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Dans le cadre de ce numéro portant sur la sociologie de l’éducation au Québec, aborder la situation éducative des Autochtones[1] nous conduit d’emblée à l’incontournable enjeu du territoire et des frontières ethniques[2] au sein de la société québécoise. On distingue généralement les Autochtones selon qu’ils soient membres des Premières Nations, Inuit[3] ou Métis, trois groupes reconnus par la Constitution canadienne qui ne sauraient cependant témoigner à eux seuls de la diversité autochtone et s’inscrivent avant tout dans des rapports de pouvoir entre colonisateurs et colonisés[4]. Ainsi, l’éducation autochtone implique des populations qui se définissent bien au-delà des frontières québécoises et les auteurs de La maîtrise indienne de l’éducation indienne[5] nous rappelaient déjà que cette éducation s’est développée bien avant l’implantation des écoles par les autorités religieuses et étatiques, dans un contexte où la communauté autochtone était la salle de classe et ses membres, les enseignants, puis où chaque adulte était responsable d’assurer à chaque enfant d’apprendre à vivre une bonne vie[6].

De manière plus contemporaine, le Conseil canadien sur l’apprentissage[7] précisait que les Autochtones conçoivent l’apprentissage comme « un processus holistique et volontaire qui dure toute la vie […] [et qui] repose sur l’enrichissement des rapports entre l’individu et sa famille, sa communauté, son peuple et tous les éléments du monde qui l’entoure » (p. 5). On en retient une forte dimension communautaire et familiale qui doit toutefois composer avec un curriculum ainsi qu’une organisation scolaire définis par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur à l’échelle québécoise. On note également que l’administration des écoles diffère selon qu’il s’agisse de communautés membres des nations ayant signé la Convention de la Baie-James et du Nord Québécois ou la Convention du Nord-Est Québécois (Inuit, Cris et Naskapis) ou plutôt des autres nations dites non conventionnées[8]. Si la plupart des communautés disposent d’écoles offrant un enseignement complet, certaines n’offrent qu’une partie du secondaire, d’autres seulement le primaire et d’autres n’ont aucune école[9]. Certains élèves fréquentent aussi des écoles allochtones[10], que ce soit en raison de l’offre scolaire limitée dans leurs communautés, de leur lieu de résidence à l’extérieur ou de leurs choix (et ceux de leurs parents)[11].

Malgré tout, aucune communauté ne contrôle véritablement le contenu enseigné à ses élèves – qui reste le même Programme de formation de l’école québécoise que l’on retrouve à Montréal, Québec ou Saguenay. Les écoles disposent cependant d’une certaine marge de manoeuvre en vue de favoriser la transmission des langues et cultures autochtones, notamment par l’enseignement en langue autochtone durant les premières années du préscolaire et du primaire[12]. Néanmoins, la plupart des enseignants sont allochtones, plus particulièrement au secondaire[13], et connaissent de forts taux de roulement, ce qui contraint les écoles et commissions scolaires à déployer des efforts constants en vue de recruter et surtout retenir ce personnel. Par ailleurs, les taux de décrochage alarmants[14] nous rappellent que peu d’élèves y trouvent leur place, même si la valorisation de la réussite éducative et de la persévérance scolaire est au coeur des priorités des communautés autochtones.

Parler d’éducation autochtone au Québec, c’est donc avant tout parler d’un système développé par la société majoritaire qui s’applique à des apprenants en situation minoritaire, legs de l’histoire coloniale[15]. De plus, les traumatismes associés aux pensionnats, institution totale[16] qui fut au coeur de l’instrumentalisation de l’éducation par l’État dans une idéologie assimilationniste[17], se font toujours sentir chez leurs survivants ainsi que chez leurs descendants[18]. Dans la foulée des revendications exprimées dans La maîtrise indienne de l’éducation indienne (1972), eut donc lieu un premier renversement avec la création d’écoles contrôlées par les communautés ainsi que des programmes destinés à former des enseignants autochtones et à transmettre les langues autochtones à l’école. On constate néanmoins que cette prise en charge s’est essentiellement limitée à l’administration des écoles[19] plutôt qu’à ce qui y est enseigné. Malgré tout, la Commission royale sur les peuples autochtones (1991-1996)[20], dans un contexte de redéfinition des relations entre Autochtones et allochtones déclenché par la Crise d’Oka (1990), recommandait de mieux reconnaître les savoirs traditionnels au sein d’un système d’éducation s’inscrivant dans l’autodétermination des Autochtones. On recommandait aussi aux collèges et universités de mieux accueillir les étudiants autochtones, ce qui sera répété en 2015 dans le rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada concernant les pensionnats autochtones[21]. Ce dernier insistait aussi sur la responsabilité fédérale d’assurer un financement adéquat aux écoles autochtones en vue d’accroître les taux de scolarisation et de réussite, de développer des programmes d’études culturellement pertinents et d’enseigner les langues autochtones[22]. Dans cette optique, comment la sociologie de l’éducation, qui s’intéresse avant tout à l’éducation formelle transmise dans les systèmes d’éducation[23], peut-elle cerner les phénomènes éducatifs chez une population qui s’est vu imposer un système défini par la majorité ? Dans un contexte sociopolitique de « réconciliation » entre Autochtones et allochtones, force est de constater que les enjeux relatifs à l’éducation autochtone attirent davantage l’attention des chercheurs.

De nos jours, la sociologie s’intéresse aux questions autochtones selon deux approches théoriques, comme l’analysait le sociologue Thibault Martin[24]. Dans le premier cas, la théorie de la modernisation considère que les sociétés autochtones « sont engagées dans un processus de transformation sociale qui fait en sorte que la montée de la rationalité et de l’individualisme va progressivement redéfinir les fondements du vivre-ensemble[25] ». Dans le second cas, la théorie du colonialisme (ou postcolonialisme) insiste sur la relation coloniale (ou postcoloniale) qui structure les relations entre Autochtones et allochtones, définissant de prime abord les catégories mêmes utilisées pour parler des Autochtones. L’une et l’autre renvoient cependant, toujours selon Martin, à cette « déterritorialisation de la société[26] » étroitement associée à la modernité avancée, dans la mesure où l’analyse des sociétés autochtones combine une perspective locale, comme dans le cas d’une communauté, et une perspective globale s’inscrivant dans l’ensemble des peuples autochtones à l’échelle internationale. Rappelant que de Tocqueville avait « anticipé l’incapacité de la modernité de faire une place aux premiers habitants[27] », Martin proposait pour sa part une approche sociologique en études autochtones insistant sur l’action historique, visant à orienter l’action présente vers le futur en combinant les perspectives individuelles et collectives.

Cet article s’appuie sur la production recensée dans les dernières décennies en sociologie ainsi que celle issue d’autres disciplines qui traite de la question éducative chez les Autochtones. Nous avons inclus les articles et livres scientifiques, en plus des mémoires et thèses, en vue de dresser un portrait représentatif de l’intérêt suscité par le sujet chez les chercheurs. Nous avons ensuite procédé de manière inductive en identifiant les principaux thèmes analysés dans les publications recensées. Rappelons que l’étude des Autochtones fut longtemps l’apanage de l’anthropologie, suivant la distinction voulant que cette science étudiât les populations non occidentales, alors que sa proche cousine sociologique se réservait l’étude des populations occidentales[28]. Au Québec, les anthropologues se sont d’ailleurs surtout intéressés aux Autochtones à partir des années 1970, si bien que les connaissances scientifiques sur cette population sont longtemps demeurées limitées[29]. Nous proposons donc, dans un premier temps, de prendre connaissance des travaux dans d’autres disciplines que la sociologie pour mieux comprendre l’intérêt tardif de cette dernière pour l’éducation autochtone. Dans un deuxième temps, nous nous arrêterons plus spécifiquement à l’apport de la sociologie à une compréhension de l’éducation autochtone. Enfin, nous compléterons le tout par une discussion sur les métamorphoses observées dans la recherche en éducation autochtone au Québec et les enjeux contemporains concernant le développement d’un système d’éducation qui répondrait davantage aux aspirations des Autochtones en termes d’autodétermination.

Un détour obligé par d’autres disciplines

Les premiers écrits sociologiques concernant l’éducation autochtone au Québec s’avèrent plutôt récents dans l’histoire de la discipline. Seules deux publications furent recensées avant les années 2000, les autres s’inscrivant principalement en sciences de l’éducation, en psychologie et en anthropologie. Ce constat ne saurait guère nous surprendre, dans la mesure où les sociologues québécois se sont surtout intéressés aux questions autochtones à partir des années 1980 et surtout 1990, plus particulièrement à l’Université Laval avec les travaux de Jean-Jacques Simard et Gérard Duhaime[30]. Étant donné la rupture épistémologique entre sociologie et anthropologie qui a longtemps relégué l’étude des populations non occidentales à la seconde, les sociologues québécois n’ont donc pas échappé à cette tendance et se sont surtout intéressés aux faits sociaux concernant les francophones (allochtones)[31]. Cette première partie regroupe donc les publications issues d’autres disciplines qui tiennent davantage compte du contexte social dans leur analyse sans pour autant s’inscrire dans la sociologie. Nous les avons regroupées selon les thèmes qui ressortaient davantage (identité et culture, formation initiale, postsecondaire), bien que certaines puissent parfois en embrasser plus d’un.

C’est donc à la fin des années 1960 que parut la première publication scientifique que nous avons pu recenser concernant l’éducation autochtone au Québec[32]. Durant cette période de redéfinition du système d’éducation québécois, le rapport de la Commission Parent (1961-1966)[33] recommandait notamment la création d’une unité destinée aux élèves autochtones au sein du ministère de l’Éducation, le développement de la formation aux adultes autochtones et de cours universitaires destinés à mieux préparer les futurs enseignants à travailler dans les communautés autochtones, le tout dans l’objectif « que l’éducation des Indiens et des Esquimaux [sic] soit conçue et organisée à la lumière d’une politique générale définissant l’orientation culturelle globale de ces deux groupes ». Il faudra cependant attendre la décennie suivante et surtout la sortie de La maîtrise indienne de l’éducation indienne pour qu’un intérêt se fasse véritablement sentir au Québec, avec notamment le projet d’ « amérindianisation » de l’éducation entamé à l’UQAC[34]. Quelques recherches concernant l’éducation autochtone furent alors publiées en psychologie[35], en sciences de l’éducation[36] et en sociologie[37], mais c’est à partir des années 1980 que la production s’accroîtra, surtout en sciences de l’éducation.

Les années 1990 témoigneront ensuite d’un intérêt accru des chercheurs en éducation autochtone, mais aussi plus généralement de ce que d’aucuns appelaient encore le « problème indien », dans la foulée de la Crise d’Oka et de la Commission royale sur les peuples autochtones. Cet intérêt se poursuivra dans les décennies 2000 et 2010, en lien avec les excuses du gouvernement canadien adressées aux survivants des pensionnats en 2008 et les travaux de la Commission de vérité et réconciliation de 2008 à 2015.

Identité et culture

Plusieurs recherches s’intéressent à l’identité et aux cultures autochtones en soulignant le conflit identitaire ou le choc culturel vécu par les apprenants autochtones en fréquentant des établissements allochtones. On en retient qu’il s’agit d’un thème récurrent soulevé dès les premières publications qui ne s’est guère estompé par la suite, en lien avec l’imposition d’un modèle scolaire occidental chez les Autochtones qui s’est accentuée avec la mise en réserve opérée aux XIXe et XXe siècles[38]. Ainsi, l’étude de Wintrob et Sindell peut être considérée comme pionnière en éducation autochtone au Québec. On y relève le conflit entre des élèves cris et leurs parents à propos des aspirations scolaires et y décrit les séquelles sur le plan identitaire associées aux pensionnats. Les auteurs concluent que les discontinuités d’acculturation, résultat d’une socialisation où les élèves cris alternaient entre le milieu traditionnel et le milieu scolaire urbain, représentent le principal facteur du développement d’un conflit identitaire à l’adolescence[39].

Dans la même veine, Mount[40] analyse quelques décennies plus tard les valeurs et besoins inuit en éducation aux adultes au Nunavik, soulignant l’écart entre les cultures inuit et occidentale vécu par les apprenants et le besoin d’inclure les enseignements traditionnels au curriculum contemporain. Girard et Leblanc[41] analysent les cas de jeunes Autochtones ayant connu une mobilité géographique, qui se démarquent des jeunes allochtones par rapport à leur construction identitaire s’effectuant dans une perspective d’échange interculturel. Bergeron[42] souligne le lien entre les problèmes d’insertion socioprofessionnelle rencontrés par les jeunes Autochtones et le conflit identitaire qu’ils connaissent en raison de leur situation minoritaire dans la société.

Par la suite, Pernet[43] s’intéresse aux cérémonies de remise de diplômes d’études secondaires en tant que « rites d’institution[44] » permettant aux institutions coloniales héritées de la Convention de la Baie-James et du Nord Québécois (CBJNQ) de se perpétuer dans le mode de vie des Nunavimmiut. Il conclut que « ces rituels du Nunavik contemporain participent à l’enracinement de l’école au sein des dynamiques communautaires et identitaires inuit » (p. 227). Enfin, Blacksmith[45] analyse les séquelles des pensionnats auprès des survivants et de leurs descendants en soulignant les impacts sociaux et culturels à long terme dans trois communautés cries, dans le sillage de Wintrob et Sindell. On y apprend que les traumatismes associés aux pensionnats ont souvent provoqué l’éclatement des familles et continuent d’affecter le développement des enfants cris, d’autant plus que plusieurs aînés se sentent diminués dans leur rôle traditionnel d’éducateurs.

Formation initiale

Si la plupart des recherches en éducation autochtone s’inscrivent dans le thème de l’expérience scolaire et de la réussite éducative[46], certaines s’attardent plus explicitement à la formation initiale, c’est-à-dire du préscolaire au secondaire. Au-delà des forts taux de décrochage scolaire maintes fois rapportés, on retient plus spécifiquement l’influence de l’identité et de la culture sur la persévérance scolaire, en lien avec le thème précédent. Nous avons toutefois choisi de séparer ce thème en raison des objectifs des recherches ici présentées.

Dans un premier temps, Larose[47] définit le portrait d’ensemble de la scolarité chez les Premières Nations au Québec, déplorant que les constats des années 1970 sur la faible réussite scolaire et le manque de contrôle effectif de l’éducation par les communautés autochtones se maintenaient une décennie plus tard, une situation encore d’actualité. Larose et al.[48] s’intéressent aux parcours d’élèves innus et constatent que le sentiment d’appartenance à la communauté d’origine peut exercer une influence négative sur la persévérance scolaire, dans la mesure où les élèves qui persévèrent adoptent des comportements davantage conformes à l’esprit individualiste prôné par l’école.

Pour leur part, Bourque et Larose analysent plus spécifiquement la relation entre le profil d’acculturation et la persévérance scolaire chez des élèves innus, soulignant qu’« il y a lieu de se pencher sur l’adéquation d’un système scolaire qui semble nuire à la progression des élèves qui s’identifient uniquement à leur culture d’origine, celle de la société que l’école prétend servir[49] ». Dans la même veine, Presseau et al.[50] relèvent que la persévérance scolaire chez les élèves autochtones implique « une sorte d’arrachement à leur monde, une “émigration” au sens où l’entend le sociologue Fernand Dumont », en raison de leur intégration à une culture scolaire dominante. Enfin, Côté[51] analyse des parcours d’élèves autochtones raccrocheurs inscrits au CDFM[52] et y relève les rapports à l’école et au travail négatifs influençant le décrochage scolaire.

On note également la riche contribution de Larose[53] sur l’administration scolaire, qui s’est surtout intéressé à la communauté algonquine de Lac Simon et constatait que la prise en charge de l’éducation s’est essentiellement limitée à l’administration locale d’une école définie de l’extérieur. Nous retiendrons plus spécifiquement sa thèse de doctorat[54], qui revient sur l’histoire de l’éducation autochtone ainsi que les dimensions culturelle, identitaire et politique de l’organisation de l’éducation dans les communautés autochtones. Elle conclut à la nécessité de voir au-delà de l’administration scolaire pour développer un système d’éducation répondant aux aspirations des communautés autochtones : « En tentant de faire de la prise de contrôle des institutions scolaires le point focal de l’autonomie amérindienne on a masqué la réalité. L’école ne produit pas le changement social, elle est le produit souvent “retardataire” des changements sociaux[55] ».

Postsecondaire

Ce n’est que récemment que les chercheurs se sont intéressés à l’enseignement postsecondaire chez les Autochtones au Québec, en lien avec l’accroissement de la fréquentation collégiale et universitaire. Nous avons choisi de dégager plus spécifiquement ce thème car c’est à cet ordre que la plupart des apprenants se retrouvent en minorité dans les établissements allochtones[56]. De plus, les enjeux s’y distinguent à bien des égards, notamment par rapport à l’âge, la spécialisation accrue et la mobilité géographique.

Dans un premier temps, Savard[57] souligne que les étudiantes autochtones au postsecondaire trouvent leur motivation dans la contribution à l’amélioration des conditions de vie chez les Autochtones, en plus de leurs propres aspirations personnelles, puisant entre modernité et tradition en vue de se définir une identité qualifiée d’« autochtone moderne ». L’auteure insiste sur l’intersectionnalité des formes d’oppression vécues en tant que femmes autochtones aux conditions de vie précaires et sur la difficile rupture d’avec leurs communautés. Dufour[58] s’intéresse aux parcours scolaires d’étudiants autochtones postsecondaires fréquentant des établissements allochtones québécois et l’Institution Kiuna. Elle démontre l’influence de la sécurité culturelle et de l’enracinement identitaire sur la persévérance scolaire en concluant que « la création d’espaces physiques et idéologiques culturellement adaptés au sein d’établissements postsecondaires québécois favorise l’accès, la rétention et la réussite d’étudiants de Premières Nations[59] ».

Par la suite, Lachapelle[60] analyse les parcours postsecondaires d’étudiants inuit du Nunavik en soulignant que les mesures compensatoires destinées à favoriser leur persévérance scolaire contribuent à perpétuer la domination de la culture occidentale sur la culture inuit au sein du système d’éducation, favorisant l’intégration plutôt que l’inclusion des étudiants inuit. Cette intégration doit donc être négociée, dans la mesure où l’éducation inuit « tend à valoriser la diversité des parcours, les rythmes variés et la singularité de l’apprentissage[61] ». Enfin, Joncas[62] applique aux cas d’étudiantes universitaires des Premières Nations la théorie des capabilités d’Amartya Sen, en insistant aussi sur l’intersectionnalité des formes d’oppression affectant les étudiantes selon leurs appartenances sociale, ethnique et sexuelle. On y apprend que « les espaces d’action pour favoriser la justice scolaire se concentrent surtout au niveau local dans les établissements d’enseignement[63] ».

La sociologie de l’éducation et la question autochtone

L’éducation autochtone n’est donc apparue que tardivement dans la sociologie québécoise, avec surtout la dernière décennie qui a ouvert ce champ jusque-là très restreint. La décennie actuelle permet désormais de poursuivre le développement d’une perspective québécoise en sociologie de l’éducation autochtone. Néanmoins, dans une approche interdisciplinaire, la sociologie continue de côtoyer ses proches soeurs des sciences de l’éducation, de l’anthropologie, de la psychologie ou encore de la science politique. Or, les parutions inscrites spécifiquement dans le champ sociologique depuis les dernières années laissent entrevoir l’émergence d’une sociologie de l’éducation autochtone se situant davantage en sociologie même. Dans l’ensemble des ouvrages recensés[64], nous retrouvons par ailleurs les mêmes thèmes que ceux de la précédente partie, en plus d’un autre concernant les inégalités sociales.

Identité et culture

Ce thème est assez peu étudié en sociologie, à l’exception des travaux portant sur l’enseignement postsecondaire, que nous aborderons à la fin de cette partie. Cette situation s’explique par l’espace occupé par l’anthropologie culturelle dans le champ des études autochtones, mais aussi par une prédominance initiale des recherches quantitatives où l’on s’intéressait davantage à l’insertion socioprofessionnelle. Or, la seule publication recensée sous ce thème[65] est fortement influencée par l’anthropologie de Margaret Mead et on s’y intéresse à la transmission des cultures autochtones chez les jeunes. On mentionne brièvement les conflits entre les valeurs véhiculées à l’école et celles des parents et grands-parents des élèves, mais il s’agit surtout d’une étude de l’identité de jeunes Autochtones que nous avons retenue parce qu’elle demeure l’une des premières parutions traitant de l’éducation autochtone en sociologie.

Formation initiale

Une seule publication[66] fut recensée sur ce thème également, où l’on insiste plus spécifiquement sur les relations entre la famille, l’école et le marché du travail. Aubuchon s’intéresse aux aspirations de jeunes élèves du secondaire et à leurs rapports à l’école et l’emploi, identifiant quatre socio-types[67] (« ambitieux », « réaliste consciencieux », « insécure », « passif ») qu’elle décrit à l’aide d’histoires détaillées réunissant les caractéristiques repérées. En somme, même si les jeunes de la communauté d’Opitciwan se montrent très conscients du lien entre l’école et le marché du travail, la valorisation, par leur entourage, de l’école et de sa capacité à faciliter l’insertion professionnelle s’avère déterminante pour les amener à développer leurs aspirations scolaires et professionnelles. Enfin, la diversité des situations observées est expliquée par les inégalités sociales au sein de la communauté, ce qui conduit certaines familles à pouvoir offrir davantage de ressources, dans la lignée des analyses de Bourdieu et Passeron[68].

Postsecondaire

Une riche contribution sociologique se déploie dans l’analyse de l’enseignement postsecondaire, plus spécifiquement avec l’identification de typologies des parcours étudiants. On relève surtout les apports de la sociologie de l’expérience de François Dubet, alors que la sociologie dispositionnaliste et contextualiste de Bernard Lahire nous aide à mieux comprendre l’influence des modalités de transmission du capital culturel sur la persévérance scolaire des étudiants autochtones, pour la plupart étudiants de première génération dont les parents ne maîtrisent pas forcément le français ou l’anglais.

On voit d’abord une typologie des étudiants fréquentant le Collège Manitou[69], qui offrit brièvement une formation collégiale et universitaire destinée aux Autochtones[70], avec les « décrocheurs du secondaire » (qui y retrouvaient le goût de poursuivre leurs études ou, au contraire, y voyaient plutôt une occasion de remplacer les revenus tirés de l’assistance sociale par une allocation d’études), les « travailleurs » (qui souhaitaient développer leurs connaissances ou se réorienter professionnellement) et « ceux déjà aux études ou fortement scolarisés » (attirés par l’aspect autochtone de la formation offerte).

Plus récemment, Langevin[71] aborde l’expérience scolaire d’étudiantes autochtones collégiales à l’aide de la théorie de Dubet et Martucelli[72], considérant que les logiques d’action imposées à l’individu par l’école prennent un sens différent chez l’étudiant d’une culture minoritaire. Or, l’expérience des étudiantes fait part d’attitudes favorables à l’institution scolaire, et ce, en dépit des problèmes de discrimination rapportés. On comprend également qu’elles ont réussi à persévérer dans l’enseignement postsecondaire en se référant à différents modèles culturels, puisant dans leurs propres cultures tout en répondant aux attentes du cégep.

Sarmiento[73] analyse les parcours d’étudiants collégiaux et universitaires de différentes provinces, dont le Québec, provenant de plusieurs nations autochtones. Elle note que la plupart ont connu des parcours scolaires non linéaires avant de parvenir au postsecondaire et choisissent des programmes en sciences humaines et sociales, sciences de l’éducation et en arts, aucun ne se retrouvant en gestion ou en sciences pures, naturelles et de la santé. On relève plusieurs sens accordés à la réussite des études postsecondaires : compléter ses études ; obtenir la reconnaissance de sa communauté ; rendre service à sa communauté ; se dépasser et avancer dans la société. Les parcours scolaires antérieurs se distinguent selon qu’ils soient « longs », « accidentés » ou « exceptionnels », alors que les cas de réussite peuvent être « réussis naturellement », « accidentés » ou « réussis contre toute attente ». On note également que la fierté de ses origines et la volonté de s’améliorer et d’aider sa communauté contribuent à la réussite scolaire, tout en soulignant le statut de « phénomènes d’exception[74] » des étudiants autochtones au postsecondaire.

Joncas[75] s’intéresse aux parcours universitaires d’étudiants des Premières Nations de l’UQAC sous l’angle de la sociologie de l’expérience scolaire de Dubet et Martucelli, en relevant que les valeurs familiales, les personnes significatives dans le passé, l’appartenance à une Première Nation, l’intégration universitaire et l’appartenance sociale influencent la logique de l’intégration chez ces étudiants. L’auteure ajoute que leurs études s’inscrivent en continuité avec les autres sphères de leurs vies et qu’elles visent à améliorer non seulement leurs propres conditions de vie, mais aussi celles de leurs familles et communautés. Cependant, leur intégration à l’université s’avère limitée à des impératifs fonctionnels et ils se sentent faiblement intégrés socialement.

Enfin, Ratel et Pilote[76] s’intéressent aux parcours d’étudiants et diplômés des Premières Nations ayant fréquenté différentes universités québécoises, sous l’angle de leur contribution au mieux-être en milieu autochtone. Se référant à Bernard Lahire[77] à propos de l’influence des modalités de transmission du capital culturel chez les élèves de familles peu scolarisées, les auteurs s’intéressent au rapport à l’école des familles des étudiants pour mieux comprendre ce qui les a conduits à entreprendre des études universitaires. Ils constatent que la plupart de leurs parents n’ont pas fréquenté l’université et que ce n’est donc pas la possession du capital culturel dans leurs familles qui s’avère déterminante pour leur réussite scolaire. C’est plutôt du côté de la transmission d’un rapport favorable à l’école que se trouve l’explication, combinée à une volonté de contribuer au mieux-être dans leurs propres communautés, auprès des Autochtones en milieu urbain ou encore auprès d’autres communautés et nations autochtones que celles dont ils sont issus. On note que la plupart des étudiants avaient une motivation ancrée dans leurs cultures autochtones dès l’arrivée à l’université, mais que certains l’ont plutôt développée à la suite d’un « moment décisif[78] » pendant ou même après leurs études.

Inégalités sociales

C’est surtout avec ce thème que la sociologie nous apporte un éclairage spécifique sur l’éducation autochtone, sous l’angle des méthodes quantitatives et plus particulièrement au Nunavik, sous l’influence de Gérard Duhaime. Bien qu’il faille se garder de généraliser des résultats spécifiques à l’ensemble de la population autochtone, l’analyse statistique de la scolarité, de l’emploi, du revenu et de la santé nous offre une compréhension globale de l’éducation autochtone. On en retient que les facteurs socioéconomiques s’avèrent déterminants dans la poursuite des études et que les perspectives d’insertion professionnelle influencent nettement le décrochage scolaire, dans un contexte où les emplois requérant une formation postsecondaire sont souvent occupés par des allochtones dans les communautés autochtones. À cet égard, Lamothe et Lemire[79] analysent la scolarité et le développement socioéconomique au Nunavik en relevant les difficultés d’insertion professionnelle associées à une faible diplomation secondaire dans la région. Les auteurs soulignent aussi le contexte de transition d’une économie traditionnelle fondée sur le troc et l’échange vers une économie dominée par l’importation de produits manufacturés et le salariat.

Plus près de nous, Belisimbi[80] souligne que la faible réussite scolaire au Nunavik s’explique par l’histoire récente de l’éducation formelle chez les Inuit ainsi que les conditions socioéconomiques peu propices à la poursuite d’études, en plus des méthodes d’enseignement peu adaptées et, plus généralement, de l’écart entre la culture scolaire et la culture inuit. L’auteure insiste plus spécifiquement sur le rôle de l’éducation sur les conditions de vie au Nunavik en démontrant la corrélation, bien que faible, entre les emplois occupés et la scolarité complétée chez les Inuit. Duhaime et Édouard[81] tiennent compte de l’éducation dans l’analyse de la santé chez les Inuit du Nunavik et on y apprend que les diplômés du secondaire occupent davantage des emplois à temps plein (que les non-diplômés) aux salaires plus élevés et se montrent plus satisfaits de leur vie, connaissant moins l’insécurité alimentaire et les logements surpeuplés.

Enfin, Lévesque[82] intègre l’influence de la scolarité dans son analyse statistique des inégalités sociales chez les Inuit et constate que si la majorité n’a aucun diplôme, les diplômés détiennent davantage un diplôme postsecondaire (surtout collégial). À l’inverse, la majorité des Qallunaat[83] détient un diplôme postsecondaire (surtout universitaire), si bien que les portraits de la scolarité varient énormément selon que l’on soit Inuk ou non. On en retient qu’« il serait réducteur d’appréhender le défaut de scolarisation comme la cause première des maux sociaux de la population inuit[84]… », dans un contexte où les inégalités sociales prennent racine dans la colonisation du territoire et l’imposition d’un modèle de développement étranger.

Discussion

Nous avons jusqu’ici pu constater que l’éducation autochtone au Québec est un objet d’études auquel la sociologie apporte sa propre contribution, notamment en termes d’analyse des inégalités sociales, et alimente les recherches dans d’autres disciplines. On note aussi plusieurs mémoires de maîtrise dans le corpus recensé par rapport aux articles, livres et thèses, ce qui s’explique à notre avis par un intérêt accru de la part de jeunes chercheurs faisant écho à une production scientifique qui fut jusqu’à tout récemment plutôt clairsemée. Mais que retenir de ce tour d’horizon de la production ainsi recensée depuis six décennies ? Tout d’abord qu’au-delà de la diversité des thèmes étudiés, les constats initiaux relatifs à la faible diplomation et à l’écart culturel entre les apprenants autochtones et le système d’éducation qu’ils fréquentent se répètent inlassablement d’une décennie à l’autre. Malgré certaines avancées, le problème de fond du développement d’un curriculum culturellement pertinent au sein d’un système d’éducation conçu d’abord par et pour la majorité allochtone demeure.

Or, l’analyse statistique des inégalités sociales en matière de diplomation secondaire ou d’accessibilité aux études postsecondaires, bien que nécessaire, pourrait trop facilement se contenter de conclure aux difficultés scolaires et à l’écart par rapport à l’ensemble de la population, ce qui au demeurant parsème les publications gouvernementales depuis le rapport Hawthorn-Tremblay (1969). On constate toutefois dans les publications plus récentes une nette volonté d’aller au-delà d’une perspective déficitaire[85] en éducation autochtone, c’est-à-dire qui identifierait ce qu’il manquerait aux apprenants autochtones pour atteindre une certaine norme sociale. Dans le sillage de l’approche postcoloniale, les chercheurs s’interrogent aussi, de concert avec les Autochtones eux-mêmes, sur le sens de la réussite éducative et les besoins exprimés en termes de formation. Les travaux en éducation autochtone insistent donc davantage sur les incontournables négociations des Autochtones au sein du système d’éducation pour mieux faire correspondre leurs propres objectifs à ceux des établissements.

Institution coloniale par excellence[86], l’école occidentale s’est longtemps développée loin de toute référence aux cultures des populations autochtones desservies, dans ce que Marie Battiste et James Youngblood Henderson qualifient d’impérialisme cognitif[87]. Des missionnaires aux fonctionnaires, le modèle de développement de l’école dans les communautés autochtones est de tout temps resté ancré dans des rapports de pouvoir inégaux entre allochtones et Autochtones. Si ces derniers ont pris en charge leurs établissements d’enseignement, ils ont aussi rapidement constaté que ce contrôle concernait la forme et non le fond, et ce, même si les premières années de scolarisation se font désormais fréquemment dans une langue autochtone. En effet, en dépit de la création d’écoles et de commissions scolaires administrées par les Autochtones, les avancées en termes de décolonisation de l’éducation restent toujours limitées. On cherche encore avant tout à aider les élèves à s’insérer dans un système à bien des égards éloigné de leurs réalités, influencé par la compétition dans la course aux diplômes et une conception de l’éducation que Freire qualifiait de bancaire[88].

Les chercheurs soulignent donc sous différents angles que l’écart culturel entre l’école et les Autochtones se maintient, mais qu’ils parviennent à tirer parti de leur passage dans cette institution pour y puiser des savoirs, savoir-faire et savoir-être qui peuvent bénéficier au mieux-être de leurs communautés et même au-delà. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater quelques références à la pédagogie critique en éducation autochtone[89], qui postule qu’en dépit de l’hégémonie exercée par les groupes dominants au sein du système d’éducation, les élèves et étudiants peuvent faire preuve de « résistance »[90]. Sans pour autant se situer dans ce courant, les productions sociologiques en éducation autochtone insistent davantage, d’une part, sur les facteurs socioéconomiques qui expliquent l’état de la scolarité chez les Autochtones et, d’autre part, sur des typologies des apprenants ancrées dans leurs expériences scolaires et sociales. Dans un contexte où les sujets autochtones furent longtemps relégués au statut d’objets en science[91], on note également que des sociologues cherchent à dépasser le thème de la réussite scolaire pour plutôt embrasser celui de la réussite éducative, dans une approche de recherche collaborative.

Enfin, la plupart des recherches menées en éducation autochtone s’effectuent à l’échelle locale, reflétant au passage la diversité au sein même de la population autochtone au Québec et le défi pour la sociologie d’en arriver à une certaine généralisation des résultats. On peut néanmoins dégager des tendances concernant l’écart entre cultures autochtones et culture scolaire, la motivation chez les persévérants scolaires associée au mieux-être chez les Autochtones ainsi que la volonté de développer un curriculum dans lequel les élèves et étudiants autochtones pourraient davantage se reconnaître.

Conclusion

Dans le contexte québécois, étant donné le statut de majorité « fragile[92] » des francophones, le système d’éducation développé durant la Révolution tranquille a tôt fait de s’inscrire dans la foulée de l’idéologie du « rattrapage[93] », visant à combler l’écart par rapport aux anglophones. Si le Rapport Parent établissait tout de même plusieurs recommandations concernant la scolarisation des Autochtones, l’attention fut surtout portée sur le sort d’un groupe, les francophones, qui se définissait depuis peu comme « Québécois » (majorité) plutôt que « Canadiens français » (minorité). Dès lors, il n’est guère surprenant que l’intérêt pour l’éducation autochtone se soit à cette époque surtout développé au-delà des frontières québécoises[94].

Plus près de nous, les excuses offertes en 2008 par le gouvernement canadien aux survivants des pensionnats autochtones et les travaux de la Commission de vérité et réconciliation (2008-2015) à ce sujet ont permis à toute la société de prendre connaissance des traumatismes encore associés à l’éducation autochtone. Les mobilisations autochtones, notamment celles s’inscrivant dans le mouvement Idle No More depuis 2012, ont aussi nettement contribué à faire de l’éducation autochtone un enjeu social. On pense entre autres au rejet par les communautés autochtones du projet de loi fédéral C-33 en 2014, qui revoyait la formule de financement des écoles autochtones tout en réduisant leur autonomie.

De plus, les débats entourant les accommodements raisonnables qui ont donné lieu à la création de la Commission Bouchard-Taylor (2007-2008) reviennent régulièrement dans l’actualité en soulevant les enjeux associés à la diversité ethnoculturelle en éducation. Dans cette optique, l’intégration des élèves issus de l’immigration se confond parfois à celle des élèves autochtones, et ce, même si leurs situations se distinguent à bien des égards, ne serait-ce que d’un simple point de vue d’administration scolaire. C’est néanmoins ce qui peut aussi expliquer l’intérêt grandissant pour les recherches en éducation autochtone depuis quelques années.

Enfin, l’élargissement des services offerts aux apprenants autochtones[95] et l’ouverture récente d’établissements postsecondaires destinés aux étudiants autochtones à Odanak (Institution Kiuna) et Dorval (Nunavik Sivunitsavut) témoignent des métamorphoses qui s’opèrent au sein du système d’éducation québécois en lien avec l’accroissement de la scolarisation chez les Autochtones. Les sociologues québécois n’échappent donc pas à ce regain d’intérêt pour l’éducation autochtone et peuvent y apporter une contribution originale, d’autant plus qu’ils élaborent désormais davantage leurs théories et concepts en collaboration avec des populations passées du statut d’objet à celui de sujet.