de travailler lui permettait de vivre une expérience professionnelle qu’il n’aurait pu vivre au Brésil : « We had a very good life [in Brazil]. For sure, money was not the motivation to come to work [for the company in Montreal]… I earned more money in Brazil, but, on the other hand, I had to work a lot » (Lucas, 37 ans, Brésil).

Comme travailleur temporaire, Lucas a conservé plusieurs liens et plusieurs biens (appartement, voiture, l’emploi de sa conjointe, etc.) en vue d’un éventuel retour au Brésil, un facteur qui accentue le sentiment de vivre dans un entre-deux, propre à l’expérience d’immigration temporaire. Dans la prochaine section, nous montrons que le Mile End est un terreau propice à l’expression des modes de vie des professionnels appartenant à la classe moyenne internationale, facilitant ainsi un certain degré d’ancrage dans le quartier pour les participants rencontrés.

La temporalité et le caractère international du Mile End font en sorte que les migrants middling peuvent vivre longtemps dans cet entre-deux. Ariane confie ne pas envisager d’avoir ses enfants à Montréal car ce qu’elle connaît du système d’éducation et de santé la rebute. Elle craint aussi de devoir les déraciner plus tard, si elle souhaite éventuellement retourner en France.

Pour sa part, Carl sent souvent la distance avec le Québec dont, selon lui, le Mile End n’est pas représentatif. Il compare avec la Belgique, où son père est politicien, et où il participe encore, à distance ou lors de voyages fréquents, à des activités comme le « souper du boudin », la « remise des prix à la pétanque », le « souper des polices », etc. Il mentionne son choc culturel initial à Montréal et son manque d’ancrage.

Bien, quand tu arrives ici et que tu es francophone, tu as l’impression que [tu partages la même culture]… Ah non ! Après, je rencontre des amis puis ils ont des références culturelles américaines sur le rap, sur la télévision, des shows que je ne connais pas et tout, les sports. Surtout le sport, c’est un gap énorme, je ne connais pas du tout. Maintenant je peux parler un peu de hockey, mais juste pour le business quoi ! Du small talk, mais à part ça, ça me fait chier. Mais faut pas le dire ! J’adore ! (rires) Puis, même politiquement, j’aime bien être engagé, j’aime bien la politique et tout, mais ici j’ai l’impression que je ne comprends rien, enfin que je ne connais pas, je ne sais pas c’est qui le maire du Mile-End, y’a pas de maire du Mile End, mais je ne sais pas c’est qui le représentant, je connais mal les arrondissements, voilà.

Sa position temporaire l’incite même à mettre en doute sa légitimité à participer à la vie citoyenne de Montréal. Habitant la ville depuis cinq ans au moment de notre rencontre, Carl se questionne encore à savoir pourquoi il n’est pas plus engagé dans sa vie montréalaise :

Bien, parce que si je m’en vais après tu vois ? À quoi ça sert que j’essaye de changer les choses ici ? Je pense que profondément si je réfléchis c’est peut-être à cause de ça que je participe encore à l’organisation des festivals dans ma petite ville parce que je ne sais pas, j’ai l’impression que ça, c’est chez moi puis tu sais… Tout est en sursis ici. Tu sais une des raisons aussi, je n’ai pas de meubles, j’ai déménagé il y a cinq mois et je ne m’achète pas de meubles parce que… Du coup, je n’ai jamais l’impression de vraiment m’installer. C’est comme un vide un peu plus négatif, mais tant que tu ne prends pas de décisions pour au moins quatre ans, cinq ans. C’est rendu que je ne fais pas les courses. [Q- tu n’auras pas le temps de manger la douzaine d’oeufs si tu en achètes une !] Tiens, je voulais prendre un abonnement au gym pour un an puis c’était comme wow là ! Vous n’avez pas des trois mois ?

Le Work, Live, Play [9] ou le mode de vie urbain de la classe moyenne internationale

Dans un contexte où le travail est au coeur du projet migratoire, les participants rencontrés partagent un mode de vie de professionnels pouvant être défini comme celui des personnes appartenant à la classe moyenne globale. Pour la majorité des travailleurs rencontrés, posséder des qualifications universitaires, un certain niveau de revenu ou un certain statut socio-économique et des pratiques quotidiennes qui donnent une forme matérielle à un récit identitaire (Giddens 1991) leur permettent de créer un ancrage dans un quartier comme le Mile End à Montréal.

Faisant écho à la littérature sur la classe moyenne globale citée plus haut, tous les participants rencontrés avaient des qualifications universitaires de premier cycle (45 %) ou de deuxième cycle (55 %) dans leur pays de départ. Dans leur récit et dans leur trajectoire de vie à Montréal, un lien marqué entre le lieu de travail ou de résidence dans la ville et l’association à certains types de comportements et à certains styles de vie liés à leur profession ou à leur industrie rappelle les caractéristiques proposées par l’étude d’Annick Germain sur les ménages solos dans deux quartiers de Montréal (Germain 2009, inspirée de Touraine 1987). En effet, les professionnels rencontrés valorisent la vie de quartier et préfèrent vivre à proximité de leur lieu de travail et employer des modes de transport actifs. La majorité des participants (15/20) résident dans le Mile End (1) ou dans les quartiers limitrophes comme La Petite-Patrie (6), Outremont (1) et le Plateau Mont-Royal (7). Seulement quatre participants possédaient une voiture au moment de l’étude et treize répondants disaient utiliser la marche, le transport en commun et/ou le vélo comme mode de transport principal. Plusieurs participants ont mentionné qu’ils aimaient fréquenter les commerces de proximité. L’offre de bars et de restaurants ouverts à toute heure de la journée et de la nuit est donc déterminante dans les modes de vies des personnes rencontrées et l’économie du Mile End reflète cette offre de service. Polèse (2014) note à ce propos un engouement des entreprises technologues pour les espaces urbains postindustriels dans les dernières décennies, et ce, principalement dans l’industrie des effets visuels et du jeu vidéo comme dans le Mile End :

Asked on TV why his large computer-animation firm, […], decided to locate in downtown Montreal, a founding shareholder pointed out that the company’s employees worked at all hours. They wanted to be able to walk across the street for coffee or a sandwich at midnight—or, alternately, to visit a bar at noon. Few wanted to commute, he added, and of those who did, many biked. Is it any surprise that such firms want to be in 24-hour cities, rather than in suburban districts that empty out after 5 PM

Polèse 2014 : 3

Vivre dans un quartier central, à proximité de son lieu de travail, permet à la fois de travailler pendant de longues heures sans passer beaucoup de temps à se déplacer. Carl réside dans le quartier voisin. Il se déplace en BIXI[10] l’été et utilise son skateboard comme principal moyen de transport. Tant avec les collègues de travail que pour leur réseautage professionnel et dans les temps libres avec des amis, Lucas et Carl aiment sortir dans les bars et dans les restaurants du quartier. Lucas aime le Mile End pour ses restaurants et ses parcs. Dans ses temps libres, il aime cuisiner des mets brésiliens et parle longuement des boutiques et des épiceries spécialisées qu’il fréquente pour trouver les coupes de viande auxquelles il est habitué au Brésil, dans le secteur portugais du Plateau Mont-Royal.

L’offre abondante de commerces d’origines diverses, couplée au marché de niche et aux boutiques spécialisées fréquentées par les classes moyennes des grands centres urbains mondiaux est bien présente dans un quartier comme le Mile End. En même temps, des établissements de longue date tels que les cafés Club social ou le Café Olympico et les commerces de bagels qui font la notoriété de Montréal sur le continent nord-américain symbolisent une forme d’authenticité recherchée par ces « consommateurs omnivores » et autres hipsters du quartier. L’offre commerciale jumelée à la pluralité des trajectoires des personnes rencontrées et à l’histoire migratoire du quartier favorise la création d’espaces internationaux qui aident les participants à se sentir à l’aise en tant qu’étrangers dans le Mile End.

Conclusion

Cet article s’est intéressé à la spécificité des migrants professionnels, dont le travail est au coeur du projet migratoire. Il situe le cas des migrants middling dans le champ des études migratoires et les positionne dans le cadre des migrations temporaires, circulaires et flexibles, beaucoup plus souvent attribuées à l’élite globale ou encore aux réfugiés les plus vulnérables. Le cas des middling met en lumière le fait que, malgré les ressources économiques et les capitaux symboliques favorables à l’intégration, la temporalité et le statut indéterminé du projet migratoire des travailleurs temporaires, couplés aux facteurs personnels, institutionnels et structurels influencent grandement l’expérience d’installation. Les participants rencontrés avaient rarement un plan fixe et, même si plusieurs ont entamé les procédures ou encore obtenu la résidence permanente au Canada, peu d’entre eux ont affirmé vouloir demeurer au Canada pour toujours. Ils évoluent d’abord et avant tout dans un contexte de mobilité dont les paramètres de l’emploi, des modes de vie et des parcours reflètent leur appartenance à la classe moyenne transnationale. En effet, si plusieurs participants ont quitté une situation enviable dans le pays de départ, ils ont choisi la mobilité comme levier d’avancement professionnel ou de qualité de vie. Dans ce contexte, Montréal représente un centre important pour l’industrie dans laquelle ils oeuvrent – mais ils n’ont pas nécessairement choisi Montréal spécifiquement, comme c’est le cas de Lucas.

Dans ce contexte, l’urbanité, plutôt que la ville en elle-même, devient une variable incontournable. Le quartier Mile End à Montréal, comme tant d’autres quartiers hip des métropoles de la planète, possède les ingrédients nécessaires et un terreau fertile pour ancrer l’identité de classe moyenne globale des migrants rencontrés dans cette recherche. En effet, les pratiques quotidiennes à l’échelle du quartier donnent une forme matérielle à un récit identitaire (Germain 2009) et permettent à ces travailleurs immigrants de s’identifier à une culture urbaine foodie et hipster dans le Mile End. La mobilité internationale et les qualifications professionnelles sont mobilisées par les travailleurs temporaires qualifiés rencontrés pour ancrer leur appartenance dans une identité de classe moyenne transnationale et diversifiée où l’ethnicité prend un rôle second, transcendé par le statut socio-économique et professionnel dans l’expérience de la migration. Ici, l’amalgame entre le niveau de scolarité et les revendications identitaires fait en sorte que l’identité de classe est infléchie par le style de vie (Werbner 2018 : 15), comme le reflètent les choix de consommation. Pour se sentir facilement chez eux, peu importe où ils se trouvent dans le monde, les travailleurs temporaires rencontrés dans le cadre de cette recherche reproduisent également leur identité de classe à travers des choix de consommation. L’offre en présence dans le Mile End, un quartier décrit par les participants comme étant international, est parfaitement arrimée à leurs besoins. En effet, les artisans de l’image de marque du quartier misent beaucoup sur la diversité ethnoculturelle et sur son histoire d’immigration pour créer une zone de confort familière aux nouveaux arrivants, aux touristes ainsi qu’aux Canadiens et aux Montréalais partageant l’éthos de la classe moyenne transnationale.

Ces conjonctures favorisent la mobilisation du capital social et des réseaux professionnels et transnationaux dans la mobilité des personnes et des « talents ». Ces réseaux demeurent ainsi à une certaine distance des réseaux locaux de la société d’accueil, surtout au cours des premières années suivant l’immigration. Ceci porte à croire que les travailleurs temporaires qualifiés, souvent absents des discours sur l’immigration et sur la cohésion sociale, ne sont pas, dans les faits, réellement mieux intégrés que d’autres classes de migrants dans la société d’accueil et même, qu’ils le sont parfois moins bien.