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Introduction : Les fake news, un problème pour les bibliothécaires ?

Depuis 2016, les fake news[1] (« infox » selon le néologisme proposé par la Commission de l’enrichissement de la langue française) ont contaminé le flux d’information au point d’avoir un impact sur les résultats électoraux aux États-Unis (Lischka, 2019) et référendaires au Royaume-Uni (Gauthier, 2018). La littérature scientifique note que l’éducation aux médias fait consensus pour permettre aux citoyens et citoyennes de trier le bon grain de l’ivraie dans le contextuel actuel d’infobésité (Kothari et Hickerson, 2020). Les enseignants (Landry, 2018) et les journalistes (Sauvé, 2019) peuvent contribuer à aider la population à trouver des informations fiables. À titre de professionnels de l’information, les bibliothécaires ont un rôle à jouer en matière de lutte à la désinformation (Cormerais et al., 2017 ; Le Deuff, 2018). Pourtant, peu de recherches empiriques portent sur leur rôle, particulièrement dans la francophonie. Sont-ils préoccupés par cet enjeu ? En sont-ils des témoins fréquents ou occasionnels ? Quelle est leur réaction quand ils sont confrontés à des fake news ? Sont-ils bien outillés pour y faire face ? Ont-ils mis sur pied des initiatives de sensibilisation et de formation ? Par le biais d’un questionnaire, notre étude a tenté de circonscrire le rapport des bibliothécaires d’expression française du Québec aux fake news.

Problématique : Quelle éducation face aux fake news ?

Comment faire face aux fake news ? Cette question a émergé récemment dans la littérature scientifique (Landry, 2018). En revanche, les enjeux qu’elle soulève relèvent de problématiques qui animent la recherche autour de la culture de l’information depuis de nombreuses années (Jacquinot-Delaunay, 2007, 2011 ; Landry, 2017 ; Le Deuff, 2011). Ainsi, la question majeure de la compréhension du fonctionnement des médias a déjà pris en compte l’évolution radicale que constitue la généralisation du numérique comme support de diffusion. De plus, on s’interroge sur les littératies nécessaires pour trouver, évaluer et s’approprier l’information en ligne (Landry et Latellier, 2016). Les recherches menées au Québec soulignent à ce titre la nécessité d’une formation complémentaire des enseignantes et enseignants (Dumouchel et Karsenti, 2018, 2019). Ce manque fait écho à l’interrogation sur la place des bibliothécaires et documentalistes au sein de cet écosystème informationnel changeant (Inaudi et Carnel, 2017), où certains plaident pour une mise en avant de l’expertise de ces derniers à propos de la recherche et de la qualification de l’information (Le Deuff, 2018). Cependant, dans la production scientifique, dans les initiatives pour réagir aux fake news et dans la visibilité médiatique, ce sont essentiellement les journalistes, autres professionnels directement concernés par le phénomène, qui s’avèrent les plus actifs et visibles (Bigot, 2017 ; Doutreix et Barbe, 2019 ; Eustache, 2019 ; Sauvageau, Thibault et Trudel, 2018).

Ce rapide tour d’horizon soulève un double constat. Le premier concerne la représentation très majoritaire des journalistes et des chercheurs en journalisme, au détriment de professions apportant un regard complémentaire sur la circulation de l’information en société. Le second concerne l’expertise propre des bibliothécaires et documentalistes, notamment en matière d’évaluation des sources et de la qualité de l’information, qui est complémentaire aux dimensions de production de l’information dont les journalistes sont les experts. Ce double constat a initié notre enquête puisque nous avons voulu vérifier si les intéressés se reconnaissaient cette autorité et s’investissaient dans la lutte contre les fake news.

Une enquête par questionnaire auprès de la communauté professionnelle

L’approche quantitative est la plus appropriée pour circonscrire la perception des fake news par un groupe professionnel comme les bibliothécaires du Québec (Blais et Durand, 2009). C’est pourquoi nous avons créé un sondage de 19 questions offrant des réponses à choix multiples ou à développement. Il a été lancé, via la plateforme LimeSurvey, le 30 juin 2020 et s’est terminé le 30 septembre suivant. Notre étude visait l’ensemble du territoire du Québec.

Nous avons invité les bibliothécaires du Québec à y répondre par le biais des infolettres et des listes de diffusion interne des associations professionnelles et des employeurs suivants : Association des bibliothèques publiques du Québec, Association pour la promotion des services documentaires scolaires, Fédération des milieux documentaires, Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, Sous-comité des bibliothèques du Bureau de coopération interuniversitaire, Regroupement des bibliothèques collégiales, École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, Bibliothèques et Archives nationales du Québec, Réseau des bibliothèques publiques de Montréal.

Participants et participantes

La population à l’étude est composée de quelque 1200 bibliothécaires professionnels[2]. Rappelons que l’accès au titre de la profession est réservé aux détenteurs d’une maîtrise octroyée par une école professionnelle accréditée par l’American Library Association. Nous avons exclu les techniciens et techniciennes en documentation, qui pourront faire l’objet d’une consultation ultérieure. 394 personnes ont répondu au sondage, mais 131 ne l’ont pas complété. L’échantillon à l’étude se compose donc de 263 répondants, soit environ 16 % du groupe professionnel. Les différents milieux d’exercice (bibliothèques publiques, scolaires, collégiales, universitaires et spécialisées) sont représentés de façon proportionnelle.

Plus largement, l’échantillon compte 73 % de femmes et 27 % d’hommes. La représentation géographique est variée : 55 % des répondants proviennent de Montréal ; 13 % de la Montérégie ; 7 % de la Capitale-Nationale et 4 % des Laurentides. Le Bas-Saint-Laurent, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, la Mauricie, l’Estrie, l’Abitibi, la Côte-Nord et la région de Laval sont aussi représentés, mais plus faiblement (2,66 %). Les groupes d’âge sont les suivants : 20 % 25-44 ans ; 38 % 35-44 ans ; 25 % 45-54 ans ; 14 % 55-64 ans ; 3 % 65 ans et plus. Sans surprise, le diplôme le plus avancé que nos répondants ont obtenu est une maîtrise (91 %) ou un doctorat (2 %) ; 8 répondants étaient encore aux études. La très grande majorité (85 %) travaille directement avec le public parfois (44 %) ou principalement (41 %). Le quart (22 %) a moins de quatre ans d’expérience comme bibliothécaire professionnel ; une proportion semblable (26 %) a de 5 à 9 ans d’expérience ; 19 % en a de 15 à 24 et 14 % plus de 25.

Après la clôture du sondage, nous avons analysé les résultats de façon préliminaire afin d’en présenter un résumé au Congrès des professionnels de l’information qui s’est tenu du 2 au 6 novembre 2020 en visioconférence. Cet article propose la version finale des analyses.

Analyses des données

L’analyse des données s’est faite sans recourir à d’autres outils que ceux fournis par la plateforme Limesurvey. Celle-ci permet une fouille suffisante dans les données, incluant la création de tris croisés et leur représentation sous forme de graphiques et de tableaux.

De façon générale, la consultation révèle un intérêt manifeste des bibliothécaires du Québec face aux enjeux liés aux fake news. Il faut mentionner que la période de consultation a été marquée par la pandémie de la COVID-19, donnant lieu à une surabondance d’articles dont la véracité était mise en doute, ce qui a pu causer un biais méthodologique. De nombreux commentaires faisaient référence, en effet, aux complots sur la propagation du coronavirus, par exemple sur le rôle de la technologie « 5G ».

Une communauté professionnelle préoccupée et investie

Les bibliothécaires sont beaucoup (47 %) ou assez (40 %) préoccupés par le phénomène des fake news (voir figure 1). En fait seulement 12 % se disent peu préoccupés par la question, et 1 % « pas du tout ».

Figure 1

Réponses à la question 1

Réponses à la question 1

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Près de 4 bibliothécaires sur 10 sont confrontés aux fake news une fois par semaine, et 26 % chaque jour. Pour environ 15 %, cette fréquence est évaluée à une fois par mois et le même nombre estime qu’ils ne sont « jamais ou presque » confrontés aux fake news.

La plupart des fake news dont les répondants ont été témoins ont pour thème la santé et l’alimentation (36 %), la politique (22 %) ou la science (14 %) (voir figure 2). Dans les 169 commentaires recueillis dans la case correspondante, les allusions à la COVID-19 et ses déclinaisons (Covid, coronavirus…) reviennent 60 fois. Les répondants évoquent également le « 5G » (10 occurrences) et « Bill Gates » (5 mentions).

Figure 2

Réponses à la question 3

Réponses à la question 3

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Que font les bibliothécaires lorsqu’ils sont confrontés à une fake news ? Ils en parlent à leurs proches, amis ou collègues (38 %) ou cherchent à publier un rectificatif (15 %). Le répondant numéro 273 explicite son attitude dans la section des commentaires :

Je cherche les vraies sources et notifie à la personne, si je la connais, que l’information est erronée. S’il s’agit d’un usager qui m’en parle directement, je lui en parle. S’il s’agit de personnes que je ne connais pas sur les réseaux sociaux, ou d’une discussion entre usagers que j’entends, je ne réagis pas. Une intervention peut être jugée intrusive et les réactions peuvent être hostiles.

Où trouve-t-on les fake news ? Les bibliothécaires pointent du doigt les médias sociaux tels Facebook (89 % le croient « très susceptible » d’en diffuser) ; Twitter (66 %), Instagram (45 %) ou Tik Tok (39 %) (voir figure 3). Pour 75 % d’entre eux, le diffuseur Youtube est très susceptible d’en diffuser aussi. Les médias « traditionnels » sont, à l’inverse, pas du tout ou peu susceptibles d’en diffuser selon 93 % de nos répondants pour Le Devoir ; 90 % pour Radio-Canada ; autant (90 %) pour la station radiophonique privée 98,5 ; 84 % pour La Presse, 74 % pour L’actualité, 54 % pour Le Soleil[3]. Les journaux locaux comme Le Nouvelliste (41 %) ou le Quotidien (36 %) jouissent également d’une relativement bonne réputation. On ne peut pas en dire autant du Journal deMontréal (les bibliothécaires sont 45 % à penser que ce média est « moyennement susceptible » de diffuser des fake news ; 22 % croient même qu’il est « assez susceptible » et 5 %, « très susceptible » de le faire) ou du réseau TVA (55 % croient celui-ci moyennement ou assez susceptible d’être un diffuseur de fake news). Quant à la station radiophonique RadioX, elle est jugée sévèrement par les répondants puisque 6 sur 10 la considèrent assez ou très susceptible de le faire.

Figure 3

Réponses à la question 6 portant sur les diffuseurs de fake news

Réponses à la question 6 portant sur les diffuseurs de fake news

Selon les répondants, Le Devoir (en haut à gauche) est considéré comme « peu susceptible » de diffuser des fake news, alors que les réseaux Facebook (en bas à gauche) et Twitter (en bas à droite) sont au contraire « très susceptibles » ou « assez susceptibles » de le faire. Le Journal de Montréal (en haut, à droite) reçoit des jugements plus partagés.

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Au chapitre des solutions envisagées par les bibliothécaires pour enrayer la désinformation, la quasi-totalité des répondants (98 %) estime qu’il faut « éduquer les lecteurs pour éviter qu’ils partagent des informations inexactes » : 79 % pensent que c’est une « très bonne idée » et 19 %, une « plutôt bonne idée ».

Les diffuseurs comme Facebook, Twitter et Google doivent-ils « bannir les auteurs de désinformation » ? 27 % pensent que c’est une « très bonne idée » ; 49 %, une « plutôt bonne idée ». 22 % des répondants trouvent toutefois que c’est une « plutôt mauvaise idée ».

La promulgation de « lois pour interdire les fake news » reçoit un accueil mitigé : 41 % pensent que c’est une idée « plutôt mauvaise » alors que 36 % estiment au contraire que c’est une idée « plutôt bonne ». Quand on réunit deux camps (« très bonne » et « plutôt bonne » contre « plutôt mauvaise » et « très mauvaise »), on arrive à la parité : 50-50.

Les gouvernements doivent-ils mieux financer les entreprises de presse pour « protéger le public contre les fake news » ? Une nette majorité (86 %) appuie cette avenue.

Nous voulions savoir « quel rôle les bibliothécaires et les autres professionnels de l’information pouvaient jouer par rapport aux fake news ». À en juger par le haut taux de réponses (89 % des répondants, soit 234 personnes), les bibliothécaires ont de multiples idées sur la question. Certaines réponses sont laconiques ; d’autres comptent plusieurs paragraphes. Le répondant numéro 107 mentionne que les bibliothécaires sont comme des soldats sur un champ de bataille :

Je pense que le nerf de la guerre demeure l’éducation, et c’est là un rôle central des bibliothécaires et professionnels de l’information. La législation arrive en réaction, donc en retard, pour contrer un phénomène. Or, l’univers des fake news prend tellement de visages et les technologies (pensons au deepfake) n’aideront pas ! Les gens doivent apprendre à exercer leur sens critique, à vérifier la qualité et la crédibilité de l’information. Les journalistes ont investi le terrain, ne leurs laissons pas toute la place ! L’expertise des bibliothécaires doit être mise en valeur, ils ont les connaissent pour contextualiser le phénomène et sortir de l’anecdotique pour vraiment doter les citoyen.nes d’outils pour se défendre contre les fake news.

« Y a-t-il eu, dans votre bibliothèque, des initiatives spécifiquement liées aux fake news ? » À cette neuvième question, 119 personnes (45 %) ont répondu par l’affirmative. Dans l’espace réservé aux commentaires, on constate que ces initiatives sont nombreuses et variées. « Formations pour les jeunes » (numéro 12) ; « Conférences, formations » (numéro 345) ; « Affiches en bibliothèque » (numéro 18) ; « Semaine des fausses nouvelles » (numéro 30) ; « création d’un journal dans lequel une seule des 4 nouvelles était vraie (il faut découvrir laquelle) » (numéro 30) ; « Construction d’un canal de diffusion des rectification » (numéro 161) ; « Tableau Pinterest avec plusieurs liens sur les fake news » (numéro 277) ; la répondante numéro 199 affirme que « la désinformation est au coeur de nos préoccupations » et qu’elle rédige avec des collègues « un continuum pour le développement des compétences informationnelles en bibliothèque scolaire, de la maternelle jusqu’à la 5e secondaire ». Le numéro 394 mentionne qu’il a organisé avec la Fédération professionnelle des journalistes du Québec « deux conférences sur les fake news ; ce fut un succès ».

De façon schématique, voici les différentes catégories d’initiatives mentionnées[4] :

  • Conférences : 7

  • Ateliers : 18

  • Formations : 54

  • Pages Web : 19

La dernière partie du sondage (à l’exception des questions pour fins statistiques) portait sur la formation initiale et continue des bibliothécaires et sur leur rapport professionnel avec le sujet. Les répondants devaient noter sur une échelle de 1 à 4 s’ils étaient en désaccord ou en accord avec les affirmations suivantes :

  • Ma formation initiale en bibliothéconomie m’a préparé à faire face aux enjeux que posent les fake news.

  • Je me sens compétent pour guider mes usagers par rapport aux fake news.

  • L’offre de formation continue pour approfondir ma connaissance des fake news est adéquate au sein de ma communauté professionnelle.

  • J’ai l’intention de me former davantage à la réalité des fake news.

  • Mes collègues se soucient des fake news.

  • Mon employeur se soucie des fake news.

  • Mes usagers me reconnaissent une expertise par rapport aux fake news.

Est-ce que les bibliothécaires ont été bien formés pour faire face aux enjeux que soulèvent les fake news ? Les trois quarts des répondants acquiescent (76 %) à cette question, mais un répondant sur quatre souligne les faiblesses de sa formation initiale. Par ailleurs, 45 % pensent que l’offre de formation « pour approfondir ma connaissance des fake news » est adéquate. Le tiers (35 %) pense que cette offre est partiellement lacunaire, tandis que 78 % ont l’intention de « se former davantage à la réalité des fake news ».

Cela dit, 9 bibliothécaires sur 10 (91 %) se sentent compétents pour « guider leurs usagers par rapport aux fake news ». Est-ce que les usagers leur reconnaissent cette expertise ? Oui à 47 % ; le quart en doute et un autre quart n’a pas d’opinion sur la question. Les employeurs des bibliothécaires se soucient-ils suffisamment de cet enjeu ? Les deux tiers (66 %) des répondants le croient.

Discussion : Une profession qui se positionne face aux pratiques informationnelles actuelles

Une écrasante majorité de bibliothécaires (87 %) se dit préoccupée par les fake news. Cette préoccupation se traduit par des gestes concrets dans presque la moitié des organisations où travaillent les sondés (45 %). Qui plus est, l’éventail des mesures prises par les bibliothécaires dans le cadre de leurs activités professionnelles est riche : publication de rectificatifs, mise sur pied d’activités de formations, d’ateliers ou de conférences, créations de capsules vidéo et de pages Web pour faciliter la reconnaissance de fake news, partage d’un bulletin de veille sur le sujet, diffusion d’affiches et mise à disposition de l’information fiable dans le cadre de leur lieu de travail.

En comparaison avec une étude similaire effectuée auprès des journalistes du Québec (Sauvé, 2019), qui démontre que les journalistes se sentent impuissants devant la montée des fake news, les bibliothécaires semblent plus actifs et actives dans la lutte contre la désinformation. Le fait que la plupart travaillent directement avec le public, ce qui n’est pas le cas des journalistes, leur permet de jouer un rôle de médiation vis-à-vis toutes les sources d’information, numériques et imprimées, disponibles en bibliothèque ou sur le Web, les plaçant ainsi en situation pédagogique au quotidien. Qui plus est, le volontarisme des bibliothécaires vis-à-vis les fake news leur permet d’actualiser et de faire valoir leur expertise traditionnelle, contribuant ainsi au repositionnement de la profession dans l’espace public (Holmes, 2018). Depuis l’élection de Donald Trump en 2016, la communauté bibliothéconomique américaine s’est fortement mobilisée, se considérant professionnellement investie d’une responsabilité civique face à la déferlante de « faits alternatifs » se répandant dans les médias sociaux numériques (Cooke, 2018 ; Sullivan, 2019). Notre enquête montre que cette mobilisation traverse les frontières et concerne également les bibliothécaires du Québec.

Un décalage persistant existe cependant entre ce que les bibliothécaires font et ce que le public connaît de leur travail (Pagowsky et Rigby, 2014). Ainsi, les bibliothécaires de notre enquête se considèrent très largement compétents pour guider leurs usagers vis-à-vis des fake news, mais cette expertise n’est pas toujours reconnue. Ce problème d’image s’explique, entre autres, par une « inertie des représentations » qui amène le public à associer encore étroitement la bibliothèque au livre (Bertrand et Alix, 2015, p. 98), une relation exclusive qui fait l’impasse sur la transformation profonde de la profession depuis l’arrivée du Web. Cela dit, certains bibliothécaires sondés reconduisent également cette représentation. Lorsqu’on les questionne sur leur rôle par rapport aux fakenews, plusieurs avancent que leur travail se limite au développement et à l’utilisation de leur collection documentaire. Ce modèle n’est pourtant plus dominant au sein de la profession et fait l’objet de diverses remises en cause (Dempsey, 2016 ; Lankes, 2018).

Le portrait type de la bibliothécaire qui se dégage de notre enquête correspond à une femme branchée qui cherche à inscrire son activité dans un cadre civique, au service de la vitalité démocratique, en plus de maîtriser la diversité des pratiques de production, de validation et de circulation de l’information. L’identité professionnelle des bibliothécaires demeure marquée par son lieu d’exercice, la bibliothèque, mais il s’agit de son embarcation pour naviguer dans l’ensemble de l’écosystème de l’information. Dans un monde où l’accès à l’information est désormais ubiquitaire, les bibliothécaires ne sont plus tant les gardiennes du temple du savoir que les pédagogues qui aident leurs publics respectifs à mettre en contexte et à produire une évaluation critique de tous les documents qui leur tombent sous la main (Agosto, 2018).

Depuis le tournant du deuxième millénaire, la composante pédagogique de la profession est en plein essor (Ariew, 2014 ; Limberg et Alexandersson, 2017), ce que l’on constate également chez les bibliothécaires du Québec (Champoux, 2016 ; Lapointe et Castonguay, 2020). Parmi nos répondants, plus d’une vingtaine se disent investis du mandat d’éduquer aux « compétences informationnelles », l’expression consacrée au Québec pour traduire l’information literacy conceptualisée aux États-Unis à partir des années 1970, mais dont la véritable consécration date du début des années 2000 (Ariew, 2014 ; Whitworth, 2014). Par ailleurs, près de quarante répondants soulignent la teneur « critique » de leurs interventions auprès des usagers de leur bibliothèque.

Un second point de discussion concerne les dimensions que devrait intégrer une formation pour faire face aux fake news. Les réponses des enquêtés laissent effectivement supposer une partition encore importante entre certaines sources comme les journalistes ou les scientifiques, qui seraient reconnues statutairement comme fiables, et d’autres à la fiabilité plus discutable. Si celle-ci peut encore faire sens dans beaucoup de contextes, il convient de souligner que deux facteurs sont venus complexifier la manière dont les fake news doivent être abordées.

Le premier concerne la qualité de l’information produite par ces autorités informationnelles traditionnelles. Si celle-ci reste très souvent remarquable, beaucoup de travaux ont néanmoins pu constater une baisse de qualité sur au moins deux niveaux : la rigueur de la construction de l’information et l’indépendance de celle-ci à l’égard d’autres intérêts, marchands ou politiques (Broustau et Francoeur, 2017 ; Dubois, 2016 ; Francoeur, 2018 ; George, Brunelle et Carbasse, 2015 ; Girel, 2017 ; Maxim et Arnold, 2013). Ce constat amène à militer pour qu’une formation aux fake news ne se contente pas d’indiquer quelles sources croire, mais fournisse bien les clés aux citoyens et citoyennes pour exercer leur évaluation critique de tout contenu informationnel.

Le deuxième facteur concerne la remise en question plus profonde de ces autorités informationnelles. Au-delà de contenus sur lesquels il s’agirait de tomber d’accord quant à leur caractère de fausseté, le phénomène révèle en effet des remises en cause des garants traditionnels de ce qui peut être considéré comme fiable. L’exemple des sites de réinformation (Bouron, 2017 ; Gimenez et Voirol, 2017 ; Jammet et Guidi, 2017 ; Rebillard, 2017) et l’habitude qu’ont pris certaines personnalités politiques de qualifier toute opposition de fake news, doivent nous rappeler que les conflits autour de ces dernières portent au moins autant sur leurs caractéristiques propres que sur les manières qu’ont les citoyens d’interpréter l’information et la réalité qui les entoure. Former un citoyen à vivre dans un monde où les fake news peuvent émerger à l’improviste nécessite donc de développer une culture générale de la vie démocratique dans des sociétés technoscientifiques : un esprit critique envers les informations, mais aussi envers nos propres biais lorsque nous les consultons ; une meilleure connaissance de la manière doit fonctionnent le journalisme, la politique et la science, du rôle de ces institutions en société, et de leurs collaborations complexes.

Est-ce que les bibliothécaires devraient être plus visibles sur la place publique ? Oui, certainement. Cherchent-ils à l’être et comment s’y prennent-ils ? En se faisant connaître un peu mieux dans les cercles où on discute de lutte à la désinformation. Comme le mentionne le commentaire de notre répondant numéro 161 :

Il est temps que les bibliothécaires et les autres professionnels de l’information documentaire s’activent à éduquer les lecteurs et à documenter (à déceler) les fake news. J’imagine que ce présent sondage sera le point de départ pour une proposition de projet pour les bibliothécaires et les bibliothèques. Du moins, il sera intéressant de prendre connaissance de certains constats qui émaneront de ce portrait.

Conclusion

Malgré ses biais – un « effet COVID-19 » a pu jouer dans l’empressement à répondre aux questions d’un sondage sur les fake news – et ses limites – les réponses ne sont représentatives que sous l’angle de l’institution d’exercice –, cette enquête démontre que les bibliothécaires du Québec sont sensibles aux fake news et sont très proactifs et proactives pour tenter d’en diminuer les méfaits. Le grand nombre de répondants à notre sondage diffusé en plein été en est une illustration : si on inclut les « non complétés », ce sont près de 400 personnes qui ont effectué le geste consistant à donner leur point de vue sur la question – approximativement un tiers des représentants de la profession. Les répondants ont aussi pris le temps de rédiger des centaines de commentaires pour expliciter leur position.

Cependant, ces réactions très encourageantes demeurent encore locales et peu connectées aux autres initiatives. Ce constat rappelle ceux effectués à propos d’autres professions impliquées, comme les journalistes ou les communicatrices et communicateurs scientifiques, voire les chercheurs et chercheures. Pourtant, si les fake news sont si difficiles à aborder, c’est parce qu’elles touchent à de nombreuses dimensions informationnelle, médiatique, technique, scientifique, culturelle et politique, qui nécessitent l’apport combiné de toutes ces expertises pour aider les citoyennes et citoyens à naviguer dans le nouvel écosystème informationnel[5].

À ce titre, cette enquête nous apparaît comme un miroir tendu vers la profession pour l’encourager à s’affirmer dans son statut d’experte de la qualification de l’information et à initier les ponts avec les professions pouvant compléter son expertise dans la mise en place d’une formation complète aux manières de s’informer dans le monde actuel.