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Des jeux vidéo aux jeux free-to-play

Le jeu est devenu une activité très appréciée des adultes comme des adolescents et un loisir majeur dans nos sociétés contemporaines. Le développement d’Internet, des technologies numériques et des téléphones ou autres objets électroniques connectés a considérablement augmenté au cours des dernières décennies.

En France, le chiffre d’affaires des jeux vidéo est en forte progression et atteignait 4,8 milliards d’euros en 2019. Les applications sur supports mobiles représentaient 26 % de ce chiffre d’affaires ; ce segment a le plus fort taux de croissance du domaine. En 2019, 69 % des Français (âgés de 18 ans et plus) jouaient au moins occasionnellement et la moitié (49 %) des joueurs pratiquaient ces jeux régulièrement (au moins 1 ou 2 fois par semaine). Parmi l’ensemble des joueurs, 53 % pratiquaient sur leur téléphone mobile qui était devenu le support de jeu le plus utilisé. (SELL, 2020).

Sous l’impulsion de l’essor spectaculaire des réseaux sociaux au cours des dernières années, le jeu social sur mobile a modifié le paysage du secteur des jeux. Au sein des jeux vidéo, les jeux sociaux mobiles se développent, en France comme à l’international, et présentent le potentiel de croissance le plus élevé. Ces jeux peuvent être définis comme des jeux occasionnels créés pour être utilisés sur des appareils portables et intégrés aux plateformes de réseaux sociaux afin de faciliter les interactions de l’utilisateur. Comparés aux jeux pour consoles et aux jeux pour ordinateurs, les jeux sociaux mobiles peuvent être qualifiés de plus faciles, ils prennent moins de temps tout en facilitant les interactions sociales et en se concentrant sur le divertissement et la décontraction.

Le modèle économique du jeu en ligne : free-to-play et pay to win

Le marché du jeu en ligne en plein essor connaît des évolutions très rapides de son modèle économique. Ainsi, les dernières années ont vu une évolution de l’achat des jeux réels (et parfois de leurs abonnements mensuels) vers des jeux gratuits (free-to-play) dans lesquels le joueur peut éventuellement dépenser de l’argent réel (pay to win). Le modèle du jeu gratuit s’impose dans l’industrie du jeu. Il propose des jeux gratuitement et espère rentabiliser ses investissements par le biais de la publicité ou de la vente incitative à leurs clients de contenus de qualité supérieure ou des produits auxiliaires. Le commerce des jeux mobiles repose sur une logique qui consiste à développer des jeux pour le plus grand nombre, payés par quelques-uns (Johnson, 2014). La pérennité du modèle économique repose sur la capacité du jeu à convertir les joueurs en payeurs et à les fidéliser. Afin d’accroître les profits, le temps de connexion doit être le plus long possible (Nieborg, 2016).

Dans les jeux qui utilisent le modèle commercial de vente de produits intégrés, l’achat est influencé par la conception du jeu et par les règles qui régissent son fonctionnement. Les développeurs créent de la valeur pour les produits du jeu en configurant avec soin l’interaction entre le jeu et les produits qui sont vendus via diverses limitations artificielles telles que la dégradation intentionnelle d’éléments, l’obsolescence planifiée ou la peur de perdre le contenu qui a été rassemblé dans le jeu. Il s’agit de trouver un équilibre entre un jeu suffisamment amusant pour fidéliser les joueurs, mais également assez incommode pour attirer davantage d’achats dans le jeu (Hamari et Keronen, 2017).

La dépense dans ces jeux se fait principalement sous la forme de microtransactions, par lesquelles les joueurs peuvent acheter des objets, des bonus ou des services supplémentaires dans le jeu (Tomić, 2019). Il existe trois types de microtransactions (Zendle, Meyer et Ballou, 2020) : les microtransactions cosmétiques (par exemple, des changements esthétiques dans le jeu comme des costumes alternatifs) (Marder et al., 2019), les microtransactions payantes, qui peuvent augmenter les chances de succès du joueur dans le jeu en achetant des objets ou des bonus (Reza et al., 2019) et des « boîtes à butin » (loot boxes) qui offrent aux joueurs une récompense aléatoire de valeur incertaine (Zendle et al., 2020), introduisant un caractère aléatoire dans les achats en jeu (von Meduna et al., 2020).

Le modèle économique des jeux free-to-play / pay to win s’appuie sur l’idée que tous les clients ne sont pas égaux. Il catégorise les joueurs en fonction de leur capacité de dépense. La plupart des joueurs jouent de manière occasionnelle et ne dépensent pas (ou peu) d’argent. Certains y passent beaucoup de temps et pas d’argent, d’autres beaucoup d’argent. Ce modèle préconise de développer un jeu de manière à permettre aux utilisateurs de dépenser des sommes variables selon des modalités diverses, en proposant des consommables, des objets esthétiques, des bonus et la possibilité d’échanger du temps contre de l’argent (Lovell, 2011).

Les professionnels du secteur reconnaissent que les microtransactions ont un bon et un mauvais côté. Certains regrettent que la plupart des développeurs aient privilégié l’appât du gain et l’exploitation de leurs joueurs, stratégie conduisant selon eux à une impasse (McKinney, 2017). Malgré les contraintes que le modèle pay to win impose aux joueurs et bien que les joueurs s’en plaignent et ressentent une certaine frustration, ils le consolident en acceptant de payer (Horti, 2017).

Les pratiques : du jeu récréatif au jeu intensif et au pay to win

En raison de leur succès, la pratique des jeux free-to-play s’est étendue à des personnes qui n’étaient pas considérées comme le public cible des jeux vidéo. Ces jeux élargissent la notion d’identité de joueur en étant adoptés par des personnes autres que le joueur assidu qui est depuis l’origine plutôt masculin. Une typologie des joueurs peut être construite en fonction de l’argent dépensé pour un jeu et du temps passé à y jouer. Ainsi, on distingue : 

  • Le joueur intensif, caractérisé par les comportements suivants : un joueur qui passe beaucoup de temps à jouer au jeu pour augmenter son statut dans le jeu et qui peut dépenser beaucoup d’argent sur le jeu pour avoir accès à tout le contenu du jeu, ce qui lui permet d’être plus compétitif.

  • Le joueur occasionnel qui peut jouer beaucoup, mais qui joue gratuitement. Le temps de ce joueur est consacré à l’optimisation de la valeur de ses récompenses de jeu afin qu’il ne soit pas obligé de dépenser de l’argent.

Les jeux free-to-play encouragent les joueurs occasionnels à devenir intensifs en dépensant davantage d’argent et en améliorant leurs compétences au jeu (Howard, 2019).

Les jeux en ligne gratuits génèrent des revenus importants grâce à la vente d’objets virtuels. Il s’agit à la fois de la vente d’articles offrant un avantage concurrentiel (objets fonctionnels), mais aussi de la vente d’articles non fonctionnels. Les premiers offrent aux joueurs des avantages dans le jeu en augmentant leur force compétitive ou leur vitesse de progression. Inversement, les seconds sont purement ornementaux, ne modifiant que l’aspect visuel du personnage numérique du joueur ou des artefacts associés. L’achat d’articles non fonctionnels peut aussi relever d’une volonté de soutenir les développeurs du jeu. Une étude a exploré les motivations hédoniques, sociales et utilitaires qui sous-tendent l’achat d’articles virtuels au sein du jeu gratuit au succès majeur League of Legends . Elle établit que la motivation de l’achat ne découle pas de la valeur de l’article, mais réside dans l’acte d’achat lui-même comme moyen de transférer de l’argent au développeur. Le paiement, c’est-à-dire le transfert d’argent vers le développeur, peut être, pour certains joueurs, plus important que l’élément acheté lui-même (Marder et al., 2019).

Une autre étude décrit les raisons majeures motivant les achats en cours de jeu. Il peut s’agir de contourner des obstacles au jeu (ex. : publicités), obtenir le déverrouillage d’un nouveau contenu, mais aussi, de motivations économiques ou sociales (appartenir à une communauté). Selon cette étude, la concurrence entre joueurs ne constitue pas une motivation très importante d’achat de contenu dans le jeu (Hamari et Keronen, 2017).

Addiction aux jeux vidéo

La pratique de ces jeux peut avoir des effets néfastes pour certains individus vulnérables ou leurs proches. Le DSM-5 (Diagnostic and Statistical Manual for Mental Disorders), dans son annexe sur la recherche, inclut depuis juin 2018 le trouble du jeu vidéo sur Internet (American Psychiatric Association, 2013). Ce trouble est décrit à partir de neuf critères et propose pour chaque critère une formulation traduite dans les 10 langues principales des pays dans lesquels des recherches ont été menées sur ce trouble (Petry et al., 2014).

Le trouble du jeu vidéo est défini dans la 11e révision de la Classification internationale des maladies (CIM-11) comme un « comportement lié à la pratique des jeux vidéo ou des jeux numériques, qui se caractérise par une perte de contrôle sur le jeu, une priorité accrue accordée au jeu, au point que celui-ci prenne le pas sur d’autres centres d’intérêt et activités quotidiennes, et par la poursuite ou la pratique croissante du jeu en dépit de répercussions dommageables ». Pour que ce trouble soit diagnostiqué en tant que tel, le comportement doit être d’une sévérité suffisante pour entraîner une altération non négligeable des activités personnelles, familiales, sociales, éducatives, professionnelles ou d’autres domaines importants du fonctionnement, et en principe, se manifester clairement sur une période d’au moins 12 mois (Organisation mondiale de la santé, 2018).

Ces définitions et critères sont toutefois très discutés et ne font pas consensus au sein de la communauté scientifique. Certains auteurs font valoir qu’il n’existe actuellement aucun consensus sur la meilleure façon d’évaluer ce trouble, que les critères proposés par Petry et al. (Petry et al., 2014) laissent de côté plusieurs éléments importants de l’évaluation et que certains énoncés pour certains critères posent de nombreux problèmes (Griffiths et al., 2016)(ii. D’autres experts estiment qu’à ce stade de la recherche, la proposition de la CIM-11 d’identifier un « trouble du jeu vidéo » est prématurée. La base empirique sur laquelle s’appuie cette proposition est problématique. Ils soulignent « la faible qualité de la base de recherche, le fait que les critères résultent surtout de la recherche sur les usages de substances psychoactives et le jeu d’argent, l’absence de consensus sur la symptomatologie et l’évaluation du jeu vidéo problématique ». Ils jugent que l’acte de formaliser ce trouble, même sous forme de proposition, a des conséquences négatives sur le plan médical et scientifique, sur la santé publique, sur la société ainsi que sur les droits de l’homme, et qu’il convient de les prendre en compte. L’utilisation d’une telle catégorisation pourrait entraîner une application prématurée du diagnostic dans la communauté médicale et le traitement d’abondants cas de faux positifs, en particulier chez les enfants et les adolescents (Aarseth et al., 2017).

Dépense d’argent dans le jeu, jeux d’argent et problèmes de jeu

Les jeux vidéo et les jeux d’argent, deux espaces ludiques jusqu’alors bien différenciés, partagent des caractéristiques structurelles ou esthétiques communes (King et al., 2015 ; Sanders et Williams, 2019). Avec l’essor des jeux free-to-play et leur modèle économique du pay to win, un double mouvement est observé au cours des dernières années, venant brouiller la frontière entre ces deux espaces. En effet, on constate à la fois l’introduction d’éléments propres aux jeux vidéo dans le monde des jeux d’argent ainsi que l’introduction dans les jeux vidéo d’éléments du domaine des jeux d’argent, tels que les « boîtes à butin » (Macey et Hamari, 2022 ; Savard et al., 2018).

Les jeux free-to-play mettent en oeuvre des stratégies de conditionnement pour que les joueurs restent connectés le plus longtemps et reviennent fréquemment sur le jeu. L’introduction de mécaniques propres aux jeux de hasard et d’argent, au-delà de la seule dimension financière, contribue à ces stratégies visant à conserver l’attention et l’intérêt des joueurs pour accroître leur temps de connexion (Legner et al., 2019 ; Zendle et Cairns, 2018).

De nombreux travaux ont montré que la dépense dans le jeu (gaming) augmente le risque de développer un trouble du jeu (Dreier et al., 2017 ; Gainsbury et al., 2016), particulièrement dans le cas des « boîtes à butin » (Garea et al., 2021). Plus particulièrement, la participation et la fréquence d’achat de « boîtes à butin » sont associées de manière positive aux problèmes de jeu (von Meduna et al., 2020), leur utilisation est corrélée avec les croyances erronées et les comportements problématiques propres aux jeux d’argent chez les joueurs adultes (Brooks et Clark, 2019).

Une revue récente de littérature examine les recherches depuis 2010 sur le lien entre les microtransactions dans les jeux vidéo et les pratiques problématiques de jeu (gaming) et de jeu d’argent (gambling). Cette revue constate que l’essentiel des recherches porte sur le seul cas des « boîtes à butin » et conclut sur ce point à la présence d›une relation entre l›achat de « boîtes à butin » et le jeu problématique. Cependant, la nature purement corrélationnelle de ces résultats (plus un individu a obtenu un score élevé sur les échelles de jeu problématique, plus il est probable qu›il dépense plus d›argent pour acheter des « boîtes à butin ») signifie que seules des inférences concernant la cause ou la direction de cette relation peuvent être faites. Toutefois, la relation entre l›achat de « boîtes à butin » et la gravité du jeu problématique observée dans cette revue peut suggérer que cet achat pourrait agir comme une passerelle vers d›autres jeux de hasard, entraînant une plus grande gravité du jeu problématique. (Gibson et al., 2022).

Objet de l’étude

L’analyse présentée ici s’appuie sur une première enquête nationale réalisée en France qui visait à décrire les joueurs et les pratiques de jeux free-to-play et à estimer l’ampleur des troubles liés à ces pratiques. Sur la base de cette enquête, cette étude cherche à caractériser ces pratiques de jeux, à analyser le rôle de la dépense d’argent occasionnée par le jeu dans les habitudes de jeu et la survenue possible de problèmes de jeu. Elle fait l’hypothèse que la population des joueurs free-to-play n’est pas un groupe homogène du point de vue de leurs pratiques de jeu, et que certains comportements de jeux pourraient être associés au trouble du jeu, notamment la dépense d’argent en cours de jeu. Elle vise à identifier, à travers une analyse de classes latentes, des sous-groupes de joueurs en fonction de leurs habitudes de jeu (fréquence, intensité, dépense d’argent pour jouer, pratique de jeux d’argent et de hasard (JAH) réels ou simulés), et à comparer le risque de survenue de problèmes générés par le jeu dans les différents sous-groupes.

Méthode

Échantillon

Les données sont issues de l’enquête eGames-France 2019 conçue par l’Observatoire des jeux (ODJ) et menée par Médiamétrie, institut privé français spécialisé dans les enquêtes par panel Web, entre le 2 et le 20 décembre 2019. Le terrain d’enquête a été réalisé par Médiamétrie dans le cadre du règlement général sur la protection des données et des normes de la Commission nationale de l’informatique et des libertés imposées en France au secteur des instituts d’études. Une invitation a été envoyée par courriel à un échantillon de panélistes, expliquant le projet d’enquête et leur demandant de se connecter à un site Internet dédié, s’ils étaient d’accord. En se connectant à cette adresse et en remplissant le questionnaire, ils acceptaient de participer au projet. Tous les participants ont reçu des informations concernant l’enquête et tous les participants ont donné leur consentement éclairé pour participer.

Un échantillon de 5062 personnes recrutées à partir d’une vaste base de données de panel Web a été constitué. Cet échantillon est représentatif de la population des personnes résidant en France métropolitaine, âgées de 18 à 65 ans et disposant d’un accès fixe ou mobile à Internet. La représentativité a été construite par l’utilisation des quotas suivants : 

  • Genre (homme / femme) croisés par âge (18-29 ans / 30-49 ans / 50-65 ans)

  • Catégorie socioprofessionnelle (CSP) de l’Individu (CSP+ / CSP- / Retraités / Inactifs)

  • La région (Région Parisienne / Nord-Ouest / Nord Est / Sud-Ouest / Sud Est)

  • La taille d’agglomération (Communes rurales / de 2000 à 20 000 habitants / de 20 000 à 100 000 habitants / plus de 100 000 habitants / agglomération parisienne)

Les objectifs de quotas n’ayant pas été parfaitement atteints à l’issue du recrutement, les données utilisées dans l’analyse ont été pondérées en fonction des quotas initiaux.

Les participants ont répondu à une enquête en ligne autoadministrée sur le jeu et les pratiques de jeu à l’aide d’une technique d’interview Web assistée par ordinateur (CAWI). Parmi l’échantillon total, 3 472 joueurs (68,6 %) avaient joué à des jeux free-to-play (F2P) au cours des douze derniers mois précédents l’enquête (51,5 % des joueurs F2P étaient des hommes ; âge moyen 39,5 ans).

Mesures

Les caractéristiques sociodémographiques des participants, comprenant le genre, l’âge et le niveau d’éducation ont été questionnées.

Comportements de jeu

Tous les individus déclarant avoir joué à des jeux F2P en ligne sur un ordinateur portable, une tablette ou un téléphone intelligent, ou sur un réseau social, au cours des 12 derniers mois ont été définis comme joueur de free-to-play. La fréquence de jeu pendant la semaine et le week-end, le temps passé à faire cette activité ont été évalués.

Les participants devaient déclarer s’ils dépensaient de l’argent pendant leur activité de jeu en précisant la raison pour laquelle ils le faisaient (pour augmenter considérablement leurs chances de gagner, pour gagner du temps dans le jeu ou pour maintenir le jeu, pour des raisons esthétiques ou pour soutenir la communauté des joueurs). Tous ceux déclarant avoir dépensé de l’argent pour ces jeux au cours des 12 derniers mois, quelle qu’en soit la raison, ont été inclus dans le groupe des joueurs dépensant de l’argent à ces jeux.

Les participants devaient également décrire s’ils avaient pratiqué d’autres types de jeu au cours des douze derniers mois : des jeux d’argent et de hasard et aussi des jeux d’argent et de hasard simulés dits gratuits, c’est-à-dire sans mise d’argent.

Problèmes de jeu

L’Internet Gaming Disorder Scale–Short-Form (IGDS9-SF) a été utilisé pour évaluer l’existence d’une pratique problématique de jeu (Pontes et Griffiths, 2015). Il s’agit d’un outil psychométrique court adapté des neuf critères de base qui définissent l’Internet Gaming Disorder (IGD) selon le DSM-5 (Petry et al., 2014). Le but de cet instrument est d’évaluer la sévérité de l’IGD sur une période de 12 mois. Les participants qui ont répondu « 5 : Très souvent » sur au moins cinq des neuf critères de l’IGDS9-SF ont été considérés comme des joueurs ayant une pratique problématique de jeu. Cet outil n’a pas encore été validé auprès d’une population francophone ; il a été traduit de l’anglais pour les besoins de l’enquête.

Analyse

L’analyse de classes latentes est une technique statistique pour l’analyse de données catégorielles multivariées qui permet d’identifier et de caractériser des groupes (classes latentes) de cas similaires en rapport avec des variables d’intérêt observées. Ces variables sont décrites dans le Tableau 1.

Tableau 1

Variables d’analyse de classes latentes

Variables d’analyse de classes latentes

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Pour construire un modèle de classe latente qui corresponde le mieux aux données, l’analyse ajuste dans un premier temps un modèle à une classe et ajoute des classes une par une, jusqu’à ce que le modèle de classe k ait des indices statistiques de performance plus dégradés que le modèle de classe k - 1. Ces analyses statistiques ont été réalisées avec le logiciel R (version 4.0.2) et plus particulièrement le module poLCA conçu pour l’estimation de classes latentes et de modèles de régression de classes latentes (Linzer et Lewis, 2011). L’indicateur statistique choisi pour déterminer le nombre de classes est le BIC (Nylund et al., 2007) qui montre que le modèle à quatre classes est optimal dans cette étude (classe 3, Akaike Information Criterion [AIC] = 18 538, Bayesian Information Criterion [BIC] = 18 643 ; classe 4, AIC = 18 466, BIC = 18 608 ; classe 5, AIC = 18 473, BIC = 18 651). Une fois le nombre optimal de classes identifié, des probabilités conditionnelles sont utilisées pour déterminer l’appartenance à la classe la plus probable pour chacun des participants.

Deux séries de régressions logistiques permettent enfin d’estimer les liens entre l’appartenance à une classe latente et (a) les caractéristiques sociodémographiques des individus et (b) l’existence d’une pratique problématique de jeu (ajustée sur l’âge). Pour chaque série, l’appartenance à une classe est comparée à l’appartenance à une classe de référence. Par commodité de lecture, les coefficients des régressions sont transformés en odds ratio dans les tableaux.

Résultats

La pratique des jeux de type free-to-play est très répandue au sein de la population française. En 2019, 68,8 % des participants à l’étude, échantillon représentatif de la population des internautes français âgés de 18 à 65 ans, avaient joué au moins une fois dans l’année à ce type de jeux (voir Tableau 2).

Un tiers des joueurs jouaient plusieurs fois par jour (35,3 %) et un joueur sur cinq (20,4 %) déclarait jouer plus de 6 heures par semaine. Un quart des joueurs free-to-play dépensait de l’argent dans ces jeux dits gratuits (26,1 %) et un quart jouaient aussi à des jeux d’argent et de hasard (25,7 %). Parmi les joueurs, la prévalence de jeu problématique au sens de l’outil de repérage IGD (seuil : 5 critères ou plus) était estimée à 6,9 %.

Tableau 2

Comportements de jeu des joueurs de jeux free-to-play

Comportements de jeu des joueurs de jeux free-to-play
Source : Enquête eGames - 2019 ; ODJ

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Les résultats issus de l’analyse des classes latentes basée sur les variables de comportement de jeu suggèrent l’existence de quatre classes de joueurs de jeux free-to-play. Ils sont présentés dans le Tableau 3.

La classe I (« joueurs ordinaires F2P » ; 44,5 % de l’échantillon) comprend ceux qui avaient la plus faible probabilité de s’engager de manière intensive dans les jeux. Les participants de la classe II (« joueurs ordinaires F2P avec JAH » ; 6,5 %), comme ceux de la classe 1, jouaient peu intensément, mais avaient une plus grande probabilité de pratiquer des jeux d’argent. La classe III (« joueurs intensifs F2P » ; 33,8 %) regroupe ceux qui jouaient plus intensément. La classe IV (« joueurs F2P intensifs avec dépenses et JAH » ; 15,2 %) comprend des joueurs intensifs de F2P, plus enclins à dépenser de l’argent au cours du jeu et à pratiquer des jeux d’argent réels et simulés.

Tableau 3

Classes latentes selon les comportements de jeu

Classes latentes selon les comportements de jeu
Source : Enquête eGames - 2019 ; ODJ

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L’analyse des régressions logistiques inter classes permet de dresser un portrait sociodémographique des individus de chaque classe. Les résultats sont présentés dans le Tableau 4. L’appartenance à une classe est traitée comme une variable discrète à quatre modalités ; la classe 1 est la classe de référence dans le tableau : 

  • Les « joueurs ordinaires F2P avec JAH » et les « joueurs F2P intensifs avec dépenses et JAH » sont plus souvent des hommes que les « joueurs ordinaires F2P » et les « joueurs intensifs F2P ».

  • Les « joueurs F2P intensifs avec dépenses et JAH » sont significativement plus jeunes que les joueurs des autres classes, notamment que les « joueurs ordinaires F2P » et les « joueurs ordinaires F2P avec JAH ».

  • Les « joueurs intensifs F2P » ont des niveaux d’éducation significativement inférieurs aux autres joueurs.

Tableau 4

Régressions inter-classes des variables socio-démographiques

Régressions inter-classes des variables socio-démographiques
Source : Enquête eGames - 2019 ; ODJ

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Les résultats des régressions interclasses, présentés dans le Tableau 5, indiquent que la prévalence de problèmes liés au jeu est plus élevée pour les classes II et III, par rapport à la classe I, et pour la classe IV par rapport à toutes les autres classes. La spécificité « problématique » de cette classe IV, qui regroupe des joueurs intensifs, dépensant de l’argent en cours de jeu pour mieux gagner ou progresser dans le jeu, et ayant une pratique concomitante de jeux d’argent et de hasard, pourrait indiquer que la dépense d’argent au cours du jeu associée à une pratique concomitante de jeux d’argent et de hasard, serait un marqueur fort d’une pratique problématique de jeu free-to-play.

Tableau 5

Régressions inter-classes sur la pratique problématique de jeu

Régressions inter-classes sur la pratique problématique de jeu
Source : Enquête eGames - 2019 ; ODJ

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Discussion

Ces résultats confirment l’hypothèse de départ de l’étude en montrant que la population des joueurs free-to-play n’est pas un groupe homogène, en identifiant l’existence de sous-groupes de joueurs en fonction de leurs habitudes de jeu mettant en exergue trois types principaux de comportements : l’intensité de la pratique de jeu (fréquence et durée), le fait de dépenser de l’argent dans ces jeux, et la pratique concomitante de jeux d’argent et de hasard. La question de l’argent est au coeur des deux derniers comportements et semble liée sensiblement à l’émergence d’une pratique problématique de jeu.

La dépense dans les jeux gratuits comme marqueur d’une pratique

Cette étude indique que le fait de dépenser de l’argent en cours de jeu, sous ses différentes modalités, était en 2019 en France largement répandue parmi l’ensemble des joueurs free-to-play et que les joueurs qui le faisaient avaient un profil particulier. Ces résultats sont cohérents avec d’autres travaux en ce domaine.

Ainsi, une étude sur l’exposition aux trois types de microtransactions dans les jeux produits par la firme Steam les plus populaires entre 2010 et 2019, établit que les microtransactions cosmétiques et les « boîtes à butin » sont présentes dans les jeux joués par la majorité des joueurs au sein de son échantillon : plus de 80 % des joueurs ont joué à un jeu avec des microtransactions cosmétiques et plus de 70 % avec des « boîtes à butin » en 2019 (Zendle, Meyer et Ballou, 2020). Deux études récentes portant sur des joueurs de jeux pay to win en Allemagne et en Pologne donnent des estimations assez proches de la prévalence de ceux qui dépensent de l’argent dans ces jeux pour mieux y progresser, respectivement 55,4 % et 59,4 % (Lelonek-Kuleta et al., 2021 ; Steinmetz et al., 2021). La prévalence reportée dans cette étude est inférieure (26,1 %), mais semble cohérente avec ces données compte tenu du fait que les critères d’inclusion dans l’enquête y sont plus larges : les participants à l’étude étant les joueurs à l’ensemble des jeux free-to-play, y compris les jeux n’incluant pas de microtransactions ou achats intégrés, et donc excluant la possibilité d’une dépense au cours du jeu.

En France, la comparaison entre les joueurs qui dépensent de l’argent en cours de jeu et ceux qui ne le font pas montre que dépenser de l’argent dans le jeu est positivement associé au fait d’être un homme, un étudiant et d’avoir entre 18 et 29 ans, et est significativement plus courant pour les joueurs lorsqu’ils ont récemment commencé à jouer (au cours des deux premières années). Certaines expériences ou motivations de jeu (motivation de type « évasion » notamment) ainsi que certaines facettes d’impulsivité (urgence négative) seraient fortement associées au fait de dépenser dans le jeu (Costes et Bonnaire, 2022).

En Pologne, les différences entre les joueurs de jeux pay to win qui effectuent des paiements et ceux qui ne le font pas ont également été évaluées. Les payeurs comprennent plus de femmes, plus de personnes issues de ménages d’une personne et moins de personnes issues de ménages de cinq personnes ou plus (Lelonek-Kuleta et al., 2021). En Allemagne, où un peu plus de la moitié des joueurs pay to win qui effectuent des achats sont des femmes âgées en moyenne d’une quarantaine d’années et employées, des résultats similaires à la Pologne sont rapportés en ce qui concerne le genre et l’âge, mais aussi quelques différences : les joueurs allemands qui dépensent sont moins éduqués, ont des revenus plus élevés et sont plus souvent célibataires que les joueurs polonais (Steinmetz et al., 2021).

La diversité de ces résultats est probablement liée à des différences culturelles entre ces pays, mais aussi à des différences dans l’offre de jeu et la nature des jeux pratiqués. Elle met en relief l’intérêt de développer sur ce sujet des analyses comparatives.

Liens entre la dépense dans les jeux free-to-play et la pratique des jeux d’argent

Les résultats de cette étude confirment la convergence de ces pratiques de jeu et mettent en avant le rôle primordial de la dépense dans ce rapprochement : 72,3 % des joueurs de free-to-play qui ont dépensé de l’argent dans ces jeux jouaient également à des jeux d’argent et de hasard.

Si l’interpénétration des deux pratiques est forte, des différences existent, aussi bien en termes de profils de joueurs que de comportements de jeu, entre la pratique des jeux d’argent et celle du pay to win. Ainsi, une étude montre que les joueurs pay to win sont différents des joueurs de jeux d’argent en termes de caractéristiques démographiques et socioéconomiques malgré une participation croisée fréquente aux deux espaces ludiques. Ce travail indique également que la prévalence de participation aux jeux d’argent (et celle du jeu problématique) augmente avec les fréquences de dépenses plus élevées dans les jeux pay to win. Pour les deux types de pratique, la fréquence des dépenses semble être le facteur prédictif le plus important de la pratique de l’autre type. Le même effet croisé est observé en ce qui concerne la pratique problématique de jeu (Steinmetz et al., 2021).

La dépense dans les jeux gratuits comme marqueur d’une pratique problématique ?

Ces résultats confirment l’implication du comportement de dépense dans le jeu, dans la pratique problématique des jeux free-to-play (Dreier et al., 2017 ; Gainsbury et al., 2016 ; Gibson et al., 2022). Deux articles traitant plus globalement des dépenses d’argent dans des jeux dits de type pay to win, incluant toutes formes de dépenses, constatent que ceux qui dépensent plus fréquemment de l’argent dans ces jeux sont plus susceptibles de présenter des comportements de jeu problématiques et d’avoir des niveaux d’implication plus élevés dans les jeux (Lelonek-Kuleta et Bartczuk, 2021 ; Steinmetz et al., 2021).

Toutefois, la nature du lien entre la dépense dans le jeu et la pratique problématique est mal documentée. Peu d’études se sont penchées sur la question ou simplement recherché si les facteurs associés aux deux comportements sont similaires ou différents. Cette question est abordée dans l’étude précédemment évoquée, centrée sur la dépense dans les jeux free-to-play (Costes et Bonnaire, 2022). Les motivations associées aux microtransactions et à l’IGD sont partiellement similaires : le désir d’échapper à la réalité et d’éviter les problèmes du monde réel, et le désir de faire face à la détresse et d’améliorer l’humeur. De même, certaines expériences de jeu (l’immersion, le ressenti d’affects positifs ou négatifs) sont associées aux deux comportements. Enfin, l’impulsivité est associée à la fois à la dépense d’argent dans le jeu et à l’IGD.

Le motif d’évasion, dont on connaît l’association forte avec le trouble du jeu (Bányai et al., 2019 ; Goh et al., 2019 ; Hilgard et al., 2013 ; Laconi et al., 2017 ; Moudiab et Spada, 2019), pourrait donc être un facteur prédictif commun à la dépense et au jeu problématique. L’immersion dans le jeu et la dissociation, qui sont des facteurs importants pouvant rendre ces activités en ligne potentiellement addictives (Billieux et al., 2015 ; Griffiths, 2003 ; Schimmenti et Caretti, 2010) including impulsivity traits, motives to play (immersion, achievement, social affiliation, pourraient être également des facteurs prédictifs communs. Il pourrait en être de même de l’impulsivité dont on connaît le possible rôle dans les pratiques problématiques de jeu (Şalvarlı et Griffiths, 2022).

D’un autre point de vue, on pourrait considérer l’engagement dans la dépense au cours du jeu comme un facteur favorisant en soi, directement ou indirectement, la pratique problématique de jeu. En effet, dépenser de l›argent permet aux joueurs de rester plus longtemps dans le jeu, une des motivations importantes de la dépense (Costes et Bonnaire, 2022), ce qui a des conséquences dommageables sur la vie des joueurs (Hellström et al., 2012). Ainsi, les microtransactions pourraient être considérées comme un facteur important qui médiatise la relation entre le temps passé dans le jeu et l’émergence du trouble du jeu. De plus, la dépense peut induire, par nature, des dommages financiers potentiels ayant des conséquences sanitaires ou sociales pouvant contribuer au trouble du jeu.

Les enseignements qui peuvent être tirés de ces différents travaux sont limités par le périmètre variable et souvent limité du type des dépenses prises en compte et le champ des activités de jeu étudiées, certains travaux indiquant la variabilité des résultats selon la nature du jeu pratiqué. Pour progresser sur l’analyse de ces liens, des recherches supplémentaires sont nécessaires pour établir la nature et la force de cette relation en différenciant la nature des activités pratiquées.

Limites

Cette étude a des limites. Des mesures d’auto-évaluation ont été utilisées, ce qui peut entraîner des biais (mémorisation, désirabilité sociale, etc.). C’est notamment le cas pour trois des variables d’analyse portant sur l’intensité des pratiques (fréquence, durée et dépenses), mais aussi pour la mesure des problèmes de jeu. D’autre part, en raison de la conception transversale, ces analyses ne peuvent pas impliquer de causalité entre les variables. D’autres études longitudinales seraient nécessaires afin de conclure sur le sens des liens entre les variables.

La méthode de recrutement utilisée dans cette étude (un échantillon de joueurs F2P parmi un panel plus large) est une autre limite, car elle ne peut garantir une parfaite représentativité de l’échantillon. Néanmoins, les quotas utilisés pour le recrutement visaient à une représentativité de la population française ayant accès à Internet. Le taux de pénétration d’Internet dans la population française âgée de 18 à 65 ans était de 95 % en 2019 (CREDOC, 2019). La population ayant accès à Internet est donc très proche de l’ensemble de la population. De plus, le choix de la population cible (internautes) est cohérent avec la thématique de l’enquête (pratiques de jeux free-to-play). Toutefois, les participants à des panels peuvent différer sensiblement de la population générale, car leur participation est basée, au moins partiellement, sur le principe du volontariat. La généralisation de ces résultats à l’ensemble des joueurs F2P ne peut donc se faire qu’avec prudence.

Enfin, l’une des lacunes de la présente étude est qu’elle ne fait pas de distinction entre les différents types de jeux F2P. S’il est intéressant d’avoir une vision globale de la pratique des jeux F2P, le périmètre de ces jeux est très large et couvre des réalités très différentes, en termes d’audience, de motivations, d’expériences et de problèmes rencontrés. Il aurait été intéressant de prendre en compte cette diversité dans les analyses. Une variable sur la nature des jeux pratiqués aurait permis également une plus grande diversité des variables prises en compte dans l’élaboration des classes latentes. Malheureusement, une typologie pertinente des jeux free-to-play faisait défaut à l’époque de la préparation de l’enquête.

Conclusion

Cette étude confirme la tendance, observée ces dernières années, au rapprochement des jeux vidéo et des jeux d’argent et de hasard, portée par leur numérisation croissante et l’hégémonie actuelle du modèle économique du pay to win. Les pratiques problématiques de jeux free-to-play, jeux massivement diffusés, semblent liées fortement au fait de dépenser de l’argent dans ces jeux dits gratuits et à la pratique concomitante des jeux d’argent. La convergence des deux espaces ludiques semble donc particulièrement forte dans la perte de contrôle de ces jeux. En effet, si seuls les jeux où le joueur peut à la fois acheter des récompenses aléatoires et les vendre en utilisant des devises du monde réel peuvent être considérés comme des jeux d’argent, les distorsions cognitives qui seraient à la base des problèmes liés aux jeux d’argent se retrouvent également dans les mécanismes de gratification aléatoire (tels que les « boîtes à butin ») introduits dans les jeux vidéo (Nielsen, 2018). Pour les joueurs payants, la vitesse de renforcement des récompenses peut aussi expliquer les associations avec les comportements de jeu et le jeu problématiques (Griffiths et Nuyens, 2017).

Cette porosité des frontières entre les jeux d’argent et les jeux vidéo soulève des questionnements quant à nos modèles de compréhension des problèmes générés par les activités ludiques et des besoins en matière d’encadrement et de régulation. Le déséquilibre existant entre une régulation forte des jeux d’argent et quasi inexistante dans le domaine des jeux vidéo fait débat (Savard et al., 2018). De plus en plus de pays commencent à interdire l’usage des « boîtes à butin » et d’autres éléments de paris et de hasard dans les jeux free-to-play, mais ce type de jeu reste globalement très peu régulé.

La nécessité de renforcer nos connaissances en ce domaine devient donc urgente pour contribuer à ce débat. De nouvelles recherches sont nécessaires pour mieux comprendre la nature du lien entre les dépenses dans le jeu et la pratique problématique, établir la nature et la force de la relation entre la pratique du pay to win, la pratique de jeux d’argent et le problème de jeu, en différenciant la nature des activités pratiquées.