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Résumé

Le changement de paradigme qu’annonce le dernier ouvrage de Jean-Pierre Deslauriers repose sur la thèse que le mouvement communautaire serait devenu une composante de la réduction des services sociaux et de santé du fait du partenariat avec l’État. En s’inscrivant dans cette logique, les groupes communautaires, sans perspective d’une intégration aux services publics dont l’État n’a pas les moyens, seraient devenus des agents de « démantèlement de la communauté » (p.174). La démonstration passe d’abord par un diagnostic de l’action communautaire autour de trois enjeux : la rupture avec la revendication du changement social, la professionnalisation et le déclin de la communauté.

Le diagnostic

En rupture avec le modèle de l’animation sociale et de l’éducation populaire des années 1970 qui revendiquait le changement social, « la notion de coopération conflictuelle » caractéristique des années 1990 « débouche sur une sorte de compromis qui atténue le conflit » avant de disparaître avec la réforme Couillard « à laquelle les groupes communautaires ne sont pas invités à participer » (p.12). En se comportant comme de petites entreprises mal capitalisées et en s’adonnant au partenariat, les groupes sont eux-mêmes responsables de la perte des valeurs qui justifient leur action. Le partenariat « trahit un vide axiologique » car il repose sur des « valeurs implicites » (p.27) en contradiction avec l’opposition à l’ordre établi qui caractérise les mouvements sociaux. À preuve, les groupes qui s’identifient au Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec (MÉPACQ) seraient marginalisés dans le milieu communautaire.

La professionnalisation de l’action communautaire serait aussi un résultat du partenariat avec l’État. Pour répondre aux exigences qui viennent avec le soutien public, les organismes s’alignent sur les exigences du réseau et privilégient l’embauche d’intervenantes diplômées qui arrivent avec des valeurs qui ne sont pas celles du milieu communautaire. En maîtrisant le langage bureaucratique les groupes soutenus financièrement par le MSSS emportent la part du lion dans le soutien public, alors que « les groupes qui se consacrent à l’éducation populaire reçoivent la portion congrue du financement étatique » (p.99). Les professionnelles à l’emploi des organismes communautaires, pour leur part, accèdent à un secteur d’emplois d’autant plus précaires que s’identifiant à leur travail, elles se satisfont de rapports de confiance avec les gestionnaires des groupes.

La recherche du bien commun est devenue à toutes fins impossible car les groupes communautaires, réduisent cette notion aux « intérêts particuliers » qui justifient leur propre action. Ensemble, l’État et les groupes contribuent à la détérioration de la communauté.

L’émergence d’un nouveau paradigme

Structuré par le partenariat et résultat d’un rapport de forces inégal entre les groupes et l’État, le nouveau paradigme en émergence se caractérise par la perte d’autonomie dans le cadre d’ententes à la pièce marquées par le passage du militant à l’employé, de l’expertise citoyenne à la professionnalisation et de l’innovation organisationnelle à la bureaucratie. Dans cette nouvelle configuration, le communautaire devenu agent de démantèlement de la communauté, pratiquerait l’autonomie sans la solidarité. Quant aux organisateurs communautaires des CSSS, ils se comporteraient tout simplement en agents de programme.

L’État se déleste de ses responsabilités en transférant aux organismes communautaires des services relevant du secteur public au moyen d’ententes de services dans lesquelles tout est déjà balisé. Si les groupes négocient c’est seulement sur les moyens puisque, contraints de « compter avec la force structurante » d’un État qui assure leur existence (p.171), ils n’ont d’autre alternative que de s’entendre avec lui.

Avec la professionnalisation, on ne mise plus sur la participation citoyenne mais sur l’expertise. La bureaucratisation du communautaire durant les années 1990 le soumet à la caractéristique des bureaucraties qui sont incapables d’innover. Les groupes ne sont plus « des lieux de contestation et de décision » de sorte que leur prétention à l’autonomie n’est qu’une « forme plus insidieuse du contrôle de l’État » (p.195).

Le nouveau cadre de référence du RQIIAC (2010) cautionnerait le fait que les organisateurs communautaires troquent leur autonomie professionnelle pour s’adonner à la concertation. Accaparés par les tables d’intervenants, ils sont devenus des agents de programme même s’ils n’osent pas le reconnaître. Ils ne sont plus avec les gens et sont en voie de perdre ce qui les distinguait.

Réflexion critique

Deslauriers a une longue feuille de route comme chercheur sur l’action communautaire puisque ses premières publications remontent à 1982. Ses ouvrages sont intéressants et il a une belle plume. La thèse que soutient cet essai est-elle pour autant démontrée ? Elle repose sur le syllogisme suivant :

  • L’action communautaire se professionnalise aux dépens du militantisme ;

  • Or le partenariat avec l’État utilise la professionnalisation pour bureaucratiser l’action communautaire aux dépens de la communauté ;

  • Donc l’action communautaire détruit la communauté.

Le premier volet s’inscrit dans un pattern qui oppose action sociale et développement des communautés, changement social et contrôle social. Ce type d’analyse de l’action citoyenne revient périodiquement depuis quelques décennies sous la plume de divers auteurs. Le reproche de Deslauriers vise les organismes communautaires qui interviennent dans le secteur de la santé et des services sociaux, qui ne se définissent pas comme des groupes de défense des droits et donc ne s’identifient pas à l’action sociale. Ils représentent les deux-tiers des organismes communautaires et seraient responsables du recul de la perspective de changement social en action communautaire, recul que favoriserait le financement public. Si cette posture offre l’avantage d’accrocher le grelot sur les risques de dérive affairiste qui existent bel et bien en action communautaire, elle a par contre la faiblesse de laisser de côté un large éventail d’actions communautaires dont les recherches démontrent plutôt qu’elles ont gagné en force avec la multiplication des organismes communautaires. La recherche évaluative menée par White et coll. (2008) permet d’affirmer que la Politique nationale de reconnaissance et de soutien à l’action communautaire a influencé les pratiques mais n’a fait disparaître ni leur caractère communautaire, ni l’autonomie des groupes. Bref le premier volet du syllogisme tient difficilement la route et la preuve reste à faire, à partir d’une enquête rigoureuse, d’une émasculation de l’action communautaire du fait de sa professionnalisation.

La grande faiblesse de la thèse réside toutefois dans sa présentation du partenariat. D’une part, l’auteur lui-même affirme que depuis la réforme Couillard en 2003, l’État ne traite plus les organismes communautaires comme des partenaires (p.12). D’autre part son analyse du partenariat ne porte pas sur les organismes communautaires, mais s’attaque aux organisateurs communautaires. Ils auraient abandonné non seulement l’action sociale, mais aussi le développement des communautés au nom de l’approche socio-institutionnelle (p.199). Alignées sur ces traités de partenariat, les pratiques des OC justifieraient le recul du militantisme au profit de la collaboration avec l’État néolibéral. L’auteur néglige les résultats d’autres recherches qui démontrent que les OC disposent toujours d’une autonomie professionnelle qui leur permet un soutien effectif à la participation citoyenne (Comeau et coll., 2008), qu’une multitude de luttes sociales ont été menées par des organismes communautaires au cours de la dernière décennie (Comeau, 2012), et que la capacité d’innovation est loin d’être éteinte dans le milieu communautaire (Klein et Champagne, 2011). D’ailleurs, l’auteur lui-même, après avoir affirmé que les organismes communautaires ne sont pas en mesure d’établir un rapport de force avec l’État, affirme qu’ils ont fait reculer le MSSS en 2010 !

L’auteur présente son ouvrage comme une thèse sur le changement de paradigme, mais entretient une ambigüité en présentant ses arguments comme résultats d’une recherche sur le terrain sans indiquer comment il a recueilli les témoignages cités. Comme toute thèse, dans cet essai Deslauriers fait des choix qui confortent son point de vue. Elle ne laisse pas indifférent, d’autant plus qu’elle arrive au moment où l’État québécois est en processus de centralisation radicale et que l’instrumentalisation de l’action communautaire semble bien faire partie de son programme. Mais la démonstration, toute séduisante qu’elle soit, ne tient pas la route.