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Ici, nous exposerons d’abord notre lecture du contexte dans lequel intervient ce numéro ainsi que sa problématique. Dans un second temps, nous reviendrons sur le matérialisme de Colette Guillaumin pour préciser ce qu’il implique sur les plans théoriques et méthodologiques au regard des débats d’actualité concernant les relations qu’entretiennent les différents rapports de pouvoir et les manières de les théoriser. Enfin, en guise d’ouverture, nous dégagerons des pistes prospectives de recherches à partir de ce que nous tenons pour des contributions majeures de Colette Guillaumin, non seulement à la sociologie de la domination mais à « la sociologie de la sociologie ».

Mise en contexte et problématique du dossier

Les textes rassemblés dans ce numéro interviennent 50 ans après la parution de L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel (1972), alors que les racismes ne s’épuisent pas et que la mise en concurrence des luttes (de classe, de sexe et de race) (Benveniste, Falquet et Quiminal, 2017) a notamment pour effet de réactiver le paradigme de la lutte principale avec ses ennemis secondaires ; une « hiérarchie non prouvée[1] ». C’est néanmoins dans ce contexte, et dans un élan critique notamment féministe sur la question de la race et du rapport colonial, que l’on semble redécouvrir Colette Guillaumin et son travail pionnier sur le racisme (Bertheleu et Rétif, ce numéro). Si ce dernier a incontestablement nourri sa réflexion sur le sexisme, il est lui-même ancré dans les rapports sociaux de sexe (Juteau, ce numéro [1995]).

Véritable « tournant dans l’histoire des idées » (Juteau, 1998), L’idéologie raciste marque cependant « l’histoire d’un tournant qui ne s’opérera pas ; celui de l’étude des rapports sociaux de race en France. Il faudra trente ans pour que réémerge ce livre… » (Naudier et Soriano, 2010, p. 193) dans la société même où Guillaumin l’aura produit.

Au moment de sa parution, il inaugure une rupture majeure avec la définition raciste du racisme (Guillaumin, 1992, p. 92) qui le comprend pour l’essentiel comme une « conduite hostile », moralement réprouvable, vis-à-vis d’un groupe déjà désigné et perçu comme absolument autre et particularisé dans l’univers social. Tandis que l’idéologie raciste est ainsi communément appréhendée comme une doctrine qui hiérarchise « des races » comprises comme des unités déjà-là, Guillaumin démontre que c’est justement la croyance en l’existence de catégories naturelles, closes sur elles-mêmes et dotées d’un déterminisme interne, qui constitue l’idéologie raciste. Spécifique au racisme tel que nous le connaissons en Occident, cette idéologie prend forme avec le développement des sciences modernes, au moment même où la prolétarisation et la colonisation « présentent un caractère systématique » (Guillaumin, 2002, [1972], p. 46). Loin de constituer un phénomène autonome, elle est la forme mentale du rapport spécifique d’appropriation du travail qui caractérise « l’esclavage des XVIIIe et XIXe siècles dans les États de la première accumulation industrielle » (1978b, p. 13). Dans et par ce rapport, les corps sont appropriés et marqués, réduits à l’état de choses ou d’outils, et ce dans les faits comme dans la pensée. Ainsi, « …la marque suivait l’esclavage et ne précédait nullement le groupe des esclaves; le système esclavagiste était déjà constitué lorsqu’on s’est avisé d’inventer les races » 2002, [1977], p. 337, Italiques dans l’original).

Cette déconstruction de la notion de race dans sa forme moderne, qui procède de l’examen minutieux de son avènement et d’une inversion du rapport entre race et racisme (la race suit le rapport social ; il la précède en fait et la produit, contrairement à l’entendement populaire et scientifique d’alors) informe le raisonnement de Colette Guillaumin sur le sexe. Tous deux impliquent l’Idée de Nature (Guillaumin, 1978b), laquelle exprime un rapport de propriétaire à objet; tous deux, sexe et race, constituent des systèmes de marques qui appellent des « descriptions parentes […] sur le plan théorique » (Guillaumin, 2017, [1998], p. 156). Si la sociologie de Colette Guillaumin les lie ainsi d’emblée l’un à l’autre, les lectures qui en ont été faites l’ont cependant dichotomisée (Juteau, [1995], ce numéro; Bertheleu et Rétif, ce numéro) ; les rapports sociaux de race d’un côté, le genre ou les rapports sociaux de sexe de l’autre. Cette dissociation pourrait notamment participer à expliquer le peu d’attention portée à l’originalité de ses contributions au travail collectif de construction du féminisme matérialiste[2] comme à la sociologie du racisme. Sauf exception, l’investissement de l’idéologie naturaliste commun à la sémantique des catégories de sexe et de race aura finalement été peu saisi en tant qu’objet d’étude. Une telle schotomisation peut par ailleurs être pensée comme une résultante des rapports sociaux eux-mêmes à partir de l’analyse qu’en propose Colette Guillaumin. Elle a éloquemment démontré l’importance de la saisie scientifique de la spécificité du majoritaire et inversement celle du caractère commun des situations et marques sociales des minoritaires. Faute d’une telle approche, la race et le sexe demeurent bien sans aucun lien chez les scientifiques qui les étudient alors séparément, tout comme d’ailleurs les revendications de chacun des groupes sociaux particularisés par ces catégories de race, de sexe et d’ethnicité, de handicap, d’âge ou de sexualité.

C’est d’abord dans L’Idéologie Raciste que Colette Guillaumin repère différentes catégories (dont celle des femmes) qui sont recouvertes du signe de la race « dans la mesure où leur conduite […] est considérée comme sous-tendue par un caractère somatique » (2002, [1972], p. 66). Elle montrera qu’il en est ainsi du handicap, de l’aliénation, de la pauvreté, de l’homosexualité, de l’immigration, de l’âge qui constituent autant de catégories racisées, dont les conduites/situations sociales sont interprétées à l’aune d’une lecture naturaliste. Puis, dans « Race et nature ; système de marques, idée de groupe naturel et rapports sociaux » (1977), elle met en relation race et sexe de manière inédite à partir d’une réflexion sur le marquage des corps, dérivé de leurs usages. Elle montre alors que sexe et race (qui passent pour des marques naturelles, elles-mêmes pensées comme des causes des rapports sociaux) sont des produits sociaux au même titre que la classe et qu’ils sont empiriquement liés.

Elle développe ensuite le concept « de sexage » (1978a, b), dans un geste critique vis-à-vis de la lecture marxiste, y compris féministe, qui cherche à penser « les femmes » (catégorie appréhendée comme un groupe homogène et allant de soi) face au capital. À rebours des théoriciennes qui prennent alors le mode de production capitaliste pour modèle à partir duquel elles envisagent le genre ou le rapport de sexe, Guillaumin dévoile ce qui justement distingue les rapports d’appropriation de l’exploitation de la force de travail.

L’appropriation physique dans les rapports de sexes – qu’on va tenter de décrire dans cet article – contient l’accaparement de la force de travail, et c’est à travers la forme que prend cet accaparement qu’on peut discerner qu’il s’agit d’une appropriation matérielle du corps; mais elle en est distincte par un certain nombre de traits dont l’essentiel, commun avec l’esclavage, est qu’il n’existe dans cette relation aucune sorte de mesure à l’accaparement de la force de travail ; cette dernière, contenue à l’intérieur des seules limites que représente un corps individuel matériel est prise en bloc sans évaluation. Le corps est un réservoir de force de travail, et c’est en tant que tel qu’il est approprié. Ce n’est pas la force de travail, distincte de son support/producteur en tant qu’elle peut être mesurée en « quantités » (de temps, d’argent, de tâches) qui est accaparée, mais son origine ; la machine-à-force-de-travail. Si les rapports d’appropriation en général impliquent bien l’accaparement de la force de travail, ils sont logiquement antérieurs et ils le sont également du point de vue historique

1978a, p. 9

Centré sur le sexage, ses faces matérielles (1978a) et mentales (1978b), ses moyens et ses expressions collectives et privées, cet article est aussi l’occasion de pointer l’existence de « formes transitionnelles d’exploitation » (Galerand et Kergoat, 2014; Galerand, 2015; Le Petitcorps, ce numéro) et de mettre ainsi en lien divers rapports sociaux, autrement étudiés de manière parallèle. « C’est le résultat d’un long et dur processus que d’être parvenu à ne vendre QUE sa force de travail et à ne pas être soi-même approprié » (1978 a, p. 9. Majuscules dans l’original), rappelle-t-elle.

Ce texte ouvre finalement sur un programme de recherche qui vise à faire porter l’analyse sur deux contradictions latentes ou potentielles internes au sexage pour cerner ses transformations – entre ses formes collectives et privées d’une part; entre la « libre vente récente de la force de travail » et l’appropriation d’autre part (Falquet, ce numéro). Peu suivie en France, cette piste sera en revanche retravaillée par Danielle Juteau et Nicole Laurin (1988) au sujet du contexte québécois. À partir du cas des religieuses et de leur position excentrique, elles feront valoir deux nécessités ; celle de considérer la « variété des modes particuliers de l’appropriation » (aussi bien dans sa forme collective que dans sa forme privée) – soit la variété des usages concrets qui sont faits des femmes et des fractions de classe qu’ils produisent (religieuses, mères porteuses, prostituées, épouses, ouvrières); celle d’interroger la cohérence et la cohésion entre ces divers modes d’actualisation de l’appropriation. On peut alors distinguer différents systèmes ou « rapports de sexage » (Guillaumin, 1978b, p. 12; Falquet, 2016, Emma Jean, ce numéro).

Depuis la parution de « Pratique du pouvoir et idée de Nature » (1978 a, b), le mouvement de pensée féministe s’est recomposé et les conditions de réception des travaux de Colette Guillaumin se sont modifiées. Avec un succès inédit dans l’histoire des savoirs féministes, les théories queer ont incontestablement renouvelé la critique du naturalisme et la réflexion sur la fabrique des corps à partir de nouveaux outils, sans pourtant connaître ou reconnaître, en tout cas sans reprendre le travail de Colette Guillaumin.

La diffusion accrue des théories issues des franges les plus radicales du Black Feminism états-unien et du paradigme de l’intersectionnalité aura de son côté stimulé la réflexion sur l’articulation du genre aux contradictions entre femmes, non seulement aux contradictions de classe, fortement débattues dès le début des années 1970, mais aussi aux contradictions de race, héritées de l’esclavage, du rapport colonial et de leurs transformations. Pour des raisons différentes, et paradoxalement, la réception de cette littérature (queer d’une part et intersectionnelle d’autre part) dans le monde francophone s’y est accompagnée d’une mise en question des théorisations matérialistes des catégories de sexe en général et de la conceptualisation de Colette Guillaumin en particulier. La portée politique de l’idée même de classes de sexe se voit de nouveau[3] contestée, lorsque toutefois (rarement) elle est discutée. Et sur le plan épistémologique, le soupçon est jeté sur les étapes de théorisation qui distinguent analytiquement les différents rapports de pouvoir empiriquement imbriqués, pour penser leurs spécificités comme ce qu’ils ont de commun, avant de les articuler. C’est dans le cadre de cette critique qu’un raisonnement analogique est attribué à Colette Guillaumin aujourd’hui (Naudier et Soriano, 2010; Bilge, 2010; Bentouhami et Guénif, 2017). S’il s’agit d’en préciser les vertus, il est aussi question de ses limites, l’analogie apparaissant alors comme l’envers d’une démarche intersectionnelle ; « ce dispositif où esclavage – et plus généralement production de la race – et sexage entretiennent une familiarité comparable à une parenté, certes, mais sans filiation, c’est-à-dire sans cogénération » (Bentouhami et Guénif, 2017, p. 218).

Avec Marguerite Cognet, Fabrice Dhume et Aude Rabaud (2017, p. 56), on peut cependant penser que les différences de traitement toujours observables « entre les catégories de classe, de sexe et de race témoignent d’une problématique de l’intersectionnalité qui n’a pas poussé jusqu’à son terme la question des équivalences (ou des différences ?) » non pas entre groupes minoritaires mais entre rapports sociaux. « Pourquoi les catégorisations de la race font-elles l’objet d’une plus grande mise à distance que les autres ? » (2017, p. 56) Et comment expliquer que les critiques d’essentialisme concernant la définition matérialiste des catégories de sexe – la conceptualisation en termes de classes de sexe – prolifèrent « alors qu’on ne rencontre pas de semblables inquiétudes pour les classes » dont on admet pourtant qu’elles ne sont ni fixes ni homogènes et toujours spécifiques à une formation sociale donnée (Juteau, 2016, p. 29; Juteau [1995] ce numéro) ? Ce partage des inquiétudes et des termes (formes mentales ?) ne nous dit-il pas quelque chose de l’état des rapports sociaux et des effets de censure en présence ? N’est-il pas en lui-même significatif de la schotomisation institutionnalisée de l’analyse des rapports de pouvoir, y compris en sociologie, là où elle ne devrait pas l’être ? Schotomisation dont la critique de l’analogie constitue l’un des vis-à-vis et que la sociologie de Colette Guillaumin propose de dépasser, nous y reviendrons.

Aussi, en dépit du succès de l’intersectionnalité, force est de constater la persistance d’une « particularisation indue de l’oppression de classe » qui empêche de l’articuler à égalité avec les autres systèmes d’oppression (Delphy, 2003), comme celle des diverses formes de réductionnisme (horizontales et verticales[4]) qui obscurcissent précisément les processus de production des « femmes les plus femmes », soit des fractions de classe les plus dominées (Juteau, 2016; Le Petitcorps, ce numéro; Jean, ce numéro).

Finalement, dans un article initialement publié dans les bulletins de l’ANEF en 1998 et réédité au Québec (revue Sociologie et Société) il y a cinq ans (2017), Colette Guillaumin se penche sur le rapport que le féminisme entretient au racisme de ses sociétés. Elle y précise le lien qu’elle qualifie d’organique qui unit nécessairement le sexisme au racisme à partir de ses propres conceptualisations. Il nous semble que ce texte, comme ses travaux antérieurs sur les différents régimes d’exploitation et d’appropriation, leurs « formes transitionnelles » et recompositions ainsi que ses pratiques d’analyse discursives qui consistent à penser « l’ensemble social » (Guillaumin, 1972) à partir de rapports sociaux affectant tous les groupes offrent des pistes de réflexion peu explorées jusque-là sur les dynamiques de co-construction des rapports de pouvoir. Celles-ci sont au coeur des débats internes aux études féministes, antiracistes et décoloniales aujourd’hui.

Ce sont notamment ces débats que nous voulions examiner en imaginant puis en composant ce numéro, dans l’optique de faire valoir l’actualité des contributions de Colette Guillaumin, tout en assumant le caractère partiel, partial et toujours inachevé des savoirs (Juteau 1981). Nous voulions aussi entamer une réflexion sur les perspectives de recherche ouvertes par le travail sociologique de Colette Guillaumin; un travail dont la finesse et l’importance se révèlent vertigineuses lorsqu’on tente de l’aborder dans sa transversalité[5].

Matérialisme versus essentialisme et idéalisme

[…] on ne se préoccupe guère d’affirmer la naturalité lorsqu’il y a indépendance économique, spatiale, etc. entre des groupes quelconques; seules des relations déterminées (de dépendance, d’exploitation) amènent à postuler l’existence d’« entités naturelles hétérogènes »

Guillaumin, 2002, [1977], p. 328

Revenir sur le matérialisme défendu par Colette Guillaumin nous semble d’abord nécessaire, compte tenu du malentendu qui structure la réception des théories féministes matérialistes aujourd’hui. Celui-ci est notamment repérable dans la mise en doute, au nom du constructivisme, de la pertinence de recourir au concept de classe pour penser le genre et ses relations aux autres rapports de pouvoir. Deux séries de critiques sont formulées dans ce sens ; (1) de par cet usage du concept de classe, les théories féministes matérialistes conduiraient à une définition essentialiste des catégories de sexe; (2) elles négligeraient les dimensions idéelles du social tant elles insisteraient sur la matérialité.

Ces deux propositions nous paraissent étroitement liées en ce qu’elles sont fondées sur une même confusion, une assimilation erronée que Colette Guillaumin avait déjà repérée comme telle, entre ; (1) une interprétation matérielle des faits sociaux, pour laquelle leur cause est dans la matière (ainsi, « le cerveau » des femmes [sic], « leur » squelette, « leur anatomie », la matière de « leur » corps seraient les causes des positions qu’elles occupent dans le monde social et notamment dans l’organisation du travail); et (2) une interprétation matérialiste, au sens marxien du terme, pour laquelle les faits sociaux, dont les divisions internes à l’humanité mais aussi les systèmes et les catégories de pensée (l’idéalisme, le substantialisme et le naturalisme), sont des produits historiques de l’activité humaine de travail et des rapports sociaux.

La première, l’interprétation matérielle, fait dériver les faits sociaux de propriétés qu’elle attribue à la matière. Elle peut se présenter sous une forme simple comme sous une forme sophistiquée ; l’idée que la division sexuelle du travail découle des propriétés reproductives « du corps des femmes », comme cette référence banale à UN corps (au singulier) DES femmes (au pluriel) en sont deux exemples (Emma Jean, ce numéro). La seconde, l’interprétation matérialiste, s’y oppose fondamentalement. Elle consiste à arracher les faits sociaux à Dieu comme à la Nature, y compris ce fait social que constitue l’obsession pour les caractéristiques physiques, corporelles, matérielles de groupes internes à l’humanité qu’elle envisage comme un effet des rapports sociaux.

Deux citations clés de Colette Guillaumin (1978b, p. 6) viennent préciser cette opposition tout en explicitant son matérialisme ;

Dans le fait d’expliquer des processus sociaux par des éléments matériels fragmentés et pourvus de qualités symboliques spontanées, il y a un saut logique. Si cette attitude est, pratiquement, le fait d’idéalistes traditionnels, plus attachés à l’ordre social et aux saines distinctions qu’à un matérialisme dont ils accablent d’infamie leurs ennemis, elle se présente parfois comme un matérialisme sous le prétexte que, dans cette perspective, « la cause est la matière ». Ce qui n’est pas une proposition matérialiste, car les propriétés attribuées à la matière ont ici un trait particulier ; elles interviennent non comme des conséquences des rapports qu’entretient la forme matérielle à son univers et à son histoire (c’est-à-dire à d’autres formes) mais bel et bien comme des caractéristiques intrinsèquement symboliques de la matière elle-même. Il s’agit simplement de l’idée de finalité (métaphysique) affublée d’un masque matérialiste (la matière déterminante). On est loin d’abandonner un substantialisme qui est la conséquence directe d’un rapport social déterminé.

Dans le rapport social d’appropriation l’individualité matérielle physique étant l’objet de la relation se trouve au centre des préoccupations qui accompagnent cette relation. Ce rapport de pouvoir, peut-être le plus absolu qui puisse exister ; l’appartenance physique (directe comme par le canal de l’appropriation des produits), entraîne la croyance qu’un substrat corporel motive cette relation, elle-même matérielle-corporelle, et qu’il est en quelque sorte sa « cause ». La mainmise matérielle sur l’individu humain induit une réification de l’objet approprié. L’appropriation matérielle du corps donne une interprétation « matérielle » des pratiques l. a) La face idéologique-discursive de la relation fait des unités matérielles appropriées des choses dans la pensée elle-même; l’objet est renvoyé « hors » des rapports sociaux et inscrit dans une pure matérialité 2. b) Corollairement, les caractéristiques physiques de ceux qui sont appropriés physiquement passent pour être les causes de la domination qu’ils subissent (italiques dans l’original).

Où l’on voit que pour Colette Guillaumin ;

  1. « attitude idéaliste » et interprétation matérielle (substantialiste), loin de s’opposer, renvoient toutes deux à « l’idée de finalité (métaphysique) »;

  2. l’interprétation matérielle des pratiques (la « croyance qu’un substrat corporel » matériel les explique) constitue en elle-même « la conséquence directe » d’un rapport social déterminé ; un rapport d’appropriation;

  3. l’amalgame entre interprétation matérielle et interprétation matérialiste est d’autant plus pernicieux qu’elles sont à proprement parler contradictoires. Aussi, dire avec Guillaumin que les femmes constituent une classe, c’est dire qu’elles ne sont pas une « espèce », « que nous ne sommes pas dans l’éternel, que ce sont les rapports sociaux très concrets et très quotidiens qui nous fabriquent et non une Nature transcendante dont nous ne pourrions demander des comptes qu’à Dieu, ni une mécanique génétique interne qui nous aurait mises à la disposition des dominants » (1978b, p. 28). Dans cette perspective, rappelons-le, la classe (de sexe) est un rapport social et non une chose. Qu’elle puisse être prise pour une chose (un groupe naturel) est précisément l’effet de ce rapport social.

Au nombre des caractéristiques de son matérialisme, outre cette opposition à toute forme de substantialisme qui en est constitutive, il faut ajouter sa théorisation des faces mentales et matérielles (cette fois-ci) comme indissociables, en rupture avec l’idéalisme.

D’une part,

[L]’effet idéologique n’est nullement une catégorie empirique autonome, il est la forme mentale que prennent certains rapports sociaux déterminés; le fait et l’effet idéologique sont les deux faces d’un même phénomène. L’une est un rapport social où des acteurs sont réduits à l’état d’unité́ matérielle appropriée (et non de simples porteurs de force de travail). L’autre, la face idéologico-discursive, est la construction mentale qui fait de ces mêmes acteurs des éléments de la nature ; des « choses » dans la pensée elle-même

1978a, p. 8

En dehors des rapports sociaux déterminés (du fait matériel de l’appropriation des corps etc.), les idées de sexe et de race « ne pourraient pas même être imaginées », elles n’ont pas d’autonomie en ce sens que « […] le fait d’être traitée matériellement comme une chose fait que vous êtes aussi dans le domaine mental considérée comme une chose » (1978b, p. 5). C’est donc « la mainmise matérielle sur l’individu humain » qui « induit une réification de l’objet approprié » (p. 6). Dit autrement,

L’un des prérequis de la relation qui produit le racisme (la pratique et le discours de l’exclusion et de la domination) est la possibilité matérielle (économique, coercitive…) de contrôler la relation d’abord, et de la légitimer ensuite, « scientifiquement » et juridiquement de préférence. C’est exactement la relation dont on parle lorsqu’on emploie l’expression « groupe minoritaire »

1985, p. 103. Italiques dans l’original

D’autre part, les effets idéologiques, les systèmes perceptifs, n’ont rien de secondaire. Les « formations imaginaires » sont « matériellement efficaces » (Guillaumin, 1977). Elles structurent le langage, les consciences et les pratiques (dont les pratiques discursives mais pas seulement). Aussi, les pratiques militantes à visée émancipatoire, émanant de la « colère des opprimées », et leur actualisation sont-elles contraintes par ces systèmes perceptifs (Pietrantonio, 2018; Pietrantonio, Bouthillier, 2015; Pietrantonio, 2005; Deslauriers, ce numéro) que Colette Guillaumin n’a de cesse de traquer. D’où l’importance qu’elle accorde au discours et plus largement à l’ensemble culturel dont elle fait son lieu d’observation des rapports sociaux dans L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel.

À la lumière de ce travail premier, comme de ses publications ultérieures, on ne peut que s’étonner de lire que le féminisme matérialiste néglige les dimensions idéelles du réel et qu’il faudrait plutôt se tourner vers le matérialisme culturel pour pouvoir en traiter. En revanche, il est vrai qu’il est des manières concurrentes d’en traiter.

Or, le matérialisme de Colette Guillaumin retourne le substantialisme et l’idéalisme dans un même mouvement, en révélant que l’un et l’autre recouvrent une même forme de pensée naturalisante; le naturalisme constituant une forme d’idéalisme (à l’orée du XIXe siècle, la Nature, avec le concours des Lumières et de la science, vient remplacer Dieu – l’esprit pur – dans l’explication des faits sociaux).

Et c’est précisément ce retournement qu’elle met à profit pour théoriser ce qui ne l’a pas encore été de cette manière ; la race et le sexe.

Matérialisme versus intersectionnalité ?

L’usage d’un groupe par un autre, sa transformation en instrument, manipulé et utilisé aux fins d’accroître les biens (d’où également la liberté́, le prestige) du groupe dominant, ou même simplement – ce qui est le cas le plus fréquent – aux fins de rendre sa survie possible dans des conditions meilleures qu’il n’y parviendrait réduit à lui-même, peut prendre des formes variables

1978a, 9

Or, cette démarche est en elle-même mise en cause aujourd’hui dans le cadre d’un discours qui y voit un « raisonnement analogique », lequel serait contraire à la démarche intersectionnelle. Si l’on suit ce discours, toute théorisation des rapports sociaux de sexe qui prendrait appui sur celle des rapports sociaux de classe ou de race constituerait, en soi, une opération d’oblitération et de négation de ces derniers dans la saisie du premier.

Mais est-ce bien ce à quoi on assiste dans la démonstration de Colette Guillaumin ? À quel moment de sa démonstration fait-on référence au juste lorsqu’on évoque l’analogie pour la critiquer ? Et auxquels de ses résultats d’analyse s’oppose-t-on exactement ? Est-ce à la démonstration que sexe et race constituent tous deux « des systèmes de marques » dans lesquels le choix de la marque est irréversible, que racisme et sexisme soient deux formes de naturalisme, que l’idée de Nature soit constitutive et de l’un et de l’autre et que, dans un cas comme dans l’autre, elle exprime un rapport d’exploitation spécifique qui passe par l’appropriation des corps (des individualités physiques) ? Ou est-ce à la démarche en elle-même qui consiste en une définition matérialiste (ni naturaliste ni idéaliste) non seulement des catégories de classes mais aussi des catégories de race et de sexe; une démarche qui, dans un cas comme dans l’autre, inverse la « logique-causale » dominante entre l’oppression et l’idéologie qui la naturalise en affirmant que ; « de même que la race n’est pas la cause du racisme, mais sa conséquence, la “différence sexuelle” constitue le produit du sexage et non son origine » (Farioli, ce numéro).

Quel est finalement l’enjeu de la critique concernant la théorisation des rapports sociaux de sexe et de race (car les rapports sociaux de classe ont un statut particulier dans ce débat, et ils en sont absents tout en faisant référence) ? Vise-t-elle les conceptualisations du sexe et de la race mises en place par Colette Guillaumin et si oui, quelles théorisations concurrentes veut-on lui opposer ? Ou s’agit-il de contester la mise en oeuvre d’un même raisonnement, en l’occurrence matérialiste, pour examiner des faits sociaux qui sont autrement perçus comme étant « par nature trop différents » ? Est-ce l’adoption d’une compréhension dialectique ou relationnelle des groupes en termes de classe (versus métaphysique) qui fait problème ? Soit l’idée que les groupes se constituent historiquement et que se constituant, ils érigent des marques/frontières ? Ou encore le recours à la notion de rapport social pour l’appliquer à d’autres choses que le capital – idée admise par ailleurs en sociologie des relations ethniques/race relations ? Et si tel est le cas, si donc c’est la méthode matérialiste qui est visée, quelles méthodes alternatives propose-t-on de lui substituer pour penser le genre, la race et la classe dans leur intersectionnalité ?

Il nous semble que si les discussions actuelles sont salutaires en ce qu’elles obligent à approfondir ces débats, elles appellent des clarifications conceptuelles qui ont des incidences pratiques, notamment sur la pratique de la sociologie.

Pour pousser plus avant cette réflexion, revenons en arrière et au plus près du texte, sur la proposition qu’ouvrait Colette Guillaumin en termes de programmation de recherche lorsque, travaillant sur l’idéologie raciste, elle constatait (observait et ne présupposait pas ce qui est bien différent) que la catégorisation/désignation/particularisation des minoritaires (les « femmes », les « homosexuels », les « fous », les « juifs », les « jaunes », etc.) versus la généralité du majoritaire (le référent absent) constituait non seulement l’un des traits communs mais l’un des procédés de la minorisation-racisation et l’un de ses « effets piègeants » (Pietrantonio, 2018; Pietrantonio, Bouthillier, 2015). Ces deux éléments méritent d’être précisés ici. D’abord l’analogie n’apparaît pas comme un point de départ chez Colette Guillaumin mais bien comme une observation éprouvée empiriquement. Il se trouve que, dans le discours ordinaire qu’elle analyse, les minoritaires sont produits comme tels suivant des procès discursifs de minorisation qui présentent des traits communs ; « deux individus et une femme »; « deux policiers et un maghrébin ». Ensuite, ce discours ordinaire procède d’un système perceptif qui marque l’ensemble culturel partagé par les majoritaires et les minoritaires. Si bien qu’il poursuit les minoritaires jusqu’à leur imposer les termes de leurs révoltes (Deslauriers, ce numéro).

À noter, par ailleurs, que cette identité de traitement des minoritaires, Colette Guillaumin la repère dans le discours. Elle concerne les catégories imaginaires, non pas les groupes concrets. Et Guillaumin souligne l’importance de cette distinction ; il n’existe nulle part de groupe réel constitué qui rassemble « l’ensemble des caractères de la minorité absolue » (Guillaumin, 1972, p. 89). De la même façon, la distance entre « majoritaires concrets » (les individus réels en position dominante dans le rapport social) et le « majoritaire symbolique » (sujet idéal et idéel, « médiateur imaginaire de l’organisation sociale » que Guillaumin appelle « Ego ») peut être grande (Guillaumin, 1972, p. 218-219).

Identité de traitement, parenté structurelle et lien organique. De quoi s’agit-il ?

Dans les préliminaires à L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel (1972), Colette Guillaumin écrivait de la recherche sur le racisme qu’elle en avait « adopté la définition courante, prenant pour vérité en soi ce que le sens commun disait être le racisme », soit « l’agressivité entre groupes objectivement différents » (2002, [1972], p. 9). L’agressivité et les « différences objectives » entre groupes étaient alors ce qu’il s’agissait d’étudier. On se demandait d’où venaient cette agressivité et ces différences entre groupes, mais on ne se demandait pas alors ; « Qu’est-ce que la société X appelle une race ? » (2002, [1972], p. 9). L’impasse sur cette question révélait précisément que la race était « considérée comme un objet concret intervenant comme facteur de l’acte raciste » et comme l’objet du « domaine propre des sciences biologiques » (2002, [1972], p. 10. Italiques dans l’original). Seul l’acte raciste était compris comme objet légitime d’étude sociologique, d’où l’absence de définition sociologique de la race, en 1969 (1972). Encore une fois, pour Colette Guillaumin, c’est ce manque qui, une fois observé, devient significatif.

Ce manque marque bien à notre avis l’organisation raciste de notre pensée, il est la conséquence de l’adoption sans critique que nous faisons du caractère biologique de la race en la transportant tel quel dans l’univers social sans rétablir la médiation du sens. Il est donc urgent de donner une perspective sociologique à ce qui est habituellement abordé comme un phénomène biologique ayant des conséquences sociologiques (ou bien comme la négation de cette « réalité biologique », ce qui est identique puisque c’est situer le problème au même niveau de réalité)

2002, [1972], p. 11. Italiques dans l’original

Signe et effet de l’idéologie raciste que cette importance accordée à la question de l’existence biologique de la race dans les sciences humaines. Signe qu’il semble admis par tout le monde que la biologie (en tant que discipline scientifique) pourrait trancher la question, selon un raisonnement qui ne se détache en rien d’une métaphysique de la matière et qui revient à adhérer, sur le plan politique, à l’idée que la biologie puisse arbitrer l’ordre social. Et on retrouve la même conviction, trop rarement interrogée, au sujet du sexe.

Par opposition, les préliminaires de L’idéologie raciste annoncent l’essai de définition sociologique de la race que constitue l’ensemble de l’ouvrage ; « la race n’y apparaîtra pas réalité biologique, mais plutôt forme biologique utilisée comme signe » (2002, [1972], p. 12).

… on ne s’étonnera pas alors, dans une approche sociologique de la race et des connotations inconscientes, de voir figurer parmi les races mentionnées toutes les catégories institutionnelles revêtues de la marque biologique, puisque cette marque […] est le critère fondamental de la notion de race. Ces catégories sont certes investies de la marque biologique selon des schémas différents, par exemple les aliénés le sont par le biais du constitutionnalisme, de la dégénérescence, des différences chromosomiques; les femmes par celui de la différence anatomo-sexuelle, somatique et du potentiel chromosomique; les homosexuels par celui de la différence hormonale; les ouvriers (le peuple) sont pour la droite, depuis la révolution et encore actuellement, de race différente. Les âges extrêmes de la vie eux-mêmes sont investis de différences biologiques tout en se trouvant dans une position relativement marginale quant à l’investissement affectif puisque chacun en parcourt le trajet

2002, [1972], p. 12-13

Autrement dit, que « toutes les catégories institutionnelles revêtues de la marque biologique » figurent dans l’analyse de la notion de race renvoient à l’adoption d’une démarche proprement sociologique où la race est d’emblée posée comme « un objet social à définir » en dehors du niveau de réalité qui est celui des sciences de la nature. Et c’est au fil du travail de définition de cet objet, qu’apparaissait une « certaine identité de traitement verbal entre des catégories » (les races, les sexes, les classes sociales, les situations légales, l’âge…), elles avaient en commun d’être « altérisées », « signées de la marque biologique », « situées au sein de l’espèce humaine » (2002, [1972], p. 12-15).

Les constats de départ qui sous-tendent l’ensemble de la démarche de Colette Guillaumin et qui en éclairent les tenants sont ainsi posés (2002, [1972], p. 16-18) ;

1.) Les sciences humaines ont de la race la même conception que l’opinion publique, lui attribuant un statut de réalité en nature […].

2.) Corrélativement à cet emploi habituel du concept, le fait race apparaît dans les sciences humaines comme dissocié des autres phénomènes sociaux. L’aliénation, le système des classes, la minorité de l’un des sexes sont considérés comme radicalement différents du phénomène social racisme et ce à partir du présupposé de la réalité matérielle de la race (nos italiques). Le sens commun pourrait cependant s’il était analysé être fructueux pour la compréhension du mécanisme raciste. Car le traitement analogue dont relèvent les diverses catégories aliénées et opprimées (au nom d’un signe biologique irréversible, donc « racisées ») nous montre leur identité de statut dans leur rapport à la société dominante (c’est-à-dire ici racisante) (nos italiques).

3.) Le racisme est habituellement abordé dans la perspective d’une spécificité des différents racismes et non de sa généralité. Or il semble que l’histoire et la recherche elle-même aient déjà fourni des éléments qui invitent à changer de perspective. La croyance essentialiste, générale, voit dans les objets concrets eux-mêmes et leurs caractéristiques les causes des mouvements sociaux. La spécificité des noirs, des femmes, des juifs est considérée comme facteur des situations où se trouvent impliqués ces acteurs sociaux, sans qu’on les mette jamais en rapport avec le sens qu’ils prennent dans l’organisation symbolique qui sous-tend les mouvements concrets. Cependant la situation concrète commune – l’oppression – est accompagnée d’une idéologie qui peut s’incarner dans des groupes interchangeables […].

4.) Plus encore, la fixation à la spécificité des racismes a contribué à voiler la très réelle spécificité du racisant en abordant ce dernier dans une optique de généralité qui excluait une définition sociologique de sa position. Mettre l’accent sur la généralité des racismes dans une société donnée – et non plus sur la spécificité d’un racisme – nous donne une chance de distinguer la source de l’acte raciste et de définir la spécificité du racisant. Il s’agit donc d’un renversement de la perspective habituelle – généralité du racisant/spécificité des racismes – en faveur de l’optique ; généralité des racismes/spécificité du racisant (nos italiques).

Et si ce renversement se justifie au regard de ce que révèle une analyse synchronique (l’identité de traitement verbal entre des catégories qui ont en commun d’être « altérisées », « signées de la marque biologique », « situées au sein de l’espèce humaine », leur « traitement analogue » qui signale leur « identité de statut dans leur rapport à la société majoritaire »), il se justifie également au regard de l’analyse diachronique, de l’histoire. En Europe occidentale, non seulement les catégories racisées se remplacent-elles au fil du temps, mais le racisme, loin d’être « la chose la plus naturelle du monde », est « la réalité d’une époque et non d’une autre », celle du « changement social et intellectuel profond qui allait mettre les « autres » de la société dans une situation sensiblement différente de celle des siècles précédents », à l’articulation du XVIIIe et du XIXe siècle. C’est le moment où « l’appel à la « nature » se développe dans les sciences humaines », où le « caractère proprement social de l’entreprise humaine, l’explication du fonctionnement des sociétés à partir d’elles-mêmes, vont devenir des concepts inopérants » (2002, [1972], p. 37). Et de ce point de vue, précise Guillaumin, Marx est marginal puisqu’il arrache le social et l’histoire à la nature, « en se maintenant dans une optique proprement socio-historique ».

Ainsi, c’est dans un geste d’opposition visant à renverser les rapports de force en vertu desquels la « confrontation à la particularité, à l’impératif de la particularité, l’exil de la généralité qui est l’un des caractères des sociétés racistes (mais existe-t-il des sociétés non racistes dans le monde actuel ?) accompagnent dès le départ la vie des minoritaires » (1972, p. 128), que Guillaumin proposait d’inverser la logique dominante « généralité du racisant/spécificité des racismes – en faveur de l’optique ; généralité des racismes/spécificité du racisant », y compris dans la recherche en sciences sociales. Là se situe l’un des coups de force de la démonstration. Elle plaide pour une autre pratique de la sociologie de la domination qui ne soit plus enfermée dans cette logique racisante et propose pour ce faire un déplacement d’objet ; à la particularisation des « différents » minoritaires (qui renvoie à la logique même de l’idéologie raciste) il s’agit de substituer la généralité de la minorisation en vue d’exposer le processus de production du majoritaire, pourrait-on dire.

Or, dans ce processus de production du majoritaire intervient un rapport social d’appropriation (matériel et idéel) qui n’est pas le rapport d’exploitation de la force de travail, qui lui est logiquement et historiquement antérieur et qui, rappelons-le, produit des hommes et des femmes.

Faute de théoriser ce rapport en lui-même,

on voile sûrement les rapports de force avec les hommes, mais on dénie également les rapports de force entre les hommes, dont les femmes sont partie prenante malgré elles (mais aussi parfois très volontairement). Ou bien, en faisant appel à la spécificité des appartenances, nommée diversité culturelle, où toutes les femmes sont différentes les unes des autres selon l’histoire et la place de leur groupe d’appartenance et ainsi résorbées dans leur groupe, déniées. Dans les deux cas, la renonciation à la compréhension de ce qui fait les femmes est complète. De ce qui construit les femmes et les hommes (qui n’existent pas l’un sans l’autre, cela va sans dire, mais tant et si bien qu’on finit par n’y plus penser)

2017, [1998], p. 161

En somme, nous discernons pour notre part dans le travail de Colette Guillaumin non pas l’application d’un raisonnement analogique, mais plutôt l’observation d’un traitement analogue des minorisés dans le discours social, et une analogie de raisonnement pour autant qu’elle tient une perspective matérialiste et ne la quitte pas ; il ne s’agit plus alors de documenter les spécificités des différents racismes en fonction de leurs cibles. Les cibles devant être comprises comme des produits et non des déjà-là, ce qu’il s’agit de comprendre ou d’élucider – la production de groupes majoritaires et minoritaires – en est indépendant.

L’ensemble de cette démarche engage, déjà en 1972, une théorisation originale de ce que l’on nommera, dans les années 1990, l’articulation des rapports sociaux. Colette Guillaumin la déploie à différents niveaux ; tous et chacun de ces rapports sociaux appellent des descriptions parentes sur le plan théorique, mais ils sont « toujours à l’oeuvre ensemble » et « organiquement liés au sens strict du terme ».

[…] dans la mesure même où les femmes sont sociologiquement fonction des hommes (dans la dépendance et « à la merci » est la forme que prend cette fonction de type algébrique), les féministes, comme les femmes, sont diverses. Et ce qui les met ensemble est en même temps très simple – leur commune domination par les hommes et très complexe – les hommes des différents groupes ne sont pas dans une relation neutre et symétrique où chaque groupe n’existerait que par des caractéristiques aléatoires, idéalement équivalentes. Et les femmes ne flottent pas au-dessus de la mêlée, mais sont bien de leur histoire, de leur langue, de leur culture et plus, de la place que leur assigne leur groupe de naissance dans l’ensemble des relations pas du tout neutres et égalitaires qu’entretiennent entre eux ces divers groupes »

2017, [1998], p. 161

Enfin, cette théorisation, nous dit-elle, est elle-même rendue possible par une configuration des rapports de force marquée par le développement d’un féminisme politique (ni corporatiste ni syndical). C’est donc cette théorie politique qu’il conviendrait de mettre en discussion avec d’autres possibles pour avancer dans le débat sur les relations qu’entretiennent les rapports de pouvoir (Lamoureux, ce numéro).

Pour la poursuite des travaux de Guillaumin

Il nous est paru utile (jusqu’à présent) de revenir sur des interprétations qui nous semblent erronées de « son » matérialisme. Ni essentialiste ni idéaliste, celui-ci recèle plutôt des propositions analytiques qui devanceront de fait les débats sur l’articulation des rapports sociaux ou leur imbrication, que recouvrira rapidement le syntagme « intersectionnalité » à la faveur d’une large diffusion francophone de travaux de féministes américaines sur le racisme. Nous avons cru utile de nous attarder également sur l’identité du traitement, la parenté structurelle et les liens organiques qui ressortent de ses travaux sur le racisme – les racismes – et le sexisme, souvent interprétés et décrits comme relevant de l’analogie, d’un raisonnement analogique. En fait, dès ses travaux sur l’avènement de l’idéologie raciste dans le monde moderne et son langage à la fin des années 1960, Colette Guillaumin développera une méthode/pratique d’analyse dont les propositions phares ont acquis depuis un statut de théorie, et le caractère heuristique de celles-ci ne peut que s’enrichir par leur mise à l’épreuve. Les reprises de ses travaux appliqués à divers terrains, tel qu’on peut en lire des exemples probants avec les contributions au présent numéro[6], offrent bien des prospectives de recherche pour l’étude de la domination et son épistémologie.

Afin d’élargir avec elles l’éventail de ces prospectives, attardons-nous un moment sur quelques-unes des propositions phares de la sociologie de Colette Guillaumin qui ressortent de ses analyses sans en épuiser la liste.

Propositions phares de Colette Guillaumin à l’étude sociologique de la domination

L’identité des – ou l’homologie entre – statuts sociaux minoritaires « dans leur rapport à la société dominante (c’est-à-dire ici racisante) » a fait l’obje de la démonstration de l’ouvrage de Guillaumin de 1972. Elle en a montré le « traitement analogue » par observation, puis constats dans la presse française publiée des années 1945 à 1960. Contrairement à diverses interprétations qui ont été faites de son approche, tel que signalé plus haut, elle n’a pas fait de l’analogie un raisonnement, pas plus qu’une posture épistémique à valider. Alors qu’elle réunit son matériau d’analyse, elle constate plutôt le traitement analogue dans le langage courant – de sens commun, banal et scientifique – qui paraît s’énoncer au nom d’un « signe biologique irréversible, donc « racisé » » (1972, p. 7). Elle se préoccupe d’en remonter la source, le sens et organise son travail « selon deux dimensions temporelles, l’une synchronique, sur l’époque actuelle » délimitée alors de 1945 à 1960 « et l’autre diachronique », chacune croisée « selon deux dimensions de la réalité sociale », « l’une concrète » et « l’autre symbolique » (1972, p. 8). C’est à travers l’analyse de la « conduite verbale » spontanée ou réfléchie, occupée en tout cas à la description d’événements/de situations dont le sens procédait d’un rapport à l’autre, une conduite verbale observée sur deux dimensions temporelles, donc par comparaison (le XXe siècle comparé aux siècles précédents), qu’elle découvrira la forme actuelle du racisme, soit « dans les liens qu’il pouvait entretenir avec la croyance biologique », à la croisée du XVIIIe et du XIXe siècle (1972, p. 4), et toujours d’actualité.

On pourrait dire de Guillaumin qu’elle a mis au jour la « biologisation de la pensée sociale » (1972, p. 4) qu’est l’idéologie naturaliste dans sa forme moderne; idéologie qu’elle aura notamment repérée dans la manière dont le discours social – de sens commun et scientifique – se fixe sur une présumée spécificité des différents racismes. Ce constat la conduit à opter pour un renversement de perspective ou un symétrique analytique destiné à saisir aux fins d’une définition sociologique « la très réelle spécificité du racisant » (1972, p. 7-8. Nos italiques). Il s’agissait bien là d’une perspective scientifique innovante qu’on ne pourra plus ignorer, notamment parce qu’elle dévoilera la perspective raciste prévalant jusque-là à l’étude du phénomène racisme[7].

C’est ainsi que la pratique analytique structurante des travaux initiaux de Colette Guillaumin à la fin des années 1960 pour l’appréhension de l’idéologie raciste/naturaliste allait être déterminante ; reconstituer par une analyse discursive fine le caractère de généralité de tout minoritaire que lui confère l’expérience unique de la domination et privilégier dans le même geste l’analyse corollaire des spécificités du statut majoritaire en chacune des occurrences où se manifestent des rapports sociaux de pouvoir.

À partir d’une telle perspective, elle montrera par exemple que les minoritaires ont en commun d’être catégorisés (femme, noir, juif, maghrébin etc.) soit d’appartenir à des groupes qu’ils incarnent impérativement. Aussi, n’apparaissent-ils pas (socialement et donc dans les textes écrits ou parlés) comme des individus mais plutôt comme « morceaux d’un ensemble » (les femmes, les noirs, les juifs, les arabes, etc.), d’une « catégorie » et non de l’humanité (2002, (1972], p. 272). À l’inverse et corrélativement, elle montrera que « la différenciation individuelle est une caractéristique » du majoritaire, y compris dans la conscience qu’il a de lui-même et que cette caractéristique lui est réservée. «  Il est ainsi, au sens propre du mot, le sujet social » (2002, (1972], p. 296).

Aussi, pour parvenir à une définition sociologique du racisant/majoritaire/sujet social, Guillaumin procédera en creux ; en recensant les divers « caractères de catégorisation » (la féminité, la folie, l’enfance etc.) pour repérer, par contraste, les « caractères de non catégorisation » qui lui sont propres. « Le groupe, adulte, blanc, de sexe mâle, catholique, de classe bourgeoise, sain d’esprit et de moeurs », apparaît alors comme « cette catégorie qui ne se définit pas comme telle et fait silence sur soi-même » et qui « impose aux autres cependant à travers la langue sa définition comme norme […] » ([1972] 2002, p. 294).

Or donc, avec Guillaumin, le racisme est un rapport social, agit et parlé, qui « structure l’ensemble des rapports sociaux dans une société » (Lamoureux, ce numéro) et induit un processus de minorisation en mettant en oeuvre des catégories sociales.

Tout rapport social est démontré, avec elle, être constitué de deux faces, l’une matérielle (concrète), l’autre idéelle (mentale). Ensemble, ces deux dimensions du rapport social produisent l’univers langagier de désignation des catégories sociales, des groupes sociaux – un groupe de population minorisé (minoritaire) et un groupe détenteur du pouvoir (majoritaire) – qui s’imposent à tous, de même que le système de pensée d’une société, ce que Guillaumin désignera du syntagme « cohérence culturelle de l’ensemble social » (1972, p. 139).

En prenant pour focale méthodologique l’appréhension première de la généralité des racismes et la spécificité du racisant, non seulement réussit-elle « à remonter à l’univers du sens » mais également « à donner un aperçu de l’étendue du phénomène raciste » (1972, p. 91). L’étendue de ce phénomène qui apparaît alors[8], malgré (ou à cause de ?) son évidence, est rarement considérée tel un fait premier dans la recherche qui s’en saisit comme objet, pas plus que « l’implication réciproque » des statuts majoritaire et minoritaire…à considérer comme le point nodal d’un ensemble où se cristallisent aussi bien la signification que l’existence concrète » (1972, p. 89. Nos italiques).

Aussi, l’observation attentive de la cohérence de l’ensemble social – univers relationnel – que celui-ci soit agi (avec ou sans mouvement) ou parlé – conduit-elle Guillaumin à une série d’autres constats d’importance ;

  1. les rapports sociaux par lesquels se produisent les statuts et les groupes sociaux majoritaires et minoritaires ne sont pas le fait d’« une simple relation duelle et opposée mais bien une relation ternaire » (1972, p. 219). Car les majoritaires comme les minoritaires partagent le même système de pensée et tous se définissent en référence – ou par rapport – à ce sujet idéal et idéel que constitue Ego, ce majoritaire symbolique, sujet social bien présent dans la conscience collective.

  2. Ego est la part ternaire du rapport social, « le médiateur imaginaire de l’organisation sociale » (1972, p. 219), « le dieu caché » (1972, p. 218) par quoi les majoritaires et les minoritaires se définissent de manière dissymétrique, les premiers « par contiguïté », les seconds « par opposition » (1972, p. 219) et ce « qu’ils le veuillent ou non » (1972, p. 218).

  3. Ainsi peut-on envisager ce médiateur imaginaire, de même que la « cohérence culturelle de l’ensemble social » – observatoire-mire de Guillaumin à l’étude du racisme/naturalisme – tel un vecteur dynamique de l’intériorisation des normes qu’instituent, chez les un.e.s et les autres, les pratiques de domination ; chez les adultes, comme les enfants, chez les femmes, comme les hommes. Comme chez les humains racisés de chacun de ces groupes, chez les humains qui font l’expérience de divers handicaps au sein de ceux-ci, quels que soient pour chacun.e leurs statuts, national ou migratoire, quelle que soit leur classe sociale, quelle que soit la place qu’occupe leur société dans le système monde.

  4. Ce qui signifie aussi bien que chacun de ces statuts, majoritaire et minoritaire, est doté d’un niveau d’abstraction et de réalité concrète – produits de l’idéel et du matériel insécables.

  5. Qu’ils ne sont pas « complémentaires » (contrairement à une autre idée reçue et encore étudiée) mais bel et bien dans une relation de dissymétrie; structure principielle de la conduite et des effets de la domination.

Les dissymétries sont par exemple notables dans toute appréciation/valence d’une même situation sociale (apprentissage et expérience) où se trouvent les minoritaires et les majoritaires, que ces situations s’appliquent au groupe ou au statut. Elles s’accompagnent de dissymétries lexicales parfaitement identifiables (voir, outre Guillaumin, Feldman, Le Doeuff, Mathieu, Michard, Pietrantonio, Tabet, Wittig) et d’un processus social d’individuation lui aussi dissymétrique selon ces mêmes statuts.

Prenons le seul exemple du corps. « Le travail social sur le corps humain » (Guillaumin, 1992, p. 140. Italiques dans l’original). Il y en a une infinité d’autres dans tous les domaines de l’activité sociale. Et le travail social sur le corps en produit abondamment.

La dissymétrie induite par ce travail, qui procède d’un rapport social[9], ici de sexage, et son impact sur la conscience de soi, différenciée selon les statuts majoritaire et minoritaire, donne de plus un bon aperçu à la fois de la présence de Ego (conscience collective des rapports sociaux) et de l’accès dissymétrique à celui-ci.

Les « jeux de l’enfance, usage de l’espace, usage du temps » constituent autant d’« injonctions ou [d’]interdictions » différenciées pour les femmes et les hommes qui « concernent en premier lieu la façon de tenir son corps » selon un code social de « bonne » ou de « mauvaise tenue ». Il s’agit d’un « impératif de conformité à l’être des individus qui concerne les “façons” propres à chaque sexe de tenir son corps et d’en user, de le mouvoir dans la marche ou de le garder au repos, de le mettre en rapport avec les autres » (Guillaumin, 1992, p. 125. Italiques dans l’original). L’occupation de l’espace dans les jeux, l’occupation de l’espace dans la marche, la tenue des jambes lorsqu’assis, ne sont que quelques exemples anodins de « différences dans l’emploi du corps que pratique chaque sexe » (p. 127) qui ont pourtant des effets sur « la conscience propre d’un individu, celle de ses possibilités personnelles, de sa perception du monde… », de sa place dans le monde (p. 119). Aussi, l’expérience du corps, de ses « limitations physiques et spatiales », « l’apprentissage de la proximité physique », dissymétriques selon les deux sexes, façonnent un corps masculin (par les jeux de l’enfance, l’usage de l’espace et l’usage du temps, notamment) « spontanément solidaire du corps des autres hommes » et ainsi « une connaissance expérimentale de la parité » mise « en oeuvre à chaque moment dans l’espace public ». Dans ce même espace, « la fabrication du corps des femmes » par les mêmes moyens « repose sur l’évitement… ». Un corps « construit coupé des autres corps pairs, isolé et enclavé dans un espace de restriction ». […] « C’est dans l’espace privé que se construit le corps-pour-les autres des femmes. C’est là qu’elles font l’expérience d’un corps à corps bien différent de celui des hommes. La proximité physique leur deviendra toute aussi « spontanée » et « naturelle ». Mais elle sera d’aide et de soutien. […]. Elles auront à soutenir d’autres êtres humains, malades ou affaiblis ou vieillis. À les laver, à les nourrir, à les entourer de soins matériels ». […] Elles ne cessent jamais, même dans leur vieillesse, de s’occuper du corps des autres et de le soutenir, hommes, femmes, enfants ». […] « Leurs corps à corps n’est pas égalitaire ». […] « Leurs confrontations physiques ne sont pas des contacts avec des pairs (entre pairs). Les femmes sont éloignées de leurs égaux possibles par le manque d’un espace public commun [ce que les hommes possèdent (l’espace public) et se reconnaissent, entre eux, pairs et égaux[10] dans la rue, dans les parcs, dans les bars, au bureau, chez les amis, chez les amis de la famille, etc.]. Elles sont privées de la connaissance expérimentale de la parité ». […] Si les femmes sont solidaires – et elles le sont à un haut degré – elles ne sont cependant les « paires » de personne. Elles ne rencontreront pas, dans un espace public, de façon indéterminée et régulière, des humains inconnus, potentiellement partenaire [sic] d’une éventualité imprévisible, en quelque sorte complices bien qu’inconnus, à la fois présents et étrangers, ni dépendants, ni dominants. Car elles sont construites physiquement dans un réseau de dépendance, à la fois d’implication violente et de coupure radicale » (1992, p. 138-141, italiques dans l’original).

Ces quelques exemples de dissymétrie, édifiée suivant le rapport des un.e.s et des autres à l’espace public, médiée par « le travail social sur le corps humain », constituent également un majoritaire concret, sujet de cet espace public – espace qu’on peut ainsi comprendre comme résultant des rapports sociaux, notamment en ce qui a trait à l’évolution des acteurs en son sein[11]. On remarquera dans l’entretien/soin aux autres qu’opèrent les femmes – dans ce rapport social observable au coeur du « travail social sur le corps humain » – que l’individualité du minoritaire, sa conduite, est toute absorbée par le majoritaire, et que ce rapport produit ainsi aussi le majoritaire.

  1. Ainsi donc, Colette Guillaumin a non seulement participé au dépassement de l’analyse de groupes à groupes (sexués, racisés, ethniques, pratiquée jusqu’à la fin de la décennie 1970[12]) pour montrer le caractère proprement constitutif de groupes (et statuts) au sein de rapports sociaux, mais elle en a également montré la structure ternaire ; un Ego produit par chacun des rapports sociaux de pouvoir. Dans ces mêmes exemples, on peut aussi voir se constituer le Ego des manières d’être qui prévalent dans l’espace public, que les majoritaires concrets développent et que l’on a de cesse d’offrir en conseil aux (minoritaires) femmes pour qu’elles l’investissent, et éventuellement le transforment (par une sorte d’essence féminine du comportement genré[13] ?).

  2. Aussi, avec Guillaumin, on sait que les majoritaires et les minoritaires changent, non seulement selon les périodes historiques, mais selon les types de rapports sociaux dans un même contexte et qu’il en est logiquement de même pour Ego.

De nouveau, si « les minoritaires concrets varient », et qu’« il en est … de même pour le majoritaire » et pour Ego, cela confère à ces rapports sociaux leur caractère éminemment dynamique de même qu’une hétérogénéité au sein des groupes que la domination tend à invisibiliser, sauf bien sûr à en documenter les effets idéels comme la pratique analytique de Guillaumin nous y convie.

Ce qui [ici] importe en définitive est l’association d’une référence symbolique et du pouvoir matériel; celui-ci donne à l’une des références imaginaires sa position de sujet social qui ordonne l’ensemble des catégories

Guillaumin, 1972, p. 219. Nos italiques

Les enseignements que nous laisse Colette Guillaumin – de sa pratique d’analyse déployée dans L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel (1972) à son article « La confrontation des féministes en particulier au racisme en général » (2017, [1998]) – sont nombreux et inestimables pour la poursuite de l’analyse de la domination et constituent autant de prospectives de recherche à explorer.

De quelques enseignements et legs de Guillaumin ; une programmatique prospective de recherches

Parmi les enseignements à tirer des propositions phares des travaux de Guillaumin sur le sexisme et le racisme pour penser une programmatique de recherches prospectives – sans en épuiser la liste encore une fois –, considérons d’abord sur le plan épistémologique avec ce qu’il implique théoriquement et méthodologiquement, puis sur le plan empirique  ;

  • l’intérêt de mettre en lumière pour tout rapport de domination sa part ternaire afin de faire valoir par elle la cohérence culturelle de l’ensemble social imputable à la dialectique antagonique constitutive des statuts sociaux majoritaire et minoritaire;

  • la nécessité de dévoiler le caractère invisible et la particularité des référents de chacun des rapports de pouvoir, qui orientent l’univers sémantique des inégalités sociales comme l’étude de la domination. On aura remarqué la prégnance actuelle du terme (thème de) (l’)identité sur cet univers dès lors qu’il s’agit de minoritaires, à l’exception notable des classes sociales, au sens traditionnel du terme. On parle alors et on s’inquiète des identités, nationale/migratoire/autochtone, sexuelle à faire valoir, à reconnaître, sans s’interroger ou si peu sur ce qui constitue ces frontières catégorielles…;

  • le majoritaire en tant qu’objet d’étude (à toute fin pratique absent des entreprises de recherche passées et présentes sur les normes sociales tant elles sont centrées sur les exclusions[14]) pour l’analyse de tout phénomène de minorisation, et l’importance d’envisager ce majoritaire en tant que produit même des rapports sociaux et non plus seulement au titre d’unité sociale de comparaison ou d’unité de référence. L’éclairage que pourrait apporter une telle perspective à l’analyse du sujet social institutionnel pour toutes catégories minoritaires confondues est sous-estimé, y compris pour la saisie scientifique de leurs revendications; pour la détermination sémantique des politiques publiques concernant tout fait minoritaire (jamais nommé ni étudié tel un fait social dans la sociologie générale);

  • l’hétérogénéité intragroupe, les disparités factuelles intragroupes, les différentes positions sociales qui peuvent être occupées en leur sein, qu’oblitèrent les rapports de pouvoir et que l’approche historicisante des travaux de Guillaumin qui accompagne son matérialisme permet de recouvrer. Autant de considérations méthodologiques permettant de faire échec à l’idéologie naturaliste;

  • et, sur le même thème, l’interrogation comparée sur divers terrains éclectiques de l’investissement de l’idéologie naturaliste au sein des catégories binaires instituées par les rapports sociaux de sexe et autres rapports sociaux de pouvoir (hommes/femmes/blancs/noirs/autochtones/nonautochtones/ethniques/nationaux/immigrants/non immigrants/hétérosexuel/homosexuel, etc.);

  • la question de la dénaturalisation du langage dans les médias à traquer, dans les politiques publiques, en sciences humaines et sociales comme dans toute recherche qui procéderait de la réification des catégories sociales désignant les groupes minoritaires, ou qui en favoriserait la reconduction dans une entreprise de lutte aux inégalités sociales, à la discrimination ou de reconnaissance sociale.

L’investissement de la science, du questionnement scientifique et son lien avec le langage de sens commun au sein de pratiques matérielles de la domination s’impose donc, tout autant que le maintien d’un regard critique sur les tendances d’une époque à l’élection d’une seule école/approche pour l’enseignement des inégalités sociales. D’où l’importance de poursuivre la documentation sociologique de la notion de majoritaire au sein d’approches théoriques contrastées telles, les études queer, trans, celles de la différenciation/hiérarchisation sociales, de l’intersectionnalité, celles sur la blanchitude (Whiteness), mais aussi la documentation empirique de cette notion au coeur des débats et des consensus qu’instaurent les revendications des groupes minoritaires ou d’individus « appartenant » à ces groupes, quels qu’ils soient, aux fins notamment de débusquer les réifications possibles des catégories sociales. On pense en ces derniers cas aux débats pas si récents sur les réappropriations dites culturelles en milieu artistique, et à ceux sur le « wokisme » et la censure sur l’usage et les usager.ère.s de certains mots dont les analyses médiatiques et scientifiques se déploient sur la seule « question identitaire », lire mues par les (seules) « revendications des minorités » ou encore le détestable ou appréciable (c’est selon) multiculturalisme.

L’univers langagier, ou sémantique des inégalités sociales, qui constitue le terrain de lecture privilégié de l’analyse de la domination pratiquée par Guillaumin mériterait une place de choix parmi les outils méthodologiques à disposition en sociologie pour l’analyse de matériaux et données divers lors d’études de phénomènes en lien avec les rapports sociaux. On pense notamment aux données d’observation de tout type ainsi qu’aux différents types d’entretiens et récits.

Sur le strict plan de la pratique disciplinaire de la sociologie et de son rapport au fait langagier, la démarche de Guillaumin reste à ce jour inégalée. Certes aux côtés des Nicole-Claude Mathieu, Colette Capitan, Monique Wittig, Paoala Tabet, Claire Michard, Guillaumin partage le projet de « mise en lumière des implicites matériels de l’usage [social] de la langue » (1992, p. 7). Mais, tout comme chacune de ces chercheures aura été pionnière dans son champ respectif (anthropologie, histoire, philosophie et linguistique) sur cet aspect spécifiquement méthodologique de l’analyse de la domination, Guillaumin aura contribué, en sociologie, à l’analyse sémantique des faits matériels de pouvoir et donc à la saisie simultanée et articulée entre rapports sociaux et phénomènes langagiers; une approche qui se distingue par exemple de la désormais répandue Critical Discours Analysis (CDA). Bien que cette dernière conçoive le langage/discours comme un instrument de pouvoir, que l’hégémonie et l’analyse des représentations de différents groupes minorisés soient pratiquées avec elle (Fairclough, Wodak, Van Dijk, Meyer), l’analyse historico-structurante de l’ancrage matériel du langage ou encore la saisie du racisant/dominant ou du procès de catégorisation lui demeurent étrangères.

Pour une sociologie de la domination critique des pratiques et discours d’émancipation

L’analyse matérialiste en pratique chez Guillaumin consiste aussi à mettre au jour les effets de la domination – face discursive comprise – jusqu’à la détermination des lois et politiques résultants de la contestation sociale de celle-ci. Sa critique de « la différence » (Guillaumin, 1972, [1979] 1992) et des divers usages sociaux et scientifiques des catégories sociales issues directement de la domination (dont principalement sexe et race) nous y invite. Suivant cet héritage, il s’agirait donc, pour tout rapport de domination, de considérer ces lois et politiques issues de la contestation de celle-ci; voire la formulation même des crédos des mouvements de lutte, comme partie prenante des rapports sociaux.

Les différentes mesures connues pour faire échec à la domination (législatives et politiques) sont accompagnées de formes transitoires de la domination. Avec cette observation, absente pour l’essentiel des approches théoriques à l’analyse des inégalités sociales, Guillaumin ouvre la voie afin que l’examen sociologique des pratiques matérielles (concrètes) et idéologiques (mentales) de la domination soient également accompagnées de l’analyse des mesures sociales mises en oeuvre pour la contrer.

Cette nécessaire articulation théorique domination/émancipation vise à dépasser les effets piégeant de la domination au coeur même des outils mis en oeuvre pour la contrer[15]. Cette articulation théorique devrait en outre procéder de l’identification du sujet social normé de tout rapport de pouvoir, à traquer notamment par la notion de majoritaire et le concept sociologique des rapports sociaux constitutifs des majoritaires et des minoritaires[16]. Si on songe un instant à la production de la « cohérence culturelle de l’ensemble social » et à l’intériorisation des normes pour tous, minoritaires et majoritaires, qu’instituent les rapports de pouvoir, les effets piégeant, faut-il ajouter, le sont pour tous, minoritaires et majoritaires même si leurs effets sont dissymtériques pour les un.e.s et les autres.

Les résultats de l’analyse discursive pratiquée par Guillaumin pour mettre au jour la « genèse et le langage actuel » de l’idéologie raciste/naturaliste, laquelle analyse allait faire des statuts sociaux majoritaire et minoritaire des concepts analytiques à mettre à l’épreuve a montré non seulement la validité de l’approche matérialiste à l’analyse de la domination et des catégories sociales qui en émergent, mais également le caractère éminemment heuristique de l’usage analytique de ces statuts pour éprouver l’éventuel impact des mesures à visée émancipatoire.

  • Une approche utile pour montrer comment on en vient par exemple à délégitimer la parole émanant de la contestation d’un groupe s’il touche les paramètres du majoritaire ou, au contraire, à la légitimer si elle conforte ses positions (ex. les politiques « de la différence »).

  • Une approche utile pour montrer que le sujet social d’un groupe dominé ne peut que parler collectivement ou que la parole publique d’un individu issu d’un groupe minoritaire doit forcément passer à un moment ou à un autre par l’expérience de l’appartenance groupale. Occurrence très improbable, voire impossible, pour une personne d’un groupe majoritaire. Son statut le dispensera de son appartenance groupale. Même quand il parlera au nom de son groupe, on lui reconnaîtra une voix individuelle, une personnalité, un point de vue en propre.

Aussi, cette articulation théorique de la domination et de l’émancipation (faute d’un meilleur terme) reste-t-elle à formaliser. Des études sont actuellement pratiquées dans cette direction (voir notamment Deslauriers, ce numéro).

L’exploitation théorique et méthodologique articulée de la domination et de l’émancipation pourrait donner à voir (voire nous prévenir contre) les impasses de toutes mesures sociales visant cette dernière, dès lors que ces mesures ne dépassent pas les usages non critiques des catégories issues de la domination. Puisque « [l]a science procède par doute et incertitude[17] » (Olender, 1981), il conviendrait par exemple de s’inquiéter du concert social plus que cinquantenaire maintenant qui consiste à faire des catégories sociales issues de la domination le socle même des luttes à celle-ci sans qu’en soit questionnées les origines matérielles et avec elles le déploiement de leurs sémantiques.

Ces legs incommensurables que Colette Guillaumin laisse à la sociologie, celle qui s’intéresse aux rapports de pouvoir sous toutes leurs formes, est à exploiter, voire à institutionnaliser aux côtés des fortes théories des sciences sociales, pour pouvoir eux aussi être dépassés. Comme on peut en faire le constat, les différents champs d’études centrés sur l’objet domination pourraient tirer profit de la considération de la pratique/méthode d’analyse mise en oeuvre par Guillaumin. On pense bien sûr à la sociologie des rapports sociaux de sexe, mais également aux sociologies des relations ethniques, de l’immigration, de la nation, des relations raciales[18], mais aussi à la sociologie générale, aux études dites queer, à la criminologie, aux études sur la sexualité et la trans sexuation en sociologie, en science politique et en médecine, etc. Et finalement à «la sociologie de la sociologie » de la domination.