Résumés
Résumé
Les arts de la table et la bonne bouffe font partie intégrante de la culture québécoise et lui donnent en grande partie son charme et son cachet. Avec plus de 400 ans d’histoire, la ville de Québec représente un lieu propice et riche non seulement pour l’étude de l’identité culinaire québécoise et franco-canadienne, mais aussi quant à l’évolution de la cuisine canadienne en général. Notre objet d’étude, le menu, se situe au croisement de l’historiographie, des food studies, des études canadiennes et de la traductologie. Nous y faisons valoir, à partir d’un corpus unique (les menus archivés du Château Frontenac), que le menu est un lieu discursif riche en pistes d’analyse et relativement inexploré. D’ailleurs, notre étude se propose d’analyser les normes langagières, sociales et culinaires présentes dans ces menus, et ainsi de dégager quelques tendances relatives aux identités culinaires québécoise, canadienne et franco-canadienne.
Abstract
Quebec City is largely defined by its rich culinary scene. Indeed, culinary arts and gastronomy are part and parcel of the Québécois lifestyle, and of Quebec City’s appeal. As such, with over 400 years of history, Quebec City is an extremely interesting cultural space from which to begin research pertaining to the birth not only of Québécois and French-Canadian culinary identity, but also of the development of Canadian cuisine as a whole. This paper brings together the theoretical perspectives of historiography, food studies, Canadian studies, and translation studies in order to delve into the written discourses that have shaped Québécois and Canadian culinary identities. Menus provide one example of the written culinary discourses that contribute to the formation of culinary identities, yet remain relatively unexplored in the Canadian context. Using a unique corpus of archived menus from the Château Frontenac, the paper attempts to identify some of the linguistic, social, and culinary norms present in these menus, and begins to map some overarching trends pertaining to Québécois, Canadian, and French-Canadian culinary identities.
Corps de l’article
L’étude du lien entre l’alimentation (et toutes les pratiques qui s’y rattachent) et l’identité (individuelle et collective) suscite de plus en plus d’intérêt chez les chercheurs (et le commun des lecteurs!). Puisque les identités individuelles et collectives se forment en grande partie par les pratiques socioculturelles auxquelles participent les individus et les collectivités, nous sommes d’avis que d’étudier les pratiques alimentaires et les discours culinaires, phénomènes socioculturels par excellence, ainsi que les représentations qui en découlent, permettrait de mieux cibler les identités au sens plus large (par exemple, non pas seulement sur le plan historique ou sociologique, mais sur le plan des identités nationales et transnationales). D’ailleurs, cet intérêt marqué pour le rapport « alimentation/identité » s’illustre bien par le nombre croissant de publications portant sur les cuisines, les recettes, les mets et les aliments de terroirs différents et qui s’inscrivent dans la quête d’une identité culinaire « authentique ». À leur tour, ces publications ont comme effet de produire des représentations culinaires/culturelles discursives des collectivités dont elles sont issues—un processus évidemment dialogique entre pratiques et représentations.
Prenons l’exemple des ouvrages Maudite poutine : l’histoire approximative d’un plat populaire (Théorêt, 2007) et Le mystère insondable du pâté chinois (Lemasson, 2009) : ces deux « historico-récits » tentent de révéler une partie de l’histoire collective québécoise à travers certains mets populaires, qui deviennent à leur tour des symboles identitaires. Ces « historio-récits » montrent bien le lien tangible entre identité, histoire et « bouffe »[1]; par exemple, la poutine et le pâté chinois sont devenus, au fil du temps (étude historique), des symboles de l’identité québécoise (étude culturelle/identitaire). Ces plats populaires « traduisent » les normes et les valeurs souvent associées au discours identitaire « authentique » du « nous » québécois : dans le cas du pâté chinois, on y voit la famille, l’hospitalité et la convivialité, et, dans le cas de la poutine, la fête, la jeunesse et la fierté (qui s’illustre plus précisément par le choix d’ingrédients québécois).
À cette tendance « savante » s’ajoute le fait que la majorité des études effectuées jusqu’à présent portant sur l’histoire et l’identité culinaire des collectivités canadiennes, soit québécoise, ontarienne, manitobaine ou autre, prennent comme point de départ un plat, disons « national », un aliment, un livre de recettes, une pratique alimentaire (habitudes alimentaires, problèmes alimentaires divers, etc.), des critiques gastronomiques ou des recensements statistiques (par exemple, un almanach). Parfois, nous avons droit au génie des chefs par le truchement d’entrevues ou de témoignages en préface de leurs livres de recettes signés; lorsqu’il est question de représenter une cuisine « traditionnelle » (voire « ethnique »), les chefs-auteurs s’acharnent à trouver les recettes les plus « authentiques ».
Or, il existe un traité culinaire, pourtant très commun et accessible, relativement peu étudié : le menu. En effet, un corpus de menus constitue un vaste chantier pour tout chercheur désirant étudier les tendances gastronomiques d’une collectivité[2], de ses goûts et de ses moeurs[3], et donc de tracer une partie de l’identité globale de cette même collectivité. Le chef Jean Soulard,[4] sommité de la scène culinaire québécoise, a récemment publié un ouvrage mettant en vedette un corpus de recettes inspiré par les menus du Château Frontenac. Cet ouvrage, 400 ans de gastronomie à Québec (2007), publié à l’occasion du 400e anniversaire de la ville de Québec, offre un panorama historique exceptionnel de l’évolution de la cuisine québécoise. Les recettes publiées dans les pages de ce compte rendu historique constituent un précieux cadeau de la part du chef Soulard : elles permettent au lecteur non seulement de se familiariser avec le passé de la cuisine québécoise, mais aussi d’entrer en dialogue direct avec ce passé, d’en utiliser les techniques culinaires, les ingrédients, etc. On pourrait parler ici d’un livre d’histoire tout à fait interactif!
À partir de ce même corpus, soit les menus archivés du Château Frontenac de 1926-1992, nous nous proposons d’étudier une partie de l’identité culinaire de la ville de Québec (et peut-être, par extension, une partie de l’identité culinaire québécoise dans son ensemble). Quoique le point de départ demeure essentiellement le même, notre projet diffère de celui du chef Soulard quant à son approche théorique et méthodologique. Dans la présente étude, il ne sera pas question de reconstituer les recettes qui ont mené aux plats décrits dans les menus et offerts dans les restaurants du Château Frontenac, mais plutôt de faire l’analyse discursive des menus du Château d’un point de vue historiographique, certes, mais aussi selon une perspective traductologique (les menus ont été traduits)[5], sociologique (les menus illustrent diverses moeurs et tendances sociales), et, bien sûr, le tout à la lumière entre autres des perspectives issues du milieu des food studies (liens entre alimentation, culture et identité). Bien entendu, en vertu de l’espace qui nous est accordé, ce survol effleurera chacune de ces perspectives. Une étude plus détaillée devra suivre pour étoffer les réponses aux diverses hypothèses (traductologiques, sociologiques, historiques, etc.).
Choix du corpus
Pourquoi l’étude de menus? Il s’avère que les livres de recettes offrent en somme les mêmes informations que le menu : tendances alimentaires, choix d’ingrédients, goûts, techniques et méthodes préconisées au moment de la publication, et ainsi de suite. Alors, pourquoi favoriser un texte décidément plus court, assurément moins exhaustif et moins complet que le livre de recettes? Justement, ces différences permettent une étude ponctuelle de l’identité culinaire collective. Le livre de recettes est en fait une représentation davantage filtrée et médiatisée : sa version définitive est le résultat d’un filtrage à la fois d’édition, de révision, de lectorat imaginé et visé, d’atteinte d’objectifs pécuniaires, etc. Ces filtres ont un impact direct sur ce qui peut être publié, ou non, dans tel ou tel livre de recettes. Or, le menu ne doit pas forcément passer par ce même filtrage discursif, quoiqu’il soit tout de même contraint par d’autres types de filtres, notamment la vision du chef, de l’équipe culinaire et du restaurant, la disponibilité des ingrédients, le type de clientèle, le type de restaurant, etc.[6] Également, il faut préciser que la fonction du menu et celle du livre de recettes sont tout à fait distinctes : le livre de recettes est consulté de manière sporadique et, souvent, continue dans le temps (on le consulte de nouveau au besoin, chez soi); le menu, quant à lui, se consulte dans le moment présent, dans un contexte bien précis (celui du restaurant), et cherche à inciter le client à prendre une décision dans un temps limité. En fait, le menu représente nécessairement des tendances gastronomiques actuelles; les restaurants ne subsisteraient pas s’ils n’arrivaient pas à combler les demandes du marché. Un exemple bref : notons la présente tendance de choisir des ingrédients locaux, issus de fermes locales, et souvent « bio ».[7] Cette tendance se manifeste sur les menus sous forme de nota : « Nous choisissons des produits québécois », nous dit la gestion du restaurant, par exemple. Finalement, la nature relativement éphémère du menu est aussi intéressante. Du jour au lendemain, le menu peut changer du tout au tout, selon les inspirations du chef, les demandes de la clientèle (notons ici les intolérances alimentaires comme exemple), la vocation du restaurant et la rotation de l’inventaire périssable dans la cuisine (ce n’est pas pour rien que votre serveur vous suggère tel ou tel plat « en spécial »). À notre avis, ces raisons expliquent, malgré leur apparence peu étoffée, la richesse des menus.
Une autre piste qui demeure à peu près inexplorée est le langage des menus. En effet, au-delà des détails forts intéressants que fournit le menu sur les habitudes gastronomiques/alimentaires, il ne faut pas perdre de vue que ce dernier est un discours. En tant que tels, les mots choisis (et les réseaux sémantiques qui en découlent) peuvent aussi dévoiler des tendances langagières, sociales, normatives et historiques. En fait, l’aspect langagier fut l’une des motivations du choix de notre corpus: quoiqu’il soit possible de trouver des collections de menus archivés, ces collections sont plutôt rares, notamment parce que le menu est essentiellement obsolète une fois qu’il est remplacé par un autre, en raison d’un changement de saison, d’un manque d’ingrédients ou de nouveaux plats tout simplement; encore plus rare est la collection qui recense des menus pendant une période continue et prolongée; et encore plus rarissime la collection bilingue! Mais voilà que le corpus du Château Frontenac correspond à tous ces points : c’est un corpus à la fois synchronique (chaque menu correspond à un moment ponctuel) et diachronique (lorsque les menus sont étudiés dans leur ensemble, on se trouve avec un échantillonnage qui traverse toute une époque), un corpus bilingue (permettant d’étudier la dynamique des langues officielles dans un contexte culinaire), à la fois canadien et québécois.
Finalement, il est important de reconnaître le rôle prépondérant des chaînes Canadian Pacific et Fairmont dans le tourisme et la gastronomie au Canada, plus spécifiquement le rôle du Château Frontenac dans ce même contexte. D’abord, la construction du Château Frontenac a marqué un moment fondamental dans le développement de l’hôtellerie, du tourisme, de l’industrie culinaire et du système ferroviaire au Canada (et, évidemment, au Québec). De plus, c’est au Château Frontenac qu’ont eu lieu plusieurs moments et visites notables; le chef Soulard explique :
Depuis l’ouverture de l’hôtel [du Château Frontenac], la bonne chère est indiscutablement liée à l’image de qualité non seulement de l’établissement, mais aussi de la ville où l’on cultive l’art de vivre [en l’occurrence, la ville de Québec]. Du premier buffet préparé par le chef Henri Journet pour une “certaine soirée” du 20 décembre 1893, aux repas servis à tous les hauts dignitaires, les rois et les reines, en passant par les Conférences de Québec de 1943/1944 auxquelles participent Roosevelt, Churchill et Mackenzie King, aux vedettes de cinéma, ou du spectacle comme Bing Crosby et Alfred Hitchcock en passant par les personnages politiques tels que le Général de Gaulle, Ronald Reagan et François Mitterand, le Château est le phare de la gastronomie et de l’élégance à Québec.[8]
Après une collecte de données empiriques facilitée par le chef Soulard, nous pouvons affirmer que malheureusement le Château Frontenac n’a gardé qu’un nombre limité de ses menus au fil des années, quoique le corpus demeure l’un des plus exhaustifs du genre. Selon le chef Soulard, la conservation des menus n’était pas un automatisme : la pertinence de garder des menus était parfois mise en doute de sorte que certains menus ont été jetés, abîmés ou perdus. Cela confirme justement la perception populaire selon laquelle le menu est un objet relativement anodin et sans portée. Le chef Soulard juge qu’il s’agit là d’une perte importante pour l’héritage gastronomique québécois; il confie : « Les menus, cet héritage, cela n’appartient pas à Fairmont; cela appartient aux Québécois, aux chefs futurs du Château, à la ville [de Québec] ».[9] Voilà donc l’argument premier motivant l’étude des menus : elle constitue une façon de transmettre et de préserver le patrimoine gastronomique légué par le Château et ses chefs.
Première analyse (empirique)
La plupart des menus conservés et archivés sont ceux ayant été conçus pour des soirées spéciales, des mariages (noces) ou des réceptions. Au total, 111 menus originaux et conçus au Château Frontenac ont été répertoriés dans les archives de l’hôtel et utilisés pour la présente étude. La collection complète en comptait davantage, mais il était nécessaire de limiter le nombre de critères de sélection pour cette étude : seuls les menus issus du Château Frontenac seraient choisis (donc, les menus provenant d'autres hôtels des chaînes Canadian Pacific ou de la chaîne Fairmont n’ont pas été retenus) et seuls les menus traduits ou bilingues seraient retenus.[10] Les 111 menus conservés couvrent une période d’environ 60 ans; le plus vieux remonte à 1926 et le plus récent à 1992.[11] Par la suite, les 111 menus ont été classés selon les cinq paramètres suivants : 1) les menus unilingues rédigés uniquement en français; 2) les menus unilingues rédigés uniquement en anglais; 3) les menus bilingues (majorité du texte en français + éléments paratextuels[12] en anglais); 4) les menus bilingues (majorité du texte en anglais + éléments paratextuels en français); 5) menus traduits à part entière (généralement français—langue de départ [LD]—et anglais—langue d’arrivée [LA]). Voici le compte rendu schématisé des données :
Deuxième analyse (descriptive)
D’abord, il faut dire qu’il serait très difficile, et même contraire à une méthodologie rigoureuse, de tirer des conclusions absolues puisque certaines données sont manquantes (les dates auxquelles aucun menu n’a pu être répertorié). Par exemple, de conclure que le Château accueillait plus de clients unilingues et donc d’affirmer un besoin plus urgent de traduction dans les années 1930 (décennie où le plus de menus en format bitexte traduits ont été publiés) serait faux, ou plutôt inexact, puisque le corpus est incomplet.
Cependant, il est tout de même possible d’y déceler quelques grandes tendances langagières et traductologiques. On peut conclure, par exemple, que lorsque les menus ont été traduits au Château, le format bitexte a été le format préconisé puisque la majorité des menus offrent ce genre de mise en page. Cette tendance coïnciderait avec les présentations contemporaines de menus (les menus contemporains s’en seraient-ils inspirés?), surtout dans les restaurants haut de gamme, spécialisés et régionaux : par souci d’économie de temps et de matériel, ces restaurants préfèrent généralement un menu « bilingue » soit en format bitexte (deux menus unilingues juxtaposés) ou soit en format « sous-titré » (c’est-à-dire avec la traduction suivant immédiatement le texte « original »).[13] En restauration de masse, où le menu varie moins et où les ressources sont moins limitées (par exemple, le budget accordé pour l’impression de deux versions du même menu),[14] le menu a tendance à paraître en deux versions intégrales et distinctes (dans le cas du Canada, une version anglaise et une version française).[15] Ce premier constat laisse entendre que le format de présentation des menus au Canada et au Québec a peu changé à travers les époques. D’ailleurs, il est intéressant de noter que la traduction de menus s’effectuait de façon relativement systématique au Château Frontenac, avant même l’institutionnalisation du bilinguisme, sanctionnée par la Loi sur les langues officielles au Canada en 1969—et sans doute motivé par le désir de vouloir communiquer aisément avec les touristes anglophones et allophones.
En traductologie, l’étude de corpus de textes traduits permet de dégager les normes langagières préconisées à une époque donnée, mais aussi de comprendre le rôle joué par la traduction et le but de la traduction comme stratégie de communication à un moment donné et dans un contexte particulier (normes traductologiques).[16] En l’occurrence, la traduction des menus du Château Frontenac a rempli une fonction commerciale et communicative, soit celle voulant que tous, invités et touristes, puissent comprendre le contenu des menus et puissent passer une commande dans la langue de leur choix. Si ce détail peut a priori sembler n’avoir aucune valeur, on peut affirmer que dans le marché très concurrentiel de l’hôtellerie, de la restauration de luxe et du tourisme, de servir le client dans la langue de son choix sert à le fidéliser. D’ailleurs, le fait que la traduction ait été utilisée dans la publication des menus du Château depuis les années 1930 montre sa pertinence et son utilité comme stratégie de communication dans ce contexte, car les menus n’auraient pas autrement été traduits. Il est même possible de supposer que la traduction fut l’une des pierres angulaires des stratégies de marketing des chaînes Canadian Pacific et Fairmont.[17] Il faut dire que le Château Frontenac a aussi souvent été le lieu privilégié de rencontres d’envergure internationale,[18] et encore une fois la traduction de menus était une opération nécessaire à la réussite de ces événements. Sans elle, on peut imaginer que bon nombre de délégués internationaux auraient eu peine à commander leurs plats!
On peut conclure qu’au Château Frontenac, peu importe la langue (le français ou l’anglais) de publication, le menu de banquet est généralement un lieu discursif ludique. Par exemple, dans plusieurs menus répertoriés, nous avons noté un usage répété du jeu de mots comme procédé stylistique, et ce, dans la description même des plats. Le jeu de mots était fort probablement une façon de « personnaliser » le menu pour un événement spécial. On note aussi que le jeu de mots a été utilisé davantage dans les menus répertoriés des années 1930 à 1960. Force est de constater que c’est autour de la table que l’on fête les grands évènements de la vie au Château. Quelques exemples :
Selon Pilcher,[19] l’identité collective d’une microculture (collectivité) se forge notamment grâce à ses habitudes alimentaires. Les exemples ci-dessus indiquent à notre avis la convivialité souvent associée au peuple québécois.[20] Le jeu de mots, surtout utilisé dans le contexte d’un menu issu d’un restaurant de haute gastronomie, a pour effet d’atténuer le snobisme et l’élitisme[21] souvent associés, à tort ou à raison, à ce genre de restaurant/hôtel et à ce genre d’événement. Conséquemment, les menus constituent une preuve concrète d’une hypothèse souvent postulée ailleurs : les Québécois partagent et s’amusent à table.[22] On le voit dans le présent corpus : menus spéciaux pour les noces, pour les anniversaires, pour les promotions, les retraites, etc. Les menus issus de la restauration de masse (conçus aux mêmes moments que ceux trouvés dans le corpus du Château) ne présentent pas ce genre de trace, ni n’offrent la possibilité d’illustrer concrètement le lien entre convivialité et peuple québécois.
Ensuite, le corpus permet de constater l’usage du lexique gastronomique en cuisine québécoise et franco-canadienne à travers les époques ainsi que les ingrédients privilégiés depuis l’ouverture du Château. Les descriptions des plats demeurent relativement inchangées depuis le premier menu de notre corpus. Les descriptions sont rédigées simplement et mettent généralement en vedette les ingrédients. Quelques exemples :
Les plats, c’est-à-dire la manière dont on apprête les ingrédients, s’inspirent beaucoup des cuisines et des techniques françaises et britanniques dont on retrouve souvent les termes, par exemple, les sauces béarnaises, les épices provençales, la purée soubise, le Welsh rarebit, le trifle, la côtelette d’agneau anglaise, la soupe à la tortue, etc. Les menus sont aussi composés d’ingrédients et de plats typiquement « canadiens », et cette tendance se manifeste tout au long de la période qui couvre notre corpus. Notons l’utilisation des petits fruits de l’île d’Orléans, les dindonneaux de Valcartier, les crevettes de Matane, le poisson de Gaspé, les fromages québécois (le fromage Oka, par exemple), le sirop d’érable. De plus, parmi les plats typiquement « canadiens », mentionnons la soupe aux pois « habitant » (qui figure aux menus du Château depuis les années 1930 et constitue un incontournable), la tarte aux bleuets, les crêpes avec sirop d’érable, la bûche de Noël, le jambon « canadien », etc. En réalité, on peut voir que la cuisine canadienne et québécoise[23] est forcément une cuisine fusion qui marie à la fois des techniques classiques française et anglaise avec des ingrédients locaux. Cette identité « fusionnée » (fusion d’identités canadienne, québécoise et étrangères) fait écho au discours actuel du « Nous » québécois : accommodant à la nouveauté (nouvelles techniques, techniques étrangères, nouveaux ingrédients, etc.) mais fier de se dire Québécois et distinct (ingrédients locaux, plats « traditionnels », authenticité).[24] De plus, la récurrence des ingrédients locaux ainsi que le désir de conserver les « incontournables » (telle la soupe aux pois « habitant ») à travers les époques montrent en quelque sorte un désir de préserver cette identité québécoise (ces plats, c’est « Nous »!). L’influence américaine a déjà modifié plusieurs pratiques culturelles au Canada et au Québec (qu’on pense ici à la téléréalité, le fast-food, et même l’influence énorme de l’anglais américain sur la langue française); la cuisine et la restauration demeurent donc des lieux privilégiés pour préserver cette partie du patrimoine canadien et québécois.
De plus, et cette fois selon une perspective davantage commerciale, avec la popularité accrue du tourisme culinaire, les touristes-vacanciers convoitent les lieux où ils peuvent se régaler de mets traditionnels et propres à une culture. Pour combler cette niche du marché touristique, le Château Frontenac fait bien d’innover, certes, mais aussi de garder un contact avec un passé associé à « l’authentique » et au « traditionnel ».
En guise de conclusion, résumons les trois constats principaux de notre étude : d’abord, les menus, qu’ils soient issus de la restauration de masse ou de luxe, s’avèrent un chantier d’étude fort intéressant, car ils constituent une constellation de discours différents se rapportant aux habitudes alimentaires, aux techniques culinaires préconisées, aux tendances gastronomiques, aux normes sociales et bien plus encore. De plus, justement parce que le menu se construit à partir d’une pluralité de discours, ce texte gastronomique interpelle bien des disciplines : l’histoire, les food studies, la linguistique et la traduction (traductologie), l’administration (dans le contexte de la gestion de cuisine et de restaurant) et la sociologie—à notre humble avis, c’est un objet d’étude pluridisciplinaire inégalable. Deuxièmement, nous ferions valoir, à la lumière de nos recherches, que le corpus des menus du Château Frontenac est fort probablement unique en son genre, d’abord parce que ses menus sont bilingues et traduits, et surtout parce qu’il couvre plus de 100 ans d’histoire québécoise et canadienne. On peut ainsi constater la récurrence des plats, le type d’événements pour lesquels on écrivait des menus spéciaux, les aliments dits « québécois » ou « canadiens » prônés par l’équipe culinaire du Château Frontenac, les techniques et les cuisines tendance, et ce, tant de manière diachronique que synchronique. Finalement, nous croyons que la présente étude ne constitue qu’un simple « avant-goût » de ce que réserve l’étude plus approfondie des menus au Canada. Par exemple, il y aurait lieu d’approfondir l’analyse et d’élargir le corpus pour y inclure tous les menus de la chaîne Fairmont au Canada. Un tel panorama culinaire permettrait de tracer l’histoire et l’identité canadienne sous une perspective novatrice. De plus, dans le contexte de la popularité accrue pour le tourisme culinaire, ce genre d’analyse pourrait servir d’étude de cas afin de déterminer si les menus sont effectivement conçus dans le but de créer, et, par la suite, de « vendre » une identité culinaire à un public étranger—voilà là une occasion en or pour une analyse qui ferait le pont entre les sciences administratives et les sciences sociales.
La présente étude s’est davantage interrogée sur la pertinence de l’examen du menu comme traité et donc discours culinaire, sur la dynamique des langues officielles, sur le rôle et la fonction de la traduction dans ce contexte, et sur la représentation de l’identité culinaire québécoise ou canadienne. Nous croyons avoir simplement effleuré ce vaste champ, mais nous espérons surtout avoir poursuivi un tant soit peu un travail qui s’étoffera avec le temps. Bref, nous espérons avoir poursuivi le travail exemplaire du chef Soulard : celui de créer un héritage culinaire pour les générations futures.
Parties annexes
Remerciements
Renée Desjardins est boursière du CRSH et du FQRSC, deux organismes qu’elle tient à remercier ici pour leur appui financier. Nous désirons aussi remercier les deux lecteurs anonymes qui ont commenté la première ébauche de cet article. Cependant, en vertu de l’espace alloué pour ce texte et en raison d’un fort désir de garder une approche pluridisciplinaire, nous avons décidé de ne pas choisir de remanier le texte selon la perspective du « tourisme culinaire ».
Note biographique
Renée Desjardins est doctorante en traductologie et études canadiennes à l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent notamment sur les représentations médiatisées des microcultures canadiennes, le rôle des médias sociaux en pédagogie de la traduction, ainsi que sur l'identité culinaire canadienne.
Notes
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[1]
Un plat aux allures des plus prolétaires était élu le représentant du goût collectif. Grand emblème de notre identité culinaire, le pâté chinois entrait dans la légende
Jean-Pierre Lemasson (Québec : Amerik Media, 2009), 11 -
[2]
Le menu a aussi la particularité de pouvoir offrir des pistes de recettes (ingrédients, méthodes, etc.) là où il n’existerait pas de livre de recettes ou d’équivalent. D’ailleurs, il s’agit là du propos de Jeffrey Pilcher dans son ouvrage Food in World History (New York: Routledge, 2006) : «The restaurant menu provide[s] a crucial intersection between text and practice.» Il faut dire qu’à l’origine cette citation fait référence aux textes culinaires issus du 19e siècle, mais nous croyons qu’elle peut très bien s’appliquer à un contexte contemporain.
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[3]
Massimo Montanari précise : «The culinary treatise (a subcategory of technical literature), which allowed for the collection of kitchen recipes, could have been developed, […] only in countries with a long written tradition [c’est le cas du Canada et du Québec]. [...] Written cuisine permits the codification, in an established and recognized medium, of the practices and techniques developed by a specific society. [...] Even if written texts are never the direct expression of popular culture, these texts can typify that culture with a greater accuracy than we might have expected.» Massimo Montanari, Food is Culture, traduit par Albert Sonnenfeld, (New York: Columbia University Press, 2006), 35-36.
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[4]
Nous aimerions d’ailleurs remercier le chef Jean Soulard de nous avoir accordé une entrevue tout à fait intéressante et donné accès à ses archives. Cette précieuse collaboration fut indispensable à notre recherche.
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[5]
Fait intéressant et à la fois inusité : le livre du chef Soulard est présenté en format « bitexte », c’est-à-dire que le lecteur peut consulter à la fois une version originale française du livre et sa version traduite anglaise. À notre connaissance, il s’agit du seul recueil de recettes canadiennes récent offrant ce format bilingue (c’est-à-dire au contenu traduit).
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[6]
Nous aimerions remercier encore une fois le chef Soulard pour nous avoir fourni ces renseignements et expliqué d’emblée et avec minutie les divers procédés relatifs à la rédaction de menus.
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[7]
Today, terroir, or the localized and regional, constitutes a value of absolute reference in food selections. The trendy restaurant that does not display, as a sign of quality, an offering of cuisine linked to the terroir and to fresh market produce, does not exist.
Montanari, Food is Culture, traduit par Albert Sonnenfeld, (New York: Columbia University Press, 2006), 80-81 -
[8]
Soulard, Jean. 400 ans de gastronomie à Québec/400 years of gastronomic history in Québec City (Verdun : Communiplex, 2007), 90.
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[9]
Le chef Soulard a d’ailleurs soulevé la question de l’appartenance même de ce corpus : « Est-ce que les menus du Château appartiennent aux chefs qui les conçoivent? À ‘l’establishment’ qui les conserve, prétendument? Ou bien, est-ce que ce corpus appartient aux gens, à la ville de Québec, au Château? ».
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[10]
A priori, ce qui nous intéressait était la traduction en tant que telle des menus; après avoir constaté que certaines hypothèses ne pouvaient être confirmées, nous avons décidé d’élargir le cadre de l’étude pour y inclure l’observation des normes linguistiques et alimentaires ainsi que des tendances culinaires illustrées ou notées dans les menus.
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[11]
Il faut dire que le chef Soulard possédait des menus plus récents sauvegardés sur fichier électronique, mais nous avons préféré étudier les menus en version intégrale/originale, c’est-à-dire dans leur version imprimée avec mise en page et illustrations.
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[12]
Les éléments paratextuels dans ce contexte sont des éléments textuels qui ne font pas partie intégrante du menu (soit des noms de compagnie, des citations, des appellations officielles, etc.).
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[13]
Exemple :
« Les feuilles de chêne au vol-au-vent de Roquefort
Oak leaves with Roquefort vol-au-vent (menu du Château Frontenac, période des fêtes, 1991-1992)» -
[14]
Le fait même d’avoir un menu imprimé indique que le restaurant a consacré une partie de son budget pour la reprographie des menus. En général, en restauration de masse, surtout dans le cas des chaînes de restaurants, la question de la reprographie ne se pose même pas—le menu imprimé est essentiel. À l’inverse, dans le cas des petits restaurants indépendants, il s’avère qu’un menu imprimé peut représenter un coût superflu, surtout lorsqu’il est possible de transmettre le menu de manière orale (par l’entremise du serveur ou de la serveuse) ou écrite (un tableau affiché dans un endroit visible du restaurant—surtout utile dans le cas d’un petit menu qui change au quotidien).
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[15]
Cette observation doit tout de même être nuancée, car aucune étude, à notre connaissance, n’a été réalisée au Canada sur le format des menus traduits.
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[16]
Theo Hermans, Translation in Systems (Manchester: St. Jerome, 1999); Gideon Toury, Descriptive Translation Studies and Beyond (Amsterdam: John Benjamins, 1994).
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[17]
Les deux chaînes ont eu recours à la traduction depuis leurs débuts, ou du moins ont toujours prôné un affichage bilingue. D’ailleurs, Fairmont le précise sur son site web : « Peu importe l'établissement, Hôtels Fairmont assure l'uniformité du service en appliquant rigoureusement les normes que la compagnie s'est fixées. »
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[18]
Notamment, le Château fut l’hôte de la Conférence de Québec à laquelle Churchill, Roosevelt et MacKenzie King ont assisté, du tournage du film I Confess de Hitchcock, du Premier Symposium international des villes du Patrimoine mondial, etc. (Soulard, 2007:110-113, Les grandes dates du Fairmont Le Château Frontenac).
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[19]
Jeffrey M. Pilcher, Food in World History (New York: Routledge, 2006).
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[20]
Les menus spéciaux, par exemple pour les noces ou pour les banquets de compagnies, étaient créés pour des Québécois (et parfois des invités spéciaux provenant de l’extérieur) et non pas des touristes-vacanciers.
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[21]
Il importe de signaler que seules les classes plus aisées de la société québécoise pouvaient se permettre d’organiser ce genre de banquet dans un hôtel de luxe; force est donc d’admettre que les menus du présent corpus représentent davantage les classes aisées de la société plutôt que les classes moins fortunées. S’il n’est pas question d’affirmer ici que les réunions familiales et les noces au Québec constituent des évènements élitistes en soi, le fait de tenir ce genre d’évènement dans un hôtel de luxe laisse supposer néanmoins une certaine aisance financière de la part des organisateurs.
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[22]
En fait, le menu devient en quelque sorte une représentation textuelle (ici, au sens concret de « texte ») d’un moment partagé à table.
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[23]
Il faudrait étudier davantage la différence (s’il en est une) et les distinctions entre la cuisine canadienne et la cuisine québécoise. Dans son ouvrage 400 ans de gastronomie à Québec, le chef Soulard explique que la cuisine canadienne aurait eu comme origine la Nouvelle-France, premier rassemblement de colons au Canada. Cependant, vers la fin du 17e siècle apparaissent les termes « habitant(s) » et « canadiens ». À l’époque, ces termes servent à forger une nouvelle identité (rupture avec la France) canadienne. Soulard, 400 ans de gastronomie à Québec (Québec : Communiplex, 2007), 12-18. Aujourd’hui, en raison de la mixité des cultures formant la toile culturelle du Canada, il est difficile de dire que la cuisine canadienne se résume ou se réduit simplement à la cuisine québécoise (canadienne-française), car cela serait omettre les contributions des immigrants et des Premières Nations. Pour cette raison, nous nous limitons à parler d’identité « canadienne » et « québécoise », ainsi que de cuisine « canadienne » et « québécoise ». Notre but n’est pas de résumer une problématique identitaire très complexe en quelques lignes; nous reconnaissons que cette question devra être davantage étudiée et analysée ailleurs.
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Évidemment, l’acceptation de l’Autre dans un contexte culinaire se fait généralement plus aisément que dans un contexte plus controversé, comme dans le cas du débat portant sur l’interdiction de certaines pratiques culturelles ou religieuses dans les institutions publiques, ou encore dans le cas de ce qui est communément appelé les « accommodements raisonnables ». Qu’on pense, par exemple, à la popularité accrue des restaurants « exotiques » ou « ethniques », où les Québécois se laissent volontairement séduire par l’Autre et font la découverte de mets étrangers.
Parties annexes
Biographical note
Renée Desjardins is a doctoral candidate in Translation Studies and Canadian Studies at the University of Ottawa. Her research focuses on mediated representations of Canadian microcultures, the role of social media in translator training, and Canadian culinary identity.