Résumés
Résumé
Ce que nous considérons comme allant de soi, nos compréhensions communes, est en fait conceptualisé par des idéologies que nous avons internalisées tout au long de notre vie. Les personnes en marge de la société ne sont pas protégées contre l’internalisation des idéologies dominantes, même lorsque celles-ci sont contraires à leurs propres intérêts. Ce phénomène, largement décrit dans la littérature et ressenti entre autres par les peuples autochtones, démontre une tendance générale à sous-spécialiser les connaissances expérientielles, locales et culturelles, pour favoriser les connaissances techno-professionnelles. Le domaine de la santé mentale n’est pas étranger à ce type de pratique où les savoirs autochtones - notamment ceux des Inuit - sont largement absents. À partir des écrits et des expériences de l’auteure comme travailleuse sociale et chercheure doctorante en santé mentale au Nunavik, cet article explore les mécanismes qui occultent certaines formes de savoir en santé mentale, et pose un regard sur le contexte spécifique du Nunavik, au Québec.
Mots-clés :
- santé mentale,
- colonialité,
- injustice épistémique,
- Inuit,
- autochtone
Abstract
What we take for granted, or as common understanding, is actually conceptualized throughout our lives, through a process of internalizing ideologies. People on the fringes of society also internalize dominant ideologies, even when those ideologies go against to their own interests. This phenomenon, widely described in literature and felt by Indigenous Peoples, demonstrates a general tendency to under-specialize experiential, local and cultural knowledge, while favoring techno professional knowledge. The field of mental health is no stranger to this type of practice, wherein Indigenous knowledge – particularly that of the Inuit - is largely absent. Based on literature and the author’s experiences as a social worker and doctoral researcher in mental health in Nunavik, this article explores some of the mechanisms that obscure Indigenous knowledge in mental health, while looking at the specific context of Nunavik, Québec.
Keywords:
- mental health,
- coloniality,
- epistemic injustice,
- Inuit,
- Indigenous
Corps de l’article
Bien que les inuit soient un peuple largement investi par les chercheurs, les nombreuses études faites à leur endroit n’ont pas permis de mettre fin ou même réduire les inégalités sociales, politiques et économiques à leur endroit. Sans s’en rendre compte, nombre de chercheurs et cliniciens font perdurer ces inégalités, que ce soit en imposant leurs propres paradigmes au sein de l’intervention et de la recherche ou en omettant tout simplement de reconnaître les différentes formes de savoirs, notamment en matière de bien-être et de santé mentale, et les diverses manières de faire de la « recherche » (Brown et Strega, 2015; Kirmayer et coll., 2009; Kovach, 2015; Smith, 2013).
Cela dit, il existe à ce jour une reconnaissance grandissante des différentes visions du monde, notamment du paradigme autochtone (Gray et coll., 2008). Toutefois, ces visions du monde ont toujours très peu de poids sur les pratiques d’intervention et de recherche, notamment dans le domaine de la santé mentale au Nunavik. La surreprésentation d’intervenants et décideurs allochtones, souvent porteurs d’une vision euro-occidentale de la santé et du rétablissement, entraîne une pratique axée sur l’hégémonie biomédicale, c’est-à-dire sur la suppression des symptômes, le plus souvent, via une médication psychiatrique. Le peu de ressource culturellement adaptée et sécuritaire en santé mentale au Nunavik fait obstacle à ce que la vision locale et traditionnelle de la santé mentale prenne sa place, engendrant ainsi une hiérarchisation des savoirs et des pratiques dans ce domaine (Auclair et Sappa, 2012; Lessard et coll., 2008).
Cette situation n’est généralement pas due à la mauvaise volonté des acteurs sur le terrain, la plupart venant au Nunavik avec de bonnes intentions, mais une connaissance insuffisante de la culture inuk, notamment en lien avec la santé mentale (Auclair et Sappa, 2012). Ajoutons que les services sont généralement créés par et pour les personnes qui forment le groupe dominant, ayant la plus forte voix au sein de la société (Adelson, 2005; Asanin et Wilson, 2008). C’est ce que Gone (2008) appelle cultural proselytization, qui traduit la façon dont les groupes dominants orientent (prescrivent) la manière dont la santé mentale sera interprétée et la forme que les traitements et services prendront.
Dans le cadre de cet article qui découle de l’examen de synthèse au doctorat en travail social de l’auteure, nous nous intéressons au sens donné au concept de santé mentale et à la construction des savoirs dans ce domaine. Plus spécifiquement, il s’agit de poser un regard sur le contexte du Nunavik et des soins en santé mentale dans cette région[1]. Nous nous intéressons aux raisons, souvent insidieuses, qui empêchent la vision locale d’être davantage considérée, malgré l’existence de connaissances et pratiques locales. Cet article part de la prémisse que recherche et pratique vont de pair, et que sans recherche culturellement pertinente et adaptée aux savoirs des Inuit, les pratiques en santé mentale au Nunavik ne peuvent pas répondre adéquatement aux besoins des communautés.
Les approches poststructuralistes (Butler, 2004; Derrida, 1994; Foucault, 1994, 1997; Healy, 2000, 2005) et postcolonialistes (Bhabha, 1994; Spivak, 1988) éclairent l’analyse faite du sujet. Ces approches s’intéressent entre autres aux rapports et changements sociaux au sein des contextes qui leur sont propres, tout en adoptant une position critique face aux structures macro-sociales et oppressives (capitalisme, patriarcat, colonialisme, et autres). Les approches poststructuralistes s’intéressent plus spécifiquement au contexte et aux discours qui sous-tendent les dynamiques de pouvoirs et les connaissances, alors que les approches postcolonialistes proposent une ouverture ontologique aux acteurs et enjeux considérés en marge. Il s’agit d’une perspective critique « visant à corriger les biais élitistes et occidentalocentristes des théories dominantes, en réintroduisant au centre de l’analyse des acteurs et des enjeux marginaux, invisibles ou subalternes » (Benessaieh, 2010, p. 1). En somme, ces approches suggèrent de réfléchir à la production des connaissances tout en utilisant une pluralité de perspectives pour aborder le monde.
Enfin, soulignons que cet article ne souhaite pas essentialiser ou dichotomiser les expériences et les savoirs (ex. : « les Inuit sont comme cela et les non-Inuit comme ceci »). Le but de ce texte est de porter un regard le plus honnête possible sur les contextes qui modulent les expériences et les savoirs. Il s’agit de reconnaître la pluralité des perspectives, mais surtout de faire émerger des savoirs qui ont été historiquement assujettis en contexte de soins en santé mentale.
Qu’est-ce que la santé mentale? Une question de culture, d’histoire et de politique
Avant toute chose, penchons-nous sur ledit concept de santé mentale. Le débat au sujet de l’universalité et la possibilité d’objectiver les concepts et catégories psychiatriques est depuis longtemps au coeur des discussions dans le domaine des sciences sociales, de l’anthropologie et de la psychiatrie transculturelle, plusieurs ayant remis en question l’applicabilité des catégories de diagnostics développées par les populations euroaméricaines (Adeponle, 2010; Biehl et coll., 2007; Corin, 2009; Devereux, 1970). En Amérique du Nord, des recherches indiquent que les individus issus de minorités ethniques qui recherchent des services de santé mentale sont particulièrement à risque de mauvais diagnostic, qu’on ne reconnaisse pas leur souffrance, ou de surdiagnostic, par exemple, lorsqu’un clinicien confond une norme culturelle avec une psychopathologie (Adeponle, 2010).
Les expériences en lien avec la santé mentale peuvent être comprises selon différents paradigmes; biomédical, neuro-cognitif, développemental, spirituel, et autres (Biehl et coll., 2007; Jarvis et Kirmayer, 2021). Bien que le modèle biomédical soit celui qui prévaut généralement au sein de nos institutions (Corin et coll., 2011; Godrie, 2015; Jarvis, 2007; RRASMQ, 2018), plusieurs remettent en question cette approche, notamment dans le domaine de la santé mentale et du bien-être autochtone (Adelson 2005; Kirmayer et coll., 1993; Kirmayer et coll., 2008; Levesque et coll., 2018), certain invoquant notamment une forme de colonisation au travers du pouvoir biomédical (Stevenson, 2014; Summerfield 2008). La prévalence du modèle biomédical limite les significations attribuées aux diverses expériences de la santé mentale, qui ne sont pas toutes incluses dans les conceptualisations dominantes (Adepolne et coll., 2013; Manson et Kleinman, 1998), ce qui est notamment le cas au Nunavik (Auclair et Sappa, 2012; Kirmayer, 2012).
La culture représente donc un point de départ intéressant pour décrire les modèles de signification partagée qui sont appris au sein d’un monde social particulier, qui comprennent notamment les connaissances, les croyances, l’art, la loi, la morale, les coutumes, les modèles explicites et implicites de compréhension d’un phénomène, etc. (Jarvis et Kirmayer, 2021). Cette définition attire l’attention sur le fait que les individus sont créateurs de sens et que, avec le temps, différents groupes d’humains développent des habitudes différentes dans l’interprétation des caractéristiques les plus fondamentales de leur expérience. Il faut toutefois demeurer prudent puisqu’on peut aussi observer une tendance à folkloriser certains comportements en contexte interculturel (Boulebsol, 2016; Corin, 2016; Cotton, 2008), à ne pas reconnaître la souffrance (Adeponle, 2010), notamment chez les Autochtones:
On retrouve chez certains thérapeutes des réactions d’engouement à [l’endroit des Autochtones] ainsi que d’idéalisation de leur potentiel thérapeutique. Cette position comporte le risque d’imposer les traditions, ce qui peut être vécu comme une répétition de la coercition culturelle coloniale par certains patients, ainsi que le risque de « surculturaliser » l’espace clinique en plaquant l’autre dans une identité collective stéréotypée.
Cotton, 2008, p. 365
Lorsqu’un individu a l’impression de ne pas être bien compris et qu’il y a différences de perceptions, les services offerts peuvent être perçus comme incohérents aux yeux d’une communauté. Ceci peut mener à une insatisfaction, la non-observance au traitement et à une expérience de soins plutôt difficile (Alegria et coll., 2010 ; Hwang et coll., 2008; Pumariega et coll., 2009).
Le Nunavik : contexte
Le Nunavik couvre un territoire de 501 000 km2 lequel comprend 14 communautés inuit regroupant environ 13 000 Nunavimmiut parlant majoritairement l’inuktitut (Statistique Canada, 2016). Les villages sont accessibles uniquement par bateau et avion. Jusqu’à l’approche des années 1950, la plupart des Inuit vivaient en petits camps nomades (Inuit Tapiriit Kanatanami [ITK], 2014). La souveraineté canadienne s’est ensuite imposée par l’entremise de plusieurs actions coercitives, le but étant d’occuper les territoires éloignés. Les mesures d’assimilation sont multiples : sédentarisation contrainte par l’abatage des chiens de traîneaux qui servaient aux déplacements et à la chasse; mise sur pieds d’écoles résidentielles (pensionnats autochtones); placement en familles d’accueil allochtones (rafle des années 1960); transferts vers des hôpitaux au sud afin de soigner la tuberculose ou vers d’autres villages, les enfants pouvant y rester pendant de plusieurs années et la famille demeurait sans nouvelle. L’État justifie son intervention en parlant de la déviance des Autochtones et de besoins sur les plans sanitaires, éducatifs et sociaux (de Leeuw et coll., 2010).
La signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975 représente un moment important dans l’histoire des Inuit du Nunavik. Par cette convention, les Inuit ont négocié le droit à l’éducation dans leur langue ainsi qu’en anglais et en français (Gouvernement du Québec, 1998). En contrepartie, ils ont accepté d’ouvrir leurs territoires aux développements hydroélectriques (Rodon, 2019). En échange, la province a reconnu certains de leurs droits spécifiques et s’est engagée à verser 225 millions de dollars en compensation sur 20 ans. À la suite de la signature, des commissions scolaires et des services de santé ont été créés, et un gouvernement régional a été mis en place (Gouvernement du Québec, 1998). Les institutions qui ont été créées pouvaient être dirigées par un directeur général inuk et un conseil d’administration inuk; cependant, les institutions restent dépendantes du financement du gouvernement provincial et ont des formes de pouvoir très limitées pour prendre des décisions concernant le financement et les politiques (Rodon, 2019).
Les services en santé mentale
À ce jour, chaque communauté abrite un centre local de santé et de services sociaux qui offre des services médicaux et sociaux de première ligne ainsi que des services de protection de la jeunesse (Lessard et coll., 2008). Les communautés de Puvirnituq et Kuujjuaq disposent d’un hôpital où les personnes des autres communautés sont transportées par avion pour accéder à certains soins plus poussés et de plus longue durée. Pour les urgences et les suivis spécialisés, les personnes sont transportées par avion à Montréal. Les grandes communautés ont des médecins généralistes permanents et les petites communautés reçoivent la visite de médecins généralistes une semaine par mois, mais il arrive régulièrement que ces visites soient davantage espacées. Des spécialistes, notamment des psychiatres et pédopsychiatres, se rendent périodiquement dans certaines communautés.
La mise en place de ces institutions et l’arrivée des professionnels qui y travaillent datent des années 1960, avec la colonisation (Bonesteel, 2006). Avant cette date, les Inuit gèrent de manière autonome les enjeux reliés à la santé mentale et dirigent eux-mêmes leurs communautés, notamment par des principes relationnels bien établis (Briggs, 2000; Koperqualuk, 2015). Encore à ce jour, malgré l’importante place qu’occupent les institutions de santé dites modernes au Nunavik, les Inuit continuent de valoriser la famille et la communauté pour répondre aux besoins des leurs, notamment dans le domaine de la santé mentale et plus spécifiquement de la prévention du suicide (Kral et coll., 2011). En cas de détresse psychologique, la plupart des Nunavimmiut consultent leurs proches plutôt que les prestataires de services (Kirmayer et Paul, 2007). Ils possèdent leurs propres manières de répondre aux besoins de leurs communautés, qui peuvent échapper aux regards des non-Inuit. Des activités de prévention et de valorisation de la culture sont régulièrement organisées par les communautés : courses de chiens de traîneaux (Ivakkak), chasseurs qui accompagnent les personnes qui font face à des problèmes de santé mentale ou les personnes âgées dans la toundra pratiquer des activités traditionnelles (chasse, pêche, camping), et bien d’autres. Ces activités sont importantes au plan du bien-être et de la santé mentale, mais bien souvent, elles ne sont pas perçues comme étant « cliniques » pas les intervenants allochtones ou, même parfois, par les Inuit qui ont intériorisé ce genre de message (Fraser et coll., 2021)
Lessard et ses collègues (2008) rapportent aussi que, pour les Inuit, la religion occupe une place importante dans la santé mentale, et ce, depuis la christianisation. Des cercles de guérison à caractère religieux sont organisés sporadiquement dans les églises ou autres lieux jugés appropriés (Lessard et coll., 2008). Certains participants de l’étude de Lessard et ses collègues (2008) mentionnent toutefois que l’approche de groupe peut provoquer un étiquetage, et que certaines personnes hésitent à y participer. Les auteurs rapportent également une rareté des groupes d’entraide, ainsi qu’un état précaire des services communautaires existants. En outre, le rapport souligne que les approches occidentales semblent avoir éclipsé les méthodes traditionnelles de traitement de la santé mentale au fil du temps. Ceci s’explique notamment par la prédominance de travailleurs non-Inuit.
À l’instar de la littérature dans le domaine, les observations de l’auteure réalisées dans le cadre de ses séjours au Nunavik et de ses discussions avec les Nunavimmiut mènent à penser que les services en lien avec la santé mentale sont à ce jour peu adaptés à la réalité culturelle et ne répondent que partiellement aux attentes des Inuit du Nunavik. Ils expriment régulièrement une insatisfaction face aux services, les personnes recevant ceux-ci étant souvent non-volontaires. Par ailleurs, l’absence de service est aussi critiquée. Ces services reprennent et perpétuent souvent les attitudes hiérarchiques, paternalistes et même racistes du processus colonial (Cotton et coll., 2014). On constate notamment un fort nombre d’hospitalisations et de transferts forcés (parfois violents) reliés à des expériences de santé mentale (particulièrement en lien avec les expériences dites psychotiques), ainsi que l’importante présence de diagnostics associés aux expériences psychotiques dans les dossiers des usagers. Ceci dit, lorsqu’on tente de corroborer ses chiffres avec les écrits, on constate qu’il existe très peu d’information spécifique et propre à la santé mentale et aux expériences dites psychotiques chez les Inuit du Québec et du Canada (Lessard, 2015).
Le Nunavik : colonisation, santé mentale et bien-être
Avant tout, mentionnons que malgré la colonisation, les Inuit sont loin d’avoir été assimilés et ont réussi à maintenir plusieurs pans de leur culture bien vivants. Loin d’être de simples victimes de la colonisation, ils font preuve d’agentivité et continuent de transmettre leurs pratiques et leur culture de génération en génération, notamment leur langue (Martin, 2005), de même que certaines pratiques médicinales , dont les soins liés à la grossesse et l’accouchement (Van Wager et coll., 2007), démontrant ainsi résistance et résilience (Kirmayer et coll., 2011; Liebenburg et coll., 2015). Les arts et la culture (chants, jeux traditionnels, couture, sculpture, dessin, storytelling) continuent d’occuper une place importante au sein des communautés et constituent d’importants vecteurs de guérison. Ces domaines ont également su s’adapter à l’ère du temps et on retrouve aujourd’hui des documentaires, des films, des albums de musique, des romans et des magazines, réalisés par des Inuit (Martin, 2005).
L’aspect communautaire et collaboratif demeure bien présent au sein des communautés, le congélateur communautaire où la nourriture chassée est obligatoirement partagée en étant un bon exemple, tout comme la radio communautaire, présente dans tous les villages et occupant une importante place dans les communications et l’organisation de leur société. La culture inuk n’est donc ni moribonde, ni assimilée. Elle n’est pas figée dans une figure traditionnelle et folklorique, incapable de se transformer et/ou de s’adapter (Martin, 2005).
Néanmoins, malgré cette force et cette grande capacité d’adaptation et de résistance, il est impossible de passer sous silence les effets des pratiques colonisatrices sur les Nunavimmiut et les conséquences sur leur bien-être et leur santé mentale. Depuis le milieu des années 1990, le concept de traumatismes historiques a été introduit dans la littérature clinique pour contextualiser, décrire et expliquer les taux excessivement élevés de détresse psychologique et les disparités en matière de santé parmi les populations autochtones (Gone et coll., 2019; Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004; Yellow House Brave Heart, 2003). Le traumatisme historique autochtone se distingue par l’importance qu’il accorde à l’adversité ancestrale transmise de manière intergénérationnelle et qui compromet le bien-être des descendants. Les effets des traumatismes causés par la colonisation, ainsi que les nombreux changements (culturel, économique, social) auxquels ont dû faire face les Inuit en moins de cinquante ans, ont eu d’importantes conséquences sur le plan de la santé mentale de ces derniers (ITK, 2014).
Les conséquences de ces traumatismes comprennent notamment les pensées suicidaires, l’abus de substances qui constitue également un moyen de panser temporairement les blessures lorsque les services sont insuffisants ou inadaptés, l’anxiété et la dépression, la baisse d’estime personnelle et collective, et les émotions confuses. Ces réactions suggèrent un deuil non résolu des traumatismes (Yellow House Brave Heart, 2003). En outre, l’incidence élevée des décès expose les membres des communautés à des expériences traumatiques fréquentes et aux deuils qui les accompagnent. L’oppression, le racisme, les soins de santé inadéquats et le faible statut socioéconomique, en plus des taux de mortalité élevés, mettent les peuples autochtones à un risque plus élevé d’exposition aux traumatismes. Ces traumatismes modernes se superposent aux traumatismes historiques et rendent plus difficile la résolution des deuils, ces derniers continuant donc bien souvent de se transmettre de génération en génération (Haskell et Randall, 2009; Yellow House Brave Heart, 2003).
Il devient dès lors primordial d’intégrer la notion de sécurité culturelle (Papps et Ramsden, 1996; Ramsden, 2002) dans les soins, comme moyen de reconnaître et de pallier aux questions de pouvoir, de racisme institutionnalisé et de discrimination dans le système de soins de santé (Brascoupé et Waters, 2009; Smye et coll., 2010). Toute approche des services destinés aux peuples autochtones doit faire appel à ces principes de sécurité culturelle afin de s’assurer que le contexte de la prestation des soins de santé et les modes d’interaction reconnaissent et corrigent l’héritage du colonialisme et les disparités de pouvoir actuelles qui continuent d’affecter la santé et le bien-être des communautés autochtones.
Si l’on regarde les chiffres du côté des Inuit, ces derniers ont l’un des taux de suicide les plus élevés au monde, particulièrement chez les jeunes (Fraser et coll., 2015; ITK, 2016). Les chiffres varient lorsque vient le temps d’estimer les écarts entre les Inuit et le reste du Canada, mais il ressort en général que le taux de suicide serait 11 fois plus élevé chez les Inuit et près de 30 fois plus élevé chez les adolescents, que dans la population allochtone (Fraser et coll., 2015; Oliver et coll., 2012). Le niveau de dépression se situait, en 2009, autour de 18 % et les problèmes de consommation d’alcool à 27 % (Kirmayer et coll., 2009, p. 17). Ces enjeux de santé mentale sont étroitement reliés aux déterminants sociaux de la santé (maisons surpeuplées, absence d’eau courante, pauvreté, manque d’accès à l’éducation, adversité en bas âge) (ITK, 2014) et aux traumatismes historiques décrits précédemment.
Malgré tout, les recherches mettent en évidence plusieurs défis limitant la participation des Inuit aux services en santé mentale (Lessard, 2015; Lessard et coll., 2015). Ceci s’explique notamment par l’inadaptation des soins et des services aux contextes culturels et sociaux des Inuit, aux barrières de langue, au manque d’expertise en santé mentale sur le territoire et à la difficulté qu’ont les Inuit à faire confiance aux intervenants non-Inuit pour les raisons sociohistoriques mentionnées précédemment et au roulement de personnel continu (Auclair et Sappa, 2012; Cameron, 2013; Lessard, 2015). Ces nombreux enjeux ramènent au manque de sécurité culturelle dans les soins (Ramsden, 2002). Ajoutons la faible présence d’Inuit dans des postes cliniques ou décisionnels en raison des lois (ex. : Loi 21) limitant leur accès à ces positions et donc, la presque impossibilité pour les Inuit de recevoir des services pensés, développés et dispensés par les leurs (Plourde-Léveillé et Fraser, 2021). Le faible nombre d’intervenants Inuit, tant sur le plan clinique que dans des positions de gestion, ainsi que le manque de connaissances des cultures inuit par plusieurs prestataires de soins allochtones entraîneraient des rapports de force inégaux et contribueraient à la prédominance des modèles occidentaux aux dépens des pratiques locales et des approches qui respectent davantage les cultures (Auclair et Sappa, 2012; Lessard et coll., 2008).
Il faut cependant demeurer prudent avec ces données puisque la manière dont la santé mentale est comprise et interprétée par les intervenants et les chercheurs, principalement allochtones, peuvent différer de la conceptualisation qu’en font les Inuit, créant parfois des erreurs d’interprétation et surtout d’orientation dans les plans de soins et guérison (Czyzewski, 2011; Kirmayer et coll., 2009) :
Can the production of these mental health disparities be attributable to how mental health is conceptualized? Albeit the presence of specific Indigenous vocabularies (see Kirmayer, Fletcher & Watt, 2009) that describe afflictions of the mind that are comparable to biomedical mental ill-health categories, for many, Indigenous health is still often spoken about and represented more broadly than the physical being.
Czyzewski, 2011, p. 4
Les approches inuit de la santé mentale
Plusieurs chercheurs se sont fait pointer du doigt, avec raison, par les Autochtones en raison d’erreurs factuelles ou de raccourcis passant sous silence des éléments de leur culture qu’ils considèrent très importants (Martin, 2013). En tant qu’universitaire et clinicienne allochtone, il est délicat, voire parfois ardu, de réfléchir aux concepts autochtones à partir de cette posture et de la littérature principalement écrite par des chercheurs encore une fois allochtones, sans masquer des enjeux ethnocentrés. Pour pallier cet inconfort, un survol plutôt général des approches autochtones et inuit en santé mentale sera présenté. Rappelons également que le but de cet article n’est pas de décrire en profondeur les approches inuit de la santé mentale et du bien-être, cet exercice pouvant être bien mieux réalisé par ces derniers, mais plutôt de réfléchir aux mécanismes qui occultent les savoirs inuit.
D’emblée, de nombreux auteurs soulignent l’importance de développer une compréhension des impacts à la fois historiques et contemporains de la colonisation sur la santé mentale des Autochtones (Hart, 2010; Haskell et Randall, 2009). On mentionne aussi l’importance de ne pas s’enfermer dans un cadre de pensée et d’être ouvert à une pluralité épistémologique, où des cadres de pensée différents coexistent, que ce soit dans la recherche ou l’intervention (Ellington, 2019; Guay, 2007; Wilson, 2004, 2008).
De manière plus spécifique, alors que les modèles cliniques en place au sein des institutions sont généralement orientés vers le curatif et la responsabilité individuelle, les Autochtones semblent adopter une vision plus holistique de la santé et du bien-être, où l’ensemble des composantes d’un individu et de son environnement est pris en compte pour déterminer la nature des problèmes de santé et les solutions (Brant Castellano, 2010; Tagalik, 2010, 2018). Il s’agit d’une vision de la santé mentale où les sphères spirituelle, physique, émotionnelle et intellectuelle se rencontrent (Brant Castellano, 2010; Isaacs et coll., 2010; Yellow Bird et Gray, 2008). La place reconnue à la notion de problème constitue une autre composante importante du paradigme autochtone. Alors que les approches dites modernes sont organisées autour de la résolution d’un problème, les approches autochtones seraient circulaires, axées sur le concept de « good life and the lifelong journey of healing. Problem solution is but one part of this journey » (Hart, 2001, p. 253, dans Turner, 2017).
Plus spécifiquement chez les Inuit, le concept de santé mentale, tel qu’on l’entend dans la littérature clinique dominante, demeure un concept très récent et il n’existe pas de mot spécifique pour le nommer (Kirmayer et coll., 1997 ; Sabbagh, 2007). Ainsi, les approches inuit seraient moins susceptibles de refléter une condition biologique de la santé mentale et plus susceptibles de faire référence au bien-être général et aux manifestations du mal-être . Les manifestations associées à la santé mentale que l’on tend à qualifier de problématiques ou atypiques feraient l’objet d’une plus grande tolérance (Ferrazzi et Krupa, 2016; Kirmayer et coll., 1997). Les inquiétudes et interventions surviendraient lorsqu’un individu dépasserait les limites de ce qui est acceptable par la communauté ou troublerait l’équilibre de la communauté (Briggs, 1985; Ferrazzi et Krupa, 2016; Kirmayer et coll., 1997).
Les personnes ayant des hallucinations auditives ou visuelles occasionnelles et temporaires seraient traditionnellement dénommées nuliatsalik et uitsalik selon qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Ces termes spécifiques selon le sexe forment un concept selon lequel l’individu affecté mène une vie parallèle dans une dimension invisible, avec un partenaire spirituel (Kirmayer et coll., 1994). Il existerait aussi, chez les Inuit du Nunavik, des termes permettant de décrire la détresse psychologique. Une recherche anthropologique menée par Vallée en 1966 (cité dans Kirmayer et coll., 1994), permet d’identifier quatre catégories qu’utilisent les Inuit pour parler de santé mentale ou plutôt, d’état où l’individu est « incapable d’exécuter certains rôles normaux » (Kirmayer et coll., 1994) : (1) Qiirsutuq — l’épilepsie qui est une « maladie de la tête » (p. 19) et qui peut également être liée à des pouvoirs de communication avec les esprits; (2) hystérie simple — il n’existerait pas de terme inuk spécifique pour traduire cet état. Il s’agit de paralysie passagère ou des expériences de dissociation accompagnée de visions ou d’hallucinations. Ce n’est pas quelque chose de grave; (3) Kavartuq — il s’agit de quelqu’un d’extrêmement triste ou troublé; et (4) Qaujimailijuq — réfère à quelqu’un qui « fait des choses folles, qui ne sait pas ce qu’elle fait » (p. 19), ce qui est souvent associé avec une possession démoniaque. Ce terme est également utilisé pour parler des chiens enragés. Kirmayer et ses collègues (1994) ajoutent trois termes : isumaluttuq — « quelqu’un qui est excessivement préoccupé », isumaqanngituq — « quelqu’un qui n’a pas d’esprit ou de raison » et isumaqatsianngutuq — « perdre la tête » ou « devenir fou » (p. 32). Les termes isumaqanngituq et isumaqatsianngutuq tendent à impliquer une condition persistante, alors qu’isumaluttuq est un état d’esprit plus transitoire, néanmoins souvent appliqué à des individus présentant un comportement associé à des troubles psychotiques.
L’utilisation du terme isumaluttuq correspondrait à une tendance plus générale à étiqueter des comportements ou des états d’esprit plutôt que des individus. Ainsi, à l’instar de Ferrazzi et Krupa (2016), une personne se comporte d’une certaine façon ou a un état d’esprit particulier plutôt que, par exemple, être schizophrène. Pour indiquer qu’une personne est atteinte d’une maladie chronique, il est nécessaire d’ajouter des qualifications indiquant qu’elle agit habituellement ou toujours d’une certaine manière.
Soulignons toutefois que ces recherches datent de plusieurs années et, bien qu’elles permettent de mettre des mots sur certains états, elles ne permettent pas, ou très peu, d’ancrer ces concepts dans la pratique et de rendre compte concrètement de leur application, notamment dans le monde contemporain. En effet, bien que la vision traditionnelle du monde inuk continue à influencer la perception des expériences, avec le temps, les cadres culturels évoluent, de sorte que l’expression des expériences change à mesure que de nouveaux récits et de nouvelles catégories gagnent en crédibilité et en domination (Jarvis et Kirmayer, 2021). Si l’évolution du concept de santé mentale a évolué depuis 30 ans au sein de nos institutions, il serait naïf de penser que ce concept ne s’est également pas transformé dans les communautés inuit.
Construction des savoirs en santé mentale et effacement des connaissances
Comment expliquer la quasi-absence des connaissances inuit dans les pratiques et la recherche en santé mentale? La recherche dans le milieu de la santé mentale s’est beaucoup transformée au cours des dernières décennies, modulée par les diverses transformations sociales, politiques et organisationnelles de la société dans laquelle elle évolue. On retrouve aujourd’hui des recherches avec des visions de plus en plus diversifiées. Néanmoins, la prévalence des savoirs dominants et la standardisation accrue des outils de recherche et grilles d’analyse, notamment dans le domaine de la santé mentale et de la santé publique (Cloos, 2011, 2015; Foucault, 1997), continuent de d’influencer l’organisation des pensées et des pratiques en recherche et en clinique. Les enjeux de santé mentale, influencés par une vision néolibéraliste et biomédicale (Castel, 2016; Rodriguez del Barrio, 2005), se retrouvent toujours plus individualisés, voire biologisés (Castel, 2016; Foucault, 1997). Ainsi, plusieurs cliniciens ont tendance à supposer qu’ils comprennent la nature du problème et la meilleure intervention, à l’exclusion des modes de connaissance et de guérison autochtones. Ceci conduit à un échec de l’engagement et du soutien de la capacité des ressources locales (McCallum, 2005). Donc, malgré l’existence d’un important corpus de savoirs et pratiques autochtones, nommément inuit, dans le domaine de la santé mentale et du bien-être, leur présence au sein de la recherche et des services se fait rare.
De même, les personnes en marge de la société ne sont pas protégées contre l’internalisation des idéologies dominantes, même lorsque celles-ci sont contraires à leurs propres intérêts (Brown et Strega, 2015). Cotton (2008) souligne d’ailleurs que les processus de marginalisation des Autochtones au Québec et au Canada, dont les Inuit, « ne se limitent pas à un passé colonial regrettable, mais ont évolué jusqu’à se trouver érigés en systèmes, légitimés par les dynamiques institutionnelles et intériorisées tant chez les populations allogènes que chez les [A]utochtones eux-mêmes » (p. 369).
Ce phénomène, en plus d’avoir été rapporté par des intervenants locaux du Nunavik (Fraser et coll., 2019; Fraser et coll., 2021) qui ont l’impression que leurs savoirs ne sont pas aussi « cliniques » que ceux des intervenants non-Inuit, a été largement décrit par des auteurs critiques qui ont expliqué comment le processus de professionnalisation et la tendance à constamment sous-spécialiser les savoirs expérientiels et culturels ont créé un fossé entre les professionnels et les individus recherchés. Cette spécialisation interne des connaissances occidentales tend à surévaluer les connaissances technoprofessionnelles et à sous-évaluer les connaissances expérientielles locales (Blais, 2006; Foucault, 1997).
Injustice, racisme et violence épistémiques
Plusieurs auteurs traduisent ce que nous venons de décrire par le concept d’injustice épistémique (Fricker, 2007; Medina, 2017; Spivak, 1988), ou encore de violence épistémique (Liegghio, 2013), référant au préjudice causé à une personne en sa qualité de sujet épistémique (un connaisseur, un raisonneur, un questionneur) en sapant sa capacité à s’engager dans des pratiques épistémiques telles que de témoigner de ses connaissances ou de donner elle-même un sens à ses expériences. Elle survient généralement lorsqu’un auditeur ne prend pas les déclarations d’un locuteur aussi sérieusement qu’elles le méritent (Chrichton et coll., 2017; Fricker, 2007). Notons que l’injustice épistémique est particulièrement présente dans le domaine de la santé mentale en raison des stéréotypes négatifs persistants qui affectent les personnes, entraînant une perte de crédibilité (Chrichton et coll., 2017; Drozdzowicz, 2021; Liegghio, 2013; Scrutton, 2017). Fricker (2007) fait également référence à l’injustice herméneutique qui se traduit par l’incapacité d’un groupe à faire valoir ses expériences sociales, celles-ci étant assimilées par le groupe dominant. L’injustice herméneutique découle donc du fait de voir une dimension significative de son expérience sociale occultée de la compréhension collective (Fricker, 2007; Medina, 2017). Certains utilisent également le concept de racisme épistémique en contexte colonial, pour parler des processus qui occultent les savoirs des personnes colonisées (Grosfoguel, 2010; Mignolo, 2013) et en appellent en ce sens à une décolonisation épistémique (Fanon, 1952, dans Grosfoguel et Cohen, 2012; Grosfoguel, 2010).
Ces défis ont également été illustrés par plusieurs auteurs autochtones (Kovach, 2015; Wilson, 2008) qui soulignent que dans les centres de production de connaissances comme les universités, le langage de la recherche est puissant et omniprésent (Kovach, 2015). Si les chercheurs autochtones, ou qui collaborent avec des Autochtones, souhaitent se faire une place et faire entendre leur voix, ils n’ont souvent pas le choix de s’imprégner du langage scientifique dominant (Kovach, 2015). Il n’est donc pas surprenant de retrouver le langage traditionnel de la recherche dans les écrits autochtones. On constate aussi des difficultés à intégrer des acteurs locaux, qui ne font pas partie de la communauté universitaire, aux publications scientifiques (Cargo et Mercer, 2008; Castleden et coll., 2010; Gaulin et coll., soumis), ou encore l’obligation par les organismes subventionnaires et les comités d’éthique de fournir des protocoles de recherche basés sur des approches classiques de la recherche (Castelden et coll., 2012).
Savoirs, colonialisme et colonialité
Les conceptions coloniales de la santé mentale ont historiquement été étroitement liées aux objectifs du colonialisme lui-même. Les pratiques et idéologies biomédicales ont notamment servi de justification à la colonisation (Fanon, 1952; Nelson, 2013). Les conceptions coloniales de la santé/maladie mentale impliquent entre autres la médicalisation de la différence, ou la création de diagnostics basés sur l’écart par rapport à une norme (Castel, 2016; Nelson, 2013). Cette façon de définir la santé/maladie mentale n’est pas problématique en soi, mais elle peut conduire à des problèmes lorsque différents groupes de personnes ont des normes ou des standards différents, des façons différentes de définir la maladie (Nelson, 2013).
Le concept de colonialité du pouvoir, décrit par Quijano (2007), permet d’intégrer une analyse du colonialisme et du discours colonial dans la production des connaissances. Le colonialisme était à ses débuts le produit d’une répression systématique des croyances, idées, images, symboles ou connaissances spécifiques qui n’étaient pas utiles à la domination coloniale mondiale. Le colonialisme avait une visée de production ou encore d’appropriation des ressources. Peu à peu, un glissement s’est produit et la répression s’est surtout exercée sur les modes de connaissance; de production de connaissances, de perspectives, d’images et de systèmes d’images, de symboles, de modes de signification; les ressources; les motifs et les instruments d’expression formelle et objective, intellectuelle ou visuelle (Paradies, 2016). Elle a été suivie par l’imposition des modèles d’expression propres des dirigeants, et de leurs croyances et images. Ces croyances et ces images ont non seulement entravé la production culturelle des groupes dominés, mais ont aussi constitué un moyen très efficace de contrôle social et culturel (Paradies, 2016).
La colonialité du pouvoir réfère aux structures politiques et économiques qui sont développées par un groupe dominant, limitant ainsi l’accès au second groupe de déterminer ses propres structures et paradigmes. Elle décrit l’installation de dynamiques de pouvoir au sein des relations, à l’instar de plusieurs autres auteurs qui parlent d’hégémonie biomédicale au sein des pratiques et des recherches en santé mentale, limitant l’existence d’autres visions plus holistiques privilégiées par les communautés autochtones (Healey et coll., 2016; Kimaryer et coll., 2011; Lessard et coll., 2008; Menzies, 2010; Richmond et coll., 2007; Wenger-Nabigon, 2010).
À travers la colonialité, diverses formes de violences (sociales, politiques et économiques) sont commises de manière implicite au sein des structures (Quijano, 2007). Certaines formes de savoirs et de pratiques sont imposées, effaçant les autres formes de savoirs. La colonialité est donc ce principe qui permet au colonialisme de perdurer, par des mécanismes insidieux au sein des structures. La colonialité constitue à ce jour la forme la plus générale de domination. Elle se fait en parallèle aux événements historiques de la colonisation et repose sur la rupture de la capacité des Autochtones à façonner leur monde, y compris leur santé et leur bien-être (de Leeuw et coll., 2010; Trout et coll., 2018).
Les notions de colonialité, de racisme, d’injustice et de violence épistémique mises ensemble permettent de comprendre l’hégémonie de certains savoirs aux dépens de ceux se situant dans la périphérie, et perpétuant ainsi la colonisation de certains peuples (Fanon, 1952; Spivak, 1988). Il s’agit d’un rapport de force inégal entre l’approche scientifique et les savoirs des subalternes malgré la contribution potentiellement importante de ces derniers (Battiste, 2000; Browne et coll., 2005).
Conclusion : des avenues à considérer
Pour s’attaquer efficacement aux origines complexes des problèmes de santé mentale au Nunavik, il faut s’attaquer aux rouages du colonialisme et intégrer une compréhension du discours colonial en tant que pratique imaginative et matérielle dans laquelle des idées, des personnes, des institutions et des actions particulières se croisent et produisent des inégalités (de Leeuw et coll., 2010; Spivak 1999). Il faut également reconnaître la présence de racisme systémique au sein de nos institutions afin de permettre à ceux qui travaillent pour ces systèmes de commencer à imaginer comment ce racisme a lieu, comment il est vécu et comment il peut assujettir certaines formes de savoirs et ce faisant, certaines communautés. En outre, les chercheurs qui omettent d’inclure les connaissances autochtones risquent d’échouer à saisir le sens donné à la santé mentale et interpréter de manière inadéquate les données qu’ils recueillent (Chingwe et Makuwira, 2018; Denzin et coll., 2008; McCalman et coll., 2016; Smith, 2013). Ils risquent également de stéréotyper les populations et d’empêcher la création de services en santé mentale culturellement adaptés et efficaces (Adelson, 2005; Martin, 2013; Nelson et Wilson, 2017).
Du côté de la pratique, la pertinence des savoirs locaux est soulignée par plusieurs auteurs qui mentionnent que malgré un rôle et un mandat souvent flou et limité et un manque de reconnaissance par rapport à leurs rôles, les travailleurs communautaires locaux jouent un rôle essentiel dans l’amélioration et l’adaptation des soins, l’augmentation de l’utilisation des ressources locales et, plus important encore, la réduction des symptômes de santé mentale (Barnett et coll., 2018; Plourde-Léveillé et Fraser, 2021). Cette présence d’intervenants communautaires permettrait en plus de palier à l’important roulement de personnes non-Inuit au Nunavik (Auclair et Sappa, 2012). Ceci rejoint les écrits de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (Commission Viens) (2019) qui
enjoint le gouvernement à reconnaître les pratiques de guérison autochtones et appelle à l’accroissement du nombre de travailleurs autochtones dans le domaine de la santé et à leur maintien en poste. En plus d’améliorer la sécurité culturelle des soins, c’est-à-dire de contrebalancer les risques d’incompréhension, de discrimination et de racisme (O’Keefe et coll. 2019), l’intégration des travailleurs communautaires locaux (TCLs) constitue un pas essentiel vers la décolonisation des services (Commission Viens, 2019 p. 289).
Plourde-Léveillé et Fraser, 2021, p.2
Enfin, mentionnons que ces recommandations ne constituent pas une utopie. On retrouve des exemples de projets un peu partout dans le monde qui intègrent les connaissances autochtones au sein des pratiques (Incayawar et coll., 2009; Nebelkopf et Phillips, 2004), notamment en Nouvelle-Zélande, où les approches traditionnelles des Maoris font maintenant partie intégrale des services en santé mentale (Durie, 2011). Pour ce faire, il a d’abord été nécessaire que les élus reconnaissent les savoirs maoris, comme étant tout aussi pertinents que les savoirs biomédicaux, et soutiennent leur pouvoir d’agir.
Au Nunavik, on a pu voir dans les dernières années des initiatives communautaires, majoritairement dans le domaine de l’enfance et la famille. Le comité directeur Sukait, créé en 2017, guide la transformation des services intégrés pour les jeunes et les familles. Des agentes de liaison locales en prévention du suicide travaillent ensemble pour développer des pratiques afin de soutenir les efforts communautaires en matière de prévention du suicide et une conférence annuelle appelée Puttautit est conçue et dirigée par des Inuit. Des Maisons de la famille sont aussi mises en place dans plusieurs communautés du Nunavik. Ces Maisons sont également dirigées par des membres de la communauté qui souhaitent offrir aux familles des soins adaptés à leur contexte et à leur culture. Ces services agissent donc comme de puissants agents de prévention. Il existe aussi le Qajaq Network qui vise à offrir de l’aide aux hommes avec des problématiques de violence et le Satuturviit- Inuit Women Association of Nunavik qui oeuvre à améliorer les réalités des femmes. Le centre Sirivik à Inukjuak offre des services de soupe populaire à ses habitants. Ces nombreux exemples démontrent que les Inuit sont en mesure de penser et créer leurs propres services, si on leur en offre les moyens et le soutien nécessaires. Encore faut-il que ces services soient reconnus comme étant tout aussi cliniques et pertinents que les services offerts par les institutions gouvernementales.
Parties annexes
Note biographique
Dominique Gaulin est candidate au doctorat en travail social à l’Université de Montréal et travailleuse sociale dans le domaine de la santé mentale, au Nunavik.
Note
-
[1]
L’auteure a été travailleuse sociale en santé mentale dans cette région pendant plusieurs années et y est maintenant chercheure doctorante.
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