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Les Recettes Ogilvie, une relique familiale
Ce livret me vient de Laurette Charbonneau, une grand-tante décédée il y a quelques années. En vidant sa maison de St-Ours, près de Sorel, ma mère, sa filleule, a trouvé cette petite relique. À l’encre, cette inscription sur la première page : « En souvenir de dame Henry Fafard », la grand-mère de Laurette, et donc ma trisaïeule, ou arrière-arrière-grand-mère. Resté vieille fille, Laurette s’est occupée de ses parents jusqu’à la fin de leurs jours, mais elle ne cuisinait que très peu. Cet exemplaire des Recettes Ogilvie Pour la Cuisinière Moderne, publié en 1909, est d’ailleurs en condition quasi-parfaite et semble n’avoir jamais été utilisé; j’ignore toutefois si son état est dû au manque d’intérêt de ma grand-tante pour la chose culinaire, ou à au statut de « souvenir » accordé au livre, qui en aurait fait une sorte de relique intouchable. Quoi qu’il en soit, j’ouvre aujourd’hui cet ouvrage autrefois banal avec une révérence certaine, et le feuillette avec le plus grand soin.
Ogilvie, pionnière de la minoterie canadienne
La société Ogilvie Flour Mills, fondée par une famille d’origine écossaise, est un des piliers de l’histoire de la minoterie au Canada. Le premier moulin est érigé en 1801 dans la seigneurie Jacques-Cartier, près de Québec; rapidement, l’entreprise grandit et s’installe à Montréal[2]. Au courant de la seconde moitié du 19e siècle, l’importation de nouvelles techniques de mouture hongroises permet de réaliser une farine d’une finesse incomparable; l’entreprise prend de l’expansion et s’installe en Ontario et au Manitoba, en plus de conclure des accords de transports avantageux avec le chemin de fer Canadien du Pacifique. En 1886, un nouveau moulin est érigé à Montréal; il peut fabriquer jusqu’à 2100 barils de farine par jour, soit près de 40 % de la production totale quotidienne[3]. En 1895, William Watson Ogilvie, alors à la barre de l’entreprise, est désigné comme étant le plus grand producteur meunier individuel au monde. Sa mort en 1900 et celle de son frère deux ans plus tard laissent une entreprise orpheline qui, après un siècle aux mains de la famille, est vendue en 1902 à un consortium montréalais et renommée Ogilvie Flour Mills Company Limited[4]. La société continue à prendre de l’expansion et devient, en 1915, la plus importante minoterie de l’Empire britannique. Alternant entre périodes de prospérité en temps de guerre et de disette pendant la crise des années 1930, elle se lance dans une phase d’acquisitions dès le milieu du 20e siècle; parmi les plus importantes, d’abord la Lake of the Woods Milling Company, propriétaire de la fameuse marque Five Roses, puis Produits Alimentaires Catelli Limité, passent sous son égide. Puis, c’est au tour d’Ogilvie d’être vendue, d’abord à John Labatt Ltd. en 1968, puis à la compagnie américaine Archer Daniels-Midland, en 1993-1994[5].
Un ouvrage à visée éducative
En 1909, la publication des Recettes Ogilvie Pour la Cuisinière Moderne témoigne d’un phénomène déjà connu au tournant du 20e siècle, soit l’édition de livres de recettes par des grandes minoteries voulant promouvoir l’usage de leurs produits. Or, comme le souligne Elisabeth Driver, des ouvrages tels que Good Flour and How to Use It (McAllister Milling Co., à Petersborough) ou le Beaver Mills Cook Book (T.H. Taylor Co., à Chatam) n’étaient diffusés que relativement localement. Les Recettes Ogilvie Pour la Cuisinière Moderne et son homologue anglais, l’Ogilvie’s Book for a Cook, étaient les premières publications de ce genre à être diffusées nationalement et dans les deux langues officielles. Ces ouvrages furent également réédités à maintes reprises; ainsi, l’on trouve des exemplaires datés de presque chaque année entre 1905 et 1922, puis plus sporadiquement jusqu’à la dernière année de publication, en 1931[6].
Cet exemplaire des Recettes Ogilvie cherche bien entendu à promouvoir l’usage des produits Ogilvie, mais il se veut aussi un petit ouvrage éducatif dont la portée dépasse la confection de plats à la farine. Comme plusieurs livres de cuisine de l’époque, il offre une introduction aux techniques culinaires et propose une grande diversité de recettes[7]. Il s’ouvre sur une courte introduction qui vise à rassurer la ménagère sur la qualité des produits et la fiabilité des recettes proposées, dont on assure qu’elles « ont toutes été essayées et sont parfaites » (2). Au bas de la page, le mot d’ordre de l’entreprise : « La plus haute qualité avec la plus tricte [sic] uniformité » (2). Les affirmations concernant les techniques de production sophistiquées et l’esprit d’avant-garde qui anime l’entreprise et lui permet de produire ces farines incomparables sont appuyées par deux photographies, l’une d’un « Moulin Expérimental » et la seconde d’un « Four Électrique en usage au Laboratoire et au Département de la Boulangerie » (3). Ailleurs, d’autres photos montrent des expériences boulangères dans ce même laboratoire, des rouleaux à grains, les différents moulins et élévateurs appartenant à la compagnie ou encore les modes de livraison (en charrette hyppo-tractée) de la farine. Fait plutôt étonnant, cet ouvrage pourtant succinct compte un total de 11 photos, dont la majorité occupent une pleine page; aucune ne porte sur les aliments proposés dans les recettes, mais plutôt sur diverses facettes de l’entreprise. L’on pourrait y voir un désir d’attester du réel sérieux de la compagnie par des témoignages visuels, plus convaincants et plus distrayants qu’un simple texte. Tout au long du livre, l’emphase est mise sur la qualité des farines et sur un certain désir de standardisation soutenu par des avancées technologiques, par lesquels l’entreprise cherche à se distinguer. Ainsi, si la ménagère ordinaire rate parfois ses plats, clame l’auteur, c’est qu’elle n’emploie pas la farine supérieure d’Ogilvie et que les produits concurrents sont imprévisibles. L’on rappelle en effet à plusieurs reprises que les résultats de ces recettes supposées infaillibles ne sont garantis que si la farine employée est l’Ogilvie Royal Household.
Immédiatement après l’introduction, un court texte cherche à toutefois apaiser la cuisinière moins aguerrie: « Souvent la jeune maîtresse de maison sans expérience se trouve de suite découragée par son insuccès, cela est dû tout simplement à l’omission de petits détails dans la préparation des mets » (5). Bien que les recettes soient éprouvées, l’on assure ici qu’une correspondante « très expérimentée dans l’art culinaire » saura répondre aux questions en cas de pépin. L’un des publics-cible est donc sans doute la jeune cuisinière qui, s’installant en ménage, fait ses premières armes seule face aux fourneaux; bien que vraisemblablement dotée de connaissances fondamentales, elle doit encore recourir aux ouvrages spécialisés afin de parfaire ses compétences culinaires. Cette jeune femme-type est d’ailleurs dépeinte en page de couverture, sagement assise entre ses paniers de fruits et légumes, studieusement attelée à la lecture d’un livre de cuisine intitulé Ye Cooke’s Booke. Ce titre désuet rappelle l’importance des traditions et des techniques culinaires d’antan, avec lesquelles cette cuisinière idéale doit se familiariser. À la toute fin du texte, une série de conseils domestiques fondamentaux non reliés à la cuisine (comment nettoyer certaines taches, se débarrasser de rats ou encore raccommoder de la porcelaine fêlée) confirme en quelque sorte la nature peu expérimentée de ce public-cible. S’y ajoutent des pense-bêtes pour les équivalences de poids et de mesures, ainsi qu’un tableau des temps de cuisson de divers aliments communs. Il s’agit donc d’un petit ouvrage se voulant à la fois instructif et pratique, facile d’emploi pour la ménagère, en particulier si elle est encore peu rompue aux us et coutumes domestiques.
Avant d’entrer de plain-pied dans les recettes, la lectrice trouve aux pages 6 et 7 une série d’explications et de conseils sur la fabrication du pain. Malgré ses compétences culinaires et domestiques encore incertaines, la jeune femme est ici considérée comme étant capable de comprendre les mécanismes invisibles de la fermentation et les fondements scientifiques de la panification. Plutôt que d’exhorter la cuisinière à suivre aveuglément recettes et directives, l’on opte pour une approche didactique, en privilégiant toujours cependant la mise en application concrète de ces explications, parfois simplifiées à l’excès. Ainsi affirme-t-on laconiquement que le levain est « une infinité de petites plantes ou germes et est un des éléments les plus simples de la vie végétale appartenant à la même famille que la mousse » (6). Plus loin, on explique son fonctionnement :
Durant le développement le levain convertit une partie de l’empois contenu dans la farine en sucre, enlevant en même temps l’alcool, et un gaz connu sous le nom de Dioxyde de Carbone.
Ce gaz dans le travail qu’il opère pour s’échapper fait étendre le gluten élastique (ce qui est un des principaux facteurs dans la farine) et fait lever la pâte.
Lorsque le pain est placé dans le four, la chaleur dilate le gaz. C’est ce qui fait lever le pain. Finalement l’alcool et le gaz s’étant échappés, les parois des cellules sont fixées et le bon pain est fait.
7
Cet extrait témoigne d’une réelle visée pédagogique, en ne s’éloignant toutefois jamais des applications pratiques de la leçon. Ainsi, si l’on présente le « Dioxyde de Carbone », c’est pour mieux expliquer comment ce gaz contribue à faire lever la pâte; sans épiloguer sur sa composition exacte ni sur les modalités de son apparition, l’on tient néanmoins à employer le terme exact (plutôt qu’un simple « gaz » plus générique) et à détailler les procédés physico-chimiques de la fermentation. Après quelques mots sur son mode de croissance, l’on passe rapidement aux usages du levain, aux soins à lui prodiguer et aux différentes formes sous lesquels la ménagère peut se le procurer.
Plusieurs autres textes glissés entre les différentes sections mêlent pédagogie et publicité; l’on retrouve ainsi des explications sur la « granulation » de la farine et l’importance d’une mouture homogène (18), de même que sur la « Protéine », son rôle biologique et sa plus grande présence dans les farines Ogilvie. La ménagère est ici fortement incitée à n’accepter que la Royal Household, et non « les farines inférieures, que souvent l’épicier est intéressé à vendre » (26), sous-entendant qu’elle seule peut monter la garde contre les produits médiocres afin d’assurer le bien-être de sa famille. Le savoir est ainsi d’une importance cruciale pour que la cuisinière puisse assumer au mieux son rôle de nourricière. Comme on peut le constater, les préoccupations exprimées dans cet ouvrage et les produits qui prétendent y répondre correspondent aux principales anxiétés de la ménagère moyenne, relevées par Nathalie Cooke dans les ouvrages de la première moitié du 20e siècle[8]. Inquiète d’abord de la qualité des produits disponibles, la cuisinière doit arbitrer entre les contraintes du budget et ses responsabilités en matière de santé familiale. Une fois dans sa cuisine, il s’agit de savoir quoi faire avec les produits, comment les apprêter judicieusement et, bien sûr, minimiser les pertes. Enfin, son horaire chargé et le manque de motivation à préparer chaque jour des mets variés sont une source d’angoisse quotidiennement renouvelée. Dans les Recettes Ogilvie, des aphorismes en tête des chapitres rappellent ainsi l’importance de gérer l'approvisionnement alimentaire avec sagacité, créativité et économie. L’on rappelle notamment qu’ « Il ne Faut pas Jeter la Farine Pour Ramasser le Son » (9), que « Changement de mets donne appétit » (21), que « Mieux vaut se surveiller bien portant que de se soigner malade » (41), que celui « Qui mange la crème ne bat point beurre » (47) ou encore que « Trop de cuisiniers gâtent la sauce » (55). Quoi de surprenant, alors, à ce que la jeune ménagère se sente désemparée face à tous ces conseils! C’est ainsi que l’on répète ad nauseam que l’emploi des produits Ogilvie soulage la cuisinière d’une partie de ses angoisses : en insistant sur la qualité de la farine, sur sa facilité d’emploi et le temps de pétrissage réduit, sa versatilité qui permet de l'utiliser tant pour le pain que la pâtisserie, le petit ouvrage cherche à répondre à nombre de ces inquiétudes.
Cuisinières, à vos fourneaux!
Bien que l’ensemble du livre ne soit pas exclusivement dévoué aux divers usages de la farine, les chapitres les plus étoffés concernent le pain et les gâteaux (9 et 10 pages, respectivement). En règle générale, les 90 pages de recettes sont organisées autour des types de plats préparés (Soupes, Viandes et Volailles, Mets pour Entrée, Salades, et ainsi de suite) donnant ainsi lieu à 16 subdivisions entre lesquelles se glissent publicités, conseils culinaires et photographies. Les sections ayant la farine comme ingrédient central (Pain, Biscuits et Beignets, Gâteaux, Pâtisseries et Tartes) ouvrent le bal; les autres chapitres contiennent, à divers degrés, des recettes faisant appel à ce même ingrédient. L’on en profite également pour promouvoir d’autres produits vendus par Ogilvie, tel que l’avoine, l’orge perlé ou encore la « farine de blé-d’Inde Golden » (13). Deux sections méritent une attention particulière, en ce qu’elles se distinguent de la taxonomie générale. D’abord, les « Mets préparés avec le “Chafing Dish” » témoigne d’un certain désir de se différencier et de se mettre au pas de la modernité, comme l’indique le titre du livre. Bien que l’instrument en tant que tel ne soit pas nouveau, comme le souligne la courte introduction, il semblerait que « l’opinion générale » de l’époque considère son emploi comme un phénomène récent (92). Ensuite, un chapitre intitulé « Plats pour les Malades » ne manque pas de souligner à grands traits la responsabilité de la mère de famille lorsque frappe la maladie; dans ce cas, « Une nourriture saine, la meilleure préparation, un service prompt et délicat, sont les qualités essentielles » (110). Par ailleurs, seule la cuisinière attentive peut s’acquitter de cette tâche, car « Il ne fait jamais consulter le malade pour le menu. Variez les mets et cela lui aiguisera l’appétit » (110). Ainsi, l’on propose divers bouillons et soupes, des jus et des eaux d’orge et de riz, ainsi qu’un lait mêlé de Sherry. Bien avant l’avènement d’un autre type d’anxiété, celui des empoisonnements bactériens, l’on conseille :
Si le malade vous demande des oeufs crus, pour un changement, préparez-lui une limonade chaude dans laquelle vous battrez et brasserez un oeuf. Ce breuvage est délicieux.
Faites attention que la limonade ne soit jamais assez chaude pour cuire les oeufs.
110
Avis aux intéressés…
Le pain, un aliment de base
Dès l’ouverture du livre, une recette en particulier a piqué ma curiosité : celle du « Pain de Patates ». Deux formules distinctes sont proposées, chacune ayant son propre levain incorporant les tubercules, soit cuits et écrasés ou crus et râpés, auxquels s’ajoutent de la levure, de l’eau, du sucre, du sel et, dans le premier cas seulement, une petite quantité de farine. Le pain est préparé par la suite sans ajout de pommes de terres supplémentaires. Ce type de recette, courant à l’époque si l’on en croit Michel Lambert, aurait crû en popularité dans la foulée de la crise du blé entre 1830 et 1850, alors que les prix de la denrée auparavant abordable s’envolèrent[9]. Conséquemment, l’omniprésente pomme de terre, qui constituait près de la moitié de la réserve alimentaire de la province du Québec vers le milieu du 19e siècle[10], s’imposa comme un substitut partiel à la farine de blé, devenue trop chère pour bien des ménages. Aliment de survie, la pomme de terre garda sa place au coeur des recueils culinaires, même lorsque les prix du blé devinrent de nouveau plus accessibles dans l’est du pays, vers début du 20e siècle[11]. Dans le cas des Recettes Ogilvie Pour la Cuisinière Moderne, ces recettes côtoient ainsi celles des pains exclusivement préparés à partir de farine. Une quinzaine de variantes sont proposées dans le chapitre consacré à la panification, et la taille relative de cette section et sa place en tête du livre laissent entrevoir l’importance de la fabrication maison du pain pour les ménagères de l’époque. En effet, comme le souligne Jean-Claude Dupont, cette tâche domestique était si profondément ancrée dans la culture traditionnelle québécoise que, jusque dans les années soixante, les défilés de la Saint-Jean-Baptiste incluaient souvent un four à pain baladé en char dans les rues du village[12]. Dans son ouvrage ethnographique Le pain d’habitant, l’auteur transcrit un conte folklorique issu de la tradition rurale. Cette histoire humoristique, nommée La Fine, illustre par une série d’aventures la sottise d’une jeune mariée qui ne sait accomplir les plus simples tâches domestiques[13]. Une fois le ménage installé, la première demande du mari concerne la cuisson d’un pain frais. La femme, ignorante et fainéante, rate par deux fois son pain. Trop paresseuse pour ramener l’eau de la rivière, elle tente d’abord de cuire la farine seule, oubliant de la délayer; une seconde fois, « elle se décide d’apporter la poche de farine au ruisseau. Elle était en haut du courant, elle verse la poche, puis elle descend en bas du ruisseau pour arrêter la farine, et elle essayait de boulanger ça. Mais le courant a tout emporté la farine »[14]. Au sein même des traditions orales, la panification est ainsi dépeinte comme la tâche première des ménagères; littéralement comme métaphoriquement, une femme qui ne peut fabriquer le pain quotidien faillit à son rôle nourricier, et il s’ensuit forcément qu’elle ne peut s’occuper convenablement d’une famille. En effet, lors des aventures suivantes, la Fine étrangle malencontreusement tous les poulets qui auraient pu fournir des oeufs; à l’automne, lorsque son mari abat le cochon, ressource précieuse s’il en est une, elle se laisse berner par les villageois réclamant des parts et se retrouve les mains vides. Si l’on en croit la sagesse populaire, une femme trop sotte pour préparer le pain domestique condamne sans appel son foyer à la faim.
105 and plus tard…
L’une des difficultés majeures des recettes d’époque a trait aux mesures employées, souvent peu usitées de nos jours. Si les Recettes Ogilvie Pour la Cuisinière Moderne font à l’occasion appel à la chopine (environ un demi-litre, ou plus exactement une demi-pinte[15]), l’on note également une certaine volonté de standardisation alors que la tasse prend souvent l’avant-plan, reléguant la pinte aux parenthèses, comme dans la recette de pain transcrite ci-dessous.
Dans la majorité des cas, toutefois, seule la tasse est employée. En ce qui a trait aux températures de cuisson, elles sont succinctement décrites par des termes tels que « four moyen », « chaud » ou « très chaud », puisqu’évidemment la cuisinière électrique et ses réglages précis étaient encore loin de faire leur entrée dans la cuisine domestique moyenne[16]. Le pain se cuisait sur feu de bois, soit à l’extérieur de la demeure ou, pour les ménages plus aisés et de plus en plus fréquemment, dans le fourneau du poêle de la cuisine[17]. Je me suis donc fiée à plusieurs recettes de pain contemporaines et à ma propre évaluation de ce que constitue un « fourneau modérément chaud » et ai opté, avec succès, pour 400° F, ce qui a par ailleurs réduit le temps de cuisson nécessaire à 40-45 minutes.
Néanmoins, la quantité de levure (nommée ici levain) m’a donné du fil à retordre, puisqu’on fait appel au simple « gâteau de levain comprimé ». Pour Harold McGee, l’on ajoute généralement entre 0,5 et 4 % du poids de la farine en levure de boulanger (la moitié pour de la levure sèche), ce qui laisse tout de même une marge importante[18]. Dans Ratio, Michael Ruhlman opte pour 3 %[19]. Tous deux s’entendent pour dire que la quantité de levure est d’importance assez mineure; plus de levure permet un temps de levée moindre, tandis que la plus longue levée d’une pâte contenant moins de levure raffine et complexifie le goût du produit final. La consultation de plusieurs ouvrages généraux de différentes époques confirme qu’un certain flou artistique règne en matière de proportions; de 0,7 à 3,8 %, l’on en trouve pour tous les goûts, bien que nombre d’ouvrages oscillent autour de 2 %.
En consultant d’autres recettes de pain ne faisant appel ni à un levain, ni à une éponge, j’ai constaté que l’on employait un « gâteau de levure comprimée » par cinq ou six tasses de farine en moyenne–soit environ 650 et 780 g respectivement. J’ai donc réalisé deux fois le « Pain de patates No 1 », à 2 % puis à 4 %. Dans le premier cas, le levain était beaucoup moins actif et le temps de levée était beaucoup plus long, soit plus de deux heures par levée. Le goût était toutefois plus complexe et intéressant. Avec une plus grande quantité de levure, le levain était furieusement actif, et la pâte a levé bien plus rapidement; le pain était néanmoins un peu fade. Dans les deux cas, aucun goût de pomme de terre n’était perceptible. Pour plusieurs raisons, j’ai ainsi opté pour une quantité de levure à 2,5 % du poids de la farine, ce qui, après examen des recettes de pain ordinaire, signifie environ 15 g pour un gâteau de levure. En plus d’un temps de levée raisonnable qui laisse tout de même au pain le temps de développer un goût complexe, cette mesure a l’avantage de correspondre presque exactement au conditionnement actuel de la levure sèche, généralement vendue en sachets de 8 g. Il est donc aisé de remplacer le « gâteau de levain comprimé » par un simple sachet de levure sèche active du commerce, ou par 15 g de levure de boulanger. Par ailleurs, je n’ai préparé qu’une demi-recette de levain; si les proportions colossales de la recette d’origine, reproduite ici, convenaient sans doute aux larges familles d’autrefois, elles fourniraient aujourd’hui une quantité de levain bien supérieure aux besoins de la majorité des boulangers domestiques.
Levain de patate No 1
Ingrédients pour le Levain
8 grosses patates.
4 cuillerées à soupe Ogilvie’s Royal Household.
4 cuillerées à soupe de sel.
4 cuillerées à soupe de sucre granulé.
4 tasses (une pinte) d’eau bouillante.
16 tasses (4 pintes) d’eau froide.
2 gâteaux de Levain Sec (ou 1 gâteau de levain comprimé). [Environ 30 g de levure de boulanger ou 15 g de levure sèche - approximativement deux sachets]
Préparation
Pelez et faites bouillir les patates [dans juste assez d’eau pour les couvrir], puis écrasez-les dans l’eau dans laquelle elles ont bouilli et pendant que ça bout, versez sur la farine le sel et le sucre. Ajoutez ensuite l’eau bouillante, mélangez bien puis ajoutez l’eau froide. Faites dissoudre le levain dans ½ tasse d’eau tiède et mélangez le tout ensemble. Laissez ce mélange dans une place chaude environ dix-huit heures. Quand il est prêt pour l’usage, mettez-le dans un endroit frais et servez-vous en tel que prescrit.
Remarque
1 gâteau de levure sèche et ¼ de tasse de sucre dissous dans 3 tasses d’eau de patates, font un excellent levain. Egouttez les patates à midi, laissez refroidir jusqu’au soir, ajoutez le levain et le sucre, laissez reposer jusqu’au lendemain matin.
Pain de patate No 1 [Pour deux pains]
Ingrédients
4 tasses (une pinte) de levure de patates.
1 cuillerée à soupe de sel.
1 cuillerée à soupe de sucre brun.
1 cuillerée à soupe de beurre.
10 tasses (3 pintes), plus ou moins de Royal Household de Ogilvie. [6 tasses m’ont suffi]
Préparation
Mettez le levain liquide sur le poêle et brassez-le jusqu’à une température de 98° degrés [sic] Fahrenheit, puis ajoutez le sel, le sucre et le beurre, mettez la farine suffisamment réchauffée, pour faire une pâte. Il faut environ 3 ou 4 tasses de farine [trois m’ont suffi]. Couvrez-la et laissez-la lever. Quand la pâte est légère et mousseuse, ajoutez la balance de la farine jusqu’à ce que la pâte cesse de coller aux mains ou sur la planche à pétrir, pétrissez-la pendant au moins quinze minutes.
Laissez-la encore lever jusqu’à ce qu’elle ait atteint deux fois son volume et alors elle peut être mise en forme de pain et placée dans des moules bien graissés. Mettez-la dans une pièce chaude, couvrez-la avec un linge bien propre jusqu’à ce qu’elle ait doublé son volume et puis faites cuire dans un fourneau modérément chaud environ 60 minutes [40-45 minutes à 400° ont suffi dans mon cas].
Parties annexes
Biographical note
Laura Shine is a doctoral student in the Humanities program at Concordia University, in Montreal. She is interested in food discourse and emerging food movements. She is also an avid cookbook reader.
Notes
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[1]
L’auteure remercie le Fonds de recherche sur la Société et la Culture pour son soutien.
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[2]
« The Ogilvie Flour Mills Company, Limited », Western University Libraries, http://www.lib.uwo.ca/programs/companyinformationcanada/ccc-ogilvie.html.
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[3]
« Ogilvie Flour Mills fonds », University of Manitoba Libraries, http://umanitoba.ca/libraries/units/archives/collections/rad/ogilvie.html.
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[4]
« Ogilvie Flour Mills Company Limited », Répertoire du Patrimoine Culturel du Québec, http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=13648&type=pge#.U8vZSq15PaM.
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[5]
« Ogilvie Flour Mills », University of Manitoba Archives and Special Collections, http://www.umanitoba.ca/libraries/archives/collections/complete_holdings/ead/html/ OgilvieBluePrints.shtml#tag_bioghist.
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[6]
Driver Elizabeth, Culinary Landmarks: A Bibliography of Canadian Cookbooks, 1825-1949 (Toronto: University of Toronto Press, 2008), 119-123.
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[7]
Cooke Nathalie, « Home Cooking : The Stories Canadian Cookbooks Have to Tell », dans What’s to Eat ? Entrées in Canadian Food History, ed. Nathalie Cooke (Montreal & Kingston : McGill-Queen’s University Press, 2009), 232.
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[8]
Ibid, 231-235.
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[9]
Lambert Michel, Histoire de la Cuisine Familiale du Québec, v.4 : La plaine du Saint-Laurent et les produits de la ferme traditionnelle (Québec : GID, 2011), 450.
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[10]
Ibid.
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[11]
Ibid, 323.
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[12]
Dupont Jean-Claude, Le pain d’habitant (Montmagny : Leméac, 1974), 61.
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[13]
Ibid, 92-98.
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[14]
Ibid, 96.
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[15]
Au sujet de la variabilité des mesures employées, voir Portebois Yannick, « La cuisinière canadienne, contenant tout ce qu’il est nécessaire de savoir dans un ménage [...] », Cuizine : revue des cultures culinaires au Canada 5, no. 1 (mai 2014), en ligne : http://id.erudit.org/iderudit/1024282ar.
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[16]
Voir notamment « Towards the Modern Kitchen, 1890-1945 », dans Carlisle Nancy et Melinda Talbot Nasardinov, America’s Kitchens (Boston : Historic New England, 2008), 119-146.
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[17]
Dupont op. cit., 26-38.
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[18]
McGee Harold, On Food and Cooking : The Science and Lore of the Kitchen (New York : Scribner, 2004), 535.
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[19]
Ruhlman Michael, Ratio : The Simple Codes Behind the Craft of Everyday Cooking (New York : Scribner, 2009), 7.
Parties annexes
Note biographique
Laura Shine est étudiante au doctorat en Humanities à l’Université Concordia, à Montréal. Elle s’intéresse aux discours gastronomiques et aux pratiques contestataires et émergentes en matière d’alimentation. Elle est également une fervente lectrice de livres de cuisine de toutes les époques.