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Je ne sais jamais si ma fascination de l'oeuf sur le plat tient au parfum léger du beurre qui monte de l'assiette ou de la forme du jaune qui est une démonstration quotidienne de la perfection. Il prouve, à lui seul, que l'harmonie peut s'imposer dans les nourritures banales et que la géométrie du monde peut se cacher au coeur même de nos repas. À croire que l'oeuf est fait pour témoigner que la beauté crée la faim et annonce des matins qui chantent. Manger un oeuf sur le plat, c'est se plier aux lois de la physique et celles du ravissement.
L'esprit vide du lève-tôt participe sans doute à cette admiration car, à l'heure où blanchit la campagne du poète, le regard matinal, fût-il encore embué de vagues songes, saisit avec plus de sensibilité la matérialité de la beauté. Comment ne pas être étonné de voir sous nos yeux un soleil miniature, quelques secondes avant l’engloutissement, se donner à être contemplé sans réticence? On dirait même que consentant par avance à son destin, ce jaune intense et clair, inspire toujours la sérénité. Avant d'être consommé, l'oeuf comble une attente enchantée et toujours étonnée.
L'oeuf est la représentation comestible de tous les levers du monde. Il est à l'intimité du foyer ce que le soleil est à la planète. Il inaugure l'axe de la lumière et de la chaleur de la journée. Il met d'emblée de bonne humeur annonçant le rassasiement à peu de frais, le plaisir préliminaire des sens à celui de l'absorber. Car sa vue annonce un optimisme serein. Ce jaune cyclopéen, reposant tout chaud dans l'assiette, simplement sensuel, est une promesse de retour des goûts de l'enfance, tout comme une célébration de l'onctuosité. Rien dans son modeste prix ne laisse supposer que son étalement puisse engendrer tant de réconfort. Ce jaune hypnotique est riche de renaissances muettes.
L’art de préparer et de manger son oeuf diffère selon les mangeurs. Pourtant toujours celui qui a l'immense mérite de le faire lui-même, alors qu'il n'a pas encore trempé ses lèvres dans son café ou son thé, connaît tout le prix de son prochain bonheur. Certains, riches comme des princes, se font servir à l’hôtel, le plus souvent deux oeufs dont la générosité inhabituelle est en soi une fête. Servis, fumant encore de grasses vapeurs, d'odeurs trainantes de bacon et tout ourlés d'un liseré brunâtre, ils provoquent un émoi à peine contenu. Mais quoi qu'on puisse en dire, la jouissance ne sera jamais aussi grande que celle préparée à la maison par le commun des mortels qui lutte encore contre le sommeil.
Comme en amour, les rites de préparation augmentent l'imagination de ce qui va suivre. Tout commence en vérité quand l'oeuf est lové dans la paume de son cher prédateur. La coquille fragile exige des gestes délicats et ce n'est qu'avec la précaution due aux choses précieuses que les doigts s'en saisissent. Ils attendent un moment que la prise de la porcelaine soit bonne et, sans coup férir, la vont fracassant sur les bords de poêle. Crac! Tout l'art de la blessure est d'avoir la profondeur requise pour que la coquille à moitié fendue s'écarte aisément par la suite entre les pouces et laisse aller, avec paresse, son contenu sans que le jaune se déchire. Sans la maîtrise de sa force, pas d'oeuf sur le plat qui soit parfait. Casser un oeuf exige une maîtrise égale à celle d’un art martial sinon tout est gâché !
Le second péril est dans la poêle. Car lorsque la masse gluante touche le fond noir et s'étale avec réticence, ne renonçant que par la force des choses à ne plus protéger le jaune sacré et le laisser faire surface, il faut que le beurre soit déjà fondu ou que l'huile sous la chaleur prépare ses vapeurs. Il serait donc malvenu que le feu soit trop fort car le blanc à peine formé grillerait trop rapidement sur ses marges et, pire encore, se rétracterait en une substance brune et rigide. Certains anticipent un croustillement sans doute plus gouteux, mais la brutalité d'un tel traitement détruit les flaveurs laiteuses, les subtils parfums des cuissons modérées.
D'autant que le plus grand des plaisirs est de voir, comme un miracle qui s'accomplit, la gélification de la masse vitreuse qui, sous la chaleur, commence à devenir livide, blanche transmutation, se répandant dans le fond de la poêle comme le ferait un voile de mariée. Des bords les plus fins de la masse toute encore gluante, le blanc remonte peu à peu vers la centre. Ici ou là surgit une tâche d'ivoire qui peu à peu s'élargit comme une presqu'île alors que le même phénomène se répète sur une autre coté du napperon qui se brode ainsi sous nos yeux. Les éclats blanchâtres convergent vers le centre emprisonnant le jaune ardent. Partout la progression du blanc est inexorable. L’oeuf, totalement se fige, selon des variations d’encerclement différentes chaque matin. Puis, de plus en plus nettement, le grésillement des graisses s’accélère. Crépitements et salves sonores annoncent l'oeuvre du diable et ses décharges en fusion. Des bulles gonflent la surface de la chair en formation et la voilà prise dans des vagues d'effervescence. Parfois alors que rien ne le laisse deviner, près du centre, une grosse ampoule enfle, s'élargit, s'arrondie et tire à elle ce qui reste de film transparent. Le gonflement hésite entre l'explosion et l'essoufflement, entre la déflagration et l'évanouissement. Surtout ne pas monter le feu, mais au contraire pour que le blanc conserve toute sa souplesse et son élasticité, la poêle doit s’éloigner un instant du foyer trop rouge et notre oeuf soulagé retrouve pour un court instant sa placidité.
Si l'on est pressé et que la salière avec habilité jette quelques grains de sel sur la surface lisse que la chaleur vient tout juste de métamorphoser, alors le blanc se couvre d'une surface de minuscules cratères qui, dans les derniers moments catalyse la fermeté de la masse. Et du poivre noir décorant de milles points, le jaune comme autant d'étoiles noires, voilà que l’oeuf est enfin prêt pour l'euphorie silencieuse du lève-matin. Glissant de la poêle avec une rapidité et une souplesse de félin, l'oeil clair et son blanc lumineux sont enfin dans l'assiette. L’oeuf prend sa place au centre, s'installant pleinement. L'admiration secrète est alors à son comble car même si les contours sont parfois des plus irréguliers, l'oeuvre est enfin tout entière exposée à la convoitise. Son renflement solaire dominant une dernière fois, de toute sa hauteur, son modeste paysage lacté, l'hallali des couverts déjà levés, peut commencer.
La tentation est de le faire sien trop rapidement et de le précipiter vers l'estomac impatient, alors qu’il est meilleur en le laissant nonchalamment trainer en bouche. Sa substance hésite entre le solide et le liquide. Il est d'une mollesse ferme, semblable au tissu soyeux qui glisse au fond du gosier et s'en va souplement nourrir l'antre vivant de l’appétit. Mâcher un oeuf relève de l’hérésie. Qui le tourne dans sa bouche, prends le temps de sentir à sa surface le relief des grains de sel et la chaleur du poivre, ne peut que le mouvoir aux creux des joues et s'amuser à varier la pression du palais qui délicatement l'écrase. C'est lui rendre hommage que faire durer un peu plus cette texture veloutée et s'assurer que l'oeuf poursuivra encore en soi son rayonnement solaire. À m'écouter, chaque matin, une douzaine d'oeufs connaitrait leur destin!
Le gourmand peut encore prolonger le plaisir et donner à ses sensations plus de complexités. Ce jaune mirifique réveille, donne au pain des saveurs à rester des heures en bouche si des rasades de café ne venaient balayer les traces de gras qui s'étirent sur la langue. Que ce soit sous forme de trempettes comme pour l'oeuf à la coque ou plus sommairement par des morceaux de mie arrachées à la baguette, la surface jaune soudain se romps sous la main et l'éclatant liquide s’écoule lentement vers les horizons blancs qui le cernent. Le pain s'imbibe et, porté à la bouche se doit d’être parfois lentement mâché ou mieux encore sucé. La moindre goutte du précieux liquide est aspirée, englue les papilles et s'y prolonge. La main replonge pour en reprendre et le mouvement de va et vient entre l'oeuf et la bouche s'accélère. Pour rien au monde, le froid ne doit s'installer, tant que ne reste pas qu’un cratère déserté.
Tout a été dit sur l’oeuf et son symbolisme, sur ses propriétés nutritives qui furent, ces dernières années, l’objet de tant de controverses. Tout a été dit sur les mille façons de le cuisiner et son rôle inappréciable dans tant de plats. Toutes les cuisines du monde en connaissent les fantastiques possibilités : du secours de la faim aux plats les plus sophistiqués. Pourtant tant de sciences et de travestissements culinaires n’égalent pas le plaisir le plus simple et le plus élémentaire de célébrer la gloire des matins avec un oeuf sur le plat simplement préparé. Dans l'éternité de sa forme toujours renouvelée, dans la beauté immuable de ses métamorphoses, dans l'harmonie de ses simples couleurs, dans sa générosité et notre comblement, l'odeur de l’oeuf et la vue de sa chair sublimée, nous transportent au-delà de la félicité.
Parties annexes
Biographical note
Retired professor, Jean-Pierre Lemasson, established the certificat en gestion et pratiques socioculturelles de la gastronomie at UQAM. He is the author of Le mystère insondable du pâté chinois (Amérik Media 2008), l’incroyable Odyssée de la tourtière (Amérik media, 2010) and, most recently, Chroniques gastronomiques québécoises (Del Busso, 2012). From scholarly books and articles, Lemasson now turns to fiction and/or gastronomic literature.
Parties annexes
Note biographique
Jean-Pierre Lemasson est professeur retraité de l’UQAM. Il y a fondé le certificat en gestion et pratiques socioculturelles de la gastronomie. Ses travaux récents incluent Le mystère insondable du pâté chinois (Amérik Media 2008), l’incroyable Odyssée de la tourtière (Amérik media, 2010) ainsi que les Chroniques gastronomiques québécoises (Del Busso, 2012). Il se tourne désormais vers la littérature gastronomique.