Corps de l’article

Introduction

Née au tournant des années 2000, la géographie carcérale constitue un « courant disciplinaire qui se développe et se transforme rapidement » en se donnant pour objets les « espaces de confinement » et les « pratiques d’incarcération » (Moran, 2015, p. 1)[3]. Les géographes se sont ainsi attachés à étudier les « fonctions sociale et politique des institutions chargées d’enfermer », l’expérience des personnes enfermées, notamment sous l’angle des « adaptations et résistances », ainsi que « l’écologie des institutions d’enfermement » au sens des « relations de l’institution avec son environnement » (Morelle et Zeneidi, 2015). Dans le prolongement des réflexions de Michel Foucault et de Mike Davis, cette littérature a progressivement adopté une définition large du carcéral, incluant une grande diversité d’espaces et de techniques d’exclusion comme par exemple les quartiers résidentiels fermés ou les zones « sans drogue » ou « sans prostitution » (Turner, 2020).

Toutefois, malgré son développement et son évolution rapides, cette géographie carcérale tient peu compte de l’émergence déjà ancienne de toutes les mesures dites « alternatives à l’incarcération » et, plus généralement, « alternatives à l’enfermement »[4]. En effet, dès la fin du xixe siècle et surtout dans la seconde moitié du xxe siècle, apparaissent dans le champ pénal des mesures d’un nouveau type qui se déroulent au moins en partie hors de tout établissement pénitentiaire, telles que la libération conditionnelle, la semi-liberté ou encore le travail d’intérêt général (de Larminat, 2014). Ces alternatives à l’incarcération ont pris une importance quantitative croissante dans de nombreux pays dits « du Nord » : en France par exemple, dès les années 1970, les personnes exécutant une mesure dans ce que l’administration pénitentiaire nomme le « milieu ouvert », qui regroupe l’ensemble de ces alternatives, sont plus nombreuses que les personnes incarcérées en « milieu fermé » (de Larminat, 2014). L’ampleur que prennent rapidement ces alternatives pose néanmoins la question de savoir ce qui reste de carcéral dans l’expérience que font de telles mesures les personnes qui les exécutent.

La présente contribution entend apporter une perspective géographique sur cette question en l’abordant sous l’angle des « spatialités », entendues comme un ensemble de pratiques individuelles de l’espace et de représentations associées (Lévy et Lussault, 2013). Au-delà, en étudiant des mesures qui ont été conçues pour rompre avec le modèle carcéral, il s’agit aussi de s’interroger sur ce qu’une recherche sur le milieu ouvert pénitentiaire peut apporter à la géographie carcérale.

La suite du propos entend montrer que l’expérience individuelle de ces alternatives, au moins pour certaines d’entre elles, conserve un lien fort avec la prison, et ce, bien qu’elles se déroulent dans des espaces qui n’ont le plus souvent rien de carcéral. Au-delà des éventuelles technologies de surveillance mobilisées, ce lien est entretenu selon nous par des discours et des rituels procéduraux qui contraignent et encadrent les pratiques spatiales des individus concernés. En conséquence, alors que le carcéral est principalement pensé en géographie sous l’angle d’une homologie architecturale avec la prison, marquée par une forte discontinuité matérielle, l’approche géographique du milieu ouvert pénitentiaire permet au contraire d’insister sur le rôle des symboles et représentations dans la production de « l’expérience » carcérale (Michalon et Zeneidi, 2021) par-delà les murs de la prison et, plus généralement, dans la production de toute forme de « territorialité » (Sack, 1986).

L’article reviendra d’abord sur la conception du carcéral en géographie. Puis, après avoir présenté le dispositif méthodologique mobilisé, il s’appuiera sur le matériau empirique issu d’une étude menée sur le bracelet électronique français, pour mettre en lumière ce que ces alternatives à l’incarcération conservent de carcéral dans l’expérience spatiale des individus qui les exécutent.

La géographie carcérale et l’obsession de la matérialité

Dans un article séminal publié en 2017, Dominique Moran, Jennifer Turner et Anna Schliehe avancent une conceptualisation du carcéral autour de trois caractéristiques : « préjudice » (detriment), « intentionnalité » (intent) et « spatialité » (spatiality). Sur ce dernier point, elles précisent : « carceral spatiality refers to diverse (im)material techniques and technologies (which deliver intent), and spatial relationships to them (through which detriment is experienced, contested and resisted) »[5] (Moran, Turner et Schliehe, 2017, p. 14). Si cette définition semble reconnaître la possibilité du contraire par l’usage d’un préfixe entre parenthèses – « (im)material », force est de constater que la géographie carcérale reste attachée à une conception très matérielle des techniques et technologies susceptibles de produire une spatialité carcérale.

À la suite de Michel Foucault qui faisait de la prison la quintessence d’un pouvoir disciplinaire conçu comme « l’art des répartitions » (1975), les murs des établissements pénitentiaires et les discontinuités spatiales qu’ils imposent aux circulations et aux sociabilités sont restés des motifs dominants de la littérature relevant de la géographie carcérale. À l’échelle de l’établissement pénitentiaire, certains auteurs ont étudié les effets d’une architecture conçue pour compartimenter l’espace, ainsi que toutes les formes de détournement et d’appropriation que mettent en oeuvre les détenus pour composer avec ces discontinuités (Bony, 2015a ; de Dardel, 2013 ; van Hoven et Sibley, 2008 ; Milhaud, 2017 ; Morelle, 2019 ; Morin, 2016). À plus petite échelle, les géographes ont discuté la notion goffmanienne « d’institution totale » en mettant en lumière la porosité entre l’intérieur et l’extérieur de la détention et les circulations à la fois formelles et informelles de biens, d’informations et de personnes qui s’établissent entre le dedans et le dehors (Baer et Ravneberg, 2008 ; Bony, 2015b ; Gill, Conlon, Moran et Burridge, 2018 ; Moran, 2013 ; Morelle, 2019). La clôture matérielle, ses effets sur l’expérience individuelle de l’espace pénitentiaire et sa transgression par la population détenue restent donc des objets d’étude centraux de la géographie carcérale.

On retrouve cette insistance sur la matérialité au-delà des travaux portant sur des établissements pénitentiaires stricto sensu. En effet, la géographie carcérale s’attache aussi à saisir un « modèle carcéral diffus » (Moran et al., 2017) qui renvoie à tous ces lieux présentant des caractéristiques communes avec les espaces carcéraux sans pour autant enfermer ou, du moins, sans que cet enfermement ait une quelconque dimension pénale. Dès lors, les géographes ont pu étendre le carcéral à une grande diversité d’espaces tels les camps pour personnes sans domicile (Speer, 2018), les camps de travailleurs (Bruslé, 2021), les plateformes offshore d’hydrocarbures (Dziwornu Ablo, 2022) et jusqu’à la mer Méditerranée dans son ensemble (Stierl, 2021). Chaque fois, c’est précisément l’existence d’un ou plusieurs obstacles matériels – murs, barbelés, topographie – ayant pour fonction d’enfermer ou de tenir à distance certaines populations qui justifie le recours à la notion de « carcéral ».

Certains auteurs incitent pourtant à dépasser une définition du carcéral limitée à la présence d’une discontinuité matérielle et à envisager une « carcéralité mobile et incorporée » (Moran et al., 2017) que renforcerait « l’idéologie mobilitaire » portée par les évolutions managériales de la justice pénale (Mincke, 2013). Les transfèrements entre différents lieux d’enfermement ont par exemple pu être analysés comme constitutifs de l’expérience carcérale (Gill, 2009 ; Michalon, 2012 ; Moran, Piacentini et Pallot, 2012). De même, certains travaux ont montré comment le passage par la détention marque durablement les ex-détenus et reste un stigmate qui fragilise leur insertion sociale une fois qu’ils sont sortis (Moran, 2012 ; Turner, 2012). Plus encore, de récentes recherches ont montré que les interdictions territoriales prononcées à l’égard de condamnés ou de prévenus en milieu ouvert rejouent à l’échelle du bassin de vie le quadrillage de l’espace propre à la détention (Bony, 2019 ; Sylvestre, Blomley et Bellot, 2019). Il y aurait ainsi des « formes d’enfermement qui […] produisent des effets carcéraux sans immobilisation physique » (Moran, Gill et Conlon, 2013, p. 240). Ces formes d’enfermement restent peu étudiées par la géographie carcérale alors même qu’elles posent la question centrale de savoir comment sont produits ces effets carcéraux sans le recours à la matérialité d’un objet spatial. En d’autres termes, lorsqu’il n’y a ni mur, ni barbelé, ni clôture d’aucune sorte, qu’est-ce qui fait le carcéral ?

La littérature consacrée aux différentes formes de bracelet électronique[6] apporte de premiers éléments de réponse à cette question. La plupart des recherches s’accordent en effet à souligner la continuité entre ces technologies pénales relativement récentes et la prison (Allaria, 2014 ; Devresse, 2008, 2012a ; Gacek, 2019 ; Razac, 2013a). Cette continuité se traduit notamment par l’usage de technologies de surveillance qui permettent de borner les pratiques spatiales de l’individu surveillé et, comme les interdictions territoriales évoquées plus haut, reproduisent la fragmentation de l’espace quotidien caractéristique de la détention (Devresse, 2011 ; Razac, 2013b). La continuité avec la prison s’accompagne cependant d’une forme de « dématérialisation » de la sanction pénale dans la mesure où cette fragmentation passe par un système d’ondes et de signaux électriques. Seuls le dispositif technique que porte l’individu et la trace numérique qu’il produit rappellent encore le cadre pénal de la mesure qu’il exécute (Allaria, 2014). L’expérience du bracelet électronique est alors souvent ramenée à sa dimension technologique qui suffirait, à elle seule, à influencer les spatialités individuelles (Nellis, 2009, 2019).

Il nous semble cependant qu’une telle approche néglige d’autres aspects de la mesure. En effet, au-delà de la surveillance des déplacements en elle-même, certains auteurs suggèrent que la continuité entre les expériences de la prison et du bracelet électronique passe par les multiples échanges et entretiens des personnes surveillées avec le personnel judiciaire (conseillers de probation, surveillants, magistrats) et extrajudiciaire (médecins, psychologues, représentants d’association) (Razac, 2013a). On retrouverait avec le bracelet électronique cette infantilisation que connaissent les détenus obligés de se raconter et de se justifier auprès d’intervenants multiples (Devresse, 2012a ; Ollivon, 2018). Le lien que le bracelet électronique entretient avec la prison passerait donc aussi par les actes procéduraux que doivent réaliser les personnes surveillées et les diverses interactions avec des représentants de l’institution auxquels ils donnent lieu. La suite du propos entend approfondir ces éléments d’analyse en s’attachant à la dimension spatiale de ces interactions entre les personnes surveillées et les professionnels auxquels ils ont affaire. Nous montrerons en particulier comment les discours adressés aux personnes surveillées tout au long de la mesure de surveillance électronique et les rituels qui les accompagnent mobilisent la référence à l’espace de la prison et structurent ainsi une expérience carcérale hors les murs chez ces personnes surveillées.

Au révélateur du bracelet électronique : objet et méthodes

La démonstration s’appuiera sur des analyses réalisées à partir du cas du « placement sous surveillance électronique » (PSE)[7], mesure pénale la plus fréquente requérant le port d’un bracelet électronique en France. Le PSE français est une mesure d’aménagement de peine : le justiciable est condamné à une peine de prison qu’il exécute en partie ou en totalité sous surveillance électronique à son domicile ou au domicile d’un tiers ayant accepté de l’héberger. Le PSE recourt à une technologie de surveillance par fréquence radio[8] qui permet de s’assurer que le condamné se trouve à son lieu de résidence sur certaines plages horaires définies par un magistrat. Cette mesure impose aux personnes sous surveillance électronique un étrange entre-deux (Ollivon, 2018). Certes, elles exécutent cette mesure hors du cadre carcéral – beaucoup ne mettent jamais les pieds en prison – et sont d’ailleurs suivies par les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) intervenant en « milieu ouvert ». Néanmoins, ces personnes sont administrativement considérées comme incarcérées puisqu’elles sont écrouées.

La suite du propos mobilise le matériau empirique produit dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur le PSE. Ce matériau est constitué d’une part d’observations réalisées entre mai 2015 et janvier 2017 dans les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) de Lyon (département du Rhône) et de Bonneville (département de la Haute-Savoie)[9]. En France, les SPIP sont chargés du suivi des mesures pénales, notamment en milieu ouvert. Avec l’autorisation de l’administration pénitentiaire française, il a ainsi été possible d’assister aux entretiens de début de peine entre les placés[10] et le personnel pénitentiaire ainsi qu’à l’installation du dispositif de surveillance au domicile de soixante-quatorze placés. D’autre part, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec trente-et-un placés sous surveillance électronique, rencontrés la plupart du temps au cours des observations dans les SPIP et, dans quelques rares cas, par l’intermédiaire d’un CPIP chargé du suivi de la mesure. Sauf exception, ces entretiens, qui se déroulaient la plupart du temps chez les placés, ont été enregistrés avec leur accord et retranscrits après pseudonymisation. Enfin, l’article reprend certains résultats d’une enquête par questionnaire portant sur les conditions de vie des placés réalisée auprès de 237 placés dans les deux départements étudiés.

Tous les deux situés dans le centre-est de la France, ces terrains ont été choisis parce qu’ils offraient des contextes géographiques contrastés. Ainsi, le département du Rhône est un territoire urbain densément peuplé et bien desservi par les transports en commun. À l’inverse, la Haute-Savoie est un département montagneux et en partie rural où la dépendance à l’automobile est forte. En choisissant d’enquêter sur deux terrains très différents, nous entendions appréhender les spatialités des placés dans toute leur diversité et chercher à savoir si les caractéristiques du territoire influencent l’expérience de la mesure.

Le PSE ou le paradoxe de l’enfermement sans la prison

Lorsqu’on les interroge sur leurs conditions de vie avec le bracelet électronique, la grande majorité des placés insiste sur la différence avec la vie en détention. Chez les placés qui n’ont jamais été incarcérés, la prison possède évidemment une image plutôt négative, perçue par la population générale. Mais même pour les placés ayant été incarcérés, pour lesquels l’expérience carcérale pourrait avoir été banalisée par les incarcérations antérieures parfois multiples, le bracelet électronique est jugé préférable à la détention. Il en va ainsi de l’expérience de Driss :

Je connais la prison, ça fait je préfère… ça ne me dérange pas d’être comme ça. […] J’ai été incarcéré plusieurs fois… J’ai fait une peine de deux ans et demi. Entre être enfermé là-bas et être enfermé ici, je préfère cent fois mieux être ici. […] Là, au moins, je vois des amis à moi qui viennent, ma famille… J’ai mon téléphone. C’est la vie !

Driss, 33 ans, bracelet de 10 mois en cours lors de l’entretien

Comme Driss, beaucoup soulignent que, malgré les horaires d’assignation qui contraignent les sorties et les déplacements, le bracelet peut permettre de maintenir certains liens familiaux, voire amicaux : divorcé, Driss peut par exemple continuer d’accueillir ses enfants en garde alternée tout au long de sa peine.

Outre les liens qu’il permet de maintenir, le PSE est valorisé pour les conditions matérielles dans lesquelles il permet aux condamnés d’exécuter leur peine – ce qui transparaît chez Driss dans sa mention du téléphone. Les lieux d’assignation à résidence sont généralement présentés comme offrant un cadre nettement préférable. Quelques placés se trouvent certes assignés à résidence dans des espaces exigus, peu lumineux, voire franchement insalubres, ce qui induit souvent une vigilance particulière de la part des acteurs judiciaires qui les suivent (Ollivon, 2017). Néanmoins, de telles situations restent assez rares. L’enquête par questionnaire montre que les placés résidant dans des logements à pièce unique – studio, chambre de foyer ou caravane – ne représentaient que 11 % des placés sur lesquels a porté l’enquête dans le ressort du SPIP de Lyon et 15 % dans le ressort de celui de Bonneville. Il faut ajouter que l’espace d’assignation ne se limite souvent pas au logement seul, mais laisse l’accès permanent à au moins un balcon ou un jardin, voire, dans certains cas, aux deux : dans le ressort très urbain de Lyon, 69 % des logements de placés donnent accès à au moins un extérieur et jusqu’à 80 % dans celui plus rural de Bonneville où le logement pavillonnaire est plus fréquent.

En dépit de ces différences que les placés n’oublient jamais de rappeler, ceux-ci décrivent malgré tout une expérience qui n’est pas sans lien avec l’expérience carcérale. Ainsi, s’il oppose « ici » et « là-bas », le domicile dans lequel il exécute son PSE et la prison qu’il a connue, Driss utilise le mot « enfermement » dans l’un et l’autre cas. On retrouve le même terme chez Tahar qui exécute sa peine sous bracelet dans le prolongement d’une peine de prison de dix ans.

On te laisse sortir que pour aller travailler. Donc tu fais avec. Tu n’as pas le choix. Il fait 33 °C, t’es enfermé. C’est la fête des Lumières, t’es enfermé. Tu ne participes à rien.

Tahar, 30 ans, bracelet de 12 mois, en cours lors de l’entretien

Pour Tahar, l’enfermement passe par un repli sur des sorties exclusivement professionnelles et l’absence de loisirs. Les horaires de sortie sont en effet généralement calqués sur les horaires de travail des placés, auxquels sont ajoutés des temps de déplacement calculés au moyen d’applications de cartographie en ligne. S’il y a bien là une mobilité, c’est une mobilité contrainte puisque l’exercice d’une activité professionnelle est pour la plupart des placés l’une des conditions de leur aménagement de peine. On retrouve là cette dimension contraignante, voire coercitive, de la mobilité décrite par la géographie carcérale (Gill, 2009 ; Michalon, 2012). Quant aux placés sans emploi, ils se voient attribuer des horaires par défaut qui varient d’une juridiction à l’autre, mais qui sont en général plus serrés que les horaires des placés qui travaillent.

Le propos de Tahar pointe aussi l’isolement relationnel des placés qui, du fait de la restriction de leurs horaires de sortie, peinent le plus souvent à maintenir leur vie sociale, voire familiale. On retrouve ce sentiment chez Rachid originaire de la région parisienne, mais résidant en Haute-Savoie (32 ans, bracelet de 9 mois, en cours lors de l’entretien). « Franchement, je l’ai là ! Ma famille me manque grave », lance-t-il au cours de l’entretien. Ce sentiment est d’autant plus grand que son père a fait une chute et s’est cassé le bassin. Certes, sa soeur habite toujours à proximité, mais il précise : « Je voudrais y aller. C’est moi l’aîné ! » Et d’ajouter : « Même si je recevais quelqu’un de ma famille ici, ça sert à quoi ? Pour les mettre en prison comme moi ? » Pour Rachid, non seulement le PSE le prive de contact direct avec ses proches, mais il met en jeu sa place de fils aîné dans la famille. Pour d’autres, c’est la place de père, de mari, d’amant ou encore d’ami[11] qui se trouve fragilisée.

Dès lors, si comme on l’exposait plus haut avec le cas de Driss, le PSE peut permettre de maintenir certains liens familiaux ou amicaux, il s’agit en fait généralement des personnes qui résident avec le placé ou l’hébergent. L’isolement relationnel est donc décrit avec moins de force par les placés qui résident tout au long de la mesure avec leurs enfants, a fortiori s’ils sont en bas âge.

Dans ces situations-là apparaît cependant un autre risque, pressenti par Rachid lorsqu’il explique qu’il ne veut pas recevoir sa famille pendant son PSE : celui de voir les obligations liées à la peine déborder sur le reste du foyer.

J’emmenais aussi les enfants au foot, au volley, tout ça. Mais je ne peux plus parce qu’ils finissent tard, le week-end. Le samedi, mon fils, il va jouer au foot, il commence à 10 h. Donc comme je ne peux pas sortir avant 10 h […] il ne va pas y aller.

Moussa, 41 ans, bracelet de 4 mois, en cours lors de l’entretien

Dans le cas de Moussa, le PSE implique l’arrêt de toute activité extrascolaire pour ses enfants – il explique plus loin qu’il en va de même pour sa fille. Comme lui, les placés décrivent fréquemment un emploi du temps familial chamboulé : activités quotidiennes ou hebdomadaires suspendues, sorties annulées ou projets de vacances avortés. On retrouve donc avec le PSE quelque chose de cette « expérience carcérale élargie » décrite pour les familles de proches incarcérés (Touraut, 2019).

En outre, dans la façon d’occuper ce temps quotidien qu’ils sont contraints de passer à domicile, on retrouve des pratiques proches de celles des détenus. Les placés décrivent un temps accru passé devant les écrans, qu’il s’agisse de programmes télévisés ou de jeux vidéo, qui rappelle la « camisole cathodique » décrite pour la détention (Bony, 2015b). Ils évoquent aussi un renforcement de leur consommation de psychotropes ou d’alcool pendant les périodes d’assignation à résidence : « Je suis obligé de boire et de fumer pour oublier même si je suis quelqu’un de fort », déclare par exemple Rachid. Enfin, qu’ils soient publics ou privatifs, les extérieurs sont utilisés pour rompre la monotonie de l’enfermement. Ainsi Rachid ajoute-t-il : « Des fois, je vais me poser dans un parc, sur un banc – on dirait un clochard – juste pour profiter du soleil. » Il en va de même pour Karim :

– Et ça change quelque chose le fait d’avoir le jardin et la terrasse [dans le périmètre d’assignation] ?
– Ah ouais ! Franchement, ouais ! Même il fait -10 °C, c’est magnifique ! On peut sortir, on peut respirer l’air. Rester enfermé toute la journée, je peux pas, j’arrive pas, c’est un truc que je peux pas. […] Je peux pas rester toute la journée enfermé. C’est-à-dire des fois, je prends la petite [sa fille] le soir, je la ramène derrière [dans le jardin] et je fais des promenades. Je la couvre bien et je vais faire des promenades, je suis obligé.

Karim, 30 ans, bracelet de 8 mois, en cours lors de l’entretien

Malgré le caractère très modeste de ce jardin – quelques mètres carrés de gazon plantés d’un arbre et enserrés entre les immeubles de sa résidence, Karim le conçoit comme un espace essentiel lui permettant de supporter les périodes d’assignation. Le terme de « promenade » qu’il utilise pour décrire le temps qu’il y passe, terme un peu excessif au vu de l’exiguïté de l’espace considéré, dresse un parallèle avec la cour de promenade de l’établissement pénitentiaire. Pour les placés, le jardin, la cour d’immeuble ou le balcon partagent ainsi ce point commun avec la cour de promenade qu’ils constituent des lieux permettant une respiration entre deux périodes d’enfermement.

Les placés décrivent donc leur expérience du PSE comme celle d’un enfermement qui, en dépit de conditions de vie fort différentes, conserve un lien étroit avec l’expérience de la détention. Cette expérience d’enfermement semble modulée par quelques facteurs qui varient d’un placé à l’autre : l’amplitude des horaires de sortie, la présence ou non de proches au domicile ou encore l’accès à un extérieur. A contrario, la superficie du logement et les caractéristiques du territoire dans lequel il s’inscrit – urbain, rural, périurbain – ne semblent l’influencer que secondairement. Ainsi, l’exiguïté du logement est toute relative et doit être rapportée au nombre de personnes qui l’occupent et à la trajectoire résidentielle du placé. De même, si les distances à parcourir sont plus importantes dans les territoires ruraux, les infrastructures de transport en ville sont plus fréquemment engorgées, ce qui rend les déplacements aussi imprévisibles dans un cas que dans l’autre. Dès lors, nous n’avons pas observé de différences notables dans le récit que font les placés de leur expérience du PSE selon qu’ils résident dans un territoire rural ou urbain, dans un grand ou un petit logement.

Toutefois, la récurrence dans le discours des placés de propos qui font de l’expérience du PSE une expérience carcérale interroge. En effet, les murs du logement n’enferment pas les placés à proprement parler : ceux-ci peuvent toujours sortir de chez eux, même pendant les périodes d’assignation, ce dont certains ont d’ailleurs connaissance (Ollivon, 2019). Dès lors, on peut se demander comment le dispositif du PSE parvient à produire cette expérience carcérale en l’absence ou en la quasi-absence d’obstacles matériels.

Des discours et rituels carcéraux qui entretiennent le lien avec la prison

Un premier élément de réponse consiste à dire que la dimension carcérale du PSE passe par la surveillance des mobilités individuelles. Autrement dit, l’onde radio se substitue aux murs de la prison pour enfermer l’individu (Allaria, 2014). Le propos de Xavier ci-dessous incite toutefois à considérer que les multiples discours et actes procéduraux qui accompagnent les placés tout au long de la mesure participent aussi à entretenir le lien entre le PSE et la prison.

Moi je suis un peu comme dans une prison dorée parce que je suis chez moi quand même. Et ça, les gens, ils ne s’en rendent pas compte, en fait, vu qu’ils nous voyent [sic] dehors, etc. Mais moi, par contre, je rentre à dix-sept heures. Moi, par contre, je dois toujours faire attention à l’horaire. Moi, ça m’appelle le lendemain quand j’ai dépassé de cinq minutes et il faut un justificatif. Voyez ? Et ça, les gens, ils le vivent pas, eux.

Xavier, 26 ans, bracelet de 12 mois en cours lors de l’entretien

Pour Xavier, ce qui fait du PSE une prison, ce sont certes les horaires à respecter et la surveillance dont il est l’objet, mais aussi l’ensemble des actes procéduraux auxquels le PSE donne lieu – ici, le coup de téléphone du surveillant et le justificatif à produire. Il suggère ainsi que le PSE reproduit des formes d’interactions et des démarches administratives qui rappellent la prison.

C’est un sentiment que l’on retrouve chez de nombreux placés. Qu’il s’agisse de faire modifier des horaires de sortie ou de justifier un retard, les échanges – plus ou moins fréquents selon les placés – qu’ils ont avec le personnel pénitentiaire sont constitutifs pour eux de la dimension carcérale de l’expérience du PSE.

J’étais à côté, là, dans l’appartement à côté et qui au final ne rentre pas dans le périmètre et puis en fait, […] j’ai eu un appel : « Voilà ! Vous n’êtes pas dans… » « Ah ! Désolé ! Je discutais et je n’ai pas fait attention, je reviens tout de suite, dans dix secondes, là, je fais dix mètres et puis… Désolé ! » Et puis elle me répond : « Ah ! mais moi je suis désolée pour vous ! » Donc c’était très cassant, très jugeant.

Sofiane, 34 ans, bracelet de 12 mois, en cours lors de l’entretien

Sofiane se dit blessé, voire humilié, par le propos de la surveillante qui sous-entend que ce léger retard pourrait avoir des conséquences dommageables pour lui jusqu’à une éventuelle incarcération. Il est vrai que le statut juridique d’aménagement de peine sous écrou du PSE revêt une importance particulière pour les agents de l’institution judiciaire qui, selon eux, justifie une vigilance accrue vis-à-vis du respect des obligations (Ollivon, 2018). Si tous les agents de l’administration pénitentiaire ne se montrent pas aussi pointilleux que la surveillante évoquée ici, la plupart des placés décrivent toutefois des moments où, comme Sofiane, ils ont eu le sentiment de se heurter à la froideur d’une mécanique pénitentiaire qu’ils relient à l’univers carcéral. La carcéralité du PSE passe donc aussi par la nature des échanges avec les fonctionnaires de l’institution judiciaire.

Ceux-ci trouvent d’ailleurs des relais dans l’entourage des placés, ce que Marie-Sophie Devresse appelle « l’effet de contagion » ou de « halo » (2012b). Les membres de l’entourage reprennent ainsi à leur compte le discours institutionnel comme le traduit ci-dessous le dialogue qui s’établit en cours d’entretien entre Lucio et sa femme :

– Lucio : Bon, je ne peux pas faire mieux donc, écoutez, je respecte donc maintenant…
– Sa femme : Bah de toute façon, c’est ton choix… ce n’est pas ton choix, c’est ton obligation ! […]
– Mais des fois, je trouve ça un peu injuste, quoi ! Parce que [dans le bâtiment] on travaille comme des cons, froid, chaud, courant d’air, tout… […] Mais c’est vrai qu’ils pouvaient me laisser un peu de…
– Oui mais toi encore tu as une amplitude horaire que tout le monde n’a pas.
– Si ! Il y en a…
– Bah oui, mais tu as une amplitude horaire qui n’est pas mal déjà ! Entre 6 h et 19 h 30, c’est quand même pas mal !
– Oui, mais écoute, je n’ai tué personne…
– Mais ça je sais ! Mais là, en l’occurrence, t’étais récidiviste !

Lucio, 44 ans, bracelet de 7 mois, en cours lors de l’entretien

Dans cet échange, la femme de Lucio lui rappelle que le respect des horaires est une de ses obligations puis se fait l’avocate de l’institution judiciaire et défend les horaires qui lui ont été imposés en arguant de son casier judiciaire. On retrouve là une rhétorique qui est quasiment celle d’un CPIP chez cette femme qui est pourtant infirmière de profession. Comme ici, il est fréquent de voir les proches endosser le costume du surveillant, du CPIP ou du magistrat pour rappeler à l’ordre le placé. Le cadre pénal de la mesure se manifeste donc en dehors des moments où le placé se trouve en présence d’un fonctionnaire du ministère de la Justice et, à travers le discours de ses proches, imprègne son quotidien.

L’omniprésence de ces discours qui entretiennent le lien avec la détention aboutit, chez de nombreux placés, à une tendance à l’auto-enfermement. Celle-ci se matérialise non seulement par l’absence de toute demande d’élargissement des horaires d’assignation, même lorsque cela serait nécessaire, mais encore par une restriction des sorties au-delà des exigences de l’institution judiciaire.

– Et du coup, […] qu’est-ce que vous faisiez le week-end ou les jours où vous aviez moins de boulot ?
– Je restais là. Je faisais : mots croisés, mots fléchés… […] Je ne sortais pas.
– Pourquoi vous ne sortiez pas ? Parce que vous aviez quand même quelques heures de sortie… […]
– Bah, c’est dans ma tête. C’était incarcéré, donc je restais là.
– D’accord ! Vous considériez que vous ne pouviez pas, que vous n’aviez pas le droit de sortir ?
– Je savais que j’avais le droit de sortir, mais je m’enfermais chez moi pendant tous ces… les huit mois, là, je me suis enfermé. Sauf pour le travail, mais sinon, autrement, je ne sortais pas.

James, 65 ans, bracelet de 8 mois, terminé lors de l’entretien

James décrit un auto-enfermement qui correspond à la conception qu’il se fait d’une peine qui s’exécute certes en milieu ouvert, mais comme aménagement d’une peine de prison. Ici, le placé a intégré la filiation juridique du PSE avec la prison et ses implications morales, ce qui induit chez lui un acte d’autodiscipline marqué par la restriction des sorties. Si l’on retrouve fréquemment cet auto-enfermement chez les placés, tous ne lui donnent pas les mêmes raisons que James. Certains ont aussi indiqué vouloir éviter de prendre le risque d’un retard avec toutes les conséquences qu’il pourrait avoir, notamment le retrait de l’aménagement qui entraînerait l’incarcération. Pour d’autres, cet excès d’enfermement se positionne dans une démarche de plus long terme : plusieurs placés avaient par exemple des scrupules à demander des élargissements d’horaires par crainte d’obérer leur chance d’obtenir une libération conditionnelle. L’auto-enfermement peut donc aussi faire l’objet d’une stratégie déployée à dessein par le placé.

L’efficacité de ces discours qui entretiennent le lien avec la détention est soutenue par certains actes procéduraux rituels qui marquent durablement la mesure du sceau de la carcéralité. Nous en évoquerons deux successivement[12] qui interviennent au début de la mesure : la mise sous écrou[13] et le parcours des lieux.

On va uniquement à Bonneville pour signer un document d’écrou. Mais ils vous font quand même attendre entre vingt minutes et une demi-heure dans une cellule. C’est vrai que, bon, je savais très bien que je n’allais pas être incarcéré à Bonneville, mais le peu de temps que j’ai passé en cellule… [Il secoue ses mains dans un geste qui signifie couramment « j’ai eu chaud ».]

Aurélien, 53 ans, bracelet de 8 mois, en cours lors de l’entretien

Ici, la procédure d’écrou se fait à la maison d’arrêt où le placé est écroué. Comme Aurélien, les justiciables entrent dans l’établissement et patientent à plusieurs dans une cellule avant que ne commence la procédure proprement dite. C’est une expérience qui est restée marquante pour lui. De fait, alors que plus tard il évoque l’éventualité d’un retrait de l’aménagement de peine s’il venait à perdre son logement, lui qui a vécu dans la rue, il glisse : « Ayant connu les vingt minutes de cellule, ça aussi, ça m’a mis là-bas un électrochoc et ce qui a fait que, voilà ! ça va faire bientôt un an que j’ai ma petite chambre. » Ce passage, même bref, par l’établissement pénitentiaire suit les placés et agit pour eux comme un rappel du caractère carcéral de la mesure qu’ils exécutent. Même dans les départements où la procédure d’écrou est dite « déportée », c’est-à-dire qu’elle n’est pas réalisée en prison, mais dans les locaux du SPIP, celle-ci reste marquante en raison des différents actes qui sont accomplis : relevé d’empreintes et enregistrement de diverses informations anthropométriques (taille, couleur des yeux ou traces distinctives sur le corps par exemple)[14].

Le parcours des lieux désigne quant à lui une étape de l’installation du dispositif de surveillance. Au premier jour de la mesure, un ou deux agents pénitentiaires, parfois accompagnés d’un CPIP, se rendent au domicile du placé. Ils y installent le boîtier de surveillance devant mesurer la présence de l’émetteur fixé à la cheville du placé par l’intermédiaire du fameux bracelet. Le parcours des lieux proprement dit leur permet ensuite de programmer les contours de l’espace d’assignation : le placé fait le tour de son domicile, ce qui permet à l’unité de surveillance d’enregistrer les portées maximales que le placé ne devra pas dépasser. Les agents pénitentiaires supervisent cette phase de l’installation, dirigeant le placé et décidant de ce qui peut ou non faire partie de l’espace d’assignation en vertu d’un principe partagé qu’ils énoncent généralement en amont au placé : « On s’arrête à la porte d’entrée ».

Là aussi, l’expérience est marquante pour les placés, comme le révèle le propos de Raymond qui n’évoque pas le parcours des lieux en lui-même, mais une conséquence concrète de cette procédure dans son quotidien.

Même le soir, des fois… Parce que quand je sors la journée, je ferme les volets et puis, quand je rentre, des fois, je les ouvre pas tout de suite. Alors, j’ai tellement peur que… Je me rappelle plus si j’ai mis le pied sur le balcon [lorsque l’appareil a été paramétré] donc je laisse la jambe dedans et je mets une seule jambe sur le balcon.

Raymond, la cinquantaine, bracelet de 12 mois, en cours lors de l’entretien

Pour Raymond, le mur et la fenêtre qui en est le prolongement enferment, non pas parce qu’ils l’empêchent de sortir – une partie de son corps le franchit de fait, mais parce qu’ils délimitent l’espace d’assignation tel qu’il a été circonscrit lors du parcours des lieux, d’où le fait qu’il veille scrupuleusement à garder la jambe qui porte le bracelet à l’intérieur. Ici, le mur marque la séparation entre l’intérieur du domicile et l’extérieur auquel le placé a un droit d’accès restreint. Le mur du logement joue donc un rôle de clôture comparable à celui de la cellule, mais sur un plan purement symbolique puisqu’il matérialise la discontinuité spatiale sans pour autant la produire. Cette fonction symbolique lui est attribuée lors du parcours des lieux qui, du fait de son déroulement, rend manifeste l’analogie entre l’espace d’assignation et l’espace cellulaire.

Les deux actes procéduraux que sont la mise sous écrou et le parcours des lieux constituent des rituels qui donnent au PSE sa dimension carcérale. Le rituel allie en effet « paroles proférées », « gestes accomplis » et « objets manipulés » (Lévi-Strauss, 1971). Gestes et objets « connote[nt] de façon globale un système d’idées et de représentations ; en les utilisant, le rituel condense sous forme concrète et unitaire des procédures qui, sans cela, eussent été discursives » (Lévi-Strauss, 1971, p. 600). Gestes et objets ont donc une fonction sémique dans le rituel qui appuie, renforce, voire supplée, le discours. C’est en ce sens que la mise sous écrou et le parcours des lieux sont des rituels : ces deux procédures rappellent aux placés que le PSE n’est qu’un aménagement de peine et participent donc à faire de l’expérience des placés une expérience carcérale hors les murs.

Conclusion

En définitive, l’expérience d’une alternative à l’incarcération telle que le PSE conserve un lien étroit avec l’expérience carcérale, quel que soit le territoire dans lequel on réside. Certes les lieux dans lesquels s’exécutent ces mesures diffèrent radicalement, ce qui fait que l’expérience du placé sous surveillance électronique n’est jamais complètement la même que celle du détenu. Néanmoins, les placés rencontrés en entretien n’ont cessé de faire valoir les porosités de l’une à l’autre tout au long de l’enquête. Le PSE enferme, lui aussi, non seulement à cause du principe d’assignation à résidence sur lequel il repose, mais encore à cause de l’isolement relationnel qu’il induit. De fait, la vie quotidienne du placé se replie sur quelques lieux, le domicile et le lieu de travail principalement, réduisant les possibles en matière d’activités et de vie sociale. Les placés adoptent alors des stratégies pour occuper le temps qui rappellent celles des détenus, comme la consommation de psychotropes ou de programmes télévisés, ou encore la « promenade » entendue comme courte sortie entre deux périodes d’enfermement.

Il y a toutefois quelque chose de paradoxal à rapprocher cette expérience d’enfermement de celle de la prison puisque les murs ne retiennent pas à proprement parler les placés. Plus encore, l’enquête a permis d’observer qu’un certain nombre d’entre eux avaient tendance à s’enfermer au-delà des exigences de l’institution judiciaire. Nous avons alors montré que, pour les placés, la dimension carcérale du PSE passe aussi par la nature des discours auxquels ils sont exposés tout au long de leur peine. Si le PSE est pour eux comme une prison, c’est que les interactions qu’ils ont avec des tiers les ramènent sans cesse à une situation de quasi-détenu. Certains actes procéduraux parmi lesquels nous avons noté la mise sous écrou et le parcours des lieux constituent des rituels qui donnent corps à ces représentations.

Dès lors, si notre étude n’apporte qu’un regard partiel sur le milieu ouvert pénitentiaire en se restreignant à l’analyse d’une seule mesure, elle montre cependant ce que l’étude des alternatives à l’incarcération peut apporter à la géographie carcérale dans son ambition de saisir « l’archipel carcéral », tel que Michel Foucault le définissait (1975). Alors que la géographie carcérale a jusqu’ici donné une grande importance au dispositif matériel dans la définition du carcéral et de sa spatialité, la recherche sur les alternatives à l’incarcération permet de souligner l’importance cruciale des représentations et des discours dans la production de l’expérience carcérale. Les recherches que nous avons menées sur le PSE montrent que ces discours et représentations ont le pouvoir décisif de créer de la distance entre les individus et de rendre l’espace discontinu. C’est là un aspect qu’il nous paraît essentiel de prendre en compte pour comprendre comment s’opère la diffusion du carcéral au-delà des seules institutions d’enfermement proprement dites.