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Aaniin, Waase-gaaboo Ndizhnikaaz, Anishnaabe Endaw, Obadjiwaan miinwaa Bawating Ndoonjibaa. Bonjour, mon nom spirituel cérémoniel est Waase-Gaaboo, mais toute ma vie, on m’a appelé Gus Hill. Je suis d’ascendance ojibwée, britannique et française. J’ai grandi à Batchawana Bay et à Sault Ste. Marie, dans la province de l’Ontario. Mes ancêtres sont originaires de la rive nord du lac Huron et de la rive est du lac Supérieur, en Ontario.

J’écris cet éditorial au nom du collectif que forme le comité de rédaction de la Revue canadienne de service social (RCSS). Dans un souci de responsabilisation relationnelle à votre endroit, chers collègues, j’ai invité les membres du comité de rédaction de la Revue à me faire part de leurs réflexions. On m’a demandé d’agir comme figure de ce numéro thématique, et j’ai accepté cette offre en toute humilité. Je partagerai quelques-unes de ces réflexions dans ce texte. Il convient de souligner que je me réapproprie mon indigénéité en omettant la majuscule initiale des noms propres coloniaux.

Ce numéro spécial sur La suprématie de la blancheur en travail social a vu le jour suite à de nombreuses années de discussion au sein du comité de rédaction de la RCSS. Au cours de la dernière décennie, à l’échelle de l’amérique du nord, la multiplication des actes de racisme des gouvernements et des groupes néofascistes et néonazis, de même que le racisme envers les personnes autochtones, noires et de couleur (PANDC) ont suscité la réflexion et l’outrage, ce qui a donné naissance aux mouvements Black Lives Matter et Idle No More. Je suis fier d’être le corédacteur de cette série d’articles, et j’estime que les messages qu’ils contiennent sont encourageants. Il est difficile d’aborder des thèmes percutants tels que la suprématie de la blancheur de façon opportune. Quand cela s’avère-t-il approprié? Est-ce parfois inapproprié? Dans cette optique, il convient toujours de créer et de maintenir un espace qui permet à nos collègues de démanteler cette suprématie de la blancheur.

La sélection d’articles apparaissant dans ce numéro m’incite à croire que des réponses doivent être apportées à d’importantes questions, non pas nécessairement par l’entremise du dialogue, mais de manière concrète dans l’action, dans la pratique, la recherche et la formation en travail social. Il est temps d’entreprendre une action collective qui va au-delà des mots afin d’examiner notre complicité et notre complaisance à l’endroit de la suprématie de la blancheur. Celle-ci a une incidence sur chacun d’entre nous et, à divers degrés, nous sommes tous colonisés. Voici une simple observation : je rédige cet article en anglais et vous le lirez dans l’une des « deux langues officielles » du canada colonialiste.

Pouvons-nous parler de la suprématie de la blancheur? Je vous pose cette question en toute sincérité, étant donné que la majorité d’entre vous êtes d’ascendance blanche. Plus précisément, pouvons-nous en parler sans que les personnes blanches aient une réaction défensive, offensée, agressive ou même violente? Pouvons-nous parler d’incursion raciale? De racisme? Pouvons-nous nous engager sur cette voie sans que celle-ci emprunte des détours qui nous mènent ailleurs, par exemple vers la violence fondée sur le genre, la violence latérale et d’autres formes de violence utilisées par les colonisateurs pour s’armer contre les discussions sur le racisme inhérent? Ce déraillement survient avec une telle rapidité qu’il en devient imperceptible. Lorsqu’une personne s’exprime avec passion et assurance au sujet de ses propres expériences de racisme, ses propos ne sont ni violents ni personnels. Je pose donc la question de nouveau : « Pouvons-nous avoir de telles conversations à propos de la suprématie de la blancheur sans détraction, distraction, déviation et posture défensive? »

Qu’est-ce que cela signifie que d’être effacé? Je réfléchis depuis quelque temps au terme gaslighting ou « détournement cognitif », c’est-à-dire la pratique qui consiste à conduire une personne à douter de sa propre réalité, nommément en ce qui concerne la race. Les discours qui visent à minimiser, simplifier et réduire des aspects du vécu et qui amènent les personnes racisées à remettre en question leur propre expérience du racisme sont une incarnation du colonialisme. J’ai déjà vécu ce phénomène lors duquel un ami blanc trouve des justifications pour expliquer un incident raciste attribuable à une autre personne blanche. On invoque souvent les intentions, on explique qu’il s’agit d’une « bonne personne » ou on me dit que j’ai « mal compris ». Pourquoi les personnes blanches viennent-elles à la rescousse d’autres personnes blanches pour les préserver des conversations difficiles et des émotions complexes, déstabilisantes et troublantes qui surviennent lorsque la question du racisme est abordée? Cette tendance à excuser les comportements racistes d’autrui est problématique, et elle l’est d’autant plus lorsqu’elle s’accompagne d’un détournement cognitif. En tant qu’universitaire autochtone (PNMI) et racisé, on m’a dit que mes réactions étaient excessives, on m’a dit qu’un tiers avait de bonnes intentions, on m’a dit que j’étais trop sensible aux transgressions raciales répétées, on m’a dit qu’il suffisait de s’assoir et que la personne blanche allait m’expliquer pourquoi mes réactions vis-à-vis le racisme manquaient de professionnalisme. Toute personne racisée a vécu de la violence dans ces espaces universitaires.

Les expériences de racisme ne se volatilisent pas parce qu’un collègue blanc parle plus fort, est mieux défendu, occupe un rang plus élevé dans la hiérarchie, est plus âgé ou jouit d’une plus grande renommée dans les cercles universitaires. Ces expériences restent en suspension entre les personnes, et elles s’enveniment et génèrent de la méfiance et du ressentiment, ainsi qu’un type de violence universitaire qui doit cesser.

Je veux que nous nous rappelions le long historique de marginalisation du canada en ce qui concerne les corps racisés, les politiques autochtones, les façons de voir, être, savoir et faire des PANDC, les récits ancestraux et les expériences liées à l’esclavage, à l’apartheid, à l’eugénisme, aux génocides et à la violence colonialiste qui perdure.

Depuis quelques années, j’utilise fréquemment l’expression « décentrer la blancheur ». Le programme dans lequel j’enseigne à laurier et qui couvre les champs d’études autochtones (Indigenous Field of Study) a lancé un programme pilote de doctorat indigénéisé qui s’appuie notamment sur le décentrage de la blancheur. Mais qu’est-ce que cela signifie? Suffit-il de privilégier et de prioriser les recherches, les pédagogies, les ontologies, les axiologies, les épistémologies et les méthodologies autochtones des PNMI en guise de stratégie pour la décolonisation?

Selon moi, un autre enjeu présente un défi encore plus vaste : bien que bon nombre de colons woke et d’universitaires PANDC se centrent sur les façons de voir, d’être, de savoir et de faire des PANDC, plus nombreux encore sont les universitaires qui marginalisent les mêmes discours dans un effort délibéré de préserver les choses telles qu’elles étaient et telles qu’elles sont actuellement et d’opposer une résistance à ce qu’elles pourraient devenir.

C’est un privilège notable que de ne jamais avoir à admettre un racisme intentionnel ou inconscient, de ne jamais se censurer en raison de la couleur de sa peau, de son ethnicité ou de ses pratiques religieuses, ou d’avoir à se retirer d’un argument en raison de ces caractéristiques. Nous souscrivons verbalement à la déconstruction de la blancheur coloniale tout en personnifiant l’essence même de ce que nous cherchons à déconstruire. Cette situation n’a rien d’inédit, mais nous vivons des moments sans précédents.

Nous parlons de pauvreté comme si cela ne devait jamais nous arriver, de problèmes de santé mentale comme si nous en étions prémunis, de vieillissement comme si nous nous abreuvions à la fontaine de jouvence et de privilège comme si nous n’en étions pas l’incarnation.

Nous sommes les briques de privilège qui forment l’édifice du colonialisme. Serions-nous prêts à démanteler l’édifice bâti par le privilège si cela faisait de nous des sans-abris?

Aucun d’entre nous ne renonce à sa position confortable au sein de ces établissements coloniaux même lorsque nous discourons sur la blancheur, le privilège, l’avidité et la violence. Nous semblons être en mesure de laisser le labeur de la déconstruction aux portes de nos universités et de nous mouvoir vers le répit que nous procure notre domicile.

Quel est le sens d’affirmations telles que « Je ne veux pas perpétuer le colonialisme » ou « Nous devons prendre garde à ne pas perpétuer/propager/reproduire l’oppression coloniale »?

N’est-ce pas exactement ce que nous faisons dans le cadre de notre travail? Nous poursuivons tous des études supérieures et nous travaillons pour décrocher des diplômes coloniaux, qui culminent en un doctorat. Ce faisant, nous nous concurrençons et nous comparons, et nous saluons ceux et celles qui obtiennent les bourses d’études les plus avantageuses. Ce processus s’ancre profondément en nous, et nous adoptons bientôt une attitude de compétition et de comparaison en tant qu’éducateurs. Nous évitons toutefois de nous interroger à propos du processus colonialiste.

Nous rivalisons pour obtenir des postes menant à la permanence et nous travaillons avec acharnement pour décrocher ladite permanence et, tout au long de ce parcours, nous déclarons que nous ne pouvons pas nous affirmer et prendre la parole par crainte de représailles de la part des personnes qui ont le pouvoir de nous octroyer ou de nous refuser la permanence. Lorsque celle-ci nous est enfin décernée, nous aspirons à obtenir une promotion, à recevoir des subventions plus importantes ou à publier les articles que nous jugions auparavant trop critiques ou radicaux. Éventuellement, nous accédons à un espace qui nous confère la sécurité, la certitude et la stabilité dont nous avons besoin pour nous exprimer librement. À ce moment, nous sommes l’établissement colonial et ce que nous avons à dire ne fait que perpétuer la violence coloniale dont la marque est imprimée en nous.

Ce processus nous enseigne une forme d’individualisme radical qui représente une des dents de l’engrenage du colonialisme, du capitalisme et de la violence.

Chacun d’entre nous est une brique dans l’édifice du colonialisme. Cet édifice divise les gens qui forment notre société : certaines personnes sont autorisées à y pénétrer, tandis que d’autres se voient refuser l’entrée.

Je me demande ce qui se produirait si je cessais d’agir comme une brique. Cela changerait-il le cours des choses? Probablement pas. Mais qu’arriverait-il si nous cessions tous d’agir comme des briques? La structure s’effondrerait-elle? La structure serait-elle obligée d’adopter une nouvelle forme, une nouvelle fonction, un nouvel éthos, un nouveau travail social?

Notre rhétorique nous entrave.

La majorité d’entre vous, mes collègues, êtes d’ascendance blanche. J’ai, moi aussi, des ancêtres blancs. La blancheur n’est pas le fait d’être blanc. Je soutiens que la blancheur est l’incarnation du privilège colonial non examiné. Je l’ai, vous l’avez, nous l’avons tous. Que pouvons-nous « faire » par rapport à « cela »?

Je souhaite que nous jetions un regard honnête sur le privilège. Je souhaite qu’un nouvel éthos s’installe dans notre profession. Je souhaite que chacun d’entre nous prenne conscience de sa complaisance et de sa complicité vis-à-vis la structure colonialiste.

Tandis que nous nous attelons à cette tâche difficile, je souhaite que nous n’oubliions pas notre responsabilité relationnelle à l’égard de notre profession, des gens que nous côtoyons, des personnes à qui nous offrons des services et de nous-mêmes. Nous avons besoin les uns des autres. Nous devons faire preuve de bienveillance, de sollicitude, de respect et de générosité, tant à l’endroit des autres que de nous-mêmes. Notre profession s’est notamment bâtie sur ces principes, et non pas sur l’individualisme radical et la quête incessante de privilège et de richesse.

Cet article m’a été inspiré par mes collègues qui ont bravement contribué à ce numéro thématique de la RCSS. En tant que premier rédacteur autochtone PNMI de la RCSS, je suis fier des progrès que nous avons accomplis. Je salue la vision de notre groupe, qui a ouvert la voie à l’examen des articles rédigés par des Autochtones par des évaluateurs.rices autochtones. Je salue mes collègues qui ont appuyé la création d’un espace pour soutenir l’adhésion de nouveaux membres autochtones ainsi que l’établissement d’une troisième voix équivalente à celles de nos collègues anglophones et francophones au sein du comité de rédaction de la Revue. Je salue la création d’un troisième poste de rédacteur pour une personne autochtone PNMI. Je salue les conversations franches que nous avons eues au fil des ans de même que l’établissement d’une voie d’accès tant attendue pour les universitaires autochtones PNMI au sein du comité de rédaction de la RCSS. Nous parcourons tous la même terre en longeant les mêmes cours d’eau et en respirant le même air. Employons-nous donc à apprendre à cheminer côte à côte.

Miigwetch.
Gus