Résumés
Résumé
Cet article étudie comment la collaboration entre bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation au sein des bibliothèques académiques et spécialisées peut être renforcée et réinventée. Par l’analyse d’une revue de la littérature et d’études de cas, les auteur·e·s identifient les défis qui freinent la coopération interprofessionnelle, les bonnes pratiques qui mènent à la réussite de projets collaboratifs et les bénéfices d’une approche collaborative. Cet article souhaite ainsi ajouter une pierre à l’édifice de la coopération en milieux documentaires afin de démontrer que les professionnel·le·s de l’information – et leurs communautés desservies – ont tout à gagner à s’entraider et à s’élever mutuellement.
Abstract
This article explores how collaboration between librarians and library technicians in academic and special libraries can be strengthened and reinvented. Through the analysis of a literature review and case studies, the authors identify the challenges that hinder interprofessional cooperation, the best practices that lead to successful collaborative projects, and the benefits of a collaborative approach. This article aims to add a foundation block to the building of cooperation in documentary communities, demonstrating that information professionals – and the communities they serve – have everything to gain from helping and uplifting each other.
Corps de l’article
Introduction
Les bibliothécaires et les technicien·ne·s en documentation travaillent étroitement ensemble au sein de divers milieux documentaires. Plusieurs études ont néanmoins révélé l’existence de tensions entre ces deux corps professionnels, causées entre autres par la nature du travail effectué (James, Shamchuk & Koch, 2015), la division des tâches et des responsabilités (Hill, 2014) et le caractère hiérarchique des relations interpersonnelles (Vela, 2018). Le résultat est fréquemment une perte d’efficacité et de productivité qui se répercutent sur la qualité des services offerts aux communautés desservies, notamment au sein des services de référence, en raison de leur travail intrinsèquement lié aux besoins des usagers (Dinkins & Ryan, 2010). Dans un monde où les connaissances et les compétences liées au travail en bibliothèque s’accroissent continuellement, la collaboration n’est plus facultative ; pour demeurer efficace et pertinent, le travail en équipes multidisciplinaires est devenu la norme dans plusieurs milieux (Partridge, Lee & Munro, 2010). Face à cette situation, la collaboration entre bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation doit être renforcée et réinventée.
Cet article s’inscrit dans cette perspective en cherchant à analyser la collaboration entre bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation, en proposant des pistes de solutions pour l’améliorer ainsi qu’en expliquant pourquoi cette amélioration s’avère nécessaire dans les bibliothèques d’aujourd’hui. Il s’agira donc :
d’identifier les défis qui freinent la coopération interprofessionnelle ;
de fournir des exemples de bonnes pratiques et de projets réussis de collaboration dans les bibliothèques universitaires et spécialisées ;
de mettre en lumière les avantages d’une approche collaborative.
Méthodologie
Basé sur une approche qualitative, le texte proposé que nous vous proposons intègre également les résultats d’une recension de la littérature qui a permis d’identifier les éléments pertinents pour répondre à ces trois objectifs. Un dépouillement du contenu de Documentation et bibliothèques et de l’Index des actes des congrès de l’ASTED 1974-1993 préparé par Jean-Rémi Brault (1994) a permis de constater que peu d’analyses pertinentes au Québec ont été publiées sur le vaste sujet de la collaboration interprofessionnelle. Il est donc apparu nécessaire d’élargir le territoire géographique visé par le présent article afin de tenir compte des expériences pertinentes des bibliothèques spécialisées et universitaires
Par conséquent, le corpus d’articles sélectionnés a été construit à partir de recherches dans les revues de bibliothéconomie et de sciences de l’information indexées dans les plateformes Érudit, Repères, Library, Information Science and Technology Abstracts (LISTA – disponible via EBSCO), Google Scholar et Education Resources Information Center (ERIC). Le corpus couvre majoritairement la réalité des bibliothèques universitaires et spécialisées nord-américaines, soit celles localisées au Québec, au Canada et aux États-Unis. En raison de leur pertinence en lien avec sujet étudié, des articles analysant la situation australienne sont également inclus. Seuls les articles en français et en anglais extraits de publications avec comité de lecture ont été retenus. Malgré un large dépouillement des bases de données, le nombre d’articles concernant la collaboration entre bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation demeure faible ; les études qui se sont intéressées à la collaboration ont plutôt analysé le sujet sous l’angle des succès collaboratifs entre les bibliothécaires et les autres professionnel·le·s universitaires en milieu universitaire, ou entre les bibliothécaires et les autres professionnel·le·s en milieu spécialisé.
En ce qui concerne le premier objectif de cet article relatif aux défis freinant la collaboration, la période temporelle couverte s’étend de 1987 à 2022. L’absence d’articles pertinents sur le sujet avant les années 1980 justifie ce choix, une période de 35 ans est suffisante pour démontrer que plusieurs défis perdurent à travers le temps. Pour le deuxième objectif, la période choisie se limite aux 15 dernières années (2007-2022). Le tout afin de faire une recension récente des bonnes pratiques ainsi que d’exemples de projets collaboratifs dans les milieux des bibliothèques universitaires et spécialisées. En raison de la faible quantité d’articles scientifiques portant spécifiquement sur des initiatives de collaboration entre bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation dans ces milieux, des études de cas de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale[1] et des Bibliothèques de l’Université de Montréal[2] complètent la revue de littérature, comblant de cette manière une importante lacune présente au sein de la production scientifique. Enfin, en ce qui a trait au troisième objectif de cet article, la littérature fait mention des bénéfices potentiels et réels de la collaboration depuis le début des années 2000. C’est pourquoi les 20 dernières années, soit de 2002 à 2022, furent sélectionnées afin de refléter concrètement les avantages que peuvent tirer les employeurs et les milieux documentaires de la mise en place de projets collaboratifs et du renforcement de la collaboration entre bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation.
Les défis freinant la coopération interprofessionnelle
La répartition du travail entre bibliothécaires et technicien·ne·s
Le partage des tâches en milieu de travail constitue un des défis les plus courants dans la littérature. Selon Applegate (2011), les professions de bibliothécaire et de technicien·ne en documentation ont évolué en suivant un modèle de cloisonnement des tâches et une distinction nette du travail effectué par chaque corps professionnel, à l’opposé d’une répartition partagée des tâches et basée sur la collaboration. Il s’agit d’un sujet très présent dans la littérature dès la fin des années 1980. Les recherches d’Andrew Abbott (1988) expliquent que chaque profession a réclamé une forme de « juridiction » sur différents aspects du travail, érigeant du même coup des frontières étanches entre les deux disciplines. La rigidité de ces juridictions rend ardus le transfert et le partage de tâches entre les deux groupes professionnels. Dans son étude comparative sur les expériences de travail des technicien·ne·s en documentation, Ian M. Johnson (1991) fait état de difficultés du côté des bibliothécaires à l’égard des transferts de tâches qu’ils perçoivent comme professionnelles (p. 9). Oberg (1992) arrive aux mêmes conclusions dans son étude sur l’émergence des paraprofessionnel·le·s dans les bibliothèques universitaires. Il mentionne en effet que malgré le transfert de tâches autrefois considérées comme « professionnelles » aux technicien·ne·s, plusieurs bibliothécaires persistent à faire du travail qui pourrait être réalisé par d’autres corps professionnels qualifiés, certain·e·s considérant ce transfert comme une menace à leur statut professionnel (p. 112). L’étude de Peggy Johnson (1996) sur la gestion des changements de rôles chez les bibliothécaires et les paraprofessionnel·le·s fait écho à la théorie des juridictions d’Abbott en expliquant comment les tâches réalisées par les bibliothécaires ont été catégorisées comme professionnelles :
Librarians staffed the reference desk, therefore, working at a reference desk was, de facto, professional work. Librarians did original cataloging, therefore, original cataloging was professional work. Thus the tasks and responsibilities of professional librarians are professionals’ duties because they are done by professionals. starting with a list of tasks and using these tasks to distinguish professional from paraprofessional creates confusion when these tasks change.
p. 83
Par conséquent, si la répartition des tâches varie d’un milieu à l’autre, elle représente bien souvent une source de frustration et de confusion au sein des deux corps professionnels (Hill, 2014). Déjà en 1987, Michael Gorman avait établi l’importance de la délégation des tâches en vue d’améliorer l’efficacité et la productivité des milieux dans une étude sur l’impact de l’automatisation dans les bibliothèques universitaires. L’auteur en mentionnant
qu’un professionnel ne devrait pas faire une tâche qui peut être réalisée par un paraprofessionnel, et qu’un paraprofessionnel ne devrait pas faire une tâche qui peut être réalisée par un commis, et qu’un commis ne devrait pas réaliser une tâche qui peut être faite par une machine
Gorman, 1987, p. 158
Encore aujourd’hui, comme Hill (2014) l’explique dans son étude sur les relations entre bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation, les bibliothécaires font face à une surcharge de travail, alors que les technicien·ne·s en documentation expérimentent un manque de diversification de leurs tâches. Cette situation est causée notamment selon l’auteur par un manque de transfert de responsabilités aux technicien·ne·s :
The problem right from the beginning of the introduction of library technicians has been library management’s fear of losing control over what they see as professional activities, which in reality are mainly day to day activities which library technicians are better trained to perform.
p. 10
Qui plus est, Glusker, Emmelhainz, Estrada et Dyess (2022) ont récemment démontré que ces attitudes de réticence au changement et aux transformations des rôles ont un impact non négligeable sur le moral des équipes et sur leur capacité à travailler ensemble (p. 167).
Les distinctions professionnelles et les biais intergroupes
Ce cloisonnement prononcé des tâches entre les deux corps professionnels fait écho à la définition même des deux professions et à leurs appellations. L’étude de Perini (2015) a soulevé l’existence de barrières artificielles qui encadrent les rôles des bibliothécaires selon leur classement sous l’étiquette de « professionnel » ou leur appartenance à une association dite professionnelle. Si cette qualification a l’avantage de réhausser la valeur du métier de bibliothécaire sur le marché du travail, elle peut aussi insinuer que le professionnalisme et le statut de professionnel demeurent uniquement réservés à ce seul corps d’emploi (Erickson, 2018). Dans la même veine, Schilperoort, Quezada et Lezcano (2021) ont analysé la symbolique rattachée au terme « paraprofessionnel·le » – signifiant « en marge des professionnel·le·s » – utilisé dans la description d’emploi de technicien·ne·s travaillant en bibliothèque. Leur étude a conclu que ce vocabulaire sous-entendait que seul·le·s les bibliothécaires agissaient avec professionnalisme.
D’autres études montrent que la répartition déficiente du travail entre bibliothécaires et technicien·ne·s peut être exacerbée par la présence d’un biais intergroupe de part et d’autre (Fragola, 2009). Le biais intergroupe est « l’inclinaison chez un membre d’un groupe à donner un traitement préférentiel aux membres du même groupe dans une variété de contextes différents » (Fragola, 2009, p. 19). Dans un contexte de travail où différents groupes professionnels se côtoient, ce biais est souvent intensifié par une méconnaissance des tâches des membres d’un autre groupe professionnel. En conséquence, la connaissance relative aux activités et fonctions des divers corps professionnels doit être mutuelle, notamment afin de privilégier une vision globale des processus et des mécanismes de travail.
L’utilisation des connaissances et des compétences de l’ensemble du personnel
Cette méconnaissance du travail, du parcours et des connaissances de part et d’autre des deux groupes sont autant de freins supplémentaires à la collaboration interprofessionnelle. Un important sondage sur la profession de technicien·ne·s en documentation effectué en 2012 par Bilodeau et Poirier révélait que seulement 23,3 % des répondant·e·s considéraient que leurs compétences étaient très bien connues (p. 183). Le même sondage démontrait que les parcours des technicien·ne·s en documentation étaient très diversifiés ; 27 % des répondant·e·s détenaient un diplôme universitaire et 64 % des personnes sondées avaient poursuivi une forme de cursus universitaire (Bilodeau & Poirier, 2012, p. 179). Des données de différents cégeps offrant le programme des Techniques de la documentation corroborent ces observations. Au Collège de Maisonneuve, par exemple, environ 20 % des nouveaux étudiants possédaient un diplôme universitaire lors de leur inscription au programme (Ratté, 2014). Au Cégep Garneau, à Québec, seulement 7 % des nouveaux étudiants en Techniques de la documentation proviennent directement de l’éducation secondaire. C’est donc dire que 93 % de ces étudiants détiennent des expériences préalables variées, telles qu’une formation universitaire, une deuxième formation collégiale ou une fréquentation du marché du travail.
Ces expériences préalables gagnent à être exploitées et davantage connues. Chez les bibliothécaires, les parcours préalables sont souvent davantage mis à profit par la connaissance implicite d’un baccalauréat précédant la maîtrise en sciences de l’information. Le réflexe d’exploiter les connaissances et compétences acquises durant ce baccalauréat est donc davantage ancré dans la majorité des milieux documentaires. La situation diffère toutefois chez les technicien·ne·s en documentation puisque leur diversité de parcours demeure méconnue. En conséquence, cette méconnaissance engendre dans plusieurs milieux un sentiment de manque de reconnaissance (Bilodeau & Poirier, 2012).
Le manque de formation et de développement professionnel
Plusieurs études soulignent que le manque de diversification des tâches des technicien·ne·s s’accompagne de faibles possibilités de développement professionnel dans plusieurs milieux documentaires (Bilodeau & Poirier, 2012 ; Hill, 2014 ; Piette, Inglis, Blais & Lindsay, 2019). Par ailleurs, les technicien·ne·s n’ont souvent pas la possibilité d’avancer dans la hiérarchie professionnelle, à moins d’aller chercher un autre diplôme (Glusker et al., 2022). De plus, dans leur étude publiée en 2009 et sondant 2 200 bibliothécaires et 2 000 paraprofessionnel·le·s réparti·e·s dans 450 bibliothèques canadiennes, Sivak et De Long (2009) ont remarqué un écart entre la satisfaction des deux corps professionnels relativement aux possibilités de formation. Alors que 60 % des bibliothécaires considéraient qu’ils avaient suffisamment d’occasions favorables de participer aux formations, seulement 44 % des paraprofessionnel·le·s étaient d’accord avec cette déclaration (p. 173).
La formation continue doit par conséquent être plus encouragée et plus intégrée au milieu de travail. Il s’agit d’une des trois recommandations de l’étude de Glusker, Emmelhainz, Estrada & Dyess (2022) afin d’améliorer le moral des équipes en bibliothèques et les pratiques de gestion vers plus de collaboration : offrir les mêmes possibilités de développement professionnel aux bibliothécaires et aux technicien·ne·s en documentation, qu’il s’agisse de formations scolaires ou de présence à des congrès (p. 178). Cette recommandation ne date pas d’hier ; déjà en 1992, Hammond affirmait dans son étude sur l’organisation des services de référence entre bibliothécaires et paraprofessionnel·le·s que former adéquatement les paraprofessionnel·le·s au travail de référence était une extension des responsabilités éducatives et pédagogiques des bibliothécaires (p. 99).
Le contexte syndical et la déprofessionalisation
Les bibliothèques universitaires et spécialisées étant souvent des milieux syndiqués, quelques études soulèvent des limites à considérer dans ce contexte. Cependant, les rares études qui font état de l’impact de la syndicalisation sur les travailleurs en bibliothèque s’intéressent majoritairement aux bibliothèques publiques. Peggy Johnson (1996) mentionne à cet égard que la redéfinition de rôles par les gestionnaires peut se buter aux règles syndicales qui définissent le transfert de tâches. Lahtam et Ditzler (2010) font état de préoccupations du côté des bibliothécaires syndiqué·e·s quant à une possible « déprofessionalisation » de leur travail en transférant certaines de leurs tâches aux technicien·ne·s, tel que la présence au comptoir de référence (p. 241). Cette préoccupation est renforcée par le contexte budgétaire difficile des bibliothèques, qui pourraient par conséquent se tourner davantage vers des technicien·ne·s en documentation pour réaliser plus des tâches définies comme professionnelles à un salaire moindre. Dans un sondage réalisé en 2014 auprès de 882 bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation, James, Shamchuk et Koch (2015) ont aussi récolté des commentaires similaires au sujet de la déprofessionalisation du métier de la part des bibliothécaires sondé·e·s (p.10).
Cette préoccupation quant à la déprofessionalisation du métier de bibliothécaire est largement analysée dans l’article The Library Paraprofessional Movement and the Deprofessionalization of Librarianship de Litwin (2009). L’auteur explique que la préoccupation des bibliothécaires à l’égard d’une possible déprofessionalisation de leur métier est notamment due à la nature de la profession. Il semble impossible, selon l’auteur, d’encadrer dans une structure juridique la profession, comme c’est le cas de la médecine, du droit ou du travail social par exemple. Ce faisant, les frontières entre les rôles des bibliothécaires et des technicien·ne·s demeurent poreuses (p. 56). Dans son étude sur les obstacles au partage des connaissances au sein des équipes dans les bibliothèques, Vela (2018) met en garde contre cette crainte de déprofessionalisation et de perte de statut véhiculée par les bibliothécaires. L’autrice indique que cette dernière peut mener à un regard péjoratif des bibliothécaires envers les technicien·ne·s et poser un défi en qui concerne le transfert de l’information au sein de l’organisation, ce qui peut avoir un impact sur les opérations quotidiennes (p. 852).
Les bonnes pratiques existantes dans les bibliothèques universitaires et spécialisées
La réalisation commune de veilles et de synthèses des connaissances
En dépit des éléments soulevés précédemment, des pratiques favorables à la création de ponts entre bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation existent dans plusieurs milieux documentaires. L’implication de l’ensemble du personnel de référence dans la réalisation de projets communs en fait partie et constitue une requête documentée de la part des technicien·ne·s en documentation (Hill, 2014). Voici deux exemples de projets réalisés conjointement dans des bibliothèques universitaires et spécialisées tirés de la littérature.
Dans le milieu de la santé, la bibliothèque du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Lanaudière a développé en 2018 un service de veille informationnelle conjointement réalisé par les bibliothécaires et les technicien·ne·s en documentation (Gadoury, 2019). Alors que les bibliothécaires analysent et sélectionnent les sources alimentant les thèmes de veille, les technicien·ne·s parcourent quant à eux les listes d’articles et de documents sélectionnés périodiquement avec les outils en place, soit « en moyenne entre 70 et 190 articles par mois par thème » (Gadoury, 2019, p. 30). Les technicien·ne·s en documentation ont aussi révisé les organigrammes de chaque direction du CISSS afin de faire la promouvoir ce nouveau service auprès de leur clientèle, selon la stratégie de promotion établie par les bibliothécaires.
Du côté des bibliothèques universitaires, des initiatives intéressantes méritent aussi d’être soulignées. À l’Université de Toronto, les technicien·ne·s en documentation collaborent depuis 2019 à la rédaction de notes de synthèse des connaissances en santé, soit « des revues méthodologiques et des résumés de la littérature avec l’objectif d’éclaire la prise de décision fondée sur des données probantes » (Bradley-Rideout & Epworth, 2020, p. 89). Autrefois sous la responsabilité exclusive des bibliothécaires, ce travail se concrétise par la recherche d’articles, la gestion des références bibliographiques et l’assistance technique. Ce chantier de collaboration est apprécié de part et d’autre chez les deux groupes professionnels ; pour les bibliothécaires, l’économie de temps et les bénéfices reliés aux compétences uniques des technicien·ne·s possèdent une grande valeur, alors que les technicien·ne·s en documentation apprécient la mise en valeur de leurs connaissances variées auprès des clientèles (Bradley-Rideout & Epworth, 2020).
Le partage des savoirs et des connaissances à travers des communautés de pratique et des clubs d’échanges savants ouverts à tou·te·s
Kowalski (2017) et Vela (2018) identifient le partage d’information comme un élément fondamental pour briser le travail en silo, réduire les tensions entre les groupes professionnels, clarifier la répartition des tâches entre le personnel et favoriser le travail collaboratif. Kowlaski (2017) propose notamment de brèves réunions dans un format « tour de table » pour que tou·te·s soient au courant des nouvelles tâches, des chantiers de travail et des projets dans lesquels sont impliqué·e·s leurs collègues. Ce type de rencontres contribueraient à un respect renouvelé des employés les un·e·s envers les autres et une augmentation de la reconnaissance du travail.
Certains milieux ont pour leur part établi des communautés de pratique (CDP) afin de favoriser ce partage des connaissances. Une communauté de pratique se définit comme
un groupe de personnes qui travaillent ensemble (en ligne, en présentiel, en mode hybride) à inventer constamment des solutions locales aux problèmes rencontrés dans leur pratiques professionnelles. Au fur et à mesure que ces personnes partagent leurs connaissances, leurs expertises, ils apprennent ensemble
Rowe, 2022, p. 2
En partageant ces savoirs, la CDP offre des possibilités de développement professionnel à tous ses membres et réaffirme l’expertise de tous, contribuant du même coup à leur besoin de reconnaissance (Rowe, 2022). La CDP peut aussi regrouper différentes institutions travaillant dans un secteur commun – en santé, par exemple (Rowe, 2022) – ou des professionnel·le·s de divers secteurs au sein de l’institution dans laquelle la bibliothèque s’inscrit.
Dans le même ordre d’idées, une initiative fort intéressante de partage des savoirs entre les différents corps professionnels est la création d’un club d’échanges savants. Cette pratique est en cours depuis 2010 à la Bibliothèque de l’Université McGill et depuis 2016 aux Bibliothèques de l’Université de Montréal (UdeM). À l’UdeM, « le club d’échanges savants est un club de lecture qui s’adresse aux bibliothécaires cadres et professionnels ainsi qu’aux techniciennes en documentation du réseau. Il offre l’occasion d’échanger et de discuter de sujets pertinents à la bibliothéconomie et visant plus précisément la découverte des bonnes pratiques qui peuvent être instaurés dans notre milieu de travail. » (Clar, Mourid & Ménard, 2018, p. 6). Les membres se rencontrent une fois par mois et discutent d’une étude, d’un article concernant diverses pratiques dans le monde documentaire. Clar, Mourid et Ménard (2018) mentionnent également que bien que le club d’échanges savants de l’UdeM fût initialement ouvert seulement aux bibliothécaires, 40 % des participant·e·s ont exprimé dès la première année l’importance d’ouvrir l’initiative aux technicien·ne·s afin de bonifier le partage d’informations (p. 15).
Le jumelage et la formation croisée
Tel que mentionné précédemment, il existe dans plusieurs milieux une méconnaissance réciproque de la nature du travail effectué par les bibliothécaires et les technicien·ne·s, ainsi que de la nature de la formation suivie, qui favorise la création de tensions et d’incompréhension au sein des équipes (Fragola, 2009). Pour régler ce problème, l’étude de Hill (2014) propose la mise sur pied dans les milieux de travail d’un programme de jumelage. Les bibliothécaires et technicien·ne·s pourraient ainsi expérimenter leur travail respectif pendant une journée, ce qui leur offrirait une occasion de formation mutuelle. La mise en place d’événements sociaux informels pour créer des liens est également non négligeable selon l’autrice.
Qui plus est, dans le but d’une redéfinition des rôles des membres d’une équipe, qu’il s’agisse d’une reconfiguration des rôles ou d’un transfert de responsabilités d’une personne à une autre, le développement professionnel demeure extrêmement important (Thacker, Sawyer & Jennings, 2021). Pour ce faire, des études citent l’importance de la formation croisée ou polyvalente (cross-training), soit « l’action de former les employés pour occuper différents rôles, acquérir différentes compétences et réaliser différentes tâches » (Thacker, Sawyer & Jennings, 2021, p. 12). Ce type de formations peut impliquer le partage de documents d’informations et de procédures, la formation pratique ancrée dans le milieu, ainsi que l’accompagnement par un autre membre de l’équipe (Kowalski, 2017).
Le développement de collection conjoint et le catalogage collaboratif
Des études (Hill 2014 ; Bilodeau & Poirier, 2012) qualifient le développement de collection comme étant un chantier recelant un grand potentiel de collaboration dans les milieux documentaires. Sous la responsabilité des bibliothécaires dans la très grande majorité des bibliothèques universitaires et spécialisées, ce travail gagnerait à être partagé avec les technicien·ne·s en documentation. Certains milieux ont déjà développé des pratiques en ce sens.
En 2015, la Bibliothèque de l’Université Laval a créé un pool de technicien·ne·s en documentation attitré au développement de collection. Tel que Dufour (2018) le mentionne,
les pools ont l’avantage de répartir les tâches au sein de petites équipes et d’assurer en tout temps la présence d’une technicienne apte à réaliser le travail demandé. La charge de travail se répartit sans doute mieux, puisque l’ancienne formule associait une technicienne à des bibliothécaires plus ou moins exigeants, selon leurs personnalités
p. 248
Ainsi, pour chaque sujet développé, une technicienne effectue un premier tri de documents en fonction des critères de sélection établis par la bibliothécaire – parfois sous la forme d’un tableau recensant des filtres de sélection, des éléments à conserver et à exclure, des exceptions s’appliquant aux sélections et aux exclusions. Le tri est par la suite classé en trois catégories intitulées informellement « oui », « non », et « doute ». Les ouvrages classés dans la pile des doutes sont ensuite révisés par les bibliothécaires qui prennent la décision finale. Ce développement de collection partagé présente de multiples avantages tels que l’économie de temps pour les bibliothécaires et la formation d’une expertise relative aux sujets développés chez les technicien·ne·s.
Le catalogage collaboratif est également décrit comme une pratique aux multiples bénéfices par Cox et Myers (2010) qui ont sondé les équipes de catalogage des bibliothèques membres de l’Association des bibliothèques de recherche aux États-Unis. Selon les résultats de leur recherche, les bibliothécaires et les technicien·ne·s en documentation considéraient que les deux groupes professionnels étaient qualifiés pour effectuer du catalogage original et du catalogage complexe, et que la segmentation catégorique, pratique des années 1990 et début des années 2000, n’était pas nécessaire, voire nuisible. Afin d’assurer l’uniformisation du catalogage, les bibliothécaires ont formé les technicien·ne·s aux nouvelles tâches et révisent de manière constante un échantillon des notices créées. Le partage de ce travail leur a par ailleurs permis de réaliser davantage de tâches liées à leurs activités de recherche, aux comités et au travail de gestion (p. 221).
Étude de cas d’un milieu spécialisé : des exemples de collaboration réussie à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec
Au cours des dernières années, la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec a mis sur pied des projets collaboratifs très appréciés par son personnel. Tout d’abord, en février 2022, le Service de l’information de la Bibliothèque a lancé un guide thématique sur les femmes en politique au Québec[3] (voir la figure 1), fruit du travail conjoint des bibliothécaires et techniciennes en documentation de l’équipe. Disponible en ligne,
ce nouvel outil de recherche [met] en valeur le travail des femmes parlementaires québécoises et les projets de loi touchant à la condition féminine. Il regroupe des ressources pertinentes d’information afin de contribuer à la recherche sur l’engagement politique des femmes québécoises
Ménard, 2022
Sous la coordination d’une bibliothécaire de référence, la compilation de données, la recension de ressources, la conception de tableaux graphiques et la rédaction du contenu furent exécutées par une équipe formée de plusieurs techniciennes en documentation, ainsi que de quelques bibliothécaires et agents de recherche. En raison de la grande qualité de leur travail, les mises à jour du contenu de ce guide ont également été confiées à l’équipe de techniciennes. Cette ressource fut saluée par plusieurs anciennes et actuelles parlementaires pour sa pertinence et sa qualité.
Par ailleurs, le Service de l’information de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale a sollicité en 2021 et en 2022 la contribution de ses techniciennes en documentation dans le cadre de la réalisation d’expositions. Sauf exception, les expositions du Service étaient auparavant la réalisation d’un chargé de projet qui travaillait seul. La plus récente exposition du Service, intitulée Femmes et politique : une histoire d’engagement [4] (voir la figure 2), a brisé ce moule en constituant une équipe de techniciennes en documentation et de bibliothécaires qui ont effectué la recherche documentaire, la recherche iconographique, la rédaction des vignettes d’exposition. Les bibliothécaires et les technicien·ne·s en documentation ont effectué des recherches de complexité similaire, et les résultats rapportés furent tous d’une grande pertinence. La constitution de cette équipe a permis la production de matériel de meilleure qualité, en plus grande quantité.
Enfin, la Bibliothèque de l’Assemblée nationale a mis sur pied en 2022 un projet de développement de collection en collaboration avec les techniciennes en documentation. L’équipe s’est, entre autres, inspirée de l’expérience des Bibliothèques de l’Université Laval, mentionnée précédemment, et a procédé en confiant la surveillance, le dépouillement et la première sélection de corpus de documents particuliers aux techniciennes. Ces corpus de documents regroupent :
les publications gouvernementales canadiennes ;
les mémoires et thèses universitaires ;
les mémoires issus des consultations prébudgétaires et ceux présentés lors des consultations gouvernementales ;
les ouvrages-anniversaires publiés par les villes pour alimenter la collection d’histoire régionale ;
les publications écrites par les nouveaux parlementaires élus ;
les ouvrages primés par les différents prix littéraires québécois pour alimenter la collection de littérature québécoise ;
les demandes d’accès à l’information des ministères et organismes qui présentent un intérêt pour répondre à des demandes de référence.
Considérant le vaste nombre de corpus de documents que les bibliothécaires devaient précédemment dépouiller, ce partage engendre une économie de temps non négligeable dans un monde où la quantité de sources à dépouiller et à surveiller en développement de collection s’accroît de manière exponentielle.
Étude de cas d’un milieu universitaire : des exemples de collaboration réussie aux Bibliothèques de l’Université de Montréal
Du côté universitaire, des pratiques inspirantes ont aussi été instaurées dans le réseau des Bibliothèques de l’Université de Montréal. Un exemple intéressant est celui des technicien·ne·s en documentation de diverses bibliothèques du réseau des Bibliothèques de l’UdeM, qui ont été impliquées dans plusieurs aspects des projets d’espaces de création numérique, regroupés sous l’appellation CréaNum. Les technicien·ne·s ont particulièrement participé aux volets de la formation des usagers et de la page Wiki CréaNum[5], leurs intérêts, leurs connaissances et leurs aptitudes ayant été mis en valeur dans le cadre de ce projet. Que ce soit en faisant des tests de création, en assurant une partie de l’aide et de la formation aux usagers, ou en mettant à jour la page Wiki CréaNum, les techniciennes des divers espaces de création participent au processus d’utilisation de ces espaces. Cette participation se fait en collaboration avec les médiateurs en technologies et les bibliothécaires. À la Diathèque de la Bibliothèque d’aménagement, les aptitudes et les intérêts de la technicienne en documentation spécialisée à la collection d’images sont également mis en valeur. La mise à jour de la banque d’images numériques, l’aide à la référence et l’utilisation de logiciels spécialisés font partie de ses responsabilités, le tout en collaboration avec la bibliothécaire disciplinaire. Toujours à la Bibliothèque d’aménagement, une place est laissée à l’expertise et aux connaissances respectives, tant personnelles qu’académiques, des technicien·ne·s à la référence dans la démarche d’aide et d’accompagnement des usagers. Finalement, les technicien·ne·s en documentation de ce milieu ont aussi participé au processus de diverses expositions conçues et montées en bibliothèque.
Une autre bonne pratique informelle instaurée au fil des années est celle des technicien·ne·s et des bibliothécaires de la Bibliothèque de l’aménagement de l’UdeM, qui s’informent et partagent chaque semaine les questions qui leur sont posées à la référence. Ce partage débute par les questions demandées, puis les pistes de recherche, les ressources disponibles, ainsi que les trucs et astuces utiles pour y répondre. Toujours à l’UdeM, les technicien·ne·s de la Bibliothèque de la santé à la référence s’occupent d’une part importante des questions. Lorsque les questions atteignent un certain niveau de spécialisation, les étudiants sont dirigés vers les bibliothécaires, après validation de la démarche préalable et un partage d’informations par la suite, afin d’élargir les connaissances de l’équipe de référence. Dans certains cas, des outils ont été développés par les bibliothécaires afin de permettre aux technicien·ne·s de s’occuper de la démarche complète au besoin. Les technicien·ne·s sont aussi des personnes-ressources pour l’utilisation des logiciels de gestion bibliographiques, ainsi que pour le style Vancouver, toujours en collaboration avec l’équipe de référence.
Dans le réseau des Bibliothèques UdeM, le développement de collection est assuré par les bibliothécaires du réseau. À la Bibliothèque d’aménagement, une pratique informelle depuis quelques années consistait à partager l’information entre le technicien en documentation à la référence et la bibliothécaire disciplinaire au sujet du développement de collection. En échangeant sur les principaux sujets de recherche des étudiants, les questions fréquemment posées, les tendances qui s’en dégageaient, la fréquentation d’événements en lien avec l’aménagement, comme des conférences et des vernissages, ainsi que la pratique quotidienne de la bibliothécaire en matière de développement de collection, le technicien a pu y apporter son expertise. Depuis peu, cette pratique est mise en commun et les technicien·ne·s en documentation sont invitées à partager les questions fréquentes reçues, les sujets qui semblent intéresser les étudiants et les professeurs. De cette manière, la référence influence directement le développement de collection par une approche de proximité avec la communauté de la Faculté de l’aménagement.
Les avantages d’une approche collaborative : assurer la rétention des employé·e·s
La littérature évoque l’importance de la collaboration entre bibliothécaires et technicien·ne·s pour favoriser la rétention des employé·e·s et l’optimisation des ressources des milieux documentaires. D’emblée, Bilodeau-Poirier (2012) ont établi dans leurs recherches l’importance de la diversification des tâches pour les technicien·ne·s ; pour 85,4 % des répondant·e·s à leur sondage, il s’agissait de l’élément le plus important pour assurer leur motivation au travail (p. 182). Leur étude en conclut que cet élément peut s’avérer primordial dans la rétention des employé·e·s pour les milieux documentaires qui souhaitent se distinguer sur le marché du travail. La collaboration entre les deux corps professionnels entraîne justement une diversification des tâches des technicien·ne·s, en évitant de les cantonner à des rôles statiques et non évolutifs.
L’autonomie est le deuxième élément le plus important en vue de motiver les technicien·ne·s dans les milieux de travail selon leur étude. Celle de Patillo, Moran et Morgan (2009) abonde dans le même sens en mentionnant que l’autonomie est une composante majeure de la satisfaction au travail. Redéfinir les rôles et accepter le transfert de certaines tâches traditionnellement associées aux bibliothécaires vers les technicien·ne·s impliquent d’accorder de l’autonomie aux deux groupes professionnels, ainsi que de la flexibilité plutôt que de la microgestion. Trouver l’équilibre sur cette question peut avoir un effet positif sur le recrutement de nouveaux talents et la rétention des employés selon Patillo, Moran et Morgan (2009). Glusker, Emmelhainz, Estrada et Dyess (2022) arrivent aux mêmes conclusions ; l’autonomie et la flexibilité influencent substantiellement la motivation des travailleurs et des travailleuses, et ont donc un impact direct sur la rétention du personnel (p. 169). Déjà, en 2002, dans leur étude sur les transformations des rôles des technicien·ne·s, Pilarski et Picasso notaient les bénéfices nombreux à offrir aux employé·e·s un maximum de flexibilité à chaque occasion possible : créations d’opportunités, meilleure adaptation au changement, plus grande satisfaction au travail et bien-être renouvelé au travail (p. 132).
Qui plus est, favoriser la collaboration entre bibliothécaires et techniciennes en documentation réduit les tensions et génère un climat de travail plus sain et plus agréable, ce qui a un important impact sur le moral de l’équipe, comme démontré par Hill (2014). Dans son étude sur la satisfaction des employés des bibliothèques de l’Université Cornell, Li et Bryan (2010) soulignent que si les gestionnaires n’ont certes pas le contrôle sur les salaires et les bénéfices octroyés dans des contextes syndicaux, ils peuvent agir sur les autres dimensions des conditions de travail de leurs employé·e·s, telles que la création et le maintien d’un environnement de travail agréable et sain (p. 266). Dans un contexte de pénurie de main-d’oeuvre et d’importants besoins en technicien·ne·s en documentation, la collaboration interprofessionnelle devient particulièrement importante pour la rétention des talents. Dans leur vaste et récente étude sur le moral des équipes en bibliothèques universitaires, Glusker, Emmelhainz, Estrada et Dyess (2022) établissent l’importance d’un climat sain et d’un moral positif afin d’éviter l’épuisement professionnel et la baisse de productivité (p. 158).
Dans ce but, la collaboration interprofessionnelle devrait inciter les gestionnaires des milieux universitaires et spécialisés à réviser les politiques et procédures en place après des consultations auprès du personnel impliqué (Kowalski, 2017). L’objectif consiste à faire évoluer les procédures vers des flux de travail où les rôles et les tâches sont partagés. Kowalski (2017) et Cates (2018) soulignent que supprimer les silos fait en sorte que les groupes ne travaillent plus en compétition l’un contre l’autre, mais bien en partenariat et en complémentarité vers des objectifs communs à l’organisation. La productivité et l’efficacité des bibliothèques peuvent ainsi s’accroître. Un exemple documenté est celui de la gestion des employé·e·s aux comptoirs de référence. Au début des années 2000, plusieurs bibliothèques ont analysé la présence des bibliothécaires au comptoir de référence et ont conclus que transférer cette responsabilité – partiellement ou entièrement – aux technicien·ne·s en documentation accroîtraient leur productivité. Les études de Courtney (2001) et Dinkins, Debbi et Ryan (2010), par exemple, ont toutes deux démontré qu’assigner en tout temps des bibliothécaires aux comptoirs de référence était improductif et ne menait pas à une satisfaction accrue des usagers. Le partage de cette tâche, voire le transfert complet dans certains milieux, a permis aux bibliothécaires d’obtenir d’autres responsabilités et aux techniciennes d’augmenter leur autonomie.
Enfin, dans son article intitulé Réflexion sur le parcours de bibliothécaire gestionnaire (2021), Guylaine Beaudry fait état des difficultés pour trouver des bibliothécaires qui veulent occuper des fonctions de gestion. Elle mentionne notamment que
les bibliothécaires considèrent souvent que la différence sur le plan salarial, relativement mince il faut bien le dire, n’est pas un incitatif suffisant face aux situations délicates et difficiles liées aux personnels sous sa supervision – le jeu n’en vaut pas la chandelle
p. 21
Dans cet ordre d’idées, en réduisant les tensions et les conflits entre bibliothécaires et technicien·ne·s, la collaboration pourrait même avoir un impact sur l’attraction de bibliothécaires dans les postes de gestion.
Conclusion
Cet article visait à présenter les défis de la collaboration entre bibliothécaires et technicien·ne·s en documentation, à proposer des pistes de solutions afin de l’améliorer et à d’en démontrer les avantages. Pour ce faire, il se base sur une approche qualitative et s’appuie sur une recension de la littérature scientifique dans le domaine. Nous nous proposions d’identifier les défis qui freinent la coopération interprofessionnelle, de fournir des exemples de bonnes pratiques et de projets réussis de collaboration dans les bibliothèques universitaires et spécialisées, ainsi que de mettre en lumière les avantages d’une approche collaborative.
Les divers défis qui freinent la coopération entre les deux corps de métier sont variés. Touchant, entre autres, la répartition du travail entre ces deux groupes, les distinctions professionnelles et les biais intergroupes, ainsi que l’utilisation des connaissances et des compétences de l’ensemble du personnel, ils peuvent être relevés de différentes manières. L’utilisation de bonnes pratiques dans les milieux documentaires en est une. Plusieurs ont été présentées dans ce texte, dont le partage des savoirs et des connaissances, une meilleure compréhension des tâches respectives des deux métiers en question et une collaboration accrue entre eux dans les projets de leurs milieux de travail. Ce dernier point pourrait amorcer une réflexion sur la répartition traditionnelles des tâches des bibliothécaires et des technicien·ne·s en documentation. Des études de cas ont été présentées pour donner des exemples de bonnes pratiques, notamment à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec et dans le réseau des Bibliothèques de l’Université de Montréal. Les avantages de cette approche collaborative sont l’amélioration de la dynamique entre les technicien·ne·s en documentation et les bibliothécaires, ainsi qu’une plus grande autonomie pour toutes et tous, entre autres éléments abordés. Finalement, le but de cette démarche est aussi d’assurer le bien-être et la rétention des employés dans un contexte en constante évolution sur ces questions.
En conclusion, cet article souhaite ajouter une pierre à l’édifice de la coopération entre les différents groupes professionnels qui travaillent ensemble dans les bibliothèques universitaires et spécialisées. Le dialogue entrepris ici entre un technicien en documentation et une bibliothécaire souhaite symboliser l’étendue des possibilités offertes par l’échange interprofessionnel, afin de démontrer que les professionnel·le·s de l’information – et leurs communautés desservies – ont tout à gagner à s’entraider et à s’élever mutuellement.
Parties annexes
Notes biographiques
André BILODEAU détient un baccalauréat spécialisé en histoire de l’Université Laval et un diplôme en techniques de la documentation du Cégep Garneau. Après avoir oeuvré en librairie aux services des collectivités et à Bibliothèque et Archives nationale du Québec, il travaille depuis 2005 dans le réseau des bibliothèques de l’Université de Montréal (UdeM). Depuis 2007, il est technicien en documentation à la référence et à la formation des usagé.e.s à la Bibliothèque d’aménagement de l’UdeM. Il a publié des articles et donné des conférences en histoire et dans le monde documentaire.
Carolyne MÉNARD est détentrice d’un baccalauréat spécialisé en histoire de l’Université de Montréal, d’une maîtrise en histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et d’une maîtrise en sciences de l’information de l’Université McGill. Bibliothécaire de référence à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec pendant quelques années, elle occupe depuis l’automne 2022 le poste de Cheffe d’équipe et Responsable de la médiation pour le Service de l’information de cette même institution.
Notes
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[1]
Pour en savoir plus sur la mission, les clientèles desservies et les services offerts par la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, consultez le site web suivant : www.bibliotheque.assnat.qc.ca
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[2]
Pour en savoir plus sur la mission, les usagers desservis et les services offerts par le réseau des bibliothèques de l’Université de Montréal, consultez le site web suivant : www.bib.umontreal.ca
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[3]
Pour en savoir plus sur ce guide, consulter le site web suivant : https://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/guides/fr/14924-les-femmes-en-politique-au-quebec
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[4]
Pour accéder à la version virtuelle de cette exposition, consulter le site web suivant : https://expositionsvirtuelles.bibliotheque.assnat.qc.ca/femmes-et-politique-une-histoire-d-engagement
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[5]
Pour en savoir plus sur cette initiative, consultez la page web suivante : https://creanum.notion.site/creanum/Wiki-Cr-aNum-d1d89b0e971042e8a82696661050ab65
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