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« Qu’est-ce qu'on y mange ? » Je ne compte plus le nombre de fois où il m’a fallu répondre à cette question, moi, récent immigrant au Québec. Honteux de ma propre ignorance, je débitais fébrilement, à chaque repas de famille, une liste allégée de recettes frisant la caricature : tourtière, poutine, pâté chinois, voilà à quoi se limitait l'horizon culinaire québécois dans mon esprit. Autant dire que le livre d’Yvon Desloges, synthèse des habitudes alimentaires en Nouvelle-France (1608-1763), est paru à point nommé pour étayer mes connaissances et, surtout, contribuer à ce prometteur champ de recherche qu’est l’histoire culinaire du Québec.
Pour être tout à fait précis, À table en Nouvelle-France couvre une période qui dépasse les limites chronologiques de la Nouvelle-France, puisque l'analyse de Desloges embrasse le début du XIXe siècle, époque qui voit la pérennisation de certaines pratiques culinaires introduites suite à la Conquête. Tout en remettant en cause l'idée selon laquelle la Conquête marque une coupure radicale dans l'histoire du Québec, Desloges met en avant, par ce découpage chronologique, sa propre conception des habitudes alimentaires. En effet, selon l'auteur, celles-ci n’ont rien d’un modèle figé qui serait le simple fruit de décisions politiques. Elles constituent, au contraire, un processus en constante évolution qui répond, à des degrés et des vitesses variables, à une certaine conjoncture : « une chose est certaine, un modèle immuable, commun et stéréotypé duquel rien ne déroge ni en milieu urbain ni en milieu rural n’a jamais existé » (10). En d’autres termes, manger est avant tout un geste culturel; c’est l’aboutissement d’une série de pratiques agricoles, commerciales, rituelles et gastronomiques.
À ce titre, l’un des intérêts principaux de À tableen Nouvelle-France tient à la décision de l’auteur de ne pas se limiter à l’analyse des produits consommés, mais d’étendre son champ de recherche aux pratiques socioculturelles ainsi qu’aux techniques et ustensiles utilisés pour préparer des plats et se nourrir. Autant d’aspects qui mettent en lumière un rapport particulier à l’alimentation et sont à la fois reflets et expressions d'une certaine identité. Ainsi, si les colons de la Nouvelle-France cherchent à reproduire « l’exemple français », c'est-à-dire celui de la métropole, Desloges affirme qu'ils développent également leurs propres moeurs alimentaires au fil de leur adaptation à la rigueur du climat ainsi qu'à la faune et la flore locales.
À ces facteurs naturels Desloges ajoute un facteur humain, auquel il dédie tout un chapitre : celui de l'influence des nations amérindiennes sur les pratiques culinaires des colons, influence qu'il s'efforce de nuancer, parlant de simple « dépannage » en attendant l'implantation et la culture de produits plus européens. Toujours soucieux de déconstruire les mythes et préjugés qui perdurent aujourd’hui, l’auteur s'oppose à toute velléité de représenter et de penser les Amérindiens comme un peuple unique, uni et uniforme, en révélant l’hétérogénéité et la diversité de leurs régimes et de leurs pratiques alimentaires. En outre, cette étude des moeurs amérindiennes est l’occasion pour Desloges de caractériser le « goût » des colons à travers leur appropriation et surtout leur rejet de certains mets traditionnels. En effet, les sources disponibles aujourd’hui à ce sujet étant majoritairement des observations faites par des explorateurs français, il est possible de dresser un tableau assez précis des standards culinaires auxquels ces membres de la bonne société française étaient habitués. Ainsi, ce qui frappe tout particulièrement les premiers arrivants européens, c’est le régime « sans sel, sans pain, et sans vin » (Marc Lescabot; cité par Desloges 10) des Amérindiens qui va à l’encontre de leur régime de base. Or, comme le note malicieusement Desloges, les Français sont loin d'être les seuls à subir un « choc » gastronomique. Certaines nations abhorrent le vin et le pain, qu'elles comparent respectivement à du sang et à du bois, et refusent d'en consommer.
Comme le prouve sa différenciation des nations amérindiennes, Desloges excelle lorsqu’il s’agit de nuancer le tableau que compose l’impressionnante quantité d’archives qu’il a dépouillées. Ainsi, le reste du livre est structuré non pas selon un ordre chronologique, inapte à traduire la lente évolution du goût, mais selon des critères géographiques et sociaux—il distingue pratiques rurales et pratiques urbaines, alimentation populaire et gastronomie—qui mettent en lumière la complexité des habitudes alimentaires. Par exemple, s'il existe un régime alimentaire de base commun à tous les colons, car inspiré du régime français, des différences sont clairement visibles en ce qui concerne la quantité et à la diversité des produits consommés : on consomme ainsi bien plus de légumes et de légumineuses à la campagne qu’en ville, alors que les citadins ont accès à une variété bien plus grande de produits, notamment les produits d’importation, qui sont néanmoins bien souvent l’apanage des plus riches.
Mais alors, qu’est-ce qu'on y mange vraiment ? Ou plutôt, qu’est-ce qu'on y mangeait vraiment ? Si l’analyse d’Yvon Desloges se focalise essentiellement sur les produits bruts, la fin du livre propose une série de 42 recettes, adaptées en fonction des normes d’aujourd’hui, afin de compléter ce tour d’horizon culinaire de la Nouvelle-France. Instructives, faciles à réaliser, et souvent délicieuses, ces recettes sont ordonnées selon le lieu où elles étaient traditionnellement préparées. On retrouve alors dans notre cuisine toutes les strates de la société de la Nouvelle-France, passant avec bonheur de la table du paysan à celle du gouverneur français sans perdre l’occasion de faire une halte chez le « cabaretier ».
À l'image de cette fin de livre ludique et stimulante, À table en Nouvelle-France est à la fois un tableau général et facile d’accès des habitudes alimentaires en Nouvelle-France, ainsi qu’un compte-rendu académique nuancé qui esquisse maintes pistes pour des recherches futures. C'est aussi et surtout une lecture indispensable pour celles et ceux qui souhaitent mieux comprendre l'origine et l'histoire de ce que nous trouvons aujourd'hui dans nos assiettes au Québec.
Parties annexes
Note biographique
Renaud Roussel est doctorant au département d'anglais de l'université McGill. Il s'intéresse aux questions de l'espace et de l'environnement dans la littérature canadienne contemporaine. Ses recherches actuelles portent sur l'interprétation contemporaine de l'expédition tragique de Franklin, qui était en quête du passage du Nord-ouest, et son lien avec différents aspects de la mondialisation.