Corps de l’article

Formée dans une université française en sociologie, de la première année post-baccalauréat jusqu’au doctorat, j’ai été nourrie, comme une majorité d’étudiant.es de part et d’autre de l’Atlantique, à l’objectivité, à la prise de distance nécessaire au sujet, bref à la nécessité d’une posture d’extériorité pour l’étude des faits sociaux. Cette posture s’apparente à une épistémologie positiviste qui postule l’existence d’une réalité en dehors de tout point de vue et à laquelle seul.es les chercheur.es pourraient avoir un accès privilégié. Comme le mentionne Harraway, et souligné par Isabelle Clair,

pendant des siècles, les savants, parce qu’ils étaient des hommes – blancs, plus souvent hétérosexuels... –, ont élevé au rang d’universel un point de vue en réalité situé, et ont cru être en capacité [...] de « voir tout depuis nulle part [...] » (Haraway, 2016 [1988], p. 116)

Clair, 2022

Non seulement nous sommes formé.es à la (fausse) neutralité (donc la supériorité) du regard des dominants, mais l’approche critique ou engagée n’est pas valorisée, rendant, par là même, difficile la possibilité d’un changement social structurel. La recherche perd de son potentiel transformateur si elle s’en tient, d’une part, à contenir ses interrogations dans les cadres et l’idéologie existante (sans dimension critique) et, d’autre part, à cibler ce qui est, et moins souvent à imaginer ce qui pourrait être.

La théorie du standpoint développée par des chercheures et militantes féministes pour s’opposer au monopole de la vision masculine, du point de vue des dominants, renvoie à une « opération collective, historiquement située, à partir de laquelle certaines femmes ont commencé à élaborer à partir de leur expérience, une perspective à la fois critique et utopiste » (Frash, 2020, p. 70). Associé aux savoirs expérientiels[1], ce concept, par son potentiel critique et utopiste, permet d’imaginer d’autres modèles de société, d’autres formes d’organisations sociales.

Si affirmer que toute démarche de connaissance est située et que les savoirs expérientiels sont valides semble plus audible aujourd’hui qu’hier en contexte académique, il n’est pas futile de le réaffirmer avec force. La théorie du point de vue ne fait pas consensus et le risque de se voir accuser de manquer d’objectivité dans nos analyses, ou de les ancrer dans un registre militant, reste très présent à l’université[2] et en dehors de ses murs[3].

Un regard rétrospectif sur ma recherche doctorale et mes travaux qui ont suivi me conduit à situer ma démarche de sociologue dans les lignes définies par le standpoint et les savoirs expérientiels. Cette démarche de recherche s’inscrit donc dans le prolongement des précurseures féministes noires, critiques féministes et anti-racistes (Harding, 1986 ; Collins, 1986) et en rupture avec une tradition épistémologique qui continue à dominer le champ sociologique et qui décrédibilise ou du moins rend suspicieuse « la part de l’expérience personnelle dans le processus de connaissance » (Clair, 2022, p. 3). Dans cet article, je vais montrer en quoi ce positionnement situé me permet aujourd’hui de contribuer au renouvellement de la problématisation existante de mon objet de recherche et au développement d’une attention particulière à l’égard d’objets vus comme mineurs.

Afin de témoigner concrètement de la portée du standpoint et des savoirs expérientiels, je vais d’abord tenter de rendre compte de la façon dont ma subjectivité m’a permis de déplacer la problématique déjà constituée à l’intérieur de ma discipline. Dans ma thèse, soutenue en 2017, j’ai étudié ce que le milieu de travail comme espace hétéronormatif faisait aux personnes LGBTQ+. Il s’agira d’exposer comment mon expérience personnelle a été d’un recours important pour élaborer un cadre d’analyse et un dispositif d’enquête originaux pour ma thèse doctorale. Je développerai enfin la manière dont la construction de mon point de vue a participé à me diriger vers des objets peu classiques en sociologie du travail, notamment les plaisanteries offensantes des collègues de travail.

Rendre compte des expériences marginales par une sortie des cadres théoriques dominants

Construction du questionnement de recherche

Quand j’ai commencé ma recherche doctorale, aucune étude sociologique d’envergure n’existait en France sur les expériences des personnes non hétérosexuelles dans le milieu professionnel. Seuls les travaux de Line Chamberland (Chamberland et al., 2007 ; Chamberland et al., 2009 ; Geoffroy et Chamberland, 2015) au Québec faisaient autorité dans le contexte francophone. En France, l’unique étude en gestion de Falcoz (2008), sur l’homophobie en entreprise, avait été publiée. L’absence d’intérêt pour ce sujet dans un contexte français était frappante, et marquait d’une part la force de l’idéologie républicaine d’indifférence aux différences[4] et, d’autre part, comme le note Isabelle Clair (2023), l’étanchéité entre deux champs de recherche, la sociologie des sexualités d’un côté et la sociologie du travail de l’autre.

L’orientation de mes recherches poursuit la voie ouverte par Linhart (1978) et Schwartz (1990) avec la prise en considération d’objets jusqu’alors peu considérés, invisibles ou dans l’angle mort de l’éventail des objets structurés par champs disciplinaires, comme la sociabilité ordinaire au sein des relations de travail. À travers mon analyse apparaissent les enjeux des « coulisses » du travail (Pruvost, 2011) qui structurent le quotidien des individus au travail et sont loin d’être anecdotiques. Les effets de cette sociabilité ordinaire sont méconnus, plus encore les effets de l’hétéronormativité sur cette sociabilité. Il s’agit dans mes recherches de repérer les effets de la stratification sexuelle (Rubin, 2010) sur les relations sociales au travail.

En revanche, il existait une littérature sur le thème de l’homosexualité dans le milieu de travail aux États-Unis et au Canada, constituée à partir des années 1990. La majorité de ces études (Özaltu et Yalçın, 2023 ; Santos et Reyes, 2023 ; Ivanovic, 2023 ; Badget, 2020) prenaient comme angle d’analyse les discriminations (entendues dans leur définition première, une différence de traitement illégitime en fonction de critères précisés par la loi) dont pouvaient être victimes les personnes gays et lesbiennes de la part de leurs employeur.es dans leur sphère professionnelle. Pour cela la question de la visibilité de l’orientation sexuelle était déterminante, et c’est la théorie du stigmate de Goffman (1975) qui était la plus mobilisée par ce champ de recherche. Formulée sous l’angle des discriminations, cette problématisation reste ancrée dans un modèle normatif, plus exactement hétéronormatif. Ce modèle sous-entend que, dans une société hétéronormative, certains comportements sont problématiques et discriminatoires envers les travailleur.es LGBTQ+, alors que d’autres ne le sont pas. Les questionnements de recherche portaient sur l’accès différencié à l’emploi (être homosexuel freine-t-il les chances d’accès à l’emploi ?), le déroulement de carrière (les personnes homosexuelles sont-elles placardisées et ont-elles moins de promotion ?), l’accès aux avantages octroyés aux salarié.es (bénéficient-iels des mêmes droits parentaux, conjugaux ?), etc.

Cette interrogation ne permet cependant pas de questionner le système qui produit la hiérarchie des genres et des sexualités. Elle se restreint à penser à comment minimiser les effets nocifs du système et des normes sans en envisager les configurations et le renouvellement. Mon objectif était de rendre compte des subjectivités marginalisées par un milieu de travail organisé autour de l’hétérosexualité des travailleur.ses, avec des cadres d’analyse inédits (produits par les personnes marginalisées). En place de la question dominante « comment et combien les personnes LGBQ+ sont-elles discriminées dans le milieu de travail ? », j’ai appliqué la question suivante : « qu’est-ce que fait l’hétérosexualité comme agencement dominant et spécifique du système sexe/genre ? » (Rubin, 1998) aux personnes non hétérosexuelles dans le milieu de travail. Ce qui permet de penser le système actuel comme idéologique et autorise l’élaboration d’un autre possible.

En tant que lesbienne et ayant travaillé dans de multiples environnements de travail (notamment pendant mes études), ce que j’ai éprouvé n’avait pas grand-chose à voir avec les enjeux que je pouvais lire dans les résultats d’études. Mon expérience relevait plutôt d’un état de vigilance permanent concernant mon écart à la norme hétérosexiste. Dans le milieu de travail, j’expérimentais pour la première fois avec autant de force un malaise dès qu’un propos venait entériner les normes de genre, venait célébrer notre hétérosexualité présumée, etc. Mon expérience au monde était alors invisible, invisibilisée, invalidée, indicible. Que je décide de m’exprimer ou non sur mon lesbianisme et plus largement sur ma sensibilité queer (Rouleau, 2022), je ne pouvais le faire et le vivre sans que s’y superpose un jugement, une voix supérieure, plus légitime et plus forte que la mienne, celle de la culture majoritaire, dont j’avais évidemment conscience puisqu’ayant grandi avec elle, puisque m’étant constituée contre elle. Malgré mon engagement dans une sociabilité alternative, dans des normes alternatives, dans des rapports distanciés aux normes de genre, j’ai, comme une majorité de personnes minorisées, une conscience accrue de ce que pense/pourrait penser/comment pourrait me juger la majorité et cela me fait toujours sentir ce décalage et exige de moi de le « gérer ». C’est donc avec cette expérience accumulée, ainsi que de nombreux échanges avec des ami.es gays et lesbiennes, que je me suis engagée dans ce travail de doctorat sur « la gestion d’une identité “hors norme” dans la sphère professionnelle : l’exemple de l’homosexualité » (Morand, 2017).

Dispositif d’enquête et cadre d’analyse

L’apport de l’expérience personnelle dans le processus de connaissance a été particulièrement documenté dans l’enquête ethnographique (Weber, 2009 ; Besozzi, 2022 ; Chauvin, 2017). Cependant, ce n’est

pas seulement dans la rencontre avec le terrain que l’expérience personnelle mérite d’être reconnue comme agissant sur le processus de connaissance, mais dès la circonscription de l’objet de recherche et dans le choix des cadres théoriques que l’on se donne pour cela, et à la lumière desquels on constitue et on analyse son matériau

Clair, 2022, p. 21

Dans mes travaux, mon expérience et ma sensibilité ont constitué un repère et un support pour construire un questionnement à même de recueillir les expériences des gays et des lesbiennes dans leur milieu de travail. Mes connaissances ont servi de base pour élaborer un dispositif d’enquête permettant de faire entendre des voix minoritaires à partir de leur propre subjectivité – non retranchée dans un cadre normatif – et de retranscrire le vécu des personnes LGBTQ+ de manière plus approfondie qu’au seul prisme des discriminations vécues ou perçues. Je voulais documenter tout le travail d’évaluation et de jugement faits par les personnes LGBTQ+, un travail qui se trouve souvent en amont des discriminations, afin de les éviter. Autrement dit, j’ai mis en lumière l’énergie mise par les personnes elles-mêmes pour évaluer les risques et bénéfices encourus face à tous les coming out répétés, la typification (Berger et Luckmann, 2018) permettant d’évaluer la réaction des collègues en fonction de leurs caractéristiques sociales (Morand, 2017), la gestion de la gêne éventuelle provoquée par les coming out, la gestion des conséquences, etc.

J’ai suivi une approche fluide et non homogénéisante des catégories de genre et d’orientation sexuelle, en m’appuyant notamment sur les analyses de Butler (1990), Kosofsky Sedgwick (1990), Rubin (1998 ; 2010), West et al. (2009).

La mobilisation de la sociologie de de Singly m’a permis de tenir compte de la place variable de l’orientation sexuelle dans l’identité des participant.es pour eux-mêmes et dans leurs relations avec des proches, j’ai pu la mobiliser pour comprendre comment elle interagissait au sein des interactions qui m’étaient relatées dans le milieu de travail des participant.es. Les deux sociologies (de l’identité et de l’interaction) m’ont permis d’avoir un double éclairage sur la façon dont les participant.es répondaient aux sollicitations du milieu de travail concernant la visibilité de leur orientation sexuelle. Autrement dit ce qui va déterminer la décision de révéler son identité de genre ou son orientation sexuelle (ou de réagir à une blague LGBTQphobe offensante par exemple) au sein d’un échange avec un.e collègue n’est pas motivé exclusivement par la crainte d’être discriminé.e sur le moment, ce qui enlèverait beaucoup d’agentivité aux personnes concernées qui ne seraient qu’en réaction. Elle est motivée par un arbitrage entre de multiples enjeux : des enjeux identitaires relevant de la place que les personnes accordent à leur orientation sexuelle pour se définir, mais aussi le type de relation présente et future avec l’interlocuteur.trice en question, la présence d’un enjeu professionnel au sein de l’interaction, etc.

J’ai donc cherché à créer un dispositif d’enquête permettant de faire émerger des mécanismes qui sont, pour une grande majorité, intériorisés par les participant.es et/ou fortement minimisés, et rarement explicités. À cette fin, j’ai construit un questionnement autour du quotidien professionnel, des relations avec chaque collègue au travail et j’ai laissé la liberté aux participant.es de parler au moment opportun pour elleux du sujet de leur orientation sexuelle. Sans entrer dans le détail, ce dispositif m’a permis d’identifier clairement, d’une part, que le milieu de travail mobilisait l’orientation sexuelle des individus et, d’autre part, de proposer une typologie de ces mobilisations. Cela venait à l’encontre de l’idée répandue que faire son coming out relevait d’un choix personnel, mais ne regardait pas le milieu de travail en soi. Au contraire, mes recherches ont montré que l’orientation sexuelle était mobilisée de manière institutionnelle, relationnelle, professionnelle ou encore pour assurer la cohésion d’équipe.

Dès lors, les personnes non hétérosexuelles se voient en charge de gérer l’écart entre les attentes du milieu et leur identité sexuelle. Les impacts sur les personnes non hétérosexuelles sont quotidiens, relationnels et insidieux : hyper vigilance, charge mentale, gestion des malaises provoqués par leur coming out, fatigue face à la fréquence des propos offensants, etc. Il a également été intéressant de constater que le refus de faire un coming out n’a parfois rien à voir avec de l’autocensure et recèle plutôt d’une posture de résistance au script dominant de l’aveu (Morand, 2017). J’ai ainsi essayé de me servir de leur subjectivité et expérience comme d’un laboratoire permettant l’examen minutieux de l’hétéronormativité à l’oeuvre dans les milieux de travail. Nos expériences en tant que personnes minoritaires prises dans des rapports de pouvoir, loin de constituer un risque de prise de partie aveuglant et éloignant de résultats sérieux, permet de produire des changements de perspective : dans mon cas, à la place d’étudier les ajustements des gays et lesbiennes à la norme, je suis partie de leur situation afin de mettre en lumière la norme hétérosexiste et ses conséquences.

Faire émerger des objets mineurs : les « blagues » hétérosexistes au sein des relations professionnelles

L’inscription de mes questions de recherches au sein d’un thème sous exploité ou mis à la marge m’a permis de repérer un enjeu présent dans les interstices des discours des participant.es, que je n’aurais sans doute pas pu déchiffrer, sinon celui des blagues des collègues de travail. Au sein de mon travail doctoral, j’avais repéré que l’humour était un lieu souvent inconfortable pour les personnes LGB, ce registre étant l’occasion de propos sexistes et homophobes.

Par la suite, dans le cadre d’une grande recherche québécoise sur l’inclusion et l’exclusion des personnes LGBTQ+ dans toutes les sphères de leur vie (SAVIE-LGBTQ, 2016-2023), j’ai été en charge de l’analyse des mécanismes d’inclusion et d’exclusion rencontrés dans la sphère du travail. À la lecture des verbatims des participant.es ayant abordé leur situation dans leur milieu de travail, j’ai constaté que les blagues des collègues de travail revenaient très souvent dans les propos pour illustrer leur inconfort dans leur travail. Ce sujet ne faisait pas partie des thèmes abordés par le guide d’entrevue, et les enquêteur.trices n’avaient pas été formé.es à rebondir sur cette question en particulier. Or la référence aux blagues des collègues de travail revenait dans les entrevues avec une grande occurrence. C’est entre les lignes, en regroupant des récits, que l’unité « blagues » des collègues de travail s’est constituée. Il s’agissait des propos dits sur un registre humoristique dont le contenu pouvait être très clairement offensant (sexiste, homophobe, lesbophobe, transphobe) et qui pouvait trouver une porte de sortie du type « c’est juste une blague », « c’est de l’humour » « t’as pas d’humour ». Dans les discours des participant.es, une gêne était perceptible et une contradiction apparente entre l’évocation du malaise provoqué par ces blagues et le sentiment d’illégitimité quant à l’exprimer.

En tirant le fil de ces plaisanteries, j’ai pu analyser leurs effets sur les personnes LGBTQ+, et identifier trois types de réactions. La tension suscitée par ces blagues s’est révélée propice, premièrement, à une reprise de pouvoir pour certain.es participant.es qui, à l’occasion de ces plaisanteries, ont retourné la dynamique en se moquant de celui ou celle qui en était à l’origine, et en gagnant le respect (au moins provisoire) des autres collègues. La deuxième manière de réagir était d’établir une frontière entre les propos acceptables ou inacceptables, de manière à articuler le respect d’elleux-mêmes et la possibilité de participer à l’humour ambiant. Enfin, la troisième était d’effectuer un travail émotionnel, afin de changer sa définition de la situation pour ne plus être offensé.e par les propos entendus.

La familiarité permise par le registre humoristique autorise l’expression de propos ouvertement offensants vis-à-vis des minorités de genre ou de sexualité, ce que révèlent les blagues relevées par le discours des participant.es. L’utilisation de ce registre complexifie la réponse à y apporter de la part des personnes blessées par ces blagues. Parce que l’humour « intègre », comme l’exprime Gwenaëlle Mainsant : « ce n’est qu’au nom d’une inclusion dans le groupe qu’il est possible d’en moquer les membres » (2008, p. 105), il est difficile de s’insurger ouvertement de son contenu sans se voir répliquer de « ne pas avoir d’humour », de « ne pas être drôle ». In fine, c’est même la légitimité de se sentir blessé.e, vexé.e, en colère par ces propos, qui est interrogée par celleux qui les subissent. J’ai montré que réagir à ces blagues exigeait un travail émotionnel (Hoschild, 2003). Ainsi, bien que mentionnées de manière périphérique, les blagues offensantes se sont révélées faire entièrement partie des vecteurs contemporains de diffusion d’une culture sexiste, homophobe, transphobe, lesbophobe dans un contexte où les propos plus ouvertement offensants sont aujourd’hui plus facilement dénonçables.

Bien que j’aie entrevu l’enjeu des blagues dans mon travail doctoral, je pense que sans l’appui de mon expérience commune (en tant que lesbienne, j’ai souvent été confrontée à ces « blagues pas méchantes »), il m’aurait été difficile d’articuler les bouts de récit de manière à en comprendre le sens. Le fait d’avoir éprouvé l’effet de ces blagues offensantes, d’avoir partagé avec mes proches sur l’embarras de la réponse à y apporter et l’importance à y accorder a clairement participé à mon acuité à l’endroit de ces plaisanteries.

Le moment de l’enquête de terrain n’est donc pas le seul temps où notre expérience personnelle, liée notamment à nos positionnalités (de genre, de classe, de sexualité, de race, etc.), conduit à des cécités et à des acuités en regard de notre recherche. Les blagues hétérosexistes n’avaient pas été pensées spécifiquement comme un objet à enquêter, les participant.es ne les ont pas non plus présentées explicitement comme un enjeu central de leur sociabilité au travail bien que leurs récits viennent en quelque sorte contredire ce point. C’est dans le va-et-vient entre recherches antérieures, savoir expérientiel, connivence entre la chercheuse et les partcipant.es que les blagues hétérosexistes ont quitté l’angle mort pour se retrouver sous les projecteurs.

Conclusion

Ce temps de réflexion m’a menée à examiner la portée de ma position d’insider sur mes recherches, à questionner ce qui, dans mes recherches aujourd’hui, dans la façon dont je les mène, s’inscrit dans une des manières actuelles de faire de la sociologie, sur le plan épistémologique et théorique. Cela m’a conduite à me positionner du côté d’une sociologie du standpoint et à considérer deux implications de ce positionnement sur ma manière de mener mes recherches. Ma propre expérience, en tant que lesbienne ayant travaillé dans plusieurs milieux professionnels, m’a servi à renouveler les questions de recherche sur ce domaine (les expériences des personnes LGB dans le milieu de travail) pour rendre compte des expériences marginales en dehors des cadres dominants d’intelligibilité. De plus, mon savoir expérientiel m’a également permis de voir ce qui se jouait dans les interstices des discours des participant.es, quand iels abordaient leur gêne vis-à-vis des blagues de leurs collègues de travail.

Bien entendu, il ne s’agit ni de défendre que seules les personnes concernées sont en mesure d’étudier leur groupe ni qu’il est suffisant d’appartenir au groupe étudié pour savoir l’analyser. Je ne suis évidemment pas la première chercheure lesbienne à travailler sur les personnes LGBTQ+. Il ne s’agit donc pas de dire qu’il suffit d’être lesbienne pour être sensible à certains objets ou que seules les lesbiennes peuvent les voir.

La théorie du standpoint permet de reconnaître qu’il n’existe pas de position à partir de laquelle une analyse serait plus objective qu’une autre. En revanche, l’enchevêtrement de nos expériences marginales, dans l’élaboration de nos cadres de pensées et d’analyses, peut s’avérer fécond, comme j’espère l’avoir exposé dans cet article. L’enjeu est « celui de notre capacité de comprendre la domination en dehors des termes ou des catégories qu’elle impose au monde, celui donc de la validité de nos outils d’analyse » (Dorlin, 2005, p. 93). L’ambition est grande : il est question de rendre compte des stratégies d’émancipation qui se déploient dans l’entre soi des personnes marginalisées (Scott, 2009) pour faire advenir un autre idéal normatif.