Résumés
Résumé
Au Canada, depuis la fin des années 1990, la mise en place de lieux d’injection de drogues illicites (LIDI) est réclamée par des acteurs variés pour différents motifs, les principaux étant d’ordre sociosanitaire. Alors que les LIDI constituent une stratégie de réduction des méfaits qui suscite un attrait certain pour le politique, les consommateurs sont largement absents des débats entourant leur instauration éventuelle, du moins dans le cas de Montréal. C’est ce cas auquel les auteurs se consacrent dans cet article. Certes, on consulte les consommateurs au moyen de questionnaires, mais ces pratiques sont interrogatives et étrangères à une démarche compréhensive. Nous présentons ici une recherche qualitative inductive sur ce que signifie pour des consommateurs marginalisés la disponibilité éventuelle de LIDI à Montréal. La recherche permet également de connaître le type de ressources qu’ils souhaiteraient, le cas échéant, voir mises en place. Les discours des consommateurs conduisent à identifier leurs conditions de vie, la marginalisation et le contrôle social qu’ils subissent en raison du statut socio-juridique des substances qu’ils consomment comme les principales cibles que devraient prendre les services mis en place pour rendre possible l’amélioration de leur bien-être. On observe ainsi une disjonction importante entre, d’une part, le sens que revêt pour les consommateurs la mise en place éventuelle de LIDI à Montréal et, d’autre part, les principes de légitimation utilisés par les acteurs réclamant l’instauration de tels lieux.
Abstract
In Canada, various actors have been requesting supervised injection facility of illicit drugs, since the late ‘90s, for different reasons, the principal being socio-sanitary. Even though these premises constitute a strategy of harm reduction attractive to the politician, drug users are largely absent from the debate on their eventual implementation, at least in Montreal. This is the case considered by the authors in this article. Of course, users are consulted, through questionnaires, but these are interrogative practices quite different from a comprehensive approach. We present here a qualitative and inductive research on the significance, for marginalized consumers, of the eventual availability of such premises in Montreal. Also, the research allows us to know which type of resources they would wish, should the case arise. Their discourse permits us to understand that the principal target, for the services that are meant to better their well-being, is their life-style, living on the fringe of society and the social control they put up with due to the socio-judicial status of the substances they use. We observe also an important distinction between, on the first hand, the meaning that these designated premises hold for the users in Montreal and, on the other hand, the legitimating principles used by the actors demanding the establishment of such premises.
Resumen
En el Canadá, desde finales de los años 1990, varios actores reclaman que se establezcan lugares de injección de drogas ilícitas (LIDI), por diferentes motivos, los principales siendo de índole socio-sanitarias. Mientras los LIDi constituyen una estrategia de reducción de los estragos, que suscita un atractivo seguro para lo político, los consumidores quedan bien afuera de los debates alrededor del establecimiento eventual de los LIDI, por lo menos en el caso de Montreal a la cual los autores consagran este artículo. Se les consulta por medio de cuestionarios, pero éstas prácticas son interrogativas y extranjeras a un proceso comprehensivo. Éste artículo presenta un informe calitativo inductivo sobre lo que representa para las consumidores marginalizados la disponibilidad eventual de LIDI en Montreal. El informe permite igualmente de conocer el tipo de recursos que los consumidores quisieran ver establecer, en su caso. El discurso de los consumidores conduce a identificar sus condiciones de vida, la marginalización y el control social que soportan, con motivo del estatuto socio-jurídico de las substancias que consumen, cómo objetivos principales que deberían tomar los servicios establecidos para permitir una mejora de su bienestar. Es así cómo se observa una disparidad importante entre, por un lado, el sentido que toma para los consumidores el establecimiento de LIDI en Montreal y, por otro lado, los principios de legitimación utilizados por los actores que reclaman su instauración.
Corps de l’article
Désigner les choses n’est jamais innocent, c’est les précipiter au-delà de leur existence propre, dans l’extase du langage qui est déjà celle de leur fin.
Jean Baudrillard, Cool Memories
Au Canada, depuis la fin des années 1990, la mise en place de lieux d’injection de drogues illicites (LIDI[1]) est réclamée par certains acteurs sociaux ayant à coeur le bien-être des consommateurs de ces substances. Les LIDI sont des endroits, comme il en existe en Europe et depuis peu en Australie, où il est possible de consommer des drogues interdites en n’ayant à craindre d’autre forme d’intervention étatique que le contrôle sociosanitaire[2]. Une variété de motifs sont invoqués pour justifier de tels projets en sol canadien. Par exemple, pour le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, les LIDI s’inscrivent dans l’esprit de la stratégie suivante: « Créer des environnements favorables à une saine gestion de la consommation et à la réduction des méfaits qui découlent d’un usage inapproprié » (MSSS, 2001, 1998).
De façon spécifique, on peut dégager six principes de légitimation dans les écrits portant sur les LIDI (Carrier, 2003): 1- réduire les problèmes de santé pouvant découler de la pratique d’injection chez les consommateurs ; 2- réduire les nuisances associées à l’usage de drogues illicites par voie intraveineuse dans les lieux publics et semi-publics ; 3- améliorer l’accès aux services sociosanitaires et thérapeutiques chez les consommateurs de drogues illicites par voie intraveineuse les plus marginalisés ; 4- offrir un contexte d’usage qui libère de toute crainte d’appréhension policière et de violence ; 5- réduire les coûts des services de santé liés à la pratique d’injection de drogues illicites ; 6- promouvoir des modalités d’usage autres que l’injection.
De tels principes ont convaincu des acteurs politiques d’envisager la mise en place de LIDI à Vancouver, Toronto et Montréal (Comité consultatif sur la santé de la population, 2001). Des projets pilotes ont été présentés aux élus à Vancouver (Kerr, 2000) et à Montréal (Carrier, 2001a). Dans le cas du Québec, en 2001, la ministre déléguée à la Santé et aux Services sociaux se prononçait publiquement en faveur de la mise en place de LIDI dans le cadre d’expériences pilotes (Dufour, 2001).
Le matériel empirique présenté dans cet article est tiré d’une étude plus vaste conduite par l’auteur principal en 2001 pour le Comité d’intervention auprès des cocaïnomanes. Le Comité, créé sous l’impulsion du ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, était composé de personnes représentant divers milieux: profession médicale, Cactus Montréal (un programme d’échange de seringues) et Centre Dollard-Cormier. Il avait pour mandat de proposer des stratégies d’intervention afin d’améliorer les conditions de vie des cocaïnomanes montréalais les plus désaffiliés socialement. Trois stratégies complémentaires furent présentées au Ministère, dont celle de mise en place de LIDI. C’est dans le contexte de l’élaboration de cette stratégie que l’auteur principal a mené l’étude dont est tiré le présent article. L’enquête avait pour but de servir de base à la rédaction d’un projet pilote proposant l’implantation de quatre LIDI à Montréal, projet soumis au ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux en 2001.
Les LIDI constituent une stratégie de « réduction des méfaits » qui suscite un attrait certain pour les acteurs du système politique dans un pays néanmoins attaché à son régime prohibitif[3]. Mais qu’en est-il chez les personnes au nom desquelles on veut mettre en place de tels services ? Le présent article fera état des points de vue des consommateurs de drogues sur la mise en place éventuelle de LIDI à Montréal. Examinons d’abord ce que révèlent les études ayant porté sur cette question.
Cochez oui, cochez non
La recension des écrits sur les LIDI n’a révélé que deux études (de langue anglaise) tentant de rendre compte des points de vue des consommateurs dans des villes où de tels services sont en place[4]. Les auteurs des études cherchent en fait à expliquer pourquoi les consommateurs fréquentent ou non les LIDI. Pour y arriver, ils leur font remplir des questionnaires.
Les personnes utilisant les LIDI à Zürich, rapportent Dolan et Wodak (1996), le font d’abord et avant tout afin de pouvoir s’injecter en toute tranquillité (absence de crainte d’appréhension policière ou de violence). Aussi, les auteurs notent-ils que la possibilité d’obtenir gratuitement le matériel nécessaire à l’injection est une motivation importante, alors que la disponibilité de soins médicaux est une case cochée par une minorité de consommateurs. Chez les consommateurs de Francfort sondés par Kemmesies (1995), la principale motivation à la source de l’utilisation des LIDI est également la possibilité qu’offrent ces services de pouvoir consommer « en paix », à l’abri de la répression policière.
Kemmesies (1995) rapporte aussi les motifs invoqués par les personnes préférant consommer dans des lieux publics et semi-publics plutôt que dans les LIDI de Francfort. Ces consommateurs, qui constituent la majorité de l’échantillon, indiquent que les heures d’ouverture des sites sont trop limitées, qu’il faut attendre pour consommer, qu’il n’y a pas assez de LIDI (distance à parcourir), que le lieu d’achat de substances est en général également le lieu de consommation, que dans les LIDI il est interdit de partager ses produits avec d’autres usagers, que l’atmosphère est déplaisante (lieux bondés et bruyants, atmosphère hectique) et que l’on y refuse les personnes ayant entrepris une cure de substitution à la méthadone.
Des études exploratoires menées en Australie nous renseignent sur les motifs qui pousseraient les consommateurs de l’État de Victoria à utiliser les LIDI advenant leur mise en place. Chez les 400 consommateurs ayant répondu au questionnaire de Fry, Fox et Rumbold (1999), les réponses, en ordre d’importance, furent les suivantes: pouvoir consommer dans un lieu privé, à l’abri de l’attention publique et de la répression policière ; pouvoir disposer aisément de matériel d’injection ; recevoir des soins en cas de surdose ; pouvoir consommer dans un lieu propre. Dans l’étude de Fry et Testro (2000), les motifs évoqués par les 215 consommateurs sondés furent, en ordre d’importance: pouvoir consommer dans un milieu « sécuritaire » (non violent) ; réduire le risque de mourir en cas de surdose ; pouvoir consommer à l’abri de la répression policière ; réduire la fréquence de l’usage dans les lieux publics ; recevoir gratuitement le matériel d’injection et pouvoir en disposer aisément ; avoir la possibilité de recevoir un counselling psychosocial.
Les résultats de ces deux études, qui appuient les réclamations des organisations les ayant commandées, sont similaires à ceux des études menées en Europe: on s’injecterait dans un LIDI d’abord et avant tout pour avoir l’occasion de consommer à l’extérieur de la rue et à l’abri de ses risques. L’amélioration de l’accès à des services sociosanitaires et thérapeutiques, qui est un objectif parfois attribué à la mise en place des LIDI, ne serait pas une motivation significative chez les personnes faisant usage de tels services ou envisageant de le faire.
Les études australiennes portaient également sur les éléments qui pourraient faire en sorte que les consommateurs ne veuillent pas se rendre dans les LIDI advenant leur mise en place dans l’État de Victoria. Chez les personnes utilisant les lieux publics comme lieu d’injection, les éléments suivants (en ordre d’importance) constituaient une source de découragement à utiliser les LIDI: la surveillance policière, l’atteinte à la vie privée (être identifié comme junkie ou s’injecter devant le personnel ou des consommateurs inconnus), la crainte pour son intégrité physique, avoir à se déplacer et ne pas avoir le droit d’injecter un ami ou une amie.
Outre la présente enquête, la seule étude ayant pris pour scène Montréal relativement à notre question a été conduite par Craig (2001). La méthode de l’auteure, à l’instar des études considérées plus haut, repose sur la passation de questionnaires (n=195). Sous forme condensée, les résultats pertinents ici sont les suivants: une majorité écrasante de consommateurs (94 %) répondent que la mise en place de LIDI « est une bonne idée », cela pour des raisons de « sécurité », de « santé » ou pour les « services » qui y seraient disponibles. Au contraire, 7 des 195 consommateurs sondés jugent que « ce n’est pas une bonne idée » en raison de la perception d’un « encouragement de l’usage » ou d’une « objection morale ».
Pour ce qui est des services désirés dans d’éventuels LIDI, plus de 95 % des consommateurs ont coché chacune des cases suivantes: « échange de seringues », « intervention en cas de surdose », « provision de matériel d’injection stérile », « références » pour des services en toxicomanie. Par ailleurs, 93 % ont coché la case « counselling et tests » relatifs aux infections virales (VIH, VHC) et 78 % la case « supervision médicale de l’injection ». Enfin, Craig a également proposé aux consommateurs cinq choix de réponses afin de connaître les « barrières » éventuelles à la fréquentation de LIDI. La réponse la plus populaire est l’ « attitude négative » des employés (84 %), suivie de la présence policière (81 %), des « environs hostiles (not welcoming) » des LIDI (74 %), du fait d’être « trop pressé » (72 %) et de l’éloignement du lieu d’achat (70 %).
Au-delà des points de vue exprimés par les consommateurs dans le cadre des études citées, les organisations autonomes d’usagers ont-elles pris position sur le sujet ? Ces organisations existent depuis plus d’une décennie dans plusieurs pays européens (Angleterre, Pays-Bas, Allemagne, France) (Jauffret, 2000), en Australie (Crofts, 1995) et au Canada (Wild, 2002). La plupart ont vu le jour dans le contexte de l’émergence de l’épidémie d’infection au VIH chez les usagers de drogues intraveineuses. Elles ont développé des revendications axées sur la prévention du VIH, participé à des campagnes d’information, rendu des services directs aux usagers (échange de seringues, drop-in, hébergement ponctuel, etc.) et participé à des comités consultatifs. Certains de ces groupes ont remis en cause le régime prohibitionniste. Au Canada, VANDU (Vancouver Area Network of Drug Users) revendique depuis plusieurs années, auprès de son administration municipale, la mise sur pied de divers services à l’intention des usagers, dont des locaux d’injection et des programmes de prescription d’héroïne. VANDU souhaite jouer un rôle actif dans la conception et l’opérationnalisation de ces services. Les problèmes des usagers ont d’ailleurs été au centre des préoccupations et des débats entourant les élections municipales de 2002. Mis à part cette situation qui demeure pour l’instant exceptionnelle, le débat, dans le reste du Canada, est monopolisé par les acteurs habituels de la prévention du VIH: autorités de santé publique, profession médicale, groupes communautaires travaillant auprès des usagers, programmes d’échange de seringues, décideurs politiques. Les usagers sont largement absents du débat ; dans le meilleur des cas, ils pourront faire partie de comités aviseurs qui accompagneront les éventuels projets pilotes.
L’anesthésie du sens
La recension des écrits révèle donc peu d’études sur les points de vue des consommateurs relativement aux LIDI. On remarque une homogénéité épistémo-méthodo-logique et rhétorique dans les travaux accessibles en anglais. Or, le fait que tous les devis de recherche employés soient logico-déductifs et quantitatifs est problématique pour quiconque s’intéresse à la complexité et à la diversité des points de vue au sein d’un groupe social donné.
Si l’on a à coeur le désir de pouvoir légitimer plus avant la mise en place de LIDI à Montréal en disant que les consommateurs estiment que c’est « une bonne idée » pour des raisons de « sécurité », de « santé » ou pour les « services » qui y seraient disponibles, on se satisfera des études précédentes. Si l’on veut comprendre ce que représente pour les consommateurs la mise en place éventuelle de LIDI à Montréal, on constatera que les études précédentes n’ont pas été effectuées avec une méthodologie qui permette de saisir ce sens. Nous n’avons, en effet, qu’un discours sur le résultat du calcul de points de vue qui, afin de rendre cette tâche possible, ont été définis préalablement[5]. Que signifie: les consommateurs estiment que les LIDI sont une « une bonne idée » pour des raisons de « sécurité » ? Des chercheurs pourront peut-être s’étonner de notre question et faire valoir les objectifs des LIDI en matière de « sécurité », tels que définis par les politiciens, les intervenants ou d’autres acteurs sociaux, peut-être par eux-mêmes. Ce faisant, notre propos ne serait que mieux illustré: on ne sait toujours rien des points de vue des consommateurs. L’hyperesthésie numérale anesthésie le sens.
Des études quantitatives et prospectives sur les LIDI, nous sommes contraints de ne retenir qu’un seul fait: les consommateurs seraient en faveur de leur mise en place. Pour le reste, une attitude critique à l’égard de la production de la connaissance - et de sa nature - nous mène au constat suivant: nous ne savons pas ce que pensent les consommateurs d’un tel projet et ne pouvons interpréter leur accord avec celui-ci. Nous ne savons pas non plus s’ils souhaitent participer à l’éventuelle instauration des LIDI. Également, l’idéologie de la « réduction des méfaits », se réclamant d’une orientation « humaniste » (ex.: Rozier et Vanasse, 2000 ; Fischer, 1997 ; Riley, 1994 ; Stimson, 1990), veut que les services destinés aux consommateurs soient conformes à leurs voeux. Dans ce cadre, les études antérieures ne permettent pas d’assurer qu’il en soit ainsi. Elles risquent au contraire de constituer un instrument permettant de légitimer le projet et la morphologie retenue. Un exemple illustrera ce constat.
Dans l’élaboration des projets de LIDI, il doit être décidé si le local où seraient réalisées les injections serait une aire ouverte ou une aire scindée en « cubicules ». Craig (2001) a donc posé la question aux consommateurs sondés, qui ont coché en plus grand nombre la case « cubicule ». On conclut rapidement: les consommateurs préfèrent les « cubicules », la pièce d’injection devra en comporter. Mais si l’on s’intéresse à la façon dont les consommateurs signifient cette possibilité, comme nous l’avons fait, on découvre qu’ils comprennent l’option « cubicule » comme la possibilité d’échapper aux regards des intervenants au moment de l’injection. L’étude de Craig (2001), à l’instar des autres recensées, pose de façon aprioriste la nécessité du contrôle sociosanitaire de l’injection. On n’y apprend donc rien sur ce que représente pour les consommateurs la possibilité d’avoir à se shooter en présence d’intervenants. On ne peut non plus se surprendre que l’opposition de consommateurs en cette matière ne soit pas documentée.
La nécessité d’une étude qui évite les principaux problèmes des études précitées (l’exclusion du sens et l’impossibilité de découvrir ce qui n’a pas été projeté par les chercheurs) afin de pouvoir au moins prétendre (re)présenter les points de vue des consommateurs nous semble évidente.
La représentativité et l’objectivité au ban des sciences sociales
Si nous avions la certitude d’atteindre, dans la connaissance, un contenu indépendant de l’acte mental par lequel nous nous efforçons de saisir les propriétés des objets ; si nous avions la garantie que les moyens mis en oeuvre n’affectent pas, ne transforment pas les objets que nous prétendons saisir, alors peut-être aurions-nous moins de réticence à l’égard de l’objectivité en tant que qualité d’une connaissance convenablement ajustée.
Busino, 1988
Avant de présenter la démarche qualitative et inductive que nous avons suivie, réglons immédiatement la critique courante qu’elle suscite: sa non-représentativité[6]. On peut donner plusieurs réponses. L’une d’elles nous est fournie par Busino (1990), qui démontre que la représentativité des études quantitatives en sciences sociales est revendiquée sans que l’hypothèse d’une relation serrée entre les variables de contrôle et les réponses données soit vérifiable. « De ce fait, nous n’avons aucun moyen pour évaluer la variabilité de l’estimation. Nous avons là, grâce à un emprunt à la statistique, un outil important, mais dénué - en sociologie - de toute validité théorique et donc de légitimité pratique. »
Plus simplement, nous pourrions affirmer que la prétention de (re)présenter les points de vue des consommateurs tout en structurant pour eux les possibilités discursives est en complète contradiction avec l’objet de recherche (et avec l’idéologie de « réduction des méfaits » dont se réclament habituellement les auteurs). Le désir de prétendre à la représentativité suppose, nous l’avons vu, la préfabrication, qui, elle, ne conduit qu’à l’anesthésie du sens. Le désir de construire un échantillon représentatif sur le modèle que l’on présente des sciences de la nature[7] suppose donc l’impossibilité de (re)présenter les points de vue diversifiés des consommateurs en tenant compte de leurs nuances.
Ainsi, comme le notent Gubrium et Holstein (1997), « [...] reluctance to standardize data collection and unwillingness to sacrifice depth for generality are matters of analytic necessity, not technical inadequacies. A world comprised of meanings, interpretations, feelings, talk, and interaction must be scrutinized on its own terms. » La convention veut que les critères de scientificité de la démarche qualitative soient à trouver dans les exigences de diversité et d’exhaustivité (Deslauriers et Kérésit, 1997 ; Laperrière, 1997 ; Pires, 1997a ; Poupart, 1997 ; Blankevoort, Landreville et Pires, 1979/80).
Enfin, et surtout, la critique de la non-représentativité n’est intelligible qu’au sein d’un « paradigme » (post)positiviste (Guba et Lincoln, 1998). Un paradigme qui dissocie ontologie et épistémologie, et qui conduit, comme dans les études précitées, à traiter les points de vue comme des choses indépendantes de leur condition de construction dialogique (Luhmann, 1999, 1995 ; Giddens, 1984 ; Denzin 1998, 1997, 1992). Prenant pour objet l’énoncé et l’énoncer, et croyant ne pouvoir comprendre le sens des mots que dans leur contexte performatif (Wittgenstein, 1951, 1945 ; Rorty, 1980 ; Geertz, 1972, 1974), au sein du « langage commun » que fait naître tout dialogue (Gadamer, 1960: 399), nous répondons à la critique de la représentativité en niant sa possibilité à l’égard de tout objet social. C’est-à-dire qu’en considérant la nature « coproduite » (Leclerc-Olive, 1998) de la « connaissance » qui découle de la rencontre entre le chercheur et, ici, les interviewés, on est conduit à exclure la possibilité de saisir et de (re)présenter la réalité indépendamment des conditions de sa co- et re-production, donc à exclure la notion même de représentativité[8]. Évidemment, cela vaut également pour l’objectivité ! L’évaluation des efforts déployés par le chercheur pour tendre vers ou, plus souvent, prétendre à une (re)présentation objectivée du réel ne peut revenir qu’aux lecteurs (Marcus, 1998 ; Clifford, 1996 ; Laplantine, 1996 ; Atkinson, 1990 ; Turner, 1989 ; Wittgenstein, 1951).
La nécessité d’aborder le sens par l’intermédiaire des mots plutôt que des chiffres, sur laquelle nous avons insisté, est épistémologique avant d’être méthodologique. Comme les paragraphes précédents l’ont clairement suggéré, notre démarche est constructiviste: nous entreprenons de (re)présenter ici le sens que revêt la mise en place éventuelle de LIDI à Montréal pour les consommateurs en considérant la présentation que nous en faisons comme le fruit contingent de notre rencontre avec eux. Notre objectif est de donner la parole aux acteurs en demeurant près de leurs mots. Cette parole est considérée non pas comme une « chose » que la démarche scientifique pourrait « découvrir » sans l’altérer et la représenter objectivement, mais plutôt comme le résultat d’un processus de construction discursive dialogique.
Démarche de l’étude
Pour notre enquête, nous avons rencontré 18 personnes, soit 6 femmes et 12 hommes, au cours des mois de juillet et d’août 2001. Leur âge varie entre 20 et 49 ans. La majorité utilise l’injection comme mode d’usage depuis cinq ans et plus, et correspond à l’image stéréotypée du junkie: si quelques hommes ont un travail « clean mais au noir », la plupart des interviewés quêtent, volent, se prostituent ou s’adonnent à des petits trafics de drogues illicites pour défrayer leur consommation. On trouvera en annexe une présentation sommaire des consommateurs et consommatrices.
Dans la majorité des cas, les interviewés ont été abordés dans le cadre d’un programme d’échange de seringues de la métropole (Cactus et Spectre de rue, au centre-ville ; Pact de rue, dans Petite-Patrie ; Préfix, dans Hochelaga-Maisonneuve)[9]. Dans certaines entrevues, le fait que les personnes parlent de leur consommation, de leurs rapports négatifs avec les institutions sociales, etc., a conduit à des pauses dans lesquelles l’émotif, non plus l’idée, était au centre de l’interaction. Les entrevues n’ont toutefois pas été conduites afin de produire une interprétation de l’expérience et du sens de la consommation. Si tel avait été le cas, les discours auraient probablement permis de comprendre davantage l’importance que certains accordent à la mise en place de LIDI ou encore les réticences que d’autres éprouvent à l’idée d’envisager fréquenter de telles ressources.
Les entrevues ont donc été réalisées dans les locaux des programmes d’échange de seringues et dans des parcs publics. La grille d’entrevue a été remaniée itérativement, à partir des discours des interviewés. Dans sa forme finale, elle se composait des thèmes suivants: ce que pense la personne de la mise en place éventuelle de LIDI ; comment serait un LIDI idéal ; les facteurs qui feraient en sorte que la personne ne fréquente pas d’éventuels LIDI ; la question du déplacement ; l’éventualité d’avoir à attendre avant de consommer ; la localisation idéale d’un ou de plusieurs LIDI ; les heures de fermeture les plus acceptables ; la mixité des sexes ; la mixité des consommateurs de cocaïne et d’héroïne ; l’expérience de surdose(s)[10]. (Les entrevues se terminaient par le recueil de données signalétiques: âge, durée d’usage par injection, domiciliation, source de revenu, absence ou présence de judiciarisation.) Ces thèmes abordés lors des entrevues constituent l’armature sur laquelle s’est opérée l’analyse comparative des discours. Celle-ci avait pour but de mettre à jour la logique interne des discours, d’en dégager la structure argumentative, plutôt que de chercher à expliquer quelles sont les conditions sociales qui les structurent et les rendent possibles. Par exemple, nous avons avant tout cherché à comprendre comment les personnes jugeant que la mise en place de LIDI est une « bonne idée » expliquent leur point de vue, plutôt que de dégager des dimensions non discursives que ces personnes partagent (expériences de surdoses, etc.) pour rendre compte d’un tel point de vue. (En ce sens, les lecteurs convaincus d’un dialogue possible entre les démarches qualitatives et quantitatives pourraient considérer notre étude comme un approfondissement des travaux que nous avons présentés plus haut.)
En raison des ressources financières et du temps dont nous disposions dans le contexte de l’étude, menée, rappelons-le, pour permettre la rédaction d’un projet-pilote, nous avons arrêté à 18 le nombre d’entrevues. Nous avons réalisé des entrevues auprès de consommateurs fréquentant les divers programmes d’échange de seringues de la métropole afin de répondre aux critères de diversité et d’exhaustivité d’une procédure d’échantillonnage par contraste (Pires, 1997b). Nous avons aussi rencontré des consommateurs n’utilisant pas ces services. Il aurait été souhaitable de réaliser plus d’entrevues, les discours des derniers interviewés apportant encore de nouvelles représentations, et la saturation empirique n’ayant pas été atteinte.
Enfin, il faut noter que les consommateurs interviewés ne sont pas à l’image de l’ensemble des consommateurs de drogues illicites, mais simplement des consommateurs parmi les plus marginalisés. Il aurait été intéressant de rencontrer des consommateurs de drogues par voie intraveineuse qui répondent aux canons de la normalité établis dans le champs des services sociaux et médicaux[11]. Mais ces usagers, que l’on pourrait qualifier de « discrets », ne se signalent pas à l’attention des services de réadaptation et demeurent inconnus des services policiers même si leur nombre est beaucoup plus important que celui des usagers visibles (Robbins, 1974, 1993 ; Robbins, Davis et Goodwin, 1974 ; Robbins et Murphy, 1967). Ils ne figurent pas dans les statistiques sanitaires et judiciaires et en général ne participent pas aux études. Notre mode de recrutement était inapproprié pour rejoindre ce type d’usagers. De plus, le comité qui parrainait l’étude avait pour mandat d’élaborer une proposition à l’intention des usagers désaffiliés socialement et considérés comme les plus à risque.
Trois réactions types à l’idée de la mise en place éventuelle de LIDI à Montréal
Lors des premiers moments de l’entrevue, le chercheur invitait la personne interviewée à dire ce qu’elle pensait d’un projet de mise en place de LIDI à Montréal. Toutes avaient déjà entendu parlé de projets de « piqueries légales » et certaines étaient au fait des pratiques européennes. Trois types de réactions ont été suscitées par cette invitation: « C’est important parce que... », « C’est une bonne idée, mais... » et « C’est absurde ! » .
1. La mise en place de lieux d’injection de drogues illicites à Montréal, c’est important parce que...
Lorsqu’on leur demande ce qu’ils pensent de la mise en place de lieux d’injection de drogues illicites, la préoccupation pour les seringues à la traîne et pour la visibilité de la consommation ressort comme une dimension centrale des discours des consommateurs. La conscience que leurs pratiques de consommation sont sources de tensions sociales est au coeur de la réponse des personnes qui ne disposent pas de lieux privés pour s’injecter leur drogue:
Sais-tu oussé que j’consomme astheure ? Astheure moé j’consomme su’à piste cyclable ! Fait que tu comprends que ça en prend une place de même hein ! Les filles [qui se prostituent] consomment dehors, les enfants trouvent les seringues, le monde se plaint ! Ça prend ça, c’est sûr !
No 13[12]
Le désir de pouvoir bénéficier d’un lieu pour consommer à l’abri du stress qu’accompagne l’injection dans les lieux publics et semi-publics est également verbalisé très clairement:
Si y a une place de même qui ouvre par icitte, c’est sûr que les piaules vont diminuer. Pis y va avoir moins de seringues dans les rues. Pis surtout ça va diminuer la visibilité. Tsé, c’est hot en criss pour toé quand tu te shoote pis que tu penses qu’y a personne pis que là y a une mère qui passe avec son enfant pis que là y te voient avec la seringue dans’le bras. Ça c’est hot en criss ! (...) Fait qu’avoir une place où y a pas le stress d’être vu pis d’être pogné par la police, ça ça va sûrement réduire nos conneries de laisser traîner nos seringues.
No 10
Un autre thème récurrent est celui de la possibilité de disposer d’un lieu salubre pour s’injecter. Les interviewés ont décrit avec dégoût les conditions de salubrité des piqueries[13] et aucun n’accepte d’y consommer, sauf exception. Dans ce cadre, la mise en place de LIDI, « c’est important parce que », entre autres, certains consommateurs « prennent l’eau pour leur hit dans’flaques d’eau de ruelles ! ».
Parallèlement au désir de disposer d’un lieu salubre, l’accès à du matériel d’injection propre et stérile est également un argument des personnes qui estiment importante la mise en place de LIDI. Par exemple, un consommateur dira avoir eu des problèmes de santé après avoir utilisé le filtre d’une vieille cigarette. La réduction de la visibilité de la consommation, du nombre de seringues laissées dans l’environnement par crainte d’être arrêté en possession de celles-ci lorsqu’elles sont usagées, la réduction des tensions sociales liées à la consommation, l’accès à un lieu salubre, à l’abri du regard des citoyens et des policiers, où l’on puisse trouver du matériel d’injection gratuit et stérile ; voilà les principales raisons qu’évoquent spontanément les consommateurs qui veulent justifier l’importance de la mise en place de LIDI à Montréal. D’autres motifs émergent également en cours d’entrevue tout en demeurant plus secondaires : réduire la propagation du VIH/sida, faire en sorte que les nouveaux consommateurs apprennent les rudiments d’une injection hygiénique, et s’assurer de la présence d’une personne pour appeler les services ambulanciers en cas de surdose potentiellement fatale.
2. La mise en place de lieux d’injection de drogues illicites à Montréal, c’est une bonne idée, mais...
Ce type de réponse, « c’est une bonne idée, mais... », témoigne notamment du fait que si tous les consommateurs ont entendu parler de projets de « piqueries légales », tous ont également des appréhensions quant aux modalités de fonctionnement éventuelles de LIDI à Montréal. Ainsi, cette réponse est généralement suivie de « il faut que... » ou « il ne faut pas que... ». Nous reviendrons plus loin sur ce que souhaitent et appréhendent les interviewés lorsque l’on sollicite leur avis sur le fonctionnement de LIDI éventuels.
Ce type de réponse illustre surtout deux formes de doutes que suscite ce projet chez des consommateurs. La première forme est liée aux intentions et aux motivations des promoteurs du projet, qui sont, du point de vue de certains consommateurs, douteuses, louches ou carrément incompréhensibles. Dans le dernier cas, on ne comprend simplement pas, comme c’est le cas pour les programmes d’échange de seringues, pourquoi certains acteurs sociaux tentent de mettre en place des services perçus comme visant la facilitation de la commission d’actes socialement répréhensibles. (Ces discours sont similaires à ceux que tiennent les consommateurs qui jugent que les projets de LIDI sont « absurdes » mais leurs énonciateurs s’en distinguent en envisageant utiliser de telles ressources.) Pour leur part, les consommateurs qui trouvent louches ou douteuses les motivations des promoteurs des LIDI estiment que l’on vise simplement à satisfaire les commerçants ; ils craignent que l’on tente ainsi de les « faire changer » ou d’en savoir plus sur eux lorsqu’ils refusent d’être en contact avec les services sociaux, étatiques et communautaires.
La seconde forme de doute que suscite le projet de la mise en place de LIDI a trait à sa faisabilité. Les prospectives inéluctables (détaillées plus loin) et l’opposition attendue des policiers amènent les interviewés à croire que les LIDI seraient fermés dès leur ouverture. D’autres estiment improbable que le politique accepte d’informer la population sur « les problèmes de la rue et de la consommation », rendant impossible que les gens acceptent la mise en place de LIDI : « Pour que ça marche, y faut que ça soit dit que c’est fait pour les citoyens. Si on dit que c’est pour nous autres, là, ça marchera pas. »
3. La mise en place de lieux d’injection de drogues illicites à Montréal, c’est absurde !
Je pense que c’est un projet qui vient de bonne volonté mais... moi je trouve ça complètement absurde ! Absurde ! Tsé, la méthadone, c’est correct ça. Mais là on parle de substances tellement extrêmes ! C’est pas que’que chose pour te guérir, là, la coke ! C’est hard ! Donner une place pour se piquer ... ça se fait pas ! C’est complètement absurde. Pis à part ça on n’est pas des cobayes là ! Des expériences de même, ça a juste pas d’allure ! (...) Pis si y a une O.D. [overdose] ? Vous allez faire quoi ? Actionner le dealer ? Appeler la police pour dire qu’y a que’qu’un qui vend d’la marde à Montréal ! (rires !) (...) Le monde, si y étaient responsables, y consommeraient pas ! C’est un non-sens de chercher à responsabiliser du monde qui sont tout sauf responsables ! Le gars qui veut retrouver du contrôle dans sa vie, c’est pas un peu d’eau propre pis une seringue neuve que ça y prend, tabarnac ! Moé, la seule chose que j’pense qui pourrait donner un sens à ton affaire, c’est si c’était comme a kind of new age therapy. Tsé si c’était une place oussque le monde y veulent changer, qui sont déjà responsables, pis que là y pourraient consommer dans’place.
No 5
Mis à part les thèmes abordés dans ce long mais explicite extrait d’entrevue, l’absurdité perçue d’un projet de mise en place de LIDI a comme point d’ancrage, pour les consommateurs, le fait que les substances ne soient soumises à aucun contrôle étatique. En somme, certains trouvent absurde, surtout lorsque l’on y ajoute le prédicat sécuritaire, que soit envisagée la mise en place de lieux d’injection dans un contexte où les risques liés à l’incapacité de connaître la pureté et la qualité des substances ne seraient en rien diminués.
Les prospectives inéluctables
En commentant la mise en place éventuelle de LIDI à Montréal, les consommateurs ont relevé certains problèmes qui, selon eux, en découleraient inévitablement. Il s’agit de ce que nous désignerons ici par « prospectives inéluctables ».
Lorsqu’il est question de ce qui se déroule à l’intérieur des murs des LIDI, la prospective inéluctable la plus problématique aux yeux des consommateurs est celle de la « paranoïa » que peut engendrer la consommation de cocaïne :
Le problème de paranoï avec la coke que vous allez avoir, ça y a rien que tu peux faire pour empêcher ça. Le seul moyen d’enrayer la paranoï, c’est d’enrayer la consommation. Puis c’est pas une place qu’y est faite pour enrayer la consommation, fait que... Tu peux pas raisonner un gars qui paranoï su’à coke ! Y va paranoïer sur l’autre qui essaie de le faire arrêter de paranoïer !
No 11
Plusieurs consommateurs qui dénigrent violemment ceux en proie à la « paranoïa » après avoir consommé de la cocaïne affirment eux-mêmes « paranoïer » en de tels cas. Certains disent même qu’ils n’accepteraient jamais d’être proches de la personne qu’ils disent alors devenir. Chez les consommateurs de cocaïne qui disent avoir ce type de réaction, la « paranoïa » est décrite avec le vocabulaire de l’incontournable et de la perte de contrôle. Par contre, ceux qui discutent des effets de la consommation chez autrui estiment qu’un contrôle sur la dose consommée permet de réduire les risques de « paranoïa ».
Les autres prospectives inéluctables relevées par les consommateurs concernent l’environnement immédiat des lieux et les pratiques policières. Généralement, les consommateurs sont persuadés que l’intoxication des personnes à la sortie des LIDI sera cause de violences (modèle psychopharmacologique de la relation drogue-crime), que cela suscitera les plaintes des résidents du secteur et l’intervention de la police, ce qui, en retour, amènera les consommateurs judiciarisés à consommer dans la rue ou dans des lieux semi-publics plutôt que de fréquenter un endroit où les risques d’être arrêté ou victimisé sont importants. D’autres se disent persuadés que la surveillance policière aura pour cause la visibilité de la prostitution ou l’incidence élevée des vols dans le secteur.
En dépit de ces prospectives, les consommateurs ont montré beaucoup d’intérêt à décrire le fonctionnement et l’organisation d’un lieu d’injection idéal. Tous se sont prêtés à l’exercice, et ceux qui prévoyaient ne pas fréquenter d’éventuels LIDI ont décrit le type de ressource qui leur semblait le mieux adapté aux consommateurs qu’ils côtoient. Les propos des consommateurs portaient généralement sur l’organisation interne des lieux, sur les règlements nécessaires à leurs yeux, sur les employés éventuels de ces lieux et sur leur utilisation projetée de LIDI. Certains thèmes abordés, notamment la présence de consommateurs à la fois de cocaïne et d’héroïne, ont été inclus itérativement dans la grille d’entrevue. Voyons comment seraient les LIDI, à quoi ils ressembleraient, si les consommateurs en étaient les maîtres d’oeuvre.
L’ambiance et l’organisation des lieux
De façon fort consensuelle, les interviewés souhaitent que d’éventuels LIDI soient caractérisés par une ambiance « détendue » où, à l’image des petits bistros ou cafés intimistes, chacun peut occuper l’espace en solitaire sans que ne soit exclue la possibilité d’interactions amicales. Les consommateurs appréhendent un univers de type institutionnel, particulièrement de type médical, puisque les hôpitaux et les organisations dispensatrices de services sociaux sont des lieux où se condense, aux yeux des consommateurs, la réaction sociale stigmatisante et dénigrante à leur égard (voir à ce sujet Lamoureux et al., 2000).
Pour ce qui est de l’organisation physique des lieux où prendrait place l’injection, tous les consommateurs désirent un environnement caractérisé par la discrétion afin de pouvoir agir à l’abri du regard d’autrui. Ils souhaitent que soient disponibles plusieurs locaux fermés. Spontanément, ils décrivent ces locaux comme devant être inaccessibles même à la supervision des employés. Lorsqu’on leur demande d’envisager la possibilité de s’injecter la drogue sous le regard des employés, certains consommateurs s’y montrent disposés si la formation et l’attitude des employés conviennent à leurs souhaits (détaillés plus loin). D’autres, réticents à l’idée de supervision de l’injection, jugée intrusive, affirment que cela pourrait être « tolérable » puisque la possibilité d’avoir un lieu de consommation propre et à l’abri du stress de la rue sont des avantages qui surpasseraient cet irritant. Par contre, chez les consommateurs qui se sont montrés le plus ouvertement réfractaires à toute forme d’intervention sociosanitaire à leur égard, la fréquentation de LIDI, même dotés de « cubicules », est inconcevable du seul fait de la présence du regard de « straights », de « psychologues de bureaux », de médecins, d’infirmières, et même des intervenants les plus appréciés, soit les travailleurs de rue et les employés des programmes d’échange de seringues.
Ces derniers commentaires imposent une courte et imparfaite digression sur la phénoménologie de l’usage de drogues illicites par voie intraveineuse. D’abord, les consommateurs rencontrés insistent sur le fait que le geste de l’injection est du registre du privé. Rarement les consommateurs acceptent-ils de s’injecter devant des personnes avec lesquelles ils ne sont pas intimes[14]. Ensuite, il faut distinguer, au minimum, la consommation qui a pour but une forte intoxication, de celle qui vise davantage une stimulation esthétique, sexuelle ou intellectuelle, ou encore, de celle qui répond à l’impression d’un manque physiologique de la substance. Ce faisant, on peut comprendre que la première forme de consommation ne puisse être compatible, pour les consommateurs, avec l’idée de s’injecter la drogue en présence d’intervenants. Par exemple, l’injection dans laquelle le risque de mort est partie intégrante de l’euphorie de l’intoxication ne peut se prêter à l’univers rationalisant de LIDI. Enfin, l’injection est parfois décrite comme une action du soi également tournée vers autrui - même dans la solitude. Ainsi, commentant l’intoxication et le fait de laisser à la traîne sa seringue, une personne affirme : « C’est comme un gros fuck à’société. Un gros fuck à tout le monde. Pis un gros fuck à moé aussi. » Dans ces cas encore, l’idée de l’injection dans un LIDI ne peut s’inscrire dans le sens prêté à la conduite. Enfin, chez des consommateurs de cocaïne, il arrive que l’injection se déroule de façon quasi ininterrompue pendant plusieurs jours. Dans de telles situations où les personnes disent pouvoir s’injecter plus de 50 fois par jour, qu’elles ne dorment pas au cours la période de consommation et qu’elles mangent à peine, la fréquentation de LIDI (où la présence d’intervenants les forcerait à avoir un regard minimal sur elles-mêmes) peut difficilement s’inscrire dans le nihilisme de ces périodes de « binge hitting ».
Les employés
Les consommateurs interviewés n’ont pas été avares de commentaires au sujet des employés qu’ils souhaiteraient voir travailler dans d’éventuels LIDI, particulièrement en ce qui a trait à leur attitude. C’est que ce thème coïncide avec le désir de parler de leurs interactions négatives avec le personnel des organisations sociosanitaires montréalaises.
Ça prendrait des intervenants dans’place, c’est sûr. Mais des bons intervenants là ! Du monde avec de l’expérience pis qui sont pas trop straights. Tsé ça prendrait pas du monde comme à Dollard-Cormier là. Eux autres, y te rabaissent toujours. Y disent qu’y te jugent pas, mais toé tu sens juste ça. Eux autres y sont plein de cash, sont assis dans leur chaise pis là y disent « vous autres là, vous êtes de même pis de même » pis y connaissent rien ! Pis là y capotent au boutte avec les seringues ! Tsé ça prend des bons intervenants avec de l’expérience. Genre ça prendrait du monde qui ont consommé en masse ou qui consomment encore. Tsé, qui capotent pas devant une seringue ou quand t’as un p’tit malaise pis que là y veulent juste t’envoyer tout de suite à l’urgence là ! Si y avait des consommateurs qui travaillent là ça serait mieux.
No 1
Pour les consommateurs, les employés ne devraient pas être des « psychologues de bureau », mais davantage des personnes intervenant dans l’esprit des travailleurs de rue. Les consommateurs ne voudraient « surtout pas » y voir des « prêtres », des « sauveurs », du « monde qui font juste te dire quoi faire », « qu’y faudrait que tu changes », etc. Ainsi, les interviewés ne veulent absolument pas que les LIDI soient des lieux de sollicitation thérapeutique. Toutefois, pour des consommateurs, cela n’exclut pas la possibilité que des rencontres de counselling ponctuelles puissent y prendre place, voire qu’ils soient des lieux de référence pour les ressources existantes en intervention tertiaire.
Comme l’illustre le précédent extrait d’entrevue, des interviewés suggèrent que des consommateurs (ou des anciens consommateurs) travaillent dans d’éventuels LIDI. Cela, croient-ils, permettrait d’assurer qu’il n’y ait pas de sollicitation thérapeutique, les consommateurs « surveillant » les intervenants. Cependant, certains consommateurs craignent la présence d’anciens consommateurs en les disant « pires que les intervenants straights, surtout ceux qui trippent meeting » [Narcotique Anonyme], puisqu’ils seraient « tout le temps en train de te dire comment y sont bien à’c’t’heure pis que toé t’es conne pis faible si t’arrête pas ».
En ce qui concerne le personnel médical, les consommateurs suggèrent souvent spontanément la nécessité de leur présence. Ces discours illustrent la construction d’une représentation des LIDI déjà marquée par un aspect sociosanitaire en dépit de l’absence de tout référent, en Amérique du moins. Par contre, les consommateurs poursuivent aussitôt en exigeant « que les infirmières se comportent pas comme dans un hôpital », que les « médecins soient humains, qu’y te r’gardent pas comme si t’es rien qu’une pute qui se shoote ».
Outre la mise en force des règlements et le fonctionnement général des lieux, les interviewés estiment que les intervenants de LIDI éventuels devraient s’occuper de « l’éducation sur le shoot », particulièrement à l’égard des nouveaux consommateurs ; ils devraient voir à ce que « les filles s’injectent pas d’l’air quand è’sont toutes croches », intervenir en cas de surdoses et expulser les « téteux ». Les « téteux » sont les consommateurs qui, ne disposant plus de moyens financiers pour acheter les produits qu’ils consomment, sollicitent les autres consommateurs :
Un des problèmes, c’est que y a ben du monde qui se connaissent. Pis y a ben du monde qui sont en chicane. Fait qu’y va y avoir de la bataille à cause des affaires de dettes pis de filles. Ou ben y va y avoir du bordel à cause des téteux qui sont là, qu’y ont pas de stock, pis qu’y attendent juste de voir que’qu’un qu’y connaissent pour leur demander d’la dope.
No 14
Les employés, faudrait peut-être que ça soit du monde comme icitte [programme d’échange de seringues]. Mais moé j’aime pas ça icitte. C’est la première fois que j’passe du temps icitte. Y a tout le temps plein de questions pis là y veulent savoir comment tu vas pis toute. Moé j’veux juste mes flûtes [seringues] ! Salut ! Fait que faudrait du monde qui te crissent la paix. Du monde qui sont là pour sortir les téteux.
No 15
Les règlements et le fonctionnement général des lieux
Le thème de la réglementation et du fonctionnement général des lieux est important puisqu’à travers les discours des interviewés se révèlent des représentations des fonctions sociales des LIDI qu’ils ne verbalisent pas directement. Notons d’entrée de jeu que les consommateurs désirent que les LIDI aient des règlements, mais surtout qu’ils soient appliqués, craignant que les lieux ne deviennent que d’autres piqueries.
La prohibition de la violence, tant physique que verbale, est un point sur lequel ont insisté les interviewés. Ils souhaitent un lieu dont l’ambiance soit marquée par le respect de chacun et craignent l’effet de la conduite des consommateurs de cocaïne en proie à la « paranoïa », leur excitation générale et particulièrement leur agressivité verbale et physique. Ils souhaitent que les avertissements laissés sans suite pour la violation des règlements donnent lieu à l’expulsion des personnes, et certains parlent d’une solidaire opposition du « milieu » à l’égard des consommateurs violents, verbalement ou physiquement.
Quelques consommateurs ont demandé à ce que soit interdite la possibilité de s’injecter dans certaines parties du corps, notamment dans le cou, en raison de la dangerosité de cette pratique. Toutefois, d’autres s’opposent à ce type de réglementation en affirmant ne plus être capables de s’injecter dans les bras.
Un autre élément des règlements souhaités a trait au droit ou à l’interdiction d’injecter un pair. Certains consommateurs estiment important que cela soit permis en affirmant qu’ils injectent eux-mêmes certains consommateurs qui ont de la difficulté à le faire seul. À l’opposé, d’autres estiment qu’il est préférable que cette pratique soit interdite :
Faut pas que ça soit permis d’injecter les autres. Ça ça fait juste du chiard. Tu penses tout le temps que l’autre essaye de te voler ton stock pis qu’y te shoote d’la marde ou juste à moitié. (...) Sauf que peut-être que pour le monde qui sont habitués, qui se font toujours shooter par leur chums, ben peut-être que là faudrait que ça soit permis. Mais d’abord faudrait qu’y aille comme une tierce personne qui soit là pis qui watch, pour être sûr que tout est correct pis que y a pas de switchage de seringues. Mais encore là, je sais pas si ça ça marcherait. Parce que là faudrait essayer de parler à que’qu’un qui paranoï, pis ça ça marche jamais. Fait que le mieux c’est que on aille pas le droit.
No 12
La question de la quantité de cocaïne ou d’héroïne qu’il serait possible de consommer sur place a également été une des dimensions abordées par les interviewés. Encore ici, deux ensembles discursifs émergent. D’un côté, certains consommateurs estiment que des quantités maximales devraient être imposées, alors que, pour d’autres, la quantité consommée ne devrait pas être objet de contrôle puisque les habitudes de consommation en cette matière varieraient d’une personne à une autre. Ainsi, certains consommateurs affirment, par exemple, que consommer un quart de gramme de cocaïne dans une seule injection est dangereux et qu’il devrait être interdit d’en consommer plus qu’un huitième, alors que d’autres affirment qu’un huitième de gramme est pratiquement sans effet pour eux. Comme en ce qui concerne les parties du corps où seraient permises les injections, la question de la quantité amène les consommateurs opposés à une réglementation à croire que plusieurs personnes n’utiliseraient pas des LIDI ayant de telles exigences. Généralement, les interviewés concluront que cela devrait être discuté avec les intervenants à l’arrivée du consommateur au LIDI :
Faut qu’y aille une surveillance versus la quantité de coke. Où sont les risques ? « Les connais-tu ? T’as consommé quoi à date ? » Faudrait qu’y aille quelqu’un à l’entrée qui check toute ça. « Qu’est-ce qui se passe ? Tu files comment ? T’en as combien su’toé ? T’en a combien dans l’corps ? Tu veux en prendre comment ? » Que’qu’un pour empêcher les conneries ! (...) Faudrait un check up avant le shoot, pour qu’y s’assure que toute est OK pis qu’y a pas de risque d’O.D. [overdose]. Le monde partent sur des trips pis là y se shootent pis y se shootent pis en veux-tu en v’là pis BANG ! Y pètent ! Faudrait contrôler ça. Expliquer au monde leurs limites. Pis criss, ceux qui veulent se tuer, ben y s’en iront s’tuer ailleurs !
No 4
Si une courte entrevue avec le personnel à l’arrivée est la solution privilégiée par les interviewés, ils rappellent leurs commentaires sur l’attitude qu’ils souhaitent voir adopter par les intervenants. Ainsi, l’arrivée à la ressource devrait à leurs yeux être le théâtre d’une courte discussion informelle, « pas trop enquêteuse », mais surtout exempte de jugements et de sollicitation thérapeutique. Une discussion dont l’objet soit l’utilisation planifiée des lieux, mais qui puisse néanmoins, si les personnes le désirent, prendre plus d’ampleur.
La présence à la fois d’hommes et de femmes consommant cocaïne et héroïne dans un même lieu a également été l’objet des commentaires des interviewés sur les règlements dans d’éventuels LIDI. Certains ont dit appréhender les interactions hommes-femmes dans un contexte d’intoxication, particulièrement en ce qui a trait à des demandes de faveurs sexuelles en échange de cocaïne, de la part des hommes intoxiqués comme des femmes qui n’ont plus de cocaïne. De façon générale, les femmes aimeraient pouvoir disposer d’un lieu d’injection qui leur soit propre. En ce qui concerne les hommes, ils estiment que les intervenants sur les lieux pourraient s’assurer de l’absence de telles conduites tout en associant l’usage de cocaïne à la sexualité. Certains consommateurs se montrent également rousseauistes en estimant que la présence des femmes est souhaitable afin de tempérer les agitations masculines.
Malgré ces considérations relatives au genre, c’est surtout la création de lieux distincts pour les consommateurs de cocaïne et d’héroïne qui apparaît essentielle aux yeux des consommateurs :
Y faut absolument séparer les cokés des gars qui prennent du smack. Sinon ça marchera pas pantoutte. Ça va devenir juste une place de coke parce que ceux qui font du smack sont pas capables de les sentir !
No 11
Ça c’est un problème si tu mélange coke et smack. Parce que c’est vraiment des trips contradictoires. Moé le monde qui consomment de la coke, ça m’a toujours tombé sur les nerfs. J’pogne les nerfs dans c’temps là. J’en ai claqué une couple ! Ah oui ! Tsé, quand y paranoïent pis y comprennent plus rien là. Des fois y a rien à faire. Fait que tu leur tapes dessus pis là y finissent par crisser leur camp. Moé, le smack, je fais ça pour relaxer. Eux autres y mettraient trop d’excitation dans’place. Faut vraiment pas que les cokés s’amènent dans une place de smack !
No 18
L’utilisation projetée des LIDI
On pourrait s’attendre à ce que la domiciliation soit une variable clé relativement à l’utilisation projetée des LIDI par les consommateurs montréalais. Or cela n’est pas nécessairement le cas. Le fait d’avoir accès à un lieu privé n’est effectivement pas le gage de la non-fréquentation de LIDI, l’inverse étant également vrai. Ainsi, certains consommateurs domiciliés préfèrent actuellement consommer dans des lieux publics ou semi-publics plutôt qu’à leur domicile. Pourquoi ? Certains, parce qu’ils veulent ainsi conserver une scission entre leur quartier résidentiel et leur quartier de consommation (le centre-ville). D’autres, des femmes, parce qu’elles habitent un logement dans lequel leur conduite est soumise au contrôle d’un proxénète ; ces consommatrices se montrent très intéressées par la possibilité de pouvoir consommer dans un éventuel LIDI.
Également, des personnes non domiciliées préfèrent consommer dans des lieux publics plutôt que privés, comme le leur permettrait l’implantation de LIDI, ce qu’illustre ce commentaire d’une personne s’étant déjà injectée dans le Needle Park[15] :
Ça serait mieux comme le Needle Park. Que ça soit pas caché. Que ça soit open mais supervisé. Tsé, supervisé par tout le monde. Pas par la police ou les intervenants, mais par le groupe. Tsé, dehors ça serait ben mieux. Ben plus safe. Y a pas de murs. Tu peux tout voir. Surtout si la police arrive ! Comme au carré Viger finalement. Dans le fond, y en a déjà une place où le monde peuvent consommer pis que c’est toléré par la police. Tsé, le poste est pas loin, tout le monde sait ce qui se passe. Y a déjà un Needle Park, finalement. Sauf que c’est pas comme à Zurich parce que y a pas tout le temps des travailleurs de rue pis du monde pour donner des seringues pis des capotes, mais à part ça, c’est un Needle Park. (...) C’est vraiment dehors le best. C’est facile et safe. Pis t’a moins de things to go through.
No 7
Enfin, pour clore sur la domiciliation, mentionnons que les interviewés qui consomment presque exclusivement à leur domicile n’envisagent pas d’utiliser d’éventuels LIDI, sauf peut-être si un LIDI se trouvait sur leur chemin lorsqu’ils « partent sur un trip ».
Des consommateurs affirment qu’ils désireraient avoir recours aux LIDI advenant leur mise en place, mais que cela est peu probable puisqu’ils ne croient pas possible que les policiers se montrent tolérants à l’égard des usagers. Comme en ce qui a trait à l’ambiance générale des lieux, particulièrement à l’absence ou à la présence de consommateurs de cocaïne en proie à la « paranoïa », ces consommateurs affirment qu’ils ne fréquenteraient les LIDI qu’après en avoir eu des échos positifs de la part d’autres consommateurs.
L’éventualité d’avoir à se déplacer pour aller consommer dans un LIDI a également été une situation que les interviewés ont été appelés à commenter. Tous ceux qui disent envisager aller dans les LIDI advenant leur mise en place à Montréal ont expliqué qu’ils ne se déplaceraient certainement pas à l’extérieur des limites de leur quartier. Ainsi, les gens qui consomment au centre-ville n’iraient pas dans Hochelaga-Maisonneuve, et inversement. Le même commentaire vaut pour les consommateurs du quartier Villeray/Petite-Patrie. À quelques exceptions près, les consommateurs disent qu’ils pourraient se déplacer dans un rayon de quelques minutes de marche et se disent incapables d’envisager d’avoir à utiliser les transports en commun pour se rendre dans un éventuel LIDI.
Pour certains consommateurs de cocaïne, le nombre d’injections par jour, relativement élevé, rend difficile d’envisager de se déplacer « chaque fois » et « juste pour ça ». Enfin, chez les femmes et les hommes qui se prostituent et qui consomment « entre deux clients », avoir à quitter le lieu occupé pour ces activités et à y revenir après avoir consommé dans un LIDI n’est concevable que si la ressource n’est pas trop éloignée.
Dans l’ensemble, les interviewés estiment que les LIDI pourraient devenir des ressources fort populaires auprès des consommateurs montréalais dans la mesure où ils ne présenteraient pas les éléments appréhendés que nous avons détaillés (violence, surveillance policière, sollicitation thérapeutique, etc.). La curiosité pourrait certes être un facteur de fréquentation au moment de l’implantation des LIDI, mais c’est vraiment la réputation qu’auront l’ambiance de ces ressources, leur personnel et les activités policières dans les environs qui, semble-t-il, sera déterminante quant à l’usage qu’en feront les consommateurs montréalais.
Conclusion
La mise en place de lieux d’injection de drogues illicites au Canada est aujourd’hui politiquement envisagée. Nous avons rapidement établi les motifs mis en cause dans ce processus de légitimation. Nous croyons avoir démontré la pauvreté des études antérieures, toutes quantitatives, pour quiconque s’intéresse aux points de vue des consommateurs. Devant l’accord de ces derniers avec ces projets, que documentent les études, se dressait la nécessité d’une démarche qui puisse en permettre l’interprétation. Elle ne pouvait être que qualitative.
Dans la présente étude, 18 personnes qui s’injectent des drogues prohibées expliquent au chercheur principal le sens que revêt pour elles l’éventualité de la mise en place de lieux d’injection de drogues illicites à Montréal, et comment elles bâtiraient de tels projets si on leur en offrait la possibilité. La réalité construite (notre texte) à partir de ces interactions est, selon notre conviction, indissociable à la fois de ces contextes interactifs et de l’activité même de leur (re)présentation textuelle. Nous voulons ici souligner la nature artificielle de ces interactions, nées, avant tout, du seul intérêt du chercheur. Il est aussi évident qu’affirmer pouvoir interpréter convenablement la complexité du sens des propos d’une personne dans une situation de cette nature, d’une durée d’un ou de deux bulletins de nouvelles télévisées, est immensément prétentieux. Malgré cela, les discours que nous avons présentés nous laissent croire que nous avons rendu possible l’énonciation de propos pouvant s’écarter de toute désirabilité sociale, notamment des propos autres que ceux que les interviewés ont pu avoir l’impression que le chercheur attendait d’eux (je suis d’accord avec votre projet). Car il faut bien admettre que rencontrer des consommateurs pour obtenir leurs points de vue sur les projets de LIDI peut donner lieu, dans le contexte actuel, à l’interprétation suivant laquelle les chercheurs, eux, croient que « c’est une bonne idée », ou qu’ils jouent un rôle dans la réclamation de LIDI. On peut trouver des traces de cette interprétation dans plusieurs extraits d’entrevues, notamment celui de la section « Prospectives inéluctables » où la personne dit : « Le problème (...) que vous allez avoir (...) ».
En dépit de ces limites inhérentes à la situation d’entrevue prenant place dans le contexte d’une publicité et d’une médiatisation considérables des projets de LIDI, que peut-on conclure de la réalité que nous en avons produite ?
D’abord, chez les consommateurs qui y sont favorables, l’implantation de LIDI trouve sens dans la possibilité qui en découlerait de consommer ailleurs que dans des lieux publics et semi-publics, où la pratique de l’injection est source de stress, et ce, par crainte de l’intervention policière ou d’être aperçu de concitoyens. Dans le contexte montréalais actuel, où les seringues à la traîne dans l’environnement sont sources de fortes tensions sociales dans certains quartiers (Myles, 2001 ; Comité intersectoriel portant sur la récupération des seringues à la traîne dans l’environnement, 2001), des consommateurs croient que la réduction attendue du nombre de ces seringues à la traîne justifie la création des LIDI. Notons que, contrairement aux arguments de certains promoteurs des projets (ex. : Comité consultatif sur la santé de la population, 2001 ; Kerr, 2000), cet argument n’est pas signifié dans une perspective de santé publique (réduction des risques de transmission d’infections virales), mais plutôt dans celle de la pacification des rapports entre les résidents de certains quartiers et des consommateurs.
En somme, l’axe principal sur lequel se structure la légitimation de l’implantation de LIDI chez les consommateurs est le contexte sociojuridique dans lequel prend place la pratique de l’injection, non pas la dimension sociosanitaire. Les discours des consommateurs conduisent à identifier leurs conditions de vie, la marginalisation et le contrôle social qu’ils subissent en raison du statut socio-juridique des substances qu’ils consomment comme les principales cibles que devraient prendre les services mis en place pour rendre possible l’amélioration de leur bien-être. Ainsi, on observe une disjonction importante entre le sens que revêt chez les consommateurs l’implantation éventuelle de LIDI à Montréal et les principes de légitimation mis de l’avant par les acteurs sociaux réclamant cette mise en place.
En effet, les projets de LIDI sont principalement construits sur la base du contrôle médical de la pratique de l’injection. (Si ce n’était pas le cas, cela supposerait la réclamation de la subvention étatique des « piqueries ».) Les problèmes de santé qui découlent de la pratique de l’injection dans notre régime prohibitif sont considérés comme préoccupants dans le réseau sociosanitaire. Notamment, la prévalence des infections virales (VIH et hépatites) chez les consommateurs, qui est sans commune mesure avec celle observée chez les personnes qui ne s’injectent pas (ex. : Bruneau et al., 1997 ; Parent, Alary, Hankins et al., 1997) inquiète les acteurs de ce réseau. Et qui peut s’opposer au désir de réduire les problèmes de santé qui touchent les consommateurs ou les nombreuses morts par surdose (Chevalier et Laurin, 1999) ? Cependant, si les LIDI sont justifiés dans la perspective de rejoindre les consommateurs réfractaires aux services sociosanitaires actuellement en place, comme le font, par exemple, Fry et Testro (2000) et Cloutier et Demers (1999), les discours que nous avons recueillis nous font douter d’une telle possibilité. Les projets de LIDI sont d’ailleurs parfois perçus comme des initiatives visant un plus grand contrôle des consommateurs.
Notre analyse montre que l’accord des consommateurs avec les projets de LIDI que documentent les études quantitatives, peut difficilement s’interpréter par le rationnel sociosanitaire que construisent les promoteurs de ces projets. L’une des dimensions problématiques que fait surgir notre démarche qualitative est le fait que la mise en place éventuelle de tels services suppose que les consommateurs acceptent de se shooter en présence d’intervenants.
Nous l’avons vu, pour certains consommateurs, cela est impensable. Pour d’autres, les avantages attendus de l’injection dans un LIDI en termes de protection contre la répression policière et le regard de leurs concitoyens rend cela envisageable. Les propos que nous avons recueillis des personnes capables d’imaginer consommer dans ce cadre montrent que la disponibilité de soins médicaux en cas de problèmes est spontanément suggérée. Nous avons cependant montré que si l’inscription des LIDI dans le registre sociosanitaire est perceptible dans les discours des consommateurs, cela ne doit pas être interprété comme la compréhension que l’injection prendrait place sous le regard d’intervenants. Pour illustrer davantage la pertinence de ce thème, notons que les propos des consommateurs sur leurs interactions négatives avec les intervenants travaillant dans le champ médical et de la toxicomanie dévoilent le gouffre béant entre la revendication de ces derniers quant à une idéologie humaniste et la perception de leur attitude chez les consommateurs les plus marginalisés.
Certains des consommateurs qui considèrent « absurdes » les projets de LIDI fondent leurs propos sur la perception d’une irresponsabilité inhérente à la pratique de l’injection de drogues illicites. Cela témoigne de la difficulté à signifier cette pratique, du moins devant le chercheur, hors du registre du pathos. De façon parallèle, les consommateurs qui appréhendent la possibilité que les LIDI soient le théâtre de sollicitation thérapeutique montrent comment leurs interactions avec les intervenants donnent lieu à l’interprétation que leurs pratiques sont perçues comme symptomatiques de troubles intérieurs qu’il faudrait « thérapeutiser ».
Les discours des consommateurs sur la mise en place éventuelle de LIDI à Montréal laissent également présager de nombreux problèmes pour les employés. En particulier, la question des interactions à l’intérieur des lieux, dans un contexte d’intoxication à la cocaïne consommée par voie intraveineuse, risque de poser un véritable défi de « gestion de crise », pour employer le langage des intervenants. Le fait que les usagers de drogues illicites par injection de Montréal privilégient habituellement la cocaïne à l’héroïne n’est donc pas sans conséquence[16]. Cependant, et particulièrement si l’on tient compte des travaux psychosociologiques sur la consommation de substances psychoactives tels ceux de Zinberg (1984), il nous semble possible d’avancer l’hypothèse suivant laquelle le fait de s’injecter ailleurs que dans des lieux publics, semi-publics ou dans des piqueries, où l’environnement est source de stress intense, pourra modifier le sens et les effets de la consommation.
D’autres problèmes perçus par les consommateurs découlent du fait que les stratégies de « réduction des méfaits » sont conçues sans que l’on tienne compte du fait que l’État se montre toujours soucieux de pouvoir punir, au moyen de l’infraction de possession, les personnes qui consomment des substances dont l’usage est culturellement contraire à l’éthique occidentale (Ehrenberg, 1995 ; Cardinal, 1988). Nous l’avons vu, les consommateurs craignent que les environs des LIDI soient le théâtre d’une surveillance policière. Ce sont d’ailleurs les consommateurs pour qui on veut mettre en place les LIDI, les plus pauvres et marginalisés, qui font surtout l’objet d’un contrôle pénal (Bertrand, 1992). Certains policiers, à Montréal du moins, se sentent même autorisés à violer les droits et libertés de ces personnes à des fins de contrôle, pour lutter contre « le problème de la drogue » (Carrier, 2000). Rien ne nous autorise à un pronostic différent en cette matière. Porter attention aux discours des consommateurs dans la construction des stratégies de « réduction des méfaits » suppose tenter de réduire les « méfaits » qui découlent du maintien de la logique de pénalisation, non pas revendiquer la mise en place de nouvelle stratégies de contrôle que les consommateurs n’accepteraient que pour pouvoir se soustraire à certains effets pervers de la prohibition. À moins que l’on veuille maintenir la possibilité de punir les consommateurs qui ne voudraient pas soumettre leurs conduites à une gestion sociosanitaire ?
Parties annexes
Annexe
Remerciements
La réalisation de cette recherche a été facilitée par le financement octroyé par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec.
Nicolas remercie chaleureusement les personnes interviewées, ainsi que Marie-Andrée Bertrand, Bastien Quirion, Céline Bellot, Jules Duchastel et Julie Bruneau pour leurs importantes critiques des versions antécédentes de l’article.
Notes
-
[1]
Dans les écrits anglais sur le sujet, les LIDI sont désignés par Safe Injection Facilities, Safe Injection Rooms, Supervised Injection Facilities, Drug Injecting Rooms ou Drug Consumption Rooms. Nous préférons employer lieux d’injection de drogues illicites parce que la nature « sécuritaire » de ces lieux est équivoque (réfère-t-on à la violence ? à la répression policière ? aux risques de surdose ?) et parce que nous voulons insister sur le fait que la revendication de la mise en place de tels lieux ne s’accompagnent d’aucune mise en cause du régime prohibitif.
-
[2]
À la fin 2001, on comptait 47 LIDI officiels en exploitation, répartis dans 26 villes d’Allemagne, de Suisse, de Hollande et d’Australie. Sur la situation en Allemagne, voir notamment Lindesmith Center (1999), Kemmesies (1995) et Fischer (1995) ; en Suisse, notamment de Jong et Weber (1999), Dolan et Wodak (1996) et Haemming (1992) ; en Hollande, notamment Dolan et al. (2000) et Brisson (1997) ; en Australie, notamment Victoria Drug Policy Expert Committee (2000a, 2000b).
-
[3]
Voir Quirion (2002, 2001), Carrier (2003) et Carrier et Quirion (dans le présent numéro) pour différentes interprétations de cet attrait et, plus généralement, du « succès » des stratégies se revendiquant de la « philosophie » de « réduction des méfaits ».
-
[4]
Aucune recherche empirique de langue française n’a été recensée. La majorité des études, prenant pour scène l’Allemagne, la Suisse alémanique et la Hollande, sont de facture néerlandaise et allemande.
-
[5]
Évidemment, toute démarche analytique suppose une typification. L’interprétation est d’ailleurs impensable sans préjugés (Gadamer, 1960). Mais, dans la démarche quantitative, le nombre impose une standardisation qui rend impossible une interprétation du sens autre que celui que l’on projette dans les cases... en assumant une intersubjectivité transcendantale.
-
[6]
Lorsque l’auteur principal (Carrier, 2001b) a présenté les résultats de la recherche devant un auditoire, immédiatement après la conférence optimiste de Craig (2001), la dissonance des conclusions des deux études a soulevé cette critique et donné suite à la démonstration qu’un discours chiffré, à partir de « données » prétendument « représentatives », voit son autorité à définir la réalité facilement reconnue.
-
[7]
Il s’agit là de la représentation dominante des « vraies » sciences ; une analyse des modalités de production de la connaissance dans cet univers montre cependant une conscience du rapport réflexif sujet connaissant-objet connu (Giddens, 1990:40), et l’abandon d’une détermination positive du connu et du connaissable (Knorr-Cetina, 1999:64).
-
[8]
Cela ne vaut pas seulement pour l’analyse des discours mais bien pour tout objet social, ce qui amène les penseurs qualifiés de postmodernes à nier la possibilité d’une réalité sociale a-textuelle.
-
[9]
L’auteur principal, présent au cours des activités de la ressource, abordait habituellement les consommateurs et leur présentait le projet de recherche. À trois occasions, ce sont les employés qui informèrent les consommateurs de la présence du chercheur, pendant qu’était conduite une entrevue. Quatre interviewés furent rejoints directement dans la rue, et incidemment ceux-ci ne fréquentaient aucun programme d’échange de seringues. Il était convenu avec les personnes qui acceptaient de réaliser une entrevue qu’elles recevraient la somme de 20 $. Par contre, cette information était la dernière à être fournie sur le projet et plusieurs acceptèrent de réaliser l’entrevue avant même de savoir qu’ils seraient rémunérés. À deux reprises, nous avons préféré ne pas réaliser l’entrevue avec une personne se montrant très intoxiquée et visiblement peu intéressée à prendre la parole, mais simplement à « faire un test à vingt piastres ». C’est ainsi qu’est souvent désignée la participation à une recherche dans le monde de la rue et de l’injection. Cela parce que la majorité des actes de recherches qui y sont conduits sont la passation de questionnaires, en retour de quoi les consommateurs reçoivent habituellement 20 $ (le prix d’un quart de gramme de cocaïne).
-
[10]
Certains de ces thèmes, établis dans la perspective de l’élaboration d’un projet pilote de LIDI pour le Comité d’intervention auprès des cocaïnomanes, ne seront pas traités ici.
-
[11]
Dans le cas présent, cela s’explique par le contexte de l’étude, commandée pour l’élaboration d’un projet pilote destiné aux consommateurs les plus marginalisés de la métropole québécoise. Toutefois, si la mise en place de LIDI n’est pas construite comme s’adressant spécifiquement aux consommateurs mieux nantis socialement et économiquement, il eut été intéressant d’obtenir leurs points de vue : certains objectifs prêtés à l’instauration de LIDI ne sont pas sans rapports avec l’incapacité qu’ils ont de connaître la qualité et la pureté des substances du fait de leur illégalité.
-
[12]
Les numéros qui figurent à la suite des extraits d’entrevue font référence à ceux attribués aux interviewés en annexe.
-
[13]
Par « piquerie », nous entendrons ici des lieux privés, où les personnes se rendent pour s’injecter des drogues illicites, dont l’accès peut être soumis à des contrôles variables sans toutefois être dépendant d’une relation intime avec le propriétaire des lieux (lequel peut habiter ou non ces lieux). Pour un essai typologique, voir Ouellet et al (1991).
-
[14]
Certains auteurs comparent, notamment mais pas seulement pour cette raison, la pratique de l’injection avec la sexualité (McBride et al., 2001 ; Howard et Borges, 1971).
-
[15]
C’est au cours des années 1990 que se développent les LIDI en Suisse, principalement, comme plus tard à Francfort, en réaction à la visibilité de la consommation (Open Drug Scene). Le parc public Platzpitz de Zurich, surnommé le Needle Park, est la plus célèbre de ces scènes marquées par la tolérance policière, la visibilité de la consommation (et des surdoses), la violence et les vols. Ce parc, « rendant visible la détérioration du mode de vie des toxicomanes et intolérables les manifestations de violence et d’atteinte à la qualité de vie des citoyens » (Brisson, 1997 : 67), sera fermé par une intervention policière musclée. Pour un commentaire sur le parc de Zürich, voir Huber (1994), également Hausser et Kuebler (1995).
-
[16]
La proportion des consommateurs québécois qui s’injectent des drogues illicites dont la substance de choix est la cocaïne est évaluée, selon les études, entre 65 et 90 % (Centre québécois de coordination sur le sida, 1999 ; Alary et al., 1998 ; Roy et al., 1998 ; Bruneau et al., 1997).
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